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31 janvier 2012 2 31 /01 /janvier /2012 16:58
 
 
la dispersion
 
 
 
C’est au fond du parc embrumé
Que l’Automne au grand manteau roux
A convié folles et fous
Autour de Pierrot consterné.

Ils étaient tous à ricaner
De l’amant pâle en souquenille,
Du pur toujours abandonné,
Quand la Mort parut, osseux drille.

D’effroi, s’élance en des venelles
L’essaim moqueur des Isabelles ;
Le soir qui flue entre les branches
Drapait leurs insolentes hanches.

Mais la Mort les a pourchassées...
Toutes gisent par des bosquets,
Fanées comme de vieux bouquets :
Elle les a toutes glacées...

Et Lui, plus maudit que la nuit,
Expira, soudain, sans un râle ;
Mais sa blanche âme qui s’enfuit
Troubla longtemps l’horizon pâle.
 
 
 
henri strentz (1875-1943). Complaintes pour les innocents (1932).
 
 
le glas breton
 
 
 
Goël, duc de Bretagne,
Ce grand seigneur si fort
Et tant chéri de sa compagne
Est mort.

Pleurez, graves voix d'or,
0 bourdons de l'Armor !

Les filles de Bourgogne.
Sont tombées à genoux
Sans savoir pour qui sonnent,
Très loin, ces clochers doux.

Les béguines en Flandre
Ont posé leurs crochets
Comme pour mieux entendre
Les voix d'or qui passaient...

Les époux d'Allemagne
N'ont rien surpris du tout :
C'est si loin la Bretagne
Quand la choucroute bout!.

Les filles de Norvège
Aussi ont entendu :
Elles ont par la neige
Processionné sans but...

Car Goël presqu'un roi
Et, de plus, grand chrétien,
S'est éteint de chagrin
Et sans savoir pourquoi.
 
 
 
henri strentz (1875-1943). Revue Les Facettes (novembre 1911).
 
 
le tambour funèbre
 
 
 
La plaine dépouillée et sa détresse immense,
Les villages prostrés sous le plomb du soir lourd ;
Et, seul écho perdu qu’on croirait de silence,
Le roulement moqueur d’un étrange tambour.

Que vient faire ce fol dans la si triste plaine ;
Ce rôdeur invisible en proie au sot humour
De battre du tambour de façon si sereine
Quand tout est aux abois dans les champs qu’il parcourt ?

Ô spectre de malheur à l’ivresse méchante,
Tu ne glaceras pas de ton roulement sourd
Mon vieux sang de chrétien que plus rien n’épouvante !

Mort, je t’ai reconnue, affre de tout amour,
Étrangleuse de joie, indiscrète passante,
Et qui bats le rappel sur ton narquois tambour !
 
 
 
henri strentz (1875-1943). Premières odes. (1938).
 
 

 
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29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 23:40
Limonov                    
 
Limonov-copie-1.jpg
 
Notre ami Bruno Lafourcade vient de publier coup sur coup deux beaux ouvrages : un roman "bernanosien", Le Portement de la Croix (Brumerge, 2011) et, plus récemment, un savoureux recueil de conseils à un jeune écrivain, Dernier feux (La Fontaine secrète, 2011), dont nous avons signalé il y a quelques jours la sortie (La Revue critique du 16 janvier). Il nous donne aujourd'hui une critique roborative du récit d'Emmanuel Carrère, Limonov, qui a été couronné en 2011 du Prix Renaudot. 
 

Emmanuel Carrère, Limonov. Paris, P.O.L., septembre 2011, 488 pages.

 
Nous avions vingt ans, et c’étaient les années quatre-vingt. La mort, alors, semblait loin de nous, qui pourtant vivions des temps résolument funèbres, lourds comme des têtes de marteau, où l’esprit de sérieux et le cul de plomb pesaient de tout leur poids. On nous pressait de suivre des voies qui offraient des débouchés, comme on disait élégamment alors, c’est-à-dire qui nous promettaient un destin de ventouses à désengorger les boyaux. Nous n’étions pas là pour rire, ni même pour vivre : nous étions là pour mourir, et nous mourions.
Les jeunes moribonds se classaient en deux camps : les militants et les managers. Les premiers se laissaient plumer par les organisations antiracistes, les seconds plumaient la volaille consommatrice; ceux-là ne juraient que par Harlem Désir et Julien Dray, ceux-ci par Tapie et Séguéla, – un carré d’opportunistes qui nous crachait ses leçons de vertu, quand même les plus naïfs commençaient de soupçonner qu’il était de l’immortelle corporation des racailles et des charlatans.
Qu’elles fussent de sucre ou de fric, ces ambitions répugnaient au jeune homme que nous étions alors, qui pour avoir lu Bloy et Flaubert voulait de la haine et du style ; en cherchait et n’en découvrait nulle part. Dans les kiosques à journaux moins qu’ailleurs nous en trouvions : les organes de presse également trépanants, misérables et illisibles, qui nous commandaient de penser juste et droit – Globe, Libération, Actuel, etc. –, nous retournaient les doigts de pied ; bien plus que nous les retournait Le Figaro, où Pauwels diagnostiquait volontiers le sida dans les cerveaux de nos pairs  [1] : c’était amusant, bien sûr, c’était toujours bon à prendre, mais cela ne suffisait pas. – Et puis il y eut L’Idiot international.
C’était un hebdomadaire lancé et animé par Jean-Edern Hallier, un polémiste à l’heure de l’audiovisuel [2], c’est-à-dire sans scrupule, et qu’il fallait être journaliste pour prendre pour un écrivain. Cependant, ce fort-en-gueule savait reconnaître chez les autres les dons qui lui faillaient, et comme il ne voulait pas d’un journal de journalistes, il réunit autour de lui des romanciers, des essayistes, des artistes, qui prétendaient en découdre avec l’époque et son humanisme de chanteurs de variétés [3].
Nous nous jetions donc sur L’Idiot. Nous dépliions ses huit grandes pages pour y découvrir des libelles, inouïs de malveillance, contre Georges Kiejman, Françoise Giroud, l’abbé Pierre, Yves Montand, Anne Sinclair ; pour y chercher les noms des pamphlétaires qui faisaient alors notre bien : Philippe Muray, qui déjà nous revigorait, Gabriel Matzneff, qui emmerdait Giscard « à pied, à cheval et en voiture », Marc-Édouard Nabe, dont le mauvais goût ne cherchait pas à se défaire de « l’esprit Hara-Kiri » ; d’autres encore.
Parmi eux, il y avait un Russe du nom d’Édouard Limonov. Il demandait qu’on fusillât Gorbatchev et réhabilitât Staline. Bon. C’était le genre de douceurs que l’on trouvait dans cet ahurissant hebdomadaire, nous ne songions donc pas à nous en offusquer. Plus tard, nous essayâmes de lire un des romans de ce Limonov ; en vain : nous reposâmes le volume et le nom de son auteur disparut et des journaux et de notre mémoire.
Le temps passa. Un jour, nous apprenions que Limonov avait participé à la guerre en Serbie, du côté Serbe ; et, plus tard, qu’une pétition demandait la libération de l’écrivain incarcéré à Lefortovo, une prison russe. Le temps passa encore. Nous vieillissions et la mort n’était plus si loin. Un livre parut alors, dont le titre ramena à nous le jeune homme qui avait eu vingt ans dans les mortelles années quatre-vingt.
 
*
 
C’est un beau volume, où se détachent, en bleu sur fond blanc, Limonov, et au-dessus de lui, dans une police de taille inférieure, Emmanuel Carrère : l’auteur français d’Un roman russe a donc fait de l’écrivain russe qui écrivit en français son nouveau héros. Les vies de Limonov méritaient ce biographe patient et scrupuleux qui a suivi son héros dans les six étapes de son existence : à Kharkov, à Moscou, à New York, à Paris, dans les Balkans et à Moscou encore.
Kharkov, donc, d’abord, et plus largement l’Ukraine, où Limonov a vécu durant sa jeunesse, de 1943 à 1967. Le jeune Édouard Savenko (Limonov est un pseudonyme) est le fils d’un tchékiste de second rang et d’une mère rêche et peu affectueuse. Cette femme coriace, « ennemie de tout attendrissement », humilie volontiers son mari, notamment parce qu’il n’a pas combattu pendant la Grande Guerre patriotique (le nom que les Russes donnent à la Seconde Guerre mondiale). Ce père à l’ambition mesurée, son fils commence par l’admirer, bien qu’il le trouve faible devant sa femme, avant de s’en détacher quand il s’aperçoit qu’il n’est, comme officier, ni plus ni moins qu’un garde-chiourme ; car lui, Édouard, a pris, d’instinct et définitivement, le parti du truand contre le policier.
Davantage, très vite, le garçon est aimanté par deux pôles, adverses d’apparence seulement, qui l’attireront tout au long de son existence : les artistes et les voyous, – où se mêlera plus tard la politique ; et c’est en voyou, en punk, en hooligan, autant qu’en artiste, qu’il fera de la politique. A cet égard, la scène fondatrice aura lieu le jour où le jeune Savenko participe à un concours de poésie, qu’il remporte (et où il gagne – sic – une boîte de dominos) ; le jour même, un truand le fait entrer dans sa bande, et dans la soirée l’entraîne dans un viol collectif, puis un meurtre. Désormais, pour Limonov, tout est joué, car de cet épisode atroce un écrivain irréductible et forcené est sorti tout armé comme Athéna du crâne de Zeus.
Très vite, Kharkov se révèle trop étriqué pour lui, qui est sûr d’avoir un destin ; il s’installe donc à Moscou, où il reste sept ans, de 1967 à 1974. Brejnev exerce alors en Union soviétique son stalinisme mou. Dans la capitale russe, Limonov mène là encore la vie violente, étroite, faite d’expédients et de saouleries, de ces écrivains et de ces artistes que l’Ouest commence à appeler les dissidents. – Or, justement, Limonov n’est pas un dissident, c’est un délinquant, car toute sa vie il gardera l’empreinte indélébile des vauriens de Kharkov.
C’est d’un destin qu’il rêve ; or il sait que la Russie, pas plus que l’Ukraine, ne le lui offrira. Il parvient à quitter l’URSS et s’établit à New York, avec une belle Russe qui rêve de devenir mannequin ; mais ce sont cinq années de dèche qui attendent cet anti-héros. Très vite, la jeune femme quitte Édouard. Celui-ci, seul et désespéré, erre dans les jardins publics, fait l’amour avec des Noirs, ne quitte pas la violence qu’il a toujours connue, et aimée, mais surtout se voit glisser dans la déréliction ; il ne doit plus sa survie qu’à l’allocation versée aux nécessiteux, puisqu’il est au bord de la clochardisation. Il connaît enfin une période de stabilité en devenant le majordome d’un milliardaire. Surtout, de ces années de haine de classe, de rêves de gloire et de diable tiré par la queue, il tire deux livres autobiographiques dont il espère qu’ils seront son salut. Ils le seront, non grâce aux Etats-Unis, mais grâce à Paris.
Jean-Jacques Pauvert publie en effet, en 1980, Le poète russe préfère les grands nègres, dont le titre était, initialement et plus simplement, Moi, Editchka. Le livre est un succès, et la vie de Limonov bascule pour la troisième fois : il s’installe à Paris où il restera neuf ans. C’est ici que se situe l’aventure de L’Idiot international, l’hebdomadaire de toutes les audaces, y compris les plus odieuses, où l’écrivain trouve naturellement sa place.
Limonov n’a publié qu’assez tard dans sa vie, mais une fois qu’il a commencé, il ne s’est pas arrêté. Pendant ses années parisiennes, où il écrivait, outre pour L’Idiot, pour L’Humanité et pour le Choc du mois, il publia en dix ans dix livres essentiellement autobiographiques : il est de ces écrivains qui ont besoin d’avoir vécu pour écrire. – Or, justement, la matière s’épuise, et le tropisme de l’aventure violente l’attire de nouveau. Sa quatrième vie commence, celle de l’activiste politique.
Nous sommes au début des années quatre-vingt-dix. L’URSS se défait et les guerres brûlent les Balkans. Limonov, qui déteste ce Gorbatchev qui a laissé se désagréger l’empire, s’engage du côté des Serbes. Physiquement courageux, à moins qu’il ne veuille simplement mourir (comme Carrère l’écrit), et mourir les armes à la main, il prend donc les armes.
(Au fond, si ce que l’on aime chez lui, c’est sans doute l’indépendance d’esprit, c’est aussi le courage physique, celui qui lui fait comparer la valeur d’un homme à une pièce de monnaie : « La guerre a mordu [certains hommes] entre ses dents comme une pièce douteuse et ils savent, pour n’avoir pas plié, qu’ils ne sont pas de la fausse monnaie. » – Limonov aurait pu devenir, ou plutôt rester, un inoffensif activiste de clavier d’ordinateur dans la tradition française éructante, et d’autant plus éructante qu’elle se sait inoffensive, un mélange de Hallier, de Nabe ou de Soral, si l’on veut, et rien de plus ; mais il est Russe, et il vit sa vie comme celle d’un héros de roman, un héros qui traverserait de part en part, de continent en continent, de dictatures en démocraties, de démocraties en guerres, de l’obscurité à la célébrité, les dernières années d’un siècle et les premières du nouveau.)
Après son engagement en faveur des Serbes, qui lui vaudra d’être mis au ban, il fonde le parti « national-bolchevik » et un journal – Limonka : La Grenade – qui n’arrangent pas sa réputation en France, ce dont il se fout, mais surtout en Russie, où il est devenu célèbre, et où il devient un opposant forcené d’Eltsine d’abord, de Poutine ensuite.
Accusé de fomenter un putsch, imaginaire, avec la minuscule troupe de son minuscule parti, il est incarcéré à Lefortovo au début des années 2000. Il n’en sortira que pour devenir l’irréductible ennemi de Poutine, qui ne cessera de l’envoyer régulièrement derrière les barreaux, pour quelques semaines ou quelques jours.
On le voit : ce livre est d’abord le portrait d’un écrivain à la vie hors norme ; il montre aussi la face inversée de l’Histoire ; il est enfin une autobiographie de Carrère lui-même.
 
*
 
Il y avait du raté chez Limonov, et l’écrivain aurait pu s’y complaire s’il n’avait été tout entier habité par le besoin de reconnaissance : plus que d’argent, c’est de célébrité qu’il a longtemps rêvé, c’est de gloire qu’il a eu toute sa vie besoin ; et ses départs de Kharkov, de Moscou, de New York, de Paris, n’ont eu d’autre but que d’atteindre à l’idée qu’il se faisait de son destin.
Conjointement, il n’a jamais admis que d’autres, qu’il jugeait inférieurs à lui, obtinssent cette renommée qui devait lui revenir en propre : s’il n’admire pas l’écrivain Vénédict Erofeiev, l’auteur du roman culte Moscou-Pétouchki, c’est qu’il trouve d’abord que son récit est l’objet d’une admiration surestimée, c’est surtout « qu’il n’aime pas les cultes voués à d’autres que lui » : « L’admiration qu’on porte [à Erofeiev], ajoute Carrère, il pense qu’on la lui vole.»
Plus généralement, il n’y a pas de mansuétude chez Limonov (sauf, parfois, lorsqu’il pense aux vauriens où il se reconnaît, aux prolos dont il a été, aux femmes qu’il a aimées) et cette froideur le rend peu attachant, attire peu la sympathie. « Il n’y avait en lui aucune trace de bonté, dit un de ceux qui l’ont côtoyé. De l’intérêt pour autrui, oui, une curiosité toujours en éveil, mais pas de bonté, pas de douceur, pas d’abandon.»
Cependant, une amie brosse de l’écrivain, qu’elle connut du temps de la dèche newyorkaise, cet autre portrait : Limonov est, dit-elle, parmi tous les auteurs et même parmi tous les hommes qu’elle a rencontrés, « le seul type bien, vraiment bien » : « Really, he is one of the most decent men I have met in my life. » – Et Carrère de préciser qu’il faut bien entendre decent au sens de la common decency d’Orwell, « un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. »
Finalement, le cœur de Limonov est peut-être contenu dans cette remarque qui embrasse toutes les lumières et toutes les noirceurs de son tempérament, de sa philosophie, de sa complexion : « Il s’exprimait de façon simple et imagée, avec l’autorité de celui qui sait qu’on ne l’interrompra pas et une prédilection pour les mots “magnifique” et “monstrueux”. Tout était soit magnifique soit monstrueux, il ne connaissait rien entre les deux, et Zakhar, la première fois qu’il l’a vu, a pensé : “C’est un être magnifique, capable d’actes monstrueux.” »
 
*
 
A travers le destin de Limonov, ce sont certes les six dernières décennies que nous lisons : la chronique de la Russie des années cinquante aux années actuelles (et avec elles les grands antagonismes entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest, entre l’URSS et les États-Unis) ; celle de New York dans les années soixante-dix, et celle de Paris dans les années quatre-vingt. C’est surtout, où l’on voit l’originalité de la vie de Limonov et du livre qui la retrace, le visage inversé de l’Histoire qui devant nous se découvre.
La Russie soviétique, les exilés russes aux États-Unis (et même, en filigrane, les hippies des années soixante et les punks des années soixante-dix), la fin de l’URSS, les guerres dans les Balkans, les rôles de Gorbatchev, Eltsine et Poutine, nous avons l’habitude de les voir de notre côté, non toujours faussement, mais partialement. Nous jugeons les anciennes démocraties populaires depuis nos impopulaires démocraties. Limonov retourne le gant ; et l’Histoire ainsi retournée prend un autre sens.
La Russie que nous voyons, par exemple, celle où la Seconde Guerre mondiale s’appelle la Grande Guerre patriotique, où la Maison blanche n’est pas à Washington mais à Moscou, elle n’est pas celle que l’humanisme occidental met complaisamment en scène. Elle est celle de la délinquance, de la violence et du zapoï, – une pratique qui consiste à s’enivrer pendant plusieurs jours, à errer dans un état second, et à attendre que l’alcool se soit dissipé pour s’arsouiller de plus belle. – Pourquoi boit-on ? Parce que l’alcool, paradoxalement, remet à l’endroit un monde qui marche sur la tête, car « dans un monde de mensonge seule l’ivresse ne ment pas. »
Pour nous, les démocraties populaires ont subi la dictature communiste, où les artistes étaient des dissidents ; pour un Limonov, nombre de ces artistes étaient des ivrognes sans talent. Pour nous, Soljenitsyne est un héros ; pour beaucoup de Russes, l’auteur qui revient dans son pays après avoir achevé La Roue rouge, ce monument, est un passéiste  [4]. Pour nous, Gorbatchev est un libérateur ; pour eux, il est l’impopularité même, il est plus impopulaire que ne le sera jamais Poutine.
Pour nous, la Russie soviétique était un immense cachot que nul ne peut regretter ; pour eux, et notamment pour l’écrivain Zakhar Prilepine  [5], comme pour nombre de Russes qui étaient adolescents quand l’empire a implosé, il en va bien autrement : « Ils se rappelaient, écrit Carrère, avec tendresse et nostalgie ce temps où les choses avaient un sens, où on n’avait pas beaucoup d’argent mais où il n’y avait pas non plus beaucoup de choses à acheter, où les maisons étaient bien tenues et où un petit garçon pouvait regarder son grand-père avec admiration parce qu’il avait été le meilleur tractoriste de son kolkhoze. Ils avaient vu la défaite et l’humiliation de leurs parents, gens modestes mais fiers d’être ce qu’ils étaient, qui avaient plongé dans la misère et surtout perdu leur fierté. »
Pour nous, la vie en Occident ne pouvait être qu’enviable. Nos yeux se décillent quand Carrère décrit Limonov revenant chez ses parents, où l’aventurier voit, agacé, « la flamme bleue du gaz, qui brûle en permanence sur la cuisinière ». « Si je faisais comme toi, à Paris, dit l’écrivain, ça me coûterait des milliers de francs ». « Tu veux dire que là-bas, répond sa mère interloquée, l’État est tellement près de ses sous qu’il vous fait payer le gaz ?” » Elle n’en revient pas, note Carrère.
Pour nous, la Russie est un pays avide de livres, de journaux ; et certes, ce fut le cas, mais brièvement, car très vite l’appétit s’est tari.
La vérité est entre les deux, entre eux et nous, quelque part entre une Russie de vitrail et un Occident d’Épinal.
 
*
 
Tous les livres sont autobiographiques ; celui de Carrère n’échappe pas à la règle, qui évoque la vie du biographe parallèlement à celle de son héros. Derrière le destin de l’un, il y a celui de l’autre, qui sourd à intervalles réguliers. Si l’auteur décrit le Russe en prolo violent, c’est pour se montrer lui-même en jeune intellectuel bourgeois et policé ; quand Limonov se demande la raison pour laquelle Brodsky devient célèbre alors que lui végète, le Français se demande s’il pourra devenir un jour écrivain ; lorsque l’un est à Moscou ou à New York, l’autre rentre de coopération en Indonésie ou du festival de Cannes ; et quand Limonov choisit le camp serbe, et se laisse filmer en train de tirer à la mitrailleuse en direction de Sarajevo, son biographe avoue ses incertitudes et ses doutes sur les guerres dans l’ancienne Yougoslavie.
C’est en quoi Carrère est un écrivain, non un auteur qui pense droit quand la vérité peut être oblique ; et, précisément, ce que Carrère a d’attachant, c’est qu’il ne joue pas à l’intellectuel sûr de son fait, c’est qu’il ne pose pas.
C’est un écrivain qui a de précieuses qualités de narration, et notamment le sens aigu de la description, du récit vivant, du tableau brossé largement et clairement : la vie miséreuse à Kharkov ou à New York, le chaos qui règne dans les Balkans après la chute du mur, sa violence inouïe et ses haines réveillées, sont tout à fait saisissants ; sans compter l’histoire de la Russie récente – celle d’Eltsine, puis celle de Poutine avec l’arrivée de ceux que l’on appelle les oligarques, ou les Nouveaux Russes, les Boris Berezovski, Vladimir Goussinski et Mikhaïl Khodorkovski, « ces petits malins, qui se sont en quelques mois retrouvés les rois du pétrole » –, admirablement déroulée sous nos yeux.
Finalement, on referme ce livre convaincu qu’il fallait un bourgeois aussi éclairé que policé pour montrer un moujik aussi bouillant que hooligan ; on doute en effet si un autre que Carrère aurait mieux décrit la vie nerveuse, impatiente et aventureuse d’un forcené qui rêvait d’avoir un destin, et de devenir Édouard Limonov.

Bruno Lafourcade.

 


[1]. Plus on relit le fameux article du 6 décembre 1986, intitulé « Le monôme des zombies », où Pauwels parlait de « sida mental », plus on le trouve juste et réjouissant. La génération des actuels quarantenaires était décrite sans fards comme « les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de Coluche et Renaud nourris de soupe infra idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de “touche pas à mon pote”, et, somme toute, les produits de la culture Lang. Ils ont reçu une imprégnation morale qui leur fait prendre le bas pour le haut. Rien ne leur paraît meilleur que n’être rien, mais tous ensemble, pour n’aller nulle part. (...) Ils ont peur de manquer de mœurs avachies. Voilà tout leur sentiment révolutionnaire. C’est une jeunesse atteinte d’un sida mental. (...) Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore. » Etc. C’était non seulement bien écrit mais c’était bien envoyé ; et, davantage, c’était vrai.

[2]. Hallier, qui était prêt à tout pour passer à la télévision, avait été jusqu’à dire qu’il avait un chien, qu’il en avait toujours eu un, qu’il n’avait jamais rien écrit hors de la présence de ce chien adoré (bien entendu, de sa vie entière il n’avait eu de chien), – et ce dans l’unique but de passer dans l’émission Trente millions d’amis. L’émission est programmée, un ami prête son chien à Hallier; en conséquence de quoi, au cours de l’émission, le chien pas dupe finit par mordre Hallier. Une conclusion morale, donc.

[3]. Entre 1984 et 1985, Band Aid, Chanteurs sans frontières et USA for Africa sirupèrent Do They Know It’s Christmas ? SOS Éthiopie et We Are the World ; les ventes des trois disques allaient bénéficier aux victimes d’une famine en Éthiopie. – Nous vivions alors dans cette atmosphère étouffante de culpabilité occidentale fondée sur la déchristianisation de la charité.
[4]. On a d’ailleurs l’occasion de comparer les destins parallèles, aussi parallèles qu’incomparables, de Limonov et de Soljenitsyne – les deux écrivains quittent la Russie la même année, en 1974 –, de Limonov et de Brodsky ou de Limonov et de Siniavski ; c’est-à-dire les vies des anciens zeks, héros et martyrs, et les vies des voyous marginaux.
[5]. Zakhar Prilepine, journaliste à Novaïa Gazeta, où travaillait Anna Politkovskaïa, a publié trois livres traduits en Français : Pathologies, San’kia et Le Péché.

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24 janvier 2012 2 24 /01 /janvier /2012 15:12
Dictionnaire de
la Contre-Révolution
 
sous la direction de Jean-Clément Martin
Mis en ligne : [24-01-2012]
Domaine : Idées 
Dictionnaire-de-la-Contre-Revolution.gif
 
Jacques-Clément Martin, né en 1948, est historien. Professeur émérite à la Sorbonne, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la révolution française, les guerres de Vendée et la Contre-Révolution. Il a récemment publié: La Terreur, part maudite de la Révolution. (Gallimard, 2010), Marie-Antoinette. (Citadelles-Mazenod, 2010).
 

Jean-Clément Martin (dir.), Dictionnaire de la Contre-Révolution. Paris, Perrin, octobre 2011, 551 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Hors des polémiques et des prises de positions partisanes, un ouvrage ambitieux qui analyse d'un oeil neuf un mouvement peu étudié et mal connu, mais décisif dans l'histoire politique et des idées depuis 1789. La Révolution française a été considérée immédiatement comme une rupture dans l'histoire de l'humanité. Contre elle, des hommes politiques, des penseurs, des théologiens, puis des masses populaires ont manifesté des refus vite qualifiés de "contre-révolutionnaires". La Contre-Révolution s'identifie alors à l'attachement aux valeurs dynastiques, au respect des hiérarchies traditionnelles, à la défense de la religion catholique ainsi qu'au maintien des pratiques régionales, si bien que, dès la fin du XVIIIe siècle, un combat européen puis mondial s'instaure entre les principes de la Révolution et ceux de ses adversaires. Dans les décennies suivantes, les carlistes espagnols, les miguélistes portugais, les insorgenti italiens, les zouaves pontificaux, mais aussi les "positivistes" d'Amérique latine deviennent les propagandistes d'une idéologie aux multiples facettes, avant que les régimes communistes retournent la situation en utilisant la Contre-Révolution comme un épouvantail pour éliminer leurs opposants. Ce dictionnaire, réalisé par une quarantaine de spécialistes, est la première synthèse d'un phénomène qui a joué un rôle considérable dans de nombreux domaines : social, politique, philosophique, religieux et littéraire.
 
Critique de Pascal Beaucher. - Royaliste du 12 décembre 2011.
Jean-Clément Martin qui dirige à la Sorbonne l'Institut d'Histoire de la Révolution française, a réuni une équipe qui a largement étudié l'éventail du phénomène. L'Histoire est écrite par les vainqueurs, c'est bien connu, l'avantage des révolutions tient à ce que ces vainqueurs peuvent changer au gré du temps et livrer à chaque fois des données nouvelles et multiplier les angles de vue. L'ouvrage fait évidemment la part belle au mouvement de rejet et/ou de combat de la Révolution française. Y sont passés en revue tant les phénomènes intellectuels que les combats, les événements et les hommes. On y parle de la presse, des intellectuels, des groupes sociaux, de courants d'idées qui pour n'avoir pas tous eu de postérité n'en demeurent pas moins à étudier. Les mouvements armés y tiennent une bonne place. Les notices concernent des gens que l'on connaît bien et sur lesquels il est passionnant d'avoir un nouvel avis : Barruel, Berryer, Maistre, Bonald, Daudet, Chateaubriand et tant d'autres. Certains moins connus, voire totalement tombés dans l'oubli , sont tout aussi intéressants. La concision nécessaire à l'écriture de petites notes pousse leur auteur à la précision, à la clarté et à la synthèse, ce qui pour certains des objets étudiés tient beaucoup de la gageure, ici avec une large réussite. Mieux encore, il y est question de bien des phénomènes hors de nos frontières qui sont passionnants. Bien sûr vous emmènera-t-on en Russie et en Chine mais tout autant au Brésil ou en Amérique hispanique. Bien des phénomènes connus à l’étranger sont passés en revue. Plein de choses à y apprendre avec le plaisir inhérent à la forme de l'ouvrage. Les entrées vont de quelques lignes à deux ou trois pages. Bien évidemment, on pourra toujours discuter tel ou tel aspect, regretter qu'il y manque ceci ou cela; trouver qu'une interprétation donnée à tel ou tel évènement peut au moins se discuter. C'est un point à mettre encore à l'actif de ce travail : on y trouve à redire. Le livre ne fait pas dans le monumental ce dont on remercie J.-C. Martin. C'est abordable, les talents d'écriture sont, disons, contrastés mais plutôt bons en général. Certains articles vous surprendront, d'autres vous irriteront mais tous peuvent vous apprendre quelque chose sur des sujets par fois étonnants. Ce que l'on sait déjà est toujours à rafraîchir mais j'avoue quand même que- malgré le talent de Jordi Canal- j'ai toujours grand mal à appréhender le Carlisme...

A lire également : Antoine de Baecque, "Contre-Révolution : vérités et contre-vérités". - Le Monde du 25 novembre 2011.

  

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22 janvier 2012 7 22 /01 /janvier /2012 23:54
La France qui se bat
 
L'année 2011 s'est mieux terminée qu'elle n'avait commencé. En tous cas sur le terrain social où les salariés mobilisés ont remporté plusieurs belles victoires face aux patrons voyous, aux groupes multinationaux sans foi ni loi et aux prédateurs de la finance internationale. A Berre, c'est le groupe américain LyondellBasell qui doit renoncer à fermer une unité de raffinage et à supprimer 370 emplois, sous la menace d'une paralysie totale de l'ensemble de son site pétrochimique. A Ingrandes (Vienne), ce sont les travailleurs de la Fonderie du Poitou Alu qui rendent coup pour coup à leur employeur Montupet, obtiennent, à l'issue d'un conflit très dur, le retrait d'un plan de baisse des salaires et la recherche d'une solution industrielle viable pour leur activité. Dans plusieurs cas - et cela mérite d'être souligné - la justice, saisie par les syndicats, donne raison aux travailleurs, refuse la fermeture d'un site, annule un plan social et impose aux patrons de réparer les conséquences de leurs décisions : c'est le cas des salariés de Fralib qui ont fait condamner leur ex-employeur, la multinationale Unilever, à payer sous astreinte les salaires et les primes qui leur sont dus; c'est aussi le cas en Eure et Loir où la fermeture du site d'Ethicon et le licenciement de ses 363 employés ont été annulés, au grand dam de l'actionnaire américain. On attend maintenant avec impatience la fin du procès engagé devant les prud'hommes par les 500 ex salariés de Continental contre leur ancien employeur allemand pour licenciement abusif, car il pourrait créer un précédent de grande ampleur. 
Ces victoires en appelleront d'autres. Les salariés, conscients que le vent tourne et que l'image du patronat est sérieusement écornée aux yeux des Français, passent chaque fois qu'ils le peuvent à l'action. La paralysie de la production, le blocage du site et la mise sous pression des directions locales sont les meilleures armes pour obtenir l'ouverture de négociations rapides. Elles permettent de mobiliser les élus, de sensibiliser l'opinion et d'alerter les médias, moyen d'action particulièrement efficace lorsque les actionnaires sont des groupes cotés en bourse ou des fonds de pension qui fuient généralement la mauvaise publicité. C'est la voie que les travailleurs d'Honeywell et du papetier M-Real ont choisi d'emprunter face à des actionnaires américains et finlandais particulièrement obtus, voie qui s'est révélée payante puisque les discussions viennent de s'engager dans ces deux conflits sur des bases sérieuses. On regrettera une nouvelle fois le manque de réactivité du gouvernement et de ses représentants locaux dans ces fermetures de site. Dans la plupart des cas, une pression ferme, faite à haut niveau, sur les directions françaises et étrangères pourrait permettre d'éviter la casse industrielle, ou, à tout le moins, d'en réduire les conséquences sociales. Or, dans la plupart des cas, l'Etat intervient tard, il intervient mal, sans concertation avec les salariés, sans utiliser les moyens juridiques ou administratifs dont il dispose, avec l'obsession de ne pas interférer dans des conflits qu'il continue à considérer comme privés. En Allemagne, au Benelux, dans les pays scandinaves, on défend et on défend bien l'emploi national. Pourquoi pas en France où il est souvent plus durement attaqué ?
On regrettera également que les centrales syndicales n'appuient pas davantage leurs stratégies nationales sur cette pression du terrain, sur ces centaines de conflits qui se terminent le plus souvent par des avancées et des succès. Il y a dans toutes ces expériences de quoi nourrir un véritable plan d'action, ambitieux, offensif, en faveur de l'emploi et de la réindustrialisation. Qui réfléchit au sein des directions syndicales à rendre plus efficace et juridiquement plus sûre la constitution de coopératives ouvrières qui pourraient servir dans bien des cas d'alternative aux fermetures ? Comment drainer les aides des régions, l'épargne locale, comment faciliter la constitution de fonds, comment mobiliser les compétences juridiques, l'ingénierie technique pour faciliter le montage de solutions de reprise par les salariés eux-mêmes ? Plus largement, comment imaginer cette nouvelle politique industrielle et d'innovation qui manque à la France ? Les grandes centrales ont-elles besoin d'attendre le feu vert du gouvernement, du patronat ou des partis politiques pour prendre l'initiative d'Etats généraux sur ces questions ? Ne disposent-elles pas de milliers d'adhérents dans la recherche publique ou privée, au sein des banques et des organismes financiers, dans les administrations, dans les grandes structures d'ingénierie qui ne demanderaient pas mieux que d'agir et de faire des propositions ? 
MM. Thibault, Chérèque, Mailly et Louis se sont plaint il y a quelques jours d'avoir du assister, presque impuissants, au Forum social organisé par le candidat Sarkozy. Mais ils s'y sont rendus sans biscuits, sans stratégie commune, sans plate-forme, alors que, du côté du gouvernement et du côté du patronat, le piège de la TVA sociale était prêt depuis des semaines. M. Thibault tirait il y a un an l'échec du conflit sur les retraites. Il plaidait pour que l'on passe d'un syndicalisme d'opposition à un syndicalisme de construction. Il avait raison. Les salariés de ce pays ne demandent que cela. Fatigués des politiciens et des oligarchies qui nous dirigent, ils sont prêts à s'engager dans la voie d'un syndicalisme moderne, de masse, de transformation sociale. Ils sont même prêts, pour beaucoup d'entre eux, à prendre des responsabilités au sein d'entreprises nouvelles, cogérées ou dirigées par les travailleurs. Encore faut-il qu'on leur donne la parole et les moyens d'agir. Faudra-t-il attendre les élections et les désillusions qu'elles ne manqueront pas, une fois de plus, de provoquer dans le pays pour que s'engage enfin cette nécessaire révolution du travail ?
Henri Valois.
 
Lundi 3 octobre
- Le conflit social à la Fonderie du Poitou Aluminium s'envenime. Après l'échec des négociations entre les représentants des salariés et le PDG du groupe Montupet, les salariés de l'usine d'Ingrandes ont décidé d'occuper le site. Le mouvement est suivi par 90% des 480 salariés. Les grévistes qui ont découvert que les fours avaient été démontés durant le weekend, ont bloqué tous les accès au site.
Mardi 4 octobre
- Les salariés de LyondellBasell, à Berre, poursuivent leur grève contre la fermeture de l'unité.  Les 1250 employés du site pétrochimique ont décidé de reconduire leur mouvement de grève, engagé depuis le 27 septembre, aussitôt après l'annonce de la direction de fermer l'unité de raffinage, qui emploie 370 salariés. Le groupe yankee LyondellBasell, basé au Texas, évoque des pertes alors que les activités du site sont largement bénéficiaires.
Mercredi 5 octobre 
- A Gémenos (Bouches du Rhône), 700 salariés de Fralib ont manifesté contre la décision du groupe multinational Unilever de délocaliser la production du site en Pologne et en Belgique. 
Lundi 10 octobre
- La menace d'une paralysie complète du site pétrochimique de Berre-l'etang aura suffi à convaincre la direction de LyondellBasell de reprendre le dialogue autour de son projet de fermeture de l'unité de raffinage. L'accord de sortie de crise signé ce weekend prévoit la "mise sous cocon" des installations et le maintien des emplois.  
Mardi 11 octobre
- Le groupe de nutrition animale Continentale Nutrition annonce son intention de fermer son usine de Vedène, dans l'agglomération d'Avignon, et de supprimer 121 postes de travail. La production devrait être transféré sur l'un des sites du groupe dans le Nord Pas de Calais.
- L'intersyndicale CGT, CFDT, FSU, UNSA, Sud organise une journée d'action contre le plan de rigueur du gouvernement. Impact limité de la mobilisation à Paris et en province.
Mardi 18 octobre 
- Le groupe Montupet engage une procédure de cessation de paiement de sa filiale Fonderie du Poitou Alu, dont les salariés sont en grève depuis 7 semaines. Le ministre de l'industrie Eric Besson reçoit en urgence les syndicats. 
Mercredi 19 octobre
- Le groupe papetier finlandais M-Real engage la fermeture de sa grande usine de papier pour photocopie située à Alizay (Eure) qui emploie 330 salariés. Les employés qui se sont immédiatement mis en grève ont demandé à l'Etat d'engager une médiation pour permettre de trouver un repreneur. 
Vendredi 21 octobre
- Les collectivités normandes s'opposent à la fermeture de l'usine Honeywell de Condé-sur-Noireau, qui emploie 325 salariés. L'équipementier américain met en avant des pertes mais annonce dans le même temps l'ouverture d'un site en Roumanie, provoquant la colère des élus et des salariés. 
- Le procès engagé devant les prud'hommes par les 500 ex-salariés du groupe allemand Continental pour licenciement abusif sera jugé le 26 juin prochain.
Jeudi 27 octobre
- Le tribunal de grande instance de Nanterre refuse la fermeture de l'usine française du groupe américain Ethicon (produits pharmaceutiques) et le licenciement des 363 salariés de ce site d'Eure et Loir. La direction a fait appel de cette décision.
Vendredi 28 octobre
- L'Etat va chercher un repreneur pour la Fonderie du Poitou Alu, selon le ministre de l'industrie Eric Besson. Les salariés, qui plaide pour une reprise par Renault, principal client du site, ont accepté de reprendre le travail, après 2 mois de grève. 
- Malgré sa bonne santé financière et le versement de dividendes à ses actionnaires, PSA Peugeot Citroën annonce un plan d'économie et la suppression de 6000 postes en Europe, dont 2900 en France.
Vendredi 4 novembre
- Le tribunal de commerce de Lyon prononce la liquidation de la société de presse Comareg, éditeur de journaux gratuits ar provoque le plus gros plan social de l'année 2011, avec 1650 licenciements.
Jeudi 17 novembre
- Le président du groupe PSA est convoqué à l'Elysée pour préciser les conditions de son plan de suppression de près de 3000 postes en France. Il confirme son engagement de ne procéder à aucun licenciement, ni mesure d'âge et à proposer à ses salariés un "dispositif de reclassement exemplaire". 
Jeudi  24 novembre
- La marque de collants et chaussettes Doré Doré (DD), filiale du groupe italien Gallo, annonce la fermeture de son site historique de Fontaine-les-Grès (Aube) et la suppression de 60 postes. L'intégralité de la production est désormais réalisée en Italie.   
Vendredi 2 décembre
- L'usine de frites surgelées McCain de Matouches (Marne) est paralysée depuis fin novembre par une grève. Les 200 salariés réclament une augmentation de salaire uniforme de 10% dès le mois de janvier. 
Mardi 13 décembre
- Le chaudronnier industriel Biémont Soneco Industries, implanté à La Riche, près de Tours est liquidé et l'ensemble de sa production transférée en Chine. Les 30 derniers postes de travail seront supprimés. 
Mercredi 14 décembre
- Le chantier naval brestois Sobrena est placé en redressement judiciaire. Au premier rang de la réparation navale civile, il emploie 237 salariés et est confronté depuis plusieurs mois à une très forte baisse de son carnet de commande. 
- L'avenir de l'usine Findus de Boulogne sur Mer pourrait être menacé. L'actionnaire actuel, le fonds d'investissement britannique Lion Capital, pourrait chercher à vendre. 195 salariés sont employés sur le site
Jeudi 15 décembre
- Le conseil des prud'hommes de Marseille condamne le groupe Unilever à verser leurs salaires à 22 employés de l'entreprise Lipton-Fralib qui se battent contre la délocalisation de leur usine. Cette décision est assortie d'astreinte.
Henri Valois.
 
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22 janvier 2012 7 22 /01 /janvier /2012 21:32
Jean Royère
(1871-1956)
 
Jean Royère est né en 1871 à Aix en Provence. Il fait ses études successivement à Aix, Lyon et Paris et, après un rapide passage par la politique, il entre dans l'administration. En 1903, il prend la direction de la revue Écrits pour l'art, fondé par le poète René Ghil et où collaborent John-Antoine Nau et F. T. Marinetti. Il fonde en 1906 la revue La Phalange, qui devient l'organe officielle de la poésie et de l'art symboliste, et accueille dans ses pages Gide, Carco, Jules Romains, Jammes, Vielé-Griffin, Max Jacob, Appolinaire et le jeune André Breton. Après la Seconde Guerre mondiale, Royère continue à grouper autour de lui un certain nombre de jeunes auteurs, les "Poètes du Mercredi", à la brasserie Lipp. Pour Valéry Larbaud, La Phalange fut une expérience poétique irremplaçable, "une des premières revues de conciliation qui parurent dans cette période de fragmentation et de confusion des groupes et des écoles qui suivit immédiatement l'entrée définitive du symbolisme dans l'histoire littéraire de la France". Royère poète est l'expression même de la poésie pure. il n'aime ni les discours, ni les lieux communs ni la grandiloquence. "Ma poésie est obscure comme un lys", aimait-il à dire défendant l'Art pour l'Art contre l'invasion des préoccupations sociales en poésie.
Outre ses poèmes, on doit à Jean Royère une série d'études critiques qui suscitèrent beaucoup d'enthousiasme mais aussi de colère au sein de la jeune génération poétique. Sa plaquette, publiée en 1920, sur la Poésie de Mallarmé fait encore référence. Il meurt en 1956 dans cette Provence aixoise qu'il avait tant aimée.
 
Exil doré (Vanier, 1898); Eurythmies (Messein, 1904); Soeur de Narcisse nue (La Phalange, 1907); Par la lumière peints... (G. Crès, 1919); Quiétude (Emile Paul, 1923); Poésies complètes (Amiens, Edgar Malfère, 1924); O Quéteuse voici (Kra, 1928); Orchestrations (Messein, 1936) .
 
 
 
Enfance
 
La tiède nuit me tend un front pâli d'aurore
D'où tombe sur la mer l'onde d'un ciel léger
Où les vagues moutons qui bêlent au berger
Bombent d'un dos luisant le jour qui les colore.

Pendant qu'à l'horizon passent les tourterelles
De l'aube moi je panse un cœur martyrisé
Et je nimbe de la lumière d'un baiser
Tout un flot de clartés entrecroisant leurs ailes.

En toi chante la voix native qui me guide
Dans une immense nef vers les tableaux du Guide
Comme si l'humble azur devenait la cité
Où je m'endormirai quand tu m'auras quitté
Pour parfumer mon cœur de l'encens des ramures!

Plutôt que je m'en aille à travers les murmures
Musicaux respirer les astres et les fleurs
Et palpitant aussi du rythme des couleurs
M'étendre sur la mer comme une immense lyre

Sans confier aux cieux que je ne sais pas lire!...
 
     
 
Jean Royère. (1871-1956), Par la lumière peints... (1919)
 
 
Avec ces souvenirs
 
Avec ces souvenirs d'automne gris et las
Qui traînent dans le parc blême leurs falbalas
Indifférents au galbe effacé des statues
- Le soir pâme au toucher de ces chairs dévêtues
Et sur le marbre nu met l'appât du velours -
Je farderai du rose alangui des vieux jours
Où l'avenue à l'infini du crépuscule
Jaune et mourante ainsi que du passé recule
Pour vous - pour vos espoirs renaissent tous les mois,
Le visage vieilli de nos jeunes émois,
Méditant notre amour et cette destinée
De la feuille qui meurt aux cendres condamnée.
 
     
 
Jean Royère. (1871-1956), Soeur de Narcisse nue  (1907)
 
 
 
Une fontaine
 
Une fontaine au gré des heures pâlissantes
Où se mirent, candeur, mille clartés décentes,
Evanouissement du tremble dans l'azur,
Sera notre clepsydre à dater sur l'impur
Ecoulement du temps les jours où nous vécûmes
Comme au gouffre des flots surnage un peu d'écume.
 
     
 
Jean Royère. (1871-1956), Eurythmies. (1904)
   
 

fontaine-copie-1.jpg

 
 
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17 janvier 2012 2 17 /01 /janvier /2012 23:57
Contre l'abandon de l'histoire au lycée
 
                                                    La République, c'est le gouvernement des imbéciles...
                                                                                               Léon Daudet.
 
Dans un récent appel que nous publions ci-dessous, l'association des professeurs d'histoire et de géographie (A.P.H.G.) s'insurge contre la disparition prochaine de l'histoire et de la géographie des enseignements obligatoires de terminale scientifique. Sous prétexte d'allègement des programmes, les aliborons qui nous gouvernent veulent rayer de la carte scolaire toutes les matières qui peuvent éveiller l'esprit critique et le jugement des adolescents. Après le français, supprimé il y a quelques années des programmes de terminale, voilà maintenant qu'on s'attaque aux enseignements qui permettent à l'élève de se forger une image vivante de la richesse, de la grandeur et de la diversité française. On ne s'étonnera pas de trouver le petit Chatel, ministricule sarkozyste, ex employé du groupe Loréal, à l'initiative de cette nouvelle stupidité. Il aura fait plus de mal en deux ans et demi à l'Education nationale que tous les Darcos, Fillon, Lang et Bayrou réunis. Une véritable calamité dont le mauvais travail rejaillira sur des générations d'élèves, de professeurs et de parents. Heureusement, les professeurs d'histoire et de géographie ont décidé de réagir. Ils font circuler une pétition qui a déjà recueilli près de 30 000 signatures et ils tiendront des Etats-Généraux le samedi 28 janvier au lycée Louis-Le-Grand. On regrettera que nos enseignants n'aient pas inscrit à l'ordre du jour de leur assemblée la destitution du ministricule, suivie d'une distribution de coups de pied au derrière ! En attendant ces réjouissances - qui ne sauraient tarder - nous invitons nos lecteurs à signer et à diffuser largement leur appel.
La Revue critique. 
 
 
ASSOCIATION DES PROFESSEURS
D'HISTOIRE ET DE GEOGRAPHIE
Lyon, le 7 novembre 2011
 
Madame, Monsieur,
 
Les professeurs d’Histoire et de Géographie membres de l’Association des professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG) ne peuvent accepter qu’à la rentrée 2012 l’Histoire et la Géographie disparaissent des enseignements obligatoires en Terminale Scientifique.
Cette disparition entraîne déjà une profonde modification des programmes de premières. L’enseignement du XXème siècle, réduit et amputé, se traduit par un empilement de faits au détriment de leur compréhension et de leur intelligence.
Notre opposition à cette disparition n’est pas corporatiste, mais citoyenne. Pour nous, et nous sommes très nombreux à le croire, ces deux matières permettent d’acquérir les principes de la citoyenneté nationale et européenne et d’intégrer l’appartenance à une même humanité. Elles sont porteuses du vivre ensemble, vecteur de toute société fondée sur la tolérance. Elles défendent la culture générale, savoir essentiel à toute vie professionnelle et personnelle en démocratie.
De ce fait, l’APHG, association centenaire, organise des Etats Généraux de l’Histoire et de la Géographie le samedi 28 janvier 2012 à Paris avec comme ambition de débattre de la place de ces matières dans l’Ecole et dans la Société actuelles. Nous entendons faire connaître le socle de nos propositions construit autour d’un enseignement obligatoire de ces deux matières de l’école primaire au baccalauréat, autour de programmes qui prennent en compte leur faisabilité et leur cohérence chronologique et territoriale. Nous défendons une formation pour les jeunes collègues diplômés afin qu’ils n’arrivent pas tout nus devant les élèves ainsi qu’une formation continue pour les collègues plus anciens.
Cette lettre a pour but de vous demander de nous soutenir dans notre démarche par votre adhésion à notre comité de soutien, par vos interventions dans les médias, à la Chambre ou au Sénat, ainsi qu’auprès de tous les élus, en faveur de nos revendications, par votre présence aux Etats généraux, enfin par un soutien financier à notre association.
Je vous remercie pour le temps que vous pourrez consacrer à la lecture de cette lettre et à la réponse favorable que vous nous ferez. Je vous prie de croire, Madame,Monsieur, à l’expression de mes salutations les plus cordiales.
Bruno BENOIT
Professeur d’Histoire IEP de Lyon
Président de l’APHG
 
Cet appel peut être signé sur le site de l'APHG.
 
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16 janvier 2012 1 16 /01 /janvier /2012 00:20
Conseils à un jeune écrivain
 
Notre ami Bruno Lafourcade vient de publier une étude charmante et pleine d'humour sur l'apprentissage du métier d'écrivain, les joies de l'édition et les pièges qui guettent les jeunes auteurs [1]. Nous le remercions d'avoir bien voulu nous l'adresser et sommes heureux d'en publier ci-dessous l'avant-propos. Rappelons que Bruno Lafourcade est l'auteur de plusieurs romans, de nouvelles et d'essais [2], qu'il a postfacé la réédition de  Monsieur Ouine de Georges Bernanos et qu'il contribue régulièrement à notre revue, pour le plus grand bonheur de nos lecteurs. Nous reviendrons prochainement sur ce bel essai.
La Revue critique. 

On dit que tout le monde écrit; c'est pire : tout le monde publie. "Quelle rage de productions, écrivait déjà Antoine Albalat en 1903. Quel entassement de volumes ! A force de vouloir écrire, on finit par ne plus savoir écrire; on cherche vainement une oeuvre dans toutes ces oeuvres. " Et il ajoute excellemment que "personne n'a plus de talent, depuis que tout le monde en a trop".
La situation n'a pas changé, elle suit même démocratiquement l'ascension démographique. Ce que Cervantès disait des familles plébéiennes ("Je n'ai rien à [en] dire sinon qu'elles servent à augmenter le nombre de gens qui vivent"), on a envie de le dire des livres : ils servent seulement à augmenter le nombre d'ouvrages publiés.
Quiconque a écrit trente poèmes (si possible en alexandrins, avec rimes embrassées et coupure réglementaire à l'hémistiche) veut les voir reliés ou brochés;  et y parvient tant bien que mal, au prix plus ou moins fort. C'est une vanité où chacun succombe; mieux que quiconque, le jeune littérateur la connaît et la comprend. C'est pourquoi, pour tant d'auteurs réels ou putatifs, un manuel d'apprentissage ne semble pas superflu. 
On doute pourtant si un livre serait plus inopportun que celui qui s'intitulerait, par exemple, Conseils à un jeune écrivain. Son auteur pâtirait d'une double illégitimité : la sienne, et celle de son sujet. Qui êtes-vous pour prétendre guider les aspirations à la page noircie? A quoi servent des conseils dans l'art d'écrire ? Les lecteurs auront tout loisir de répondre à la première question; mais c'est la littérature qui répond à la seconde, tant cette entreprise appartient à une tradition, sinon à un genre.
Ce type d'ouvrages possède en effet sa manière savante : celle des grammairiens, des lexicographes, des linguistes et des historiens de la langue (et c'est d'ailleurs à l'intimité la plus étroite avec les travaux de MM. Furetière, Grevisse, Larousse et Littré, par exemple, que pourraient se limiter les recommandations présentes); il connaît aussi une variante plus "pédagogique", que figure bien l'estimable Antoine Albalat; mais il est avant tout un phénomène littéraire. 
Les écrivains (Gourmont, Gide et Baudelaire si l'on s'en tient à quelques Français récents, Swift et Rilke si l'on élargit un peu le périmètre) y trouvent l'occasion de jouer le rôle d'aîné ou de maître; ou plus sûrement de feindre de le jouer, car si dans ce type de livres, souvent de circonstance par ailleurs, on donne des recommandations, on y règle assez souvent ses comptes (on paie mal, on comprend peu, on lit rarement) avec l'éditeur (pingre), la critique (ignorante), le public (vulgaire), - et c'est ce solde qui par défaut fait figure de conseils. Si l'on peut y apprendre l'art d'écrire, c'est plutôt en creux
J'ai donné quelques noms illustres qui ont servi le genre, mais la liste est extensible à loisir, et pourrait se confondre avec celle de tous les écrivains eux-mêmes. Ce type de livres, pour peu que l'on accepte d'en élargir le cadre étroit, est rarement absent des bibliographies. Que sont, par exemple, Le romancier est ses personnages, Qu'est-ce que la littérature ?, sinon, d'un certain point de vue, des Conseils (romanesques, philosophiques) à un jeune écrivain ?
Quoi qu'il en soit, pareils ouvrages, de science ou de littérature, ont toujours répondu à plusieurs nécessités. Gardons-en-deux : la jeunesse  se doit d'être enseignée, comme l'art d'écrire d'être appris. Cette double exigence, il ne serait pas impossible que l'époque, tant elle idolâtre ses homoncules et valorise l'inspiration, la jugeât absurde, inadéquate, artificielle. L'objet de ces pages est aussi de démontrer qu'elle a, sur ce point comme sur d'autres, tort, radicalement.
Bruno Lafourcade.

 


[1]. Bruno Lafourcade, Derniers feux, Conseils à un jeune écrivain (Editions de la Fontaine secrète, juillet 2011, 222p.). L'ouvrage peut être commandé aux Editions de la Fontaine secrète, "Fonsegrède". - 33350 -  Saint Magne de Castillon. 
[2]. Etché, roman (Ed. de la Fontaine secrète, 2009). - Le Portement de la croix, roman (Edilivre, 2008). - L'Ordre, roman (Brumerge, 2010). - Les Boues profondes de Georges Bernanos, essai. - La Javellisation, pamphlet. - Les Bostoniens, nouvelles.  

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15 janvier 2012 7 15 /01 /janvier /2012 20:32
Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz
(1877-1939)
 
Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz est né à Czéréia (Russie impériale), le 28 mai 1877. Il est issu d'une famille de nobles lithuaniens qui possédait de vastes domaines où il passa une enfance de rêve et de solitude. Il arrive à paris à l'âge de douze ans et suit les cours du lycée Janson-de-Sailly puis, à partir de 1896 ceux de l'Ecole des langues orientales. Il effectue ensuite plusieurs voyages dans son pays natal, avant de s'installer définitivement en France en 1906. Il prend part à la Conférence de la paix en 1919, en tant que représentant de la Lithuanie. En 1920, il est nommé chargé d'affaires de la Lithuanie en France, puis, en 1925, il devient ministre résident. Il prend la nationalité française en 1931 et s'installe à Fontainebleau à partir de 1938. Il y meurt brutalement le 2 mars 1939.
La nostalgie de l'enfance, la Lithanie perdue, la solitude et l'appel de la mort sont à la source d'une poésie très personnelle, évoluant de l'alexandrin au vers libre, qui a fasciné Appolinaire et influencé de nombreux poètes du début du siècle dernier. Milosz se convertit au catholicisme en 1927 et son oeuvre évolue peu à peu vers le mysticisme et l'ésotérisme. Sur sa tombe, on peut lire : "Nous entrons dans la seconde innocence, dans la joie, méritée, reconquise, consciente."

Le Poème des Décadences (Girard et Villerelle, 1899); Les Sept Solitudes (Jouve, 1906); Les Eléments (Bibliothèque de l'Occident, 1911); Poèmes (Figuière, 1915); Adramandoni (Menalkas Duncan, 1918); La Confession de Lemuel (La Connaissance, 1922); Dix-sept poèmes (Tunis, Armand Guibert, 1937) .

 
 
 
Tous les morts sont ivres
 
Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L'horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.

Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine;
Et grâce au maigre vent à la voix d'enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten,

Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c'est en moi comme si j'aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.

Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
— Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?

— Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d'argent est pleine,
Des histoires plus charmantes ou moins folles;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.

Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
— Ah ! les morts, y compris ceux de Lofoten —
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi…
 
     
 
O.V. de Lubicz-Milosz. (1877-1939), Les Sept Solitudes. (1906)
 
 
Il nous faut
 
Il nous faut un aubergiste bien rond,
Sautillant, au bonnet saluant preste,
Aux boutons de métal doux sur sa veste.
Il nous faut, il nous faut, mon cœur profond.

Une vallée un peu de vieille estampe.
Des Peterborough aux habits de plaids,
Les amours de Newstead au gris des lampes,
Un grand vent qui déclame du Manfred.

Il nous faut l'oubli le plus implacable,
(C'est comme si nous n'avions pas été)
Des noms de jadis gravés dans les tables;
Voilà ce qu'il nous faut, en vérité.

— Comme plus haut : un aubergiste rond
Et des chambres discrètement baignées
De demi-jour de toiles d'araignée.
— Il nous faut, il nous faut, mon cœur profond.
 
     
 
O.V. de Lubicz-Milosz. (1877-1939), Les Sept Solitudes. (1906). 
 
 
Vieille gravure
 
L'ombre sévère et mal imprimée
De la Sierra Morena me cache
Mon mélancolique ami Gamache
En veste de singe et de fumée.

Plus loin je n'aperçois que le tiers
De la jambe gauche de Sancho
Sur ce fond d'Estrémadure amer
Dont mon âme esseulée est l'écho.

Non moins indécise est cette morne
Lune de jamais dont le doux clair
Géométrique fait danser l'air
Poudreux du grenier de Maritorne.

La Roche Pauvre aussi, ce me semble,
Intervient ici mal à propos
Qui dévore la moitié du dos
D'un Cardénio, rêveur sous le tremble.

Et ce ciel est trop bas pour la lance
De ce de la Manche exagéré,
Qui fait tendrement rire et pleurer
Les vallons de l'éternel silence.

— Dehors la neige et presque demain,
La Solitude toujours nouvelle.
Allons ! Un ou deux verres de vin
Et puis, et puis soufflons la chandelle.
 
     
 
O.V. de Lubicz-Milosz. (1877-1939), Les Sept Solitudes. (1906).
   
 

colombe-copie-1

 
 
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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 00:02
La fin des dindons ?
 
Rien ne sera donc épargné à M. Guéant et aux dindons de la Place Beauvau ! Après les écoutes téléphoniques de la saga Bettencourt, après les "fadettes" de M. Squarcini, après l'affaire Hortefeux, voilà que remonte à la surface une nouvelle histoire de barbouzes qui en dit long sur les moeurs de la Sarkozie policière. Selon des sources concordantes, l'Inspection générale des services (IGS) est soupçonnée d'avoir truqué une enquête administrative afin de nuire à plusieurs haut-fonctionnaires de police proches du PS. L'affaire aurait débuté en janvier 2007, alors que l'actuel chef de l'Etat était encore ministre de l'intérieur. Elle se serait terminée, fin 2007, par la suspension des agents incriminés dont un des directeurs de la préfecture de police de Paris. La Justice vient de mettre ces fonctionnaires hors de cause et elle a trouvé dans cette histoire suffisamment de faits troublants pour ouvrir six informations judiciaires à l'encontre de l'IGS. Voilà qui nous promet un beau déballage !
Les premiers détails publiés par la presse sont accablants. Voilà qui n'est pas de nature à améliorer l'image des hommes et des services qui opèrent dans la proximité du pouvoir : mensonges, manipulations, procès-verbaux truqués, intimidations, méthodes de cow-boys, ou de voyous, comme on voudra... Il convient bien évidemment d'attendre les suites que les tribunaux donneront à tout celà mais si les faits sont avérés, nous sommes une nouvelle fois en présence d'une de ces histoires de pieds nickelés qui fait rire la moitié de l'Europe à nos dépens. Les Français, eux, ne rient plus car ces coups tordus à répétitions sont indignes du pays, de sa police et de sa justice. Ce sont en revanche les marques de fabrique d'un pouvoir qui n'a que trop souvent mélangé les affaires de l'Etat et les pantalonnades. Tout celà a assez duré et il faut que ce pouvoir parte. Au plus vite. C'est maintenant une question de salubrité publique car il y va de la réputation de l'Etat, de ceux qui le servent, tout particulièrement dans les domaines où la sécurité des Français est en cause.
Il y a urgence car la police va mal. Nous avons dénoncé ici même, il y a quelques mois, l'ambiance malsaine qui y règne : un état-major politisé à l'extrême, des unités de police judiciaire insuffisamment conrôlées et qui connaissent pour certaines des faits de corruption, une base inquiète, peu valorisée, peu motivée [1]. Certains de nos lecteurs avaient trouvé que nous exagérions. Les affaires de corruption de Lyon, de Grenoble, de Marseille et du Carlton de Lille leur ont, depuis, ouvert les yeux. Les "fadettes" de MM. Squarcini et Péchenard, les déboires que rencontrent aujourd'hui le préfet de police de Paris et le patron de l'IGS confirment ce que nous disions de l'attitude des état-majors proches du ministre.
Quand au moral exécrable du personnel, il ne fait aucun doute et les syndicats en expliquent aisément les causes : le pouvoir a menti aux policiers, comme il a menti à l'ensemble des fonctionnaires. Les effectifs supplémentaires annoncés en 2007 n'ont jamais eu l'ombre d'une réalité et la RGPP a fait sa mauvaise besogne dans la police comme ailleurs.  Bilan : plus de 10.000 postes supprimés depuis 2007. On comprend dans ces conditions que les résultats ne soient pas au rendez-vous et que l'opinion porte un jugement sévère sur l'action des forces de l'ordre : selon une enquête de l'Observatoire de la délinquance parue en décembre dernier [2], moins d'un Français sur deux juge la police efficace et la même proportion considère que sa présence sur le terrain est à peu près inexistante. Constat terrible, après dix ans de sarkozysme policier !
Les Français sont en droit d'attendre des changements rapides dans ce domaine. Il faut, bien sûr, que M. Guéant s'en aille car il est largement à l'origine, hier comme directeur de cabinet à Beauvau puis à l'Elysée, aujourd'hui comme ministre, de cette situation désastreuse. Il faudra aussi, dès l'alternance faite - car elle se fera - limoger les mauvais serviteurs. Ceux qui ont gaspillé leur temps et leur énergie dans les coups tordus et les cabinets noirs, alors que la sécurité du pays aurait du être leur seul et unique souci. Qu'ils s'en aillent, les amis, les comparses, les compères, les complices, les acolytes et tous ceux qui ont démultiplié leur action néfaste dans les services. Il faut une épuration, une sévère épuration de la haute police si l'on veut que l'institution policière soit à nouveau digne de ses traditions.
Il faudra faire plus. Jamais sous la Ve République, le corps préfectoral n'aura eu autant de pouvoirs, autant de leviers entre les mains que sous M. Sarkozy. Une véritable ligne de commandement s'est mise en place de la dernière des préfectures jusqu'à Matignon, jusqu'à l'Elysée, auprès de chaque ministre, moyen, petit ou grand. Pour contrôler les affaires, surveiller l'administration et veiller à ce que l'idéologie du pouvoir se diffuse partout. On sait que le Général de Gaulle se méfiait des préfets et qu'il les avait cantonnés, pour l'essentiel, dans les besognes de représentation et de maintien de l'ordre public. Ce corps est devenu trop puissant au sein de l'Etat. Trop proche du pouvoir, trop politique, il est largement à l'origine de la politisation de la police et des dérives que l'on constate aujourd'hui. Il faudra songer à le dissoudre et l'alternance qui se présente sera, là encore, le bon moment pour agir. Comme partout ailleurs en Europe, la police française doit être affaire de bons professionnels, de bons spécialistes. L'ère des proconsuls, celui du jacobinisme policier, a fait son temps. Il faut résolument tourner cette page.
Il doit en être de même du rattachement pour emploi de la gendarmerie nationale au ministère de l'Intérieur. C'est l'exemple même de la mauvaise réforme, réalisée pour de pures raisons   d'économie budgétaire et qui ne peut conduire qu'au nivellement par le bas des missions de la police nationale et de la gendarmerie. Tout conduit pourtant à reconnaître qu'il existe plusieurs métiers distincts derrière le mot-valise de "sécurité" et que les missions de défense opérationnelle du territoire, de protection civile, de sécurité intérieur, de contre espionnage relèvent davantage d'une logique militaire que policière. Il y a là un vaste champ de réflexion à engager pour aboutir à une vraie réforme de la gendarmerie, dont la présence au sein du ministère de la Défense doit être réaffirmée.
Ces mesures sont indispensables. Elles sont aussi urgentes. Les questions de sécurité sont aujourd'hui parmi les premières priorités des Français. Voilà un sujet que les adversaires du chef de l'Etat auraient tort de négliger, alors que le bilan de M. Sarkozy y apparait chaque jour plus  mince.
Hubert de Marans.
 

[1]. Hubert de Marans, "Dindons, volaille et gros chapons", La Revue Critique du 14 octobre 2011. 
[2]. Enquête réalisée par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) en décembre 2011 et publiée dans son bulletin statistique Grand Angle n°28. 

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12 janvier 2012 4 12 /01 /janvier /2012 16:38
Paul Lafargue
 
Notre ami Bruno Lafourcade nous adresse, dans le cadre de ce débat sur le socialisme, un bel article sur Paul Lafargue. Lafargue, dont le nom est un peu oublié aujourd’hui, était au début du siècle dernier une des figures tutélaires du socialisme français. Gendre de Marx, créateur avec Jules Guesde en 1892 d’un des premiers mouvements révolutionnaires, le Parti ouvrier français, notre homme fut de tous les combats, de toutes les aventures, de tous les rassemblements, jusqu’à la création de la SFIO en 1905. Il fut aussi l’homme de toutes les fidélités, et en premier lieu à Marx et à son œuvre. Dans la crise qui secoua la social-démocratie européenne à la fin du XIXe siècle, Lafargue choisit d’emblée le camp de l’orthodoxie et il se plaça même aux avant-postes du combat antirévisionniste. Ses polémiques avec les proudhoniens, avec Bernstein et ses premiers disciples français résonnent alors dans toute la presse de gauche. On est frappé à leur lecture du climat d’effervescence idéologique qui régnait alors dans le mouvement ouvrier. Lafarge n’y avait pas toujours le beau rôle. Sa rhétorique était plutôt courte et son approche du marxisme assez simpliste. S’il rassurait les doctrinaires et les hommes d’appareil, il devint assez vite la bête noire des intellectuels. Son amateurisme et sa langue de bois irritaient tout particulièrement Sorel, Berth, Lagardelle, Louzon, et, derrière eux, cette Nouvelle Ecole socialiste qui cherchait déjà à « rafraichir » le marxisme.
L’histoire donna –pour un temps – raison à Lafarge. Les défections et les désillusions eurent raison du syndicalisme révolutionnaire et de la Nouvelle Ecole. Sorel et ses amis, écœurés par le ralliement du socialisme à la République bourgeoise, finirent par se disperser. Lafarge reste, lui, solidement en place. Il favorise l’union des guesdistes et des jaurésiens, participe à la création du Parti socialiste unifié, contribue à la mise en place d’une force parlementaire qui comptera plus de cent députés en 1914 et qui pèsera lourd dans les choix politiques du pays. Chose étonnante, c’est alors que son étoile commence à faiblir. Jaurès, l’ennemi, l’opportuniste, le fort en gueule, occupe une place trop grande à ses yeux dans le nouveau mouvement. Le courant de Lafarge, celui du guesdisme pur et dur, y est en déclin. Fatigue ? Dépit ? Amertume d’être peu à peu mis à l’écart ? On ne sait mais Lafarge eut le sentiment d’avoir fait son temps. Il se suicide avec son épouse le 25 novembre 1911, le jour anniversaire de ses soixante-dix ans, en revendiquant « le droit de choisir sa mort ».On lui fit les obsèques d’un dignitaire, toute la famille socialiste européenne, de Jaurès à Kautsky s’y pressa, et Lénine y fit son premier (et dernier) discours en français.
Pourquoi Lafargue ? En quoi cette figure somme toute assez conformiste nous intéresse-t-elle dans ce débat ? C’est que, sous le masque du doctrinaire, l’homme était plus libre qu’on ne pouvait le penser. Sa mort le démontre. Le démontre également ce curieux petit libre publié en 1880, Le Droit à la Paresse, qui fit plus pour la célébrité de son auteur que toute une vie militante et qui fut un des best-sellers de mai 1968 et du mouvement situationniste Que nous dit Lafarge ? Que la morale du travail, portée au pinacle par une partie du mouvement ouvrier, est une morale bourgeoise. Qu’elle sert en réalité à justifier l’asservissement des peuples, l’exploitation sans limite des classes défavorisées, l’avènement d’une société d’hilotes reposant sur le cycle absurde de la marchandise produite et consommée. L’intérêt des classes populaires n’est donc en aucune façon de travailler plus pour gagner plus mais de réduire le temps de travail et d’évoluer, grâce au développement technologique, vers une société où le loisir, la vie de famille et la culture de soi sont les fins ultimes. Un programme, comme on le voit, bien éloigné du socialisme réel et des rêves d’usines enfumées des adeptes du « beau-papa » Marx.
Bruno Lafourcade nous donne la clé de ce mystère. Chez Lafargue comme chez la plupart des révolutionnaires français du siècle dernier, sous le vernis du matérialisme historique, on retrouve la vieille veine proudhonienne, celle d’un socialisme à visage humain. Celle d’une société d’hommes libres, où le métier n’est qu’un des temps de la vie, où le progrès procède non pas de l’accumulation de travail mais de la capacité des citoyens à être maître de leur destin individuel (autonomie) et de leurs réalisations collectives (autogestion). On est là plus près des mots d’ordre de la deuxième gauche, des Lip, des Piaget, du PSU récent, de Julliard, de Rosanvallon et de quelques autres. Et Marx dans tout cela ? Après tout, la société sans travail qu’esquisse Lafargue, en gendre respectueux, ne serait-elle pas celle où « l’émancipation des travailleurs serait l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ? Et Marx lui-même, n’a-t-il pas tout dit lorsqu’il déclarait à propos de ses encombrants disciples guesdistes : « ce qu’il y a de certain c’est que moi, je ne suis pas marxiste » ? Comprenne qui pourra.
Henri Valois.
 
 
 
Paul Lafargue et la question de la propriété privée
 
Pendant que se bâtissait le mouvement ouvrier, les murs entre socialisme marxiste et anarchisme proudhonien furent sans doute, et longtemps, poreux : nombre de militants, d’écrivains et d’intellectuels préoccupés de questions sociales ont paru hésiter entre ces deux maisons, et traverser l’une pour passer dans l’autre, comme s’ils n’étaient pas certains de vouloir habiter l’une plutôt que l’autre.
C’est parfois le sentiment que l’on a en lisant l’œuvre de Paul Lafargue. Elle est certes d’un marxiste de stricte obédience (Lafargue a vu Marx de près : il en fut le secrétaire, puis le gendre) ; mais, parfois et simultanément, elle paraît portée par un élan quasi anarchisant. – On ne veut pas dire ici que Lafargue fut un proudhonien (ses attaques contre les libertaires le montrent assez) ; mais qu’il a fait entrer dans son idéal de société, sous le communisme rêvé, et notamment dans sa critique de la propriété privée, des vues qu’un Proudhon n’aurait pas contredites.
 
*
 
Il y a d’abord chez Lafargue une variété de sujets, de ton et de modes d’expression qui rend souvent réjouissante la lecture de ses textes. On lui doit des essais ethnologiques, une pochade théâtrale, des articles de critique littéraire, des études historiques, tous de bonne langue, même quand ils sont très étroitement militants. Il s’y montre vif et ironique, et ne prend pas prétexte du caractère scientifique de certaines de ses analyses pour cesser d’être polémique : chez lui, le théoricien n’éteint jamais le pamphlétaire. (Pour donner un exemple de sa verve, ceci, qu’il écrivit à propos de Boulanger : « Notre époque a vu bien des merveilles : la lumière électrique, le téléphone, la bourgeoisie représentée par le ministère qu’elle mérite, par la trinité tripoteuse, Rouvier-Heredia-Etienne et d’autres encore ; mais ces phénomènes extraordinaires sont dépassés, effacés par la stupéfiante popularité de l’illustre Boulanger, le grand général qui écrit des lettres épiques, en attendant qu’il remporte des victoires, le bouillant capitaine dont le pistolet rata le royaliste Lareinty, mais dont le sabre fit merveille contre les Parisiens en 1871. »)
L’ensemble, d’inspiration marxiste nous l’avons dit, offre une mise en perspective socio-historique des sujets les plus divers d’apparence, si les principaux sont relatifs aux questions sociales, économiques et politiques. On y trouve des études redoutablement pointues comme « La fonction économique de la Bourse » (1897) ou « La crise de l’Or aux États-Unis » (1907) autant que des articles qui tiennent davantage aux circonstances : « La question Boulanger » (1887) ou « La boucherie de Fourmies » (1891). Circonstanciels, ces textes le sont au point de faire parfois, paradoxalement, écho à notre actualité ; c’est le cas de son « Intervention contre la loi des retraites » (1910) ou de sa « Journée légale de travail réduite à huit heures » (1882).
Plus originale, sa critique politique de la littérature et de la langue française, notamment une étude d’importance sur « La langue française avant et après la Révolution » (1894) ; ou encore trois longs articles qui démystifient, allégrement et savamment, Hugo, Chateaubriand et Zola : « La légende de Victor Hugo » [1] (1885), « Les origines du Romantisme » (1896), « L’Argent de Zola » (1891), – une sorte de trilogie dont on s’étonne qu’on n’eut jamais eu l’idée de la réunir en volume.
En marxiste exemplaire, Lafargue restera toujours soucieux de faire reposer sa critique sur des bases historiques : « Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385 », et son « Essai critique sur la révolution française du XVIIIº siècle » en témoignent ; et plus généralement scientifiques : il lit, admire et utilise sans faiblir Darwin, Buffon, Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, et ne cessera d’examiner les sociétés – toutes les sociétés, celle des Grecs ou des Guaranys, des Bassoutos ou des Béchouanas (il y a chez lui un fort tropisme ethnologique) – comme un naturaliste les espèces animales.
A cet égard, poussé par l’ambition pédagogique et démystificatrice, il produira quelques textes de critique politique et historique de la religion, notamment de singulières études sur « La circoncision, sa signification sociale et religieuse » (1887), ou sur « Le mythe de l’immaculée conception » (1896).
Enfin, il a laissé une « Visite à Louise Michel » (1885) : la militante était alors emprisonnée à Saint-Lazare ; et de brefs « Souvenirs personnels sur Karl Marx » (1890) ou sur Engels (1904), – dont on regrette d’ailleurs qu’ils ne soient pas plus abondants.
 
*
 
Si on lit le programme du Parti Ouvrier Français, que fondèrent Lafargue et Jules Guesde, où il s’agit « de grouper, autour d’un programme commun et pour une action de classe, tous les travailleurs (...) en vue de la conquête totale du pouvoir politique, qui, seule, pourra réaliser l’affranchissement économique de la classe ouvrière, en socialisant définitivement l’ensemble de tous les moyens de production, actuellement possédés par une petite minorité de capitalistes non-travaillant », on voit que l’on est dans le marxisme le plus strict. Or, si l’on prétend qu’il y a tout de même du proudhonien chez Lafargue, c’est que, dès qu’il est question d’étudier la naissance de la propriété privée dans les sociétés primitives, un sujet qu’il affectionne, le marxiste paraît se changer en libertaire.
On distingue en creux, chez lui, trois types de sociétés : la société primitive, construite sur un modèle collectif ; la société industrielle, fondée sur le profit capitaliste ; et la société de l’avenir, qui retrouvera l’essence communiste des débuts par la réquisition des biens privés et des moyens de production, – et qui produira un effet de contagion structurelle (ainsi reprend-il à l’envi la phrase de Marx : « Tout peuple parvenu à un degré supérieur de développement montre aux nations qui le suivent sur l’échelle sociale l’image de leur propre avenir »). – On voit qu’il a des sociétés, ou qu’il en donne peut-être par besoin pédagogique, une vision naïve et angélique.
Au commencement, donc, existaient des sociétés sans lois, ni justice, parce que l’on connaissait, non le vol, les biens individuels n’existant pas, mais seulement un besoin naturel de prendre ce qui est nécessaire à ses appétits ; si cette pratique était connue avant que la propriété privée ne se développe [2], si nos ancêtres prenaient leurs biens « partout où ils les trouvaient », ce réflexe si naturel se mua en vol quand l’on passa du bien collectif aux biens individuels. Ceux-ci placèrent « l’idée de justice dans la tête de l’homme », mais également « des sentiments qui s’y sont tellement enracinés que nous les croyons innés ».
 
En effet, il est certain, croit-il, que l’homme primitif n’éprouve ni la jalousie ni la paternité, et qu’il pratique la polygamie : « La femme prend autant de maris que cela lui plaît et l’homme autant de femmes qu’il peut, et les voyageurs nous rapportent que tous ces braves gens vivent contents et plus unis que les membres de la triste et égoïste famille monogamique » ; alors qu’avec le développement de la propriété privée, « l’homme achète sa femme et réserve pour lui seul la jouissance de son animal reproducteur : la jalousie est un sentiment propriétaire transformé. »
Si le primitif n’éprouve pas la jalousie que connaissent les maris, les épouses, les pères et les mères, il ne ressent pas non plus la lignée, la filiation, et pas davantage, conséquemment, celui de patrie. Ce sont les sociétés modernes qui ont fabriqué ces sentiments. Pire, la propriété, si elle développe le patriotisme (et le patriotisme est une propriété étendue à son pays), entraîne, simultanément et paradoxalement, la trahison à l’égard de sa patrie : ce sont les possédants qui sacrifient leur pays pour ne pas perdre leurs biens ; c’est la raison pour laquelle « l’aristocratie française appela l’étranger pour écraser la révolution bourgeoise de 1789 [3] et la bourgeoisie de 1871 préféra livrer Paris à Bismarck [plutôt] que de partager le pouvoir avec les révolutionnaires ».
 
On le voit, le communisme primitif dont il parle, sans lois ni justice, ce collectivisme si rousseauiste par ailleurs, n’est rien d’autre qu’une utopie anarchisante. Il l’est plus encore lorsqu’il est étendu à la question du travail, dont Lafargue fait un préjugé comme un autre, au nom du « droit à la paresse » pour lequel notre auteur est resté célèbre.

 

« Dans notre société, quelles sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? » Les paysans qui possèdent leurs terres et les petits bourgeois qui possèdent leurs boutiques, répond-il ; avant de reconnaître qu’il faut compter avec ces petits possédants le prolétariat, qui lui pourtant ne possède même pas son instrument de travail. C’est que la classe ouvrière, « trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le dogme du travail », dont elle est la première victime : « Combien dégénérés sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les épouvantables misères du travail de fabrique ! »

 
*
 
Ainsi, le paradis de Lafargue serait un monde délivré du sentiment de la propriété, celle des biens autant que celle des êtres ; un monde qui renouerait avec les communautés primitives, dont tous les membres travaillent sans que l’un vive sur le dos des autres. Et Lafargue de rêver tout haut à la fin des préjugés sur le vol et la justice, mais aussi sur la jalousie amoureuse, sur le sentiment de filiation, et en conséquence sur les idées de lignée et d’héritage, et par extension encore sur les notions de race et de patrie, où, dit-il, se complaisent les sociétés capitalistes fondées sur la propriété privée : il suffirait, dit-il ingénument, que l’on retrouve l’idéal des peuplades archaïques, où il n’y a « ni mien ni tien » ; un idéal qui serait « une réminiscence de cet âge d’or, de ce paradis terrestre, dont nous parlent les religions ».
Bruno Lafourcade.
 
Bibliographie de Paul Lafargue
 
1871 Pie IX au Paradis
1880 Le droit à la paresse
1881 Le parti socialiste allemand ; La politique de la bourgeoisie ; Que veulent donc les seigneurs de l’industrie du fer ? ; Au nom de l’autonomie ; L’autonomie ; Le sentimentalisme bourgeois ; M. Paul Leroy-Beaulieu
1882 La propriété paysanne et l’évolution économique ; L’ultimatum de Rothschild ; Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385 ; La journée légale de travail réduite à huit heures ; Un moyen de groupement ; La base philosophique du Parti ouvrier ; Le communisme et les services publics
1883 Essai critique sur la révolution française du XVIIIº siècle
1884 Le matérialisme économique de Karl Marx – cours d’économie sociale
1885 La légende de Victor Hugo ; Visite à Louise Michel
1886 Les chansons et les cérémonies populaires du mariage ; Sapho ; La religion du Capital ; Le matriarcat
1887 La circoncision, sa signification sociale et religieuse ; La question Boulanger
1888 Le Parti Ouvrier Français
1890 La propriété - Origine et évolution ; Souvenirs personnels sur Karl Marx ; Le darwinisme sur la scène française
1891 L’Argent de Zola ; La boucherie de Fourmies (1er mai 1891) ; Le 1er Mai et le mouvement socialiste en France ; Avant-propos à "La Femme et le Socialisme" d’August Bebel ; Appel aux électeurs de la première circonscription de Lille
1893 Un appétit vendu ; Socialisme et patriotisme
1894 La langue française avant et après la Révolution
1895 Origine de la propriété en Grèce ; L’idéalisme et le matérialisme dans la conception de l’histoire ; Campanella, Etude sur sa vie et sur la Cité du Soleil
1896 Le mythe de l’immaculée conception ; Les origines du Romantisme ; Le socialisme et la science sociale
1897 La fonction économique de la Bourse
1899 Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics ; Notre but
1900 Le socialisme et les intellectuels
1903 Les trusts américains
1904 Souvenirs personnels sur F. Engels ; La question de la femme
1905 Socialisme et internationalisme
1906 Le patriotisme de la bourgeoisie
1907 La crise de l’Or aux États-Unis
1908 De l’antiparlementarisme et des réformes
1909 Le déterminisme économique de K. Marx ; La croyance en Dieu ; Origine des idées abstraites
1910 Intervention contre la loi des retraites ; Le problème de la connaissance
 

[1]. Il présente avant tout l’auteur de Choses vues comme un opportuniste : il fut successivement bonapartiste, légitimiste, orléaniste et républicain, mais, dit Lafargue, il n’a jamais, quel que soit le régime, modifié sa ligne de conduite : « Toujours, sans se laisser détourner par les évènements et les renversements de gouvernement, il poursuivit un seul objet, son intérêt personnel, que toujours il resta hugoïste, ce qui est pire qu’égoïste, disait cet impitoyable railleur de Heine, que Victor Hugo, incapable d’apprécier le génie, ne put jamais sentir. » Et plus loin : « Hugo a été un ami de l’ordre : il n’a jamais conspiré contre aucun gouvernement, celui de Napoléon III excepté, il les a tous acceptés et soutenus de sa plume et de sa parole et ne les a abandonnés que le lendemain de leur chute. Sa conduite est celle de tout commerçant, sachant son métier : une maison ne prospère, que si son maître sacrifie ses préférences politiques et accepte le fait accompli. » (« La légende de Victor Hugo »)
[2].  La propriété privée, explique-t-il en outre, se réduisait aux armes, aux bijoux, aux bêtes ; ce n’est que plus tard qu’elle fut étendue aux maisons et à la terre : « la terre n’est devenue propriété privée que par un subterfuge : la maison (...) est considérée par les barbares comme objet mobilier ; on la brûle à la mort de son propriétaire avec ses armes, ses chevaux et autres biens meubles. La maison étant objet mobilier, peut être possédée comme propriété privée, elle communique cette qualité au sol sur lequel elle s’élève, puis au terrain qui l’environne. »
[3]. Cette « Révolution bourgeoise », Lafargue la présente ailleurs (dans « La propriété paysanne et l’évolution économique ») comme une régression en ce qui concerne la question de la propriété : elle a supprimé la féodalité sans donner la terre aux paysans. (Dans ce même texte, on trouve des remarques qui s’appliquent très bien à la paysannerie actuelle : « Cette première période de culture extensive succéda celle de culture intensive, caractérisée par l’emploi des machines, des engrais chimiques, des semences sélectionnées, par les récoltes successives, l’élèvage du bétail, etc. La culture intensive fait de l’agriculture une industrie capitaliste nécessitant pour sa mise en œuvre des connaissances scientifiques et des capitaux importants, que ne possèdent ni la propriété moyenne, ni la propriété paysanne engourdies dans la routine et dénuées de ressources pécuniaires. »)

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