Rome est dans Rome
Nous commençons à publier dans ce numéro une série d’articles et de points de vue destinés à alimenter le débat en vue des prochaines élections européennes. En raison du bras de fer qui oppose actuellement la Commission Juncker et le gouvernement italien, il nous a paru intéressant d’évoquer en premier lieu la situation de nos amis transalpins.
Ceux qui pressentaient, au printemps dernier, que les changements politiques à Rome allaient profondément secouer l’Europe avaient vu juste. Après s’être vigoureusement opposé à la Commission pendant tout l’été sur les questions migratoires, le gouvernement italien vient d’ouvrir un second front en présentant un budget pour 2019 qui rompt avec tous les dogmes austéritaires. Bruxelles s’est immédiatement fendu d’une lettre de rappel à l’ordre. Peine perdue : Rome n’a nulle intention de modifier son projet, en tous cas à ce stade. On imagine l’émoi des Moscovici, Juncker, Oettinger et autres Draghi !
Il est vrai que, dans la confrontation qui l’oppose à la Commission, l’équipe de Giuseppe Conte s’appuie sur quelques bons arguments. Le déficit qu’elle envisage pour 2019 est dans l’épure du Pacte de stabilité, ce qui n’est pas le cas d’autres pays, à commencer par la France. Si le niveau de sa dette publique reste élevé, l’Italie fait valoir qu’elle dispose d’un volume d’épargne privée parmi les plus élevés d’Europe, qu’elle est moins dépendante que d’autres des investisseurs étrangers et qu’elle ne présente donc aucun risque de défaut.
De là à considérer que la Commission a d’autres raisons de s’opposer à ce budget, et qu’elle cherche surtout à punir un gouvernement qui assume ouvertement sa ligne souverainiste, il n’y a qu’un pas, que Rome n’hésite pas à franchir. Tout en affichant, avec sérénité mais non sans malice, son souhait de « poursuivre le dialogue avec Bruxelles ».
Que peut craindre en effet le gouvernement italien ? Les marges de manœuvre de la Commission sont quasiment inexistantes. A supposer qu’elle engage une procédure pour « déficit excessif », la démarche durera des mois et l’actuelle équipe Juncker n’a plus la longévité politique pour la mener à bien. D’aucuns espéraient que les marchés financiers feraient discrètement le travail, en provoquant une flambée des taux des obligations italiennes. Aucun risque à l’horizon : les investisseurs asiatiques ou américains, peu sensibles aux sirènes de Bruxelles, continuent d’acheter sans état d’âme de la dette italienne.
La Commission sait, par ailleurs, que le rapport de force avec l’Italie a changé et qu’il n’est plus nécessairement en sa faveur. La coalition au pouvoir à Rome dispose en effet d’une assise politique solide, qui s’est renforcée depuis les élections de mars dernier. Selon les derniers sondages, près de deux électeurs italiens sur trois soutiennent son action, et les partis qui la composent - la Ligue, conservatrice, et le Mouvement Cinq Étoiles, populiste – s’appuient sur une base sociale très large. L’opinion publique veut clairement tourner la page de la partitocratie et des scandales à répétition qui ont affaibli l’Etat. Elle souhaite la réussite d’un programme – réduction de la pauvreté, moindre pression fiscale sur les classes moyennes, sécurité, relance des programmes d’infrastructures – qui correspond aux aspirations profondes du pays. Ceux qui, à Paris ou à Berlin, parient sur l’éclatement de la coalition devraient y réfléchir à deux fois.
En outre, le gouvernement a engagé, dès son arrivée, une intense activité diplomatique pour éviter tout risque d’isolement. Elle a renoué ses liens avec des nations – USA, Russie, Chine – que l’arrogance de Bruxelles exaspère et qui peuvent apporter à Rome des appuis financiers bienvenus. Au plan européen, un veto italien sur les sanctions contre la Russie, sur le budget de l'Union, une attitude plus indulgente vis-à-vis du Royaume Uni sur le Brexit sont des armes redoutables que Rome saura faire jouer si ses partenaires se montrent trop sévères. Sans parler du double langage entretenu par l’Italie sur une éventuelle sortie de la monnaie unique, qui entrainerait inévitablement l’effondrement de l’euro et, sans doute, la fin de l’UE.
Enfin, la coalition italienne travaille activement, dans la perspective des élections européennes du printemps prochain, à faire voler en éclat l’alliance des conservateurs et des sociaux-démocrates qui a la haute main sur le Parlement de Strasbourg, la Commission et la BCE. Matteo Salvini avance habilement ses pions, avec l’appui de ses alliés hongrois, tchèques, slovaques et polonais. De son côté, le Mouvement Cinq Étoiles prend des initiatives pour fédérer les écologistes et les groupes de gauche euro-critiques dans une nouvelle alliance. Dans ce contexte, Bruxelles et à Berlin entendent manœuvrer avec prudence. Il s’agit d’éviter les provocations inutiles que Rome porterait immédiatement à son crédit.
Certains commentateurs faisaient, il y a quelques semaines encore, un parallèle entre l’Italie et la Grèce. C’est méconnaitre les réalités économique et politique. La péninsule, deuxième puissance industrielle du continent, dispose d’atouts puissants pour faire entendre sa voix et faire valoir ses choix. Il est clair que le gouvernement italien se donne les moyens de valoriser ces atouts : une forte légitimité intérieure, une stratégie internationale habile, une bonne pratique des rapports de force au sein de l’Union… Voilà un plan d’ensemble que les patriotes français de toutes obédiences devraient méditer. Le laboratoire italien n’a sans doute pas fini de nous étonner.
François Renié.