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Si les régimes démocratiques ont toujours plus ou moins souffert de leur incapacité à anticiper, cette difficulté devient préoccupante, souligne Pierre Rosanvallon, "à l'heure où les questions de l'environnement et du climat obligent à penser dans des termes inédits nos obligations vis-à-vis des générations futures". Nous y rajouterions volontiers les changements géostratégiques en cours qui dessinent un monde bien différent de celui de l'après guerre froide.
Quels sont les ressorts de cette myopie démocratique ? Le premier d'entre eux est incontestablement lié au régime électif lui-même :
Une sorte de préférence pour le présent a marqué continuellement l'horizon politique des démocraties. Tout le monde connaît la célèbre formule de Rabaud Saint Etienne : "L'histoire n'est pas notre code". De fait la démocratie s'est définie comme une préférence pour le présent. Il y a à cela des raisons structurelles. La préférence pour le présent dérive à l'évidence de comportements dictés par les rythmes électoraux ou les impératifs sondagiers. La course éperdue au court terme est d'abord fille des conditions d'exercice de la lutte pour le pouvoir. Il est ainsi banal d'opposer les idéaux du politicien qui ne se préoccuperait que de la prochaine échéance électorale à ceux de l'homme d'Etat qui aurait, au contraire, l'oeil fixé sur un horizon plus lointain.
Nous savions tout cela et cette "tyrannie de l'élection" est encore largement présente dans nos démocraties modernes. La Constitution de la Ve République était censée en corriger les travers mais on peut se demander si, dans une certaine mesure, elle ne les a pas aggravés en faisant de la compétition présidentielle la clé de voûte de notre vie politique.
Mais Pierre Rosanvallon va plus loin et discerne d'autres causes plus structurelles à cette préférence pour le présent. La première tient à l'histoire même de la démocratie
qui n'a pu faire son chemin qu'en s'arrachant aux puissances de tradition et en légitimant les droits du présent afin de ne pas se laisser emprisonner dans une temporalité prédéterminée.
En rappelant la formule terrible de Jefferson "la Terre appartient aux vivants", Rosanvallon montre bien l'infirmité principale du régime né des Révolutions des Lumières: en niant l'histoire, et d'abord l'importance du passé comme champ de l'expérience humaine, le régime électif s'interdit de comprendre l'avenir. On retrouve ce même constat chez Marcel Gauchet (2) qui y voit, tout comme Rosanvallon, une volonté de rupture avec l'Histoire mais également avec la religion :
Dans le monde postrévolutionnaire d'aujourd'hui, plus aucune religion séculière ne peut en outre conduire à donner sens à l'action collective en la rapportant prioritairement à une lointaine espérance. Tocqueville disait : "Le propre des religions est qu'elles donnent l'habitude de se comporter en vue de l'avenir." Le long terme était autrefois toujours associé à l'idée de salut. Les impératifs de sécularisation et ceux d'une expression autonome de la volonté générale se sont de la sorte superposés pour borner l'horizon temporel des démocraties.
Et Tocqueville de conclure à partir de ce double constat de carence que "les régimes démocratiques sont décidément inférieurs aux autres dans la direction des intérêts extérieurs de la société". N'est-ce pas le même constat que fera un peu plus tard Maurras en incriminant l'incapacité de la démocratie à disposer d'une politique extérieure et d'une politique de défense dignes de ce nom.
La démocratie l'emporterait-elle dans sa faculté à gérer et à bien gérer le présent ? Rien n'est moins sûr. Et Rosanvallon de rappeler l'autre grand reproche adressé au régime électif: son incapacité, dans la plupart des cas, à faire face aux circonstances exceptionnelles. Critique qui porte d'autant plus fort qu'elle se fonde la plupart du temps sur des faits réels: crise sociale comme au moment de la Commune, crise internationale comme on l'a vu avant la guerre de 14 et pendant l'entre deux guerres, crise coloniale qui épuisa la IVe république...
Alors qu'un Tocqueville accusait les démocraties de ne pas savoir regarder l'horizon assez lointain, un Carl Schmitt instruira le procès en impuissance des démocraties pour ne pas savoir trancher dans l'urgence, freinées qu'elles sont supposées être par la nécessité d'une décision collective. Entre une critique décisionniste et la dénonciation du penchant court-termiste, les démocraties ont souvent été décrites comme temporellement dysfonctionnelles.
Constat terrible ! Auquel les démocrates ont opposé pendant longtemps une sorte de déni. Non, disait Renan, "on ne peut confondre la démocratie avec le caprice de l'instant", elle doit s'appuyer sur ce qui fait sa force, à savoir l'expression d'une volonté, celle du peuple, pour agir dans la durée. Peine perdue, diront les adversaires du régime électif, cette volonté est aussi changeante d'insaisissable, elle ne fonde aucune action dans la durée ! Cette difficulté, un grand nombre de penseurs l'ont bien identifiée, dès les lendemains des Révolutions américaine et française:
Ainsi Sieyès a essayé de définir les conditions dans lesquelles on pouvait considérer nécessaire la mise en place de gardiens du long terme dans les démocraties. Comment articuler un pouvoir exécutif et des gardiens du long terme, ce sujet très fortement présent pendant la Révolution française a, hélas, été oublié pour ne revenir qu'aujourd'hui à l'ordre du jour.
Comme le rappelle Rosanvallon, cette question des "gardiens du long terme" a été longtemps éludée parce qu'il existait, au sein de la République, deux institutions qui en tenait lieu : l'Etat de service public, successeur de l'administration d'Ancien régime, a longtemps joué ce rôle de contre-poison de la démocratie; la représentation nationale, héritière elle aussi du parlementarisme de la Restauration, a pu servir de filtre aux injonctions populaires; elle a également cherché à recréer une élite au sein d'un régime par nature antiélitiste. Mais force est de reconnaître que ces institutions ont perdu beaucoup de leur légitimité, que la dictature de l'instant s'est également emparé du travail de l'administration et de celui des parlements. Le désir de démocratie directe, de "démocratie participative" qui est apparu récemment dans le débat politique est caractéristique de cette usure du pouvoir des bureaux et des notables républicains.
Que faire alors, si l'on veut affronter efficacement les nouveaux défis du long terme? Accepter une démocratie complexe et plurielle, nous répond Pierre Rosanvallon, créer à côté des institutions qui fonctionnent selon les règles de la majorité d'autres institutions qui fonctionnent selon la règle du consensus.
Ce dont la plupart des démocraties souffrent actuellement est de ne pas avoir suffisamment saisi le lien nécessaire qu'il y a entre des institutions conflictuelles majoritaires et des institutions exprimant un consensus. La question avait pourtant été étudiée lors des Révolutions américaine et française. Si l'on avait mis en place dans le Vermont et en Pennsylvanie un Conseil des censeurs, c'était précisément pour que cette dualité fût représentée. Et l'idée même du Tribunat, due en partie à Benjamin Constant et à Sieyès, correspondait à la mise en place d'une dualité entre les institutions de la majorité et celles des consensus.
C'est là que nous ne pouvons plus complètement suivre Pierre Rosanvallon. Son rêve d'une démocratie complexe, d'institutions mixtes se heurte, hélas, à une double réalité : la puissance du sentiment "majoritaire" qui délégitime toute institution qui n'en procède pas, sauf à ce qu'elle relève d'une autre source de légitimité, d'un niveau supérieur; une certaine dérive populiste, dont le sarkozysme est chez nous l'expression la plus visible, qui réfute par principe le temps long de l'action publique. Si, pour reprendre des expériences que Pierre Rosanvallon connaît bien, la planification à la française ou l'aménagement rationnel du territoire ont connu dans les années 60 leurs heures de gloire, c'est que ces préoccupations étaient portées, inspirées, animées par un pouvoir supérieur qui tirait sa légitimité du long terme. Ce pouvoir est aujourd'hui en miettes. C'est d'abord lui qu'il faut reconstruire si nous voulons vivre et grandir dans un monde qui, à nouveau, a de la mémoire.
Paul Gilbert.
(1). Pierre Rosanvallon, "La myopie démocratique.", Commentaire n°131, Automne 2010.
(2). Marcel Gauchet, L'avénement de la démocratie, II. La crise du libéralisme 1880-1914. (Gallimard, 2007).
Plaisirs
Peut-on encore dire du bien du Magazine littéraire et la publication que dirige d'une main fine José Macé Scaron n'est-elle pas déjà au-dessus de tous les éloges ? Eh bien, il faudra trouver de nouveaux compliments. Bien, parfait, optime, voilà les mots qui viennent à l'esprit à la lecture du numéro d'octobre, tout entier consacré au plaisir. Un plaisir vrai, où l'on retrouve la calme figure d'Epicure, le philosophe le plus calomnié de l'Antiquité, les clins d'oeil d'Ovide, la joyeuse luxure de Casanova et de l'Arétin, le bon rire de Rabelais et le sensualisme raffiné de Roland Barthes. Mais, nous en voudra-t-on ? Dans ce catalogue des écrivains de bonne humeur, deux noms retiennent plus particulièrement notre attention : celui de Perrault, celui de La Fontaine. Parce qu'ils ont charmé notre jeunesse, parce qu'ils nous parlent de ce royaume enfoui en nous-même, celui des plaisirs perdus, celui de l'enfance.
"Instruire et plaire" : tel est l'impératif du conteur et du fabuliste et c'est en même temps le beau mot d'ordre de la jeunesse. Comme le rappelle Marc Escola :
Toute narration à l'âge classique se trouve ainsi idéalement subordonnée à l'illustration d'une maxime, au nom de la souveraine alliance du plaisir et de l'instruction : partisans des Modernes et thuriféraires des Anciens semblent au moins d'accord sur ce point, et Perrault peut reprendre dans les "seuils" de ses différents contes le lexique même de La Fontaine dans les épîtres et dédicaces qui accompagnaient ses deux recueils des Fables. [...] Le conteur fait chorus en rappelant en tête du recueil de 1695 que "les contes faits à plaisir" ne sont pas "de pures bagatelles" mais "renferment une morale utile, et que le récit enjoué dont ils sont enveloppés n'a été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l'esprit et d'une manière qui instruisit et divertit tout ensemble".
Mais l'enseignement, s'il inclue bien l'initiation, trouve au siècle de Louis le Grand ses limites dans l'esprit de sérieux. Il s'agit pour La Fontaine :
"Non pas d'exciter le rire, mais de rechercher un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux " (préface des Fables, 1668) : une façon de narrer "de telle manière que vous fassiez concevoir au lecteur que vous ne croyez pas vous-même la chose que vous lui contez" (Boileau, Dissertation sur le conte Joconde de La Fontaine, 1664), en rapportant l'histoire comme reprise d'une autre, à la façon d'une longue citation et sans conter "tout de bon", avec toute la distance que comporte ce que l'on appelle aujourd'hui le second degré". Ce je ne sais quoi, aux antipodes de tout esprit de sérieux (l'érudition est le péché capital qui ferait du conteur un "pédant de collège") est le ton même des gens du monde, qui se distinguent et se reconnaissent précisément par là : dans le souci constant de donner un double plaisir en donnant à entendre deux choses à la fois qui, belles séparément, deviennent plus belles étant jointes ensemble", en conjuguant donc" feinte naïveté", goût de la "surprise", "enjouement libre et agréable, plaisanterie qui charme et émeut" en même temps (Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, 1693).
Enjouement, plaisanterie, charme... avec, pour faire bonne mesure, une once de mélancolie. Comme dans ces vers où notre fabuliste clôt si simplement son apologue du "Pouvoir des Fables" :
Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'Âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Eugène Charles.
Eugène Charles.
Tirs croisés sur l’art contemporain
Tous les grands magasins vont devenir des musées et tous les musées vont devenir des grands magasins.
Andy Warhol.
Deux articles, publiés récemment dans des revues que pourtant tout oppose, Le Monde diplomatique d’une part, Commentaire de l’autre, ouvrent joyeusement le feu sur l’art contemporain. Cette vieille baudruche de nos sociétés post modernes n’est donc plus intouchable; elle attire désormais les coups de bâton des deux côtés de l’échiquier intellectuel. On s’en félicitera. On y verra même un nouveau signe des changements en cours dans la République des arts et des idées.
Dans le Monde diplomatique d’avril 2010 [1], c’est le philosophe Dany-Robert Dufour, l’excellent auteur du Divin Marché [2], qui ajuste son tir sur les créateurs en mal de provocation. L’ouverture de l’article réjouira plus d’un de nos lecteurs :
L’art contemporain est révolutionnaire ; en conséquence, ceux qui ne l’apprécient pas sont soit de francs réactionnaires, soit des réactionnaires qui s’ignorent, c’est-à-dire des néo-réactionnaires. De telles étiquettes sont aujourd’hui systématiquement posées sur tous ceux qui osent encore s’interroger devant certaines œuvres et pratiques de l’art contemporain. Plutôt que de courir le risque d’être soupçonné de populisme, d’incompétence ou de sottise, rien d’étonnant si l’on choisit le plus souvent de taire ses réserves. Vous préférez-vous réactionnaire ou révolutionnaire ? Du côté de la modernité ou de l’académisme ? Ce procédé, qui clôt tout débat avant qu’il ne commence, a une remarquable efficacité, dont les ressorts et les objectifs méritent assurément d’être élucidés : car, s’il est déployé aussi bien dans un certain type de discours sur l’art que dans un certain type d’art indissociable de ce discours, de façon bien plus large il opère également dans le vaste domaine de la rhétorique politique. Le champ artistique examiné ici sert donc de « modèle », destiné à en éclairer les enjeux.
Qui y a-t-il réellement derrière cet esprit « révolutionnaire », cette volonté de provocation ? Aucune quête du sens ou de la vérité, mais un plaisir purement nihiliste, celui d’imposer au spectateur ses passions et ses bassesses et de le placer devant le choix impossible de la connivence ou de la ringardise. Les provocations d’un certain art contemporain ne reposent plus alors que sur le vide, le snobisme et l’argent, nous dit Dany-Robert Dufour. Et notre philosophe d’aligner une belle brochette de talents surfaits ou faisandés, où Koons (le bien nommé), Fabre et quelques autres trouvent logiquement leur place.
Cet art de la manipulation, caractéristique de la publicité, s’applique aujourd’hui aussi dans l’art contemporain, quand il devient un lieu où se cherchent tous les moyens possibles de compromettre le spectateur : intérêt, intéressement, connivence. Les exemples ne manquent pas. Il suffit de penser aux œuvres des artistes parmi les plus réputés de notre époque. Du belge Jan Fabre, qui présentait récemment au Louvre un choix d’excrétions diverses du maître lui-même, à Jeff Koons, fameux pour ses divers caniches géants, la bonne vieille recette compromission-connivence déploie sans faiblir dans l’art postmoderne la stratégie dûment payante du « second degré » : 1) provocation sans tabou ; 2) qui ne produit aucune autre signification ; 3) d’où s’ensuit la rumeur médiatique qui en enclenchera…4) une intéressante spirale spéculative.
S’appuyant sur les analyses de Jean Baudrillard [3], qui étrilla lui aussi en son temps cet art « aussi nul qu’insignifiant », M. Dufour met à jour les ressorts d’une certaine modernité « démocratique » où artiste et spectateur consentant partagent en réalité la même morale, celle du refus des valeurs…
Cet art « narcynique », à la fois narcissique et cynique, est difficile à démasquer parce qu’il repose sur une prémisse « ultradémocratisme » très en vogue : il serait impossible de distinguer un objet réellement artistique d’un objet quelconque parce qu’il faudrait alors introduire une hiérarchie. Or toute hiérarchie impose des valeurs, ce qui revient à faire preuve d’un penchant plus ou moins avoué pour l’ordre, tout ordre étant ordre étant en puissance porteur de totalitarisme : banalités dignes des brèves de comptoir, on agite alors le spectre du fascisme ou du stalinisme, dans le champ politique, tandis que, dans le champ philosophique, le « totalitarisme » menacerait avec le criticisme hérité d’Emmanuel Kant par exemple. (…) Donc, pour éviter le tribunal, la Terreur et autres dictatures, on se refuse à toute hiérarchie critique, ce qui permet de donner à un tas d’excréments la dignité de l’objet artistique, dans la mesure où il est supposé avoir autant de valeur que n’importe quelle œuvre – voire davantage, dans la mesure où, ayant renoncé à la re-présentation, qui implique une coupure nette entre ce qui est « présenté » et la réalité, cet art contemporain présente directement, sans mise en distance symbolique, la provocante pulsion, celle de l’artiste, ou celle par laquelle il a été investi comme objet d’art, ce qui est le rôle des collectionneurs, dont l’un des plus emblématique est certainement M. François Pinault.
… à l’exception de celles de l’individualisme, de la satisfaction des pulsions et de l’argent. On retrouve ici - et Dany-Robert Dufour y fait référence - cette « comédie » de la subversion, chère à Philippe Muray, qui n’est en réalité que la face cachée du conformisme postmoderne.
On voit comment la rhétorique perverse mène à l’obscénité : s’y affirme qu’on peut, qu’on doit pouvoir tout constituer en objet vendable. Si exhiber ce qu’on ne saurait montrer, ce que seule la pulsion justifie, fait de l’art et fait de l’argent, chacun est alors libre d’agir en fonction d’une intériorisation individuelle de la loi du marché, cette loi qui s’appuie sur la demande de satisfaction des pulsions, et ne se souvient que de la jouissance, directe, revendiquée, exhibée, étant bien entendu qu’il est d’autres jouissances que sexuelle. C’est là ce qui se joue dans l’art en régime ultralibéral. Cette tolérance de l’art contemporain pour le n’importe quoi n’est pas anodine. Puisque c’est au nom de la liberté d’expression que les propositions les plus intolérables devront être tolérées, comment ne pas voir que cet ultradémocratisme est exactement, sur le plan politique, ce qui peut directement conduire à la tyrannie – on sait d’ailleurs possible cette conversion depuis La République de Platon ? On a ainsi assisté à une sacralisation de l’acte… fumiste, qui s’est longtemps justifié par référence au geste de Marcel Duchamp exposant, en 1917, le readymade Fontaine, un urinoir standard ainsi rebaptisé. (…) Les nombreux artistes qui, à partir des années 60, s’en sont réclamés, se sont contentés de reproduire ce geste, duplication vide de tout enjeu : nous sommes entrés dans l’ère du « comme si », qui ne pouvait conduire qu’à la « comédie » de la subversion (le mot est du romancier et essayiste Philippe Muray). (…) Mais cette subversion ne consiste qu’à affirmer le principe libéral fondamental : il n’existe aucune autre réalité que celle de l’individu ; tout ensemble social n’est que le résultat de l’action des individus ; enfin, les hommes visent toujours dans leurs échanges la maximisation de leurs gains. L’alter ego n’est donc plus compris comme la condition de la réalisation de chacun, mais comme un risque permanent d’empêchement : art et civilisation du « tout à l’ego », revendiquant sourdement qu’il n’y ait pas de limite à ce à quoi l’individu a droit. Quelle belle subversion, qui veut confondre l’aliénation même et la libération !
On ne peut pas s’empêcher de rapprocher les propos de Dany-Robert Dufour de l’article que publie l'historienne d'art Christine Sourgins dans la livraison de l’hiver 2009-2010 de Commentaire [4]. Mme Sourgins n’en est pas à son coup d’essai contre ceux que Muray appelaient les subversifs subventionnés ou les transgresseurs disciplinaires. Elle instruit depuis longtemps le procès du nouvel ordre esthétique, avec infiniment de finesse et de rigueur. De chronique en chronique, de livre en livre [5], son réquisitoire s’enrichit et s’épaissit. Elle suspecte, elle aussi, derrière les dérives de l’art contemporain, autre chose que le simple appât du gain ou le piège à gogos. Son propos est moins idéologique que celui de M. Dufour, elle ne partage sans doute pas complètement sa critique de l’ultra libéralisme, mais elle flaire, tout comme lui, sous les délires néo-esthétiques, la culture de mort et l’odeur de l’argent, l’un n’allant d’ailleurs jamais sans l’autre. L’intérêt de son article est précisément de remonter aux sources, puisqu’elle nous fait redécouvrir le film que Roberto Rossellini consacra en 1977 à l’ouverture de Beaubourg. Il s’agit d’un document presque brut, sans aucun commentaire, qui montre à la fois ce que fut l’émergence du Centre Pompidou dans un Paris éventré par la rénovation urbaine, les propos lénifiants de ses concepteurs et le désarroi de la foule des visiteurs, perdue dans cet immense supermarché culturel. On devine que le maître du néoréalisme italien a pris beaucoup de plaisir à filmer toutes ces contradictions de la modernité :
Enfin, nous voilà au musée proprement dit. On avait oublié (Orsay n’état pas encore ouvert) qu’il débutait avec des œuvres XIXe, celles de Gustave Moreau ou Odilon Redon. En face, le douanier Rousseau : « des œuvres 1900, dit un conférencier, qui ont donné un sens à la génération future ». Flagrant délit d’anthropocentrisme typique de la contemporanéité absolutisée : aujourd’hui est plus qu’hier et bien moins que demain (à ce compte là, Xavier Veilhan dépasse Le Brun ipso facto) et finalement le monde n’a été créé que pour aboutir à nous… Le musée est chronologique, précise une voix. C’est précisément ce qui désoriente le public, sans doute plus désireux d’aller à la rencontre de la personne d’un artiste. La chronologie des histoires de l’art est trop distanciée, l’homme de la rue n’est pas familier : il tâtonne, essaie d’identifier… Et là commence un catalogue d’inepties justifiant la petite histoire qui veut que l’objet qui entende le plus de bêtises soit une œuvre d’art. Ce « machin » est un De Chirico, tandis que les disques colorés de Delaunay passent pour des oreilles de Mickey… Certains s’énervent, voudraient donner des coups de pied, d’autres « se régalent », employant le vocabulaire des gourmets. (…) Avec Beaubourg cependant, Rossellini retrouve une thématique qui l’intéresse : la « confrontation avec une réalité tellement énigmatique dans sa différence qu’elle fait scandale », le héros rossellinien étant incapable de « l’assimiler, de lui donner un sens dans son code, de résorber l’écart qui le sépare d’elle » Le cinéaste a toujours aimé filmer la mise en présence « d’êtres d’espèces, de milieux ou de cultures radicalement hétérogènes, absolument opaques et énigmatiques l’un à l’autre »
Le documentaire de Rossellini exprime à la fois la distance et l’absence. Distance entre les œuvres et le public. Absence des créateurs, comme si l’art n’était plus qu’une succession d’objets anonymes, labellisés, à consommer :
Dans ce film, la masse des visiteurs passe à l’écran et parle, le monde de la conservation et des décideurs aussi : tout accrochage du musée en est l’expression. Mais les artistes ? Certes, ils se sont exprimés chacun dans leur œuvre, mais sur l’usage qui en est fait, sur le regard que le musée porte sur elles et sur eux ? A aucuns moment ils n’interviendront ni n’auront la parole. Ils ne sont pas là. Paradoxe d’un musée d’art moderne, qui, à une époque où beaucoup d’artistes sont encore vivants, les exclut du grand jeu d’un art contemporain qui va commencer à virer au label, au genre, et à ne plus désigner simplement l’art d’une temporalité précise.
La conclusion de la critique d’art rejoint celle du cinéaste et du philosophe. Elle dépiste derrière Beaubourg autre chose qu’une succession de fautes de goût. Le Centre Pompidou fait corps avec son époque, il exprime ce nihilisme fin de siècle que dénonçait Nietzsche à la fin du siècle précédent. En refusant bien évidemment de se voir dans le miroir que lui tend le cinéaste :
Fracture avec le public, exclusion des artistes, désacralisation de l’art et sacralisation de l’instrument de monstration… Ce que filme Rossellini pourrait s’appeler Art contemporain, année zéro, soit l’émergence d’un nouvel ordre muséal qui s’est voulu un idéal et donc… incritiquable. Comment s’étonner que ce film ait été oublié ? Si Beaubourg est un des totems du monde contemporain, l’ultime œuvre de Rossellini en est le tabou. Jusques à quand ?
Sainte Colombe.
[1]. Dany-Robert Dufour, Créateurs en mal de provocation, Le Monde diplomatique, Avril 2010.
[2]. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. (Denoël, 2007)
[3]. Jean Baudrillard, Le complot de l’art, Libération, 20 mai 1996.
[4]. Christine Sourgins, Rossellini à Beaubourg, Commentaire n°128, Hiver 2009-2010.
[5]. Christine Sourgins, Les mirages de l’art contemporain (La Table ronde, 2005). On consultera également avec profit ses chroniques dans les revues Commentaire, Conflits actuels, Liberté politique, Catholica, Kephas.
Pierre Nora et l’identité française
La revue Le Débat publie, dans son dernier numéro, une remarquable étude de Pierre Nora sur « les avatars de l’identité nationale » (1). Il y traite à la fois de la façon dont cette identité s’est constituée, de la manière dont elle s’est transformée dans la période récente et des raisons du trouble qui l’affecte actuellement. Nous en extrayons plusieurs passages qui expriment la diversité et la complexité d’un sujet qui ne peut pas se réduire à la caricature qu’a voulu en faire le débat Besson.
Pierre Nora insiste en premier lieu sur les traits généraux du modèle français: ancienneté, continuité, unité, liaison avec l’Etat et rapport enraciné à l’histoire. Il y ajoute la diversité, facteur essentiel sur lequel nous insistions nous aussi il y a quelques mois à propos du débat sur « l’identité nationale » (Revue critique du 8 janvier 2010). C’est bien souvent le jeu des différences, des identités locales ou régionales, des cultures et des religions, voire des antagonismes, qui a forgé notre histoire, qui a fait et continue à faire à la fois sa richesse et sa singularité.
A ces caractères originaux il faudrait ajouter un catalyseur : les forces d’éclatement. Si paradoxal que cela puisse paraître, on peut soutenir que la France s’est aussi fondée sur les puissances de dispersion. L’appel à l’unité n’a, probablement, été si fort, si permanent qu’à cause des forces de disruption et de diversité que la France a comportées. La phrase dont on finit par ne plus savoir si elle est de Michelet, Paul Vidal de la Blache, Lucien Febvre ou Fernand Braudel, le dit nettement : « La France est diversité ». » A mon sens, la France n’est pas d’abord diversité, elle est plutôt division : aucun pays sans doute n’est composé d’autant de pays, de peuples différents, de langues ou de réalités physiques différentes, de forces hétérogènes ; autant d’éléments inconciliables qu’il a fallu politiquement concilier, dans une permanence d’autorité étatique. Surtout, cette apparence de continuité a gommé la permanence des déchirements- Armagnacs et Bourguignons, guerres de Religion, Fronde, etc. -, comme la profondeur des ruptures que la France ancienne a pu connaître, le passage des Mérovingiens aux Capétiens par exemple, celui de la monarchie féodale à l’Etat royal, ou à la monarchie absolue.
Autre élément essentiel : la Révolution française. Elle marque, selon Nora, trois ruptures dans la perception de l’identité collective : temporelle, spatiale et sociale. Cette dernière rupture, sociale, c’est celle du Tiers Etat qui exclue de la nation les « ennemis de la liberté » : noblesse, privilégiés. Puis, graduellement, on marginalise ou on diabolise tout ce qui peut s’opposer de près ou de loin aux idées de la Révolution et de la République : clergé, paysannerie, milieux catholiques, cadres de l’armée ... Le ciment républicain de l’unité française, c’est d’abord l’ennemi intérieur, le déviant, le « mauvais patriote », puis, par glissement, l’ennemi extérieur à qui l’on fait la guerre :
La Révolution renforce d’abord la hantise de l’ennemi, qui est liée à la guerre et à la permanence de la guerre, peut-être plus forte et plus constante en France qu’elle n’a été dans aucun pays d’Europe. Ni l’Espagne, ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Angleterre n’ont vécu d’une manière aussi intense, ni intériorisé la permanence de la guerre et, donc, la conscience militaire de soi. La France a dû faire la guerre à tous les pays du monde, à part la Pologne et les Etats-Unis. Elle a vu des ennemis partout à l’extérieur et à l’intérieur. (…) Ce sentiment de l’adversaire est congénital à l’identité depuis la Révolution. La disparition de la France contre-révolutionnaire, la victoire des Lumières sur la religion, le ralliement de la droite à la République ont été, à leur façon, puissamment générateurs d’un trouble de l’identité nationale. La République avait besoin d’ennemis. Comme disait de Gaulle : « La France est faite pour les grands moments et pour les grands périls ». Tout cela explique que la Révolution renforce l’idée d’identité qui devient convulsive en 1792 et 1793. C’est à ce moment là que se constitue toute la symbolique de l’unité. Le « salut public », la « patrie en danger » ont par exemple stimulé ce besoin juridique déjà bien ancré de garantir l’unité de la nation, ce réflexe autarcique du « seul contre tous », sur lequel repose beaucoup de l’imaginaire national. (…) C’est pendant la Révolution que l’appel permanent à l’unité est devenu un thème conjuratoire et obsessionnel.
Il est frappant de voir comment ce concept d’adversaire, d’opposant intérieur puis d’ennemi extérieur structure l’identité républicaine tout au long du XIXe siècle et jusqu’au XXe siècle. La laïcité à la française, si ambiguëe, si différente de celle des autres pays, en est une retombée directe. L’ennemi d’hier, c’était le chrétien et singulièrement le catholique, porteur d’une autre histoire que celle des Lumières. L’ennemi d’aujourd’hui, ce peut être le musulman, car comme l’indique Pierre Nora « l’islam dans son principe, ne faisant guère de différence entre le politique et le religieux, repose le problème que l’on avait cru résolu avec le christianisme ». Rien d’étonnant donc à ce que le rejet non seulement de l’islamisme mais de l’islam rassemble aujourd’hui autant de républicains des deux bords, des conservateurs jusqu’aux laïcs militants.
Mais, au-delà de la querelle religieuse, Pierre Nora a raison de souligner que ce qui est au cœur du malaise français depuis une trentaine d’années, c’est une forme de nostalgie du passé qui n’a plus prise sur le présent. La nation héritage, celle des historiens, tendant à faire disparaitre la nation projet, celle des politiques :
Pendant une bonne trentaine d’années, des années 1940 aux années 1970, le gaullisme et le communisme, ces deux phénomènes symétriques, contradictoires et complémentaires, ont pu masquer la réalité. Ils ont pu, chacun à leur façon, entretenir l’illusion qu’une grande histoire et qu’un grand destin étaient réservés à la France. Tous deux ont combiné à des doses variables, les deux thèmes majeurs dont l’entrelacement a tissé l’histoire de la France contemporaine, Nation et Révolution. Et à ce titre chacun a pu représenter une version concentrée, synthétique, plausible et prometteuse de l’histoire nationale. (…) La France ne s’est jamais vraiment remise de leur effacement simultané. La France se sait un futur, mais elle ne se voit pas d’avenir. C’est la raison du pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif – historique, peut-on dire. (…) La nation selon Renan supposait la solidarité des deux notions dont nous vivons très précisément la dissociation : la nation comme héritage et la nation comme projet. Le passé qui n’apparaît plus comme une garantie de l’avenir et l’absence d’un sujet historique porteur : le noyau dur de la fameuse « crise » de l’identité nationale est là. Pas ailleurs.
Nous renvoyons là encore aux analyses developpées ici même en décembre et janvier dernier, ainsi qu’à l’entretien plein de finesse donné au Monde en novembre dernier par le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim (Revue critique du 23 décembre 2009) sur « la France par les rêves ».
La notion d’identité nationale va-t-elle progressivement s’éclipser au profit des nouvelles identités sociales, mémorielles ou patrimoniales qui émergent au sein de la société française ? Plus ou moins, nous répond Pierre Nora. Il est clair que ces revendications identitaires prennent du poids. Mais le paradoxe, c’est qu’elles nous renvoient souvent à une autre vision de la France, plus vaste, plus ouverte, plus généreuse aussi, que celle que nous a transmise le XIXe siècle. Et que c’est à cette France-là qu’elles souhaitent se rattacher:
Allons plus loin : elles étaient, elles sont à leur manière, une revendication de l’universalisme français contre une France infidèle à elle-même, rétrécie et, pour reprendre l’expression désormais consacrée, moisie. Il est pourtant impossible de ne pas remarquer combien ces revendications identitaires et mémorielles s’inscrivent à l’intérieur de la nation comme un appel à la reconnaissance. A part les mini-nationalismes breton et corse – et encore… -, toutes résonnent, y compris les plus apparemment radicales, comme des demandes d’inscription au grand livre de l’histoire nationale. Il y faut le symbole, la loi, la Constitution, la parole officielle d’Etat.
Ce mouvement identitaire peut être une chance pour la France, pour peu qu’on sache le comprendre et l’accueillir. Le dialogue est déjà largement entamée entre chrétiens et musulmans. Attention, nous dit Pierre Nora, à ne pas tomber pour autant dans l’angélisme. La reconnaissance des identités a ses limites. Elle ne doit conduire ni aux dérives communautaristes, dont les Français ne veulent pas, ni au déni de l’histoire:
Autant ne pas prendre la mesure de la nouvelle revendication de ces identités mémorielles condamne à ne pas comprendre pourquoi et comment peut aujourd’hui se poser la question de « l’identité nationale », autant ne pas tenir compte du caractère mouvant, mobile, évolutif, conflictuel et en perpétuelle recomposition de ce champ de forces condamne à n’y intervenir qu’à l’aveugle.
Pour manœuvrer entre ces écueils, il nous faudra la sagesse de l’historien. Mais il nous faudra aussi l’œil du politique.
Paul Gilbert.
Sarkozy, le pouvoir et l'Etat
La revue Esprit est agaçante, son angélisme et son démocratisme souvent exaspérants, mais il faut reconnaître que ses dossiers sont remarquables. On se plongera avec délice dans la dernière livraison datée de mars-avril et presque entièrement consacrée à L'Etat de Nicolas Sarkozy. L'ensemble est complet, très solide et d'une grande finesse d'analyse, même si l'on peut regretter ça ou là quelques facilités idéologiques.
On lira tout particulièrement l'article que Lucile Schmidt consacre aux relations entre le sarkozysme et les institutions de la Ve République [1]. Elle s'interroge sur ce qui restera de nos institutions, après le passage de l'actuel chef de l'Etat et les contorsions qu'il fait subir à la fonction présidentielle :
C'est peu dire que Nicolas Sarkozy a changé le profil du titulaire de la fonction présidentielle. Fini le lien consubstantiel entre le président de la République et l'intérêt général, fini le mythe de l'Etat impartial dont il ne serait que l'incarnation et le prolongement. Il a totalement rompu avec la conception de la Ve République qui faisait du Président un haut personnage, énonçant une vision stratégique, protégé des aléas du quotidien et intervenant selon des modalités au moins solennelles et souvent sibyllines. Le chef de l'Etat conçoit son rôle en termes d'implication permanente. Sans cesse exposé, sans cesse motivé, il est toujours sur la brèche. Quand un problème existe, il le soulève, s'il ne fait pas mine de le résoudre immédiatement.
On voit aujourd'hui où nous mène cette conception brouillonne du pouvoir, mi populiste, mi césarienne, qui joue sur l'émotion, la médiatisation du politique, sans rien résoudre quant au fond. Tout cela a-t-il d'ailleurs de l'importance pour le pouvoir actuel, et cette agitation vibrionnante n'est-elle pas destinée à dissimuler une autre réalité, celle d'un pouvoir qui sert d'abord certains intérêts économiques ?
Le nouveau Président assume son goût pour l'entreprise et n'hésite pas à plaider sur le rôle social positif des "riches". C'est une suite logique des choix de son parcours politique, restant notamment associé de son cabinet d'avocat alors qu'il était ministre de l'intérieur. En mettant systématiquement en scène une relation décomplexée à l'argent et à ceux qui en possèdent (le Fouquet's, les amitiés avec Vincent Bolloré ou Martin Bouygues, l'augmentation de son traitement présidentiel), ou l'exaltation de l'apport des riches à la nation (bouclier fiscal), il illustre une conception où le pouvoir politique ne vaut que dans son imbrication au pouvoir économique. Cela ne lui interdit pas, en période de crise, de stigmatiser les traders, ou les bonus des dirigeants des banques et de plaider pour un plan anticrise européen. Mais ces déclarations ne remettent pas en cause le changement de paradigme présidentiel. Ce n'est plus au sein des institutions publiques que celui-ci va chercher sa force et son rôle d'influence, mais auprès d'individus et de réseaux privés. (...) Plus qu'un mélange des genres, cette attitude traduit, au nom de l'absence de tabous, la volonté de mettre fin à une certaine exception française reposant sur le primat de la puissance publique.
Voilà, résumée en un paragraphe, toute la sociologie du sarkozysme. Nous sommes loin de l'oligarchie d'Etat qui a fait les beaux jours des gouvernements de gauche et que l'on retrouve aujourd'hui à la tête du Parti socialiste. Mais le sarkozysme n'est pas non plus l'émanation directe de la grande bourgeoisie française, des fratries industrielle, marchande ou financière qui se partagent le pouvoir économique. C'est d'abord et avant tout, à l'image de son chef, l'expression d'une petite coterie de déclassés, d'aventuriers des affaires, de la presse, de l'immobilier ou du show-business unis pour réussir, en se serrant les coudes. Une forme de "bonapartisme économique", où la famille impériale aurait épouser les contours de la bande du Fouquets. A la différence près que ce néo-césarisme a très vite perdu ses soutiens populaires:
La montée des abstentions, la conscience des électeurs que l'essentiel des pouvoirs est déterminé ailleurs que dans l'arène électorale, ne sont que l'un des signes supplémentaires de la crise de confiance entre les Français et leurs hommes politiques. La désacralisation de la fonction présidentielle n'a pas été dans le sens d'un rapprochement du monde politique et des citoyens. Au contraire, parce qu'elle s'accompagne d'un vrai activisme lorsqu'il s'agit de placer des proches au mépris des règles déontologiques, du sentiment d'une navigation politique à vue et d'une perte de la dignité présidentielle, elle a renforcé chez les Français le sentiment d'arbitraire et leur déception à l'égard d'un Nicolas Sarkozy qui avait suscité en 2007 des espoirs qui dépassaient largement la droite traditionnelle.
Autre caractéristique importante du sarkozysme, sa volonté de réduire et d'asservir l'Etat, d'en faire un instrument efficace au service de la nouvelle classe dirigeante. Là encore le diagnostic posé par Lucile Schmidt est particulièrement éclairant :
L'objectif d'une diminution du rôle de l'Etat fait partie des principes idéologiques du sarkozysme. Il est intéressant d'observer la façon dont cet objectif a été mis en oeuvre dans le cadre de la démarche de RGPP. (...) La RGPP s'est traduite depuis 2007 par la destruction de près de 35000 postes d'enseignants dans l'enseignement public, et de 4000 dans l'enseignement privé sous contrat, sans parler des postes d'enseignants dans les réseaux d'aide aux élèves en difficulté (RASED). (...) Toutes ces suppressions de postes s'accompagnent de mesures de réorganisation qui, décidées de manière technocratique, se sont traduites dans des secteurs aussi essentiels que l'emploi et le logement par une vraie dégradation du service rendu qui peut parfois confiner à la paralysie. (...) Que dire de la méthode ? La RGPP, méthode technocratique de coupes claires, où la concertation avec les syndicats des personnels concernés et a fortiori les usagers du service public est réduite à sa plus simple expression, invite à requalifier l'esprit réformateur censé souffler sur le sarkozysme. Les fonctionnaires, sommés de faire preuve d'esprit de soumission et de performance, subissent une vraie diminution de leur dignité professionnelle. (...) L'esprit comptable l'emporte partout.
Le pire est sans doute là : dans cet "esprit comptable qui l'emporte partout". Sous Sarkozy, l'Etat est placé sous la férule des nains de Bercy, des cabinets d'audit et des soit-disants experts, de tous ceux qui ne voient derrière le service public qu'un coût à réduire, qu'une charge à effacer. Comme le dit Mme Schmidt, tout cela doit être mis en rapport avec les discours officiels sur le primat de l'éducation, sur la "modernisation" des lycées ou sur le droit au logement. Quand le mensonge et la duperie deviennent des moyens de gouvernement....
Comment s'en sortir? Quelles sont aujourd'hui les forces à l'oeuvre qui permettront de mettre à bas la construction sarkozyenne ? Comme le signale Mme Schmidt, les contre-pouvoirs ne sont pas là où on pouvait les attendre :
Aujourd'hui, l'activisme présidentiel jette d'abord une lumière crue sur l'absence de contre-pouvoirs parlementaires. Procédure d'urgence incessante, ordre du jour bouleversé, inflation des projets de loi accablent les parlementaires réduits à l'état de chambre d'enregistrement. Mais, au-delà, ce qui frappe, c'est que la volonté de contrôle par l'exécutif et l'arbitraire qui préside à ses décisions existent partout. dans la conception sarkozyste, c'est l'existence même de contre-pouvoirs qu'il faut combattre férocement : dans les médias, les collectivités locales, en supprimant la justice de proximité (...) Face à cette offensive, l'opposition politique classique, et singulièrement le parti socialiste, apparaît largement désarçonnée. Celle-ci semble à la fois dépassée par le rythme présidentiel et par sa méthode de triangulation. Le Grenelle de l'environnement, le grand emprunt, l'affichage d'un volontarisme public au moment de la crise sont autant d'exemples. Mais c'est aussi tout simplement dans le vocabulaire et les concepts que Nicolas Sarkozy chasse ouvertement sur les terres de la gauche. (...) L'une des principales forces du sarkozysme, au-delà de ses contradictions, est bien d'avoir su jouer avec les lacunes et les limites de l'opposition de gauche classique qui préexistaient à l'élection de 2007 sans que la droite classique s'en soit emparée. Il a révélé de manière inédite la fragilité des jeux de rôle politiques entre majorité et opposition, le décalage entre le discours politique et les comportements humains.
Excellent constat et plein d'actualité : la gauche peine à sortir du piège que lui a tendu Sarkozy parce qu'elle n'offre qu'une alternative gestionaire au conservatisme. Elle partage trop de valeurs commune avec la droite libérale : acceptation de la mondialisation, fédéralisme européen, alignement sur les Etats Unis et l'Otan, technocratisme... Si elle devait l'emporter en 2012 en surfant sur l'antisarkozysme, ce serait une victoire sans lendemains.
Mieux vaudrait, nous dit Mme Schmidt, une cohabition nouvelle manière, qui ferait disparaitre le sarkozysme "par le bas" et ouvrirait la voie à un régime d'inspiration parlementaire. Nous ne la suivrons pas dans cette conclusion. Nous avons en effet la faiblesse de penser que le mal ne vient pas du caractère plus ou moins démocratique du pouvoir, mais de son incapacité à représenter pleinement les Français et à proposer un projet d'ensemble au pays. Qu'on le veuille ou non, on en revient à la question du lien de confiance entre le peuple et le chef de l'Etat. Cette question, qui hante nos débats politiques depuis plus d'un siècle et demi, il nous faudra un jour l'aborder de face.
Signalons également, dans ce même numéro d'Esprit, les deux très bons papiers que Marc-olivier Padis et Olivier Mongin consacrent au retour de l'Etat dans les territoires [2]. Tentative dérisoire, sans lendemains mais qui interdit toute nouvelle avancée de la décentralisation. Nous y reviendrons prochainement en analysant les projets de réforme des collectivités locales.
La France n'a plus confiance : ni dans ses responsables politiques, ni dans ses médias, ni dans ses chefs d'entreprise. Sondage après sondage, enquête après enquête, la réalité est là, implacable et pourtant largement occultée : il y a désormais un fossé entre le peuple français et ses élites et ce fossé va grandissant. Après les dernières élections européennes, où la France s'était illustrée par un taux d'abstention parmi les plus élevés, on annonce un nouveau record d'abstention pour le prochain scrutin régional. Comme si, faute d'être compris et entendus, les Français avaient décidé de faire la grève de la démocratie avec leur pied.
Deux publications viennent de fournir des données et des analyses intéressantes sur cette profonde lassitude du corps social. La première, qui traite plus particulièrement de la crise de confiance de la jeunesse française, est parue dans le numéro de janvier 2010 de la revue Etudes [1], sous la plume du sociologue Olivier Galland. Son diagnostic est éloquent :
Les jeunes Français sont parmi les plus pessimistes de tous les Européens. Ils n’ont pas confiance dans l’avenir et ils n’ont pas confiance non plus dans les autres et dans la société en général. Dans une récente enquête de la Fondation pour l’innovation politique, 20 % seulement des jeunes Français se déclarent très confiants dans leur avenir, contre par exemple 60 % des Danois ou des Américains. Cet état d’esprit est inquiétant pour un pays développé comme la France. La jeunesse représente l’avenir, c’est là qu’on devrait trouver l’enthousiasme, l’envie de réussir, de créer et d’innover. Ce n’est pas vraiment l’image que donne la jeunesse française. En plus d’être pessimistes, les jeunes Français apparaissent relativement conformistes : la même enquête montre qu’ils pensent surtout à se conformer à ce qu’on attend d’eux et qu’ils sont moins nombreux que les autres jeunes Européens à penser qu’ils ont la maîtrise de leur destin personnel, comme s’ils avaient le sentiment d’être le jouet de forces extérieures à eux-mêmes qu’ils ne maîtrisent absolument pas.
Comment comprendre et expliquer cette situation ? Olivier Galland avance dans un premier temps un ensemble de causes qu'il appelle générationnelles parce qu'elles sont liées à des discriminations particulières qui frappent la jeunesse. Il est clair que ce que l'on appelle pudiquement la "flexibilité du travail", et qui recouvre en réalité un formidable durcissement des conditions de travail et d'accès à l'emploi, touche en tout premier lieu les jeunes qui sont devenus une sorte de variable d'ajustement de l'économie. Et il est tout aussi vrai que cette situation affecte principalement la grande masse des jeunes issus des classes défavorisées et d'une partie des classes moyennes, qui ressentent leur intégration au monde du travail comme un véritable calvaire. Olivier Galland y ajoute une circonstance aggravante qui tient à la sous représentation de la jeunesse dans un système politique français, tenu depuis toujours par les notables et par les vieux.
Mais notre auteur va plus loin. Pour lui, cette désaffection de la jeunesse trouve surtout son origine dans la crise du modèle méritocratique républicain, c'est à dire d'un système qui se refuse, par conformisme ou par culte de l'égalité, à différencier l'éducation selon les besoins et selon les rythmes des jeunes. Et de citer à l'appui de sa thèse les nombreuses enquêtes nationales ou internationales qui confirment la médiocrité du système éducatif français et son élitisme absurde qui marginalise une grande partie de la jeunesse, décourage ses projets et ruine par avance son entrée dans la vie active :
Une autre enquête passionnante de la Direction de l'évaluation et de la prospective du ministère de l'Education nationale montre un effet de découragement impressionnant au fur et à mesure de l'avancée dans la scolarité. L'étude qui a permis de suivre un échantillon de 8000 élèves au cours de leurs quatre années de collège met en lumière une chute de la motivation scolaire, une montée du stress et un accroissement des attitudes de fatalisme et de démobilisation. Les élèves font preuve à la fois d'un grand conformisme scolaire ("il faut aller le plus loin possible") et d'une forme de résignation et de désenchantement ("je me demande à quoi ça sert de faire des études") et 70% se disent inquiets en pensant à l'avenir. Beaucoup adoptent des attitudes de repli et d'abendon ("je cesse d'écouter, je ne fais pas l'exercice"). Les élèves mettent également en avant le durcissement du style d'enseignement : en avançant dans la scolarité, ils sont plus nombreux à trouver les professeurs moins sympathiques, moins disposés à faire avancer même les faibles. L'enquête montre que le découragement ne touche pas que les élèves faibles, mais qu'il atteint également, et même plus nettement, les élèves justes moyens. Le tableau que dresse cette étude est donc assez sombre et illustre parfaitement l'idée que l'école n'arrive plus à enclencher une pédagogie de la réussite. A mesure de l'avance dans les études, la peur de l'élimination s'accroît, l'image de soi se dégrade.
Constat terrible ! Et qui n'est pas sans raison politique. Comme l'explique Olivier Galland, "de leur côté, les politiques ont peur des jeunes et ils croient souvent préférable de les contourner pour tenter de faire passer les réformes éducatives, plutôt que d'entrer de plain-pied dans un débat transparent". Une fois encore, c'est l'arrogance des élites politiques et technocratiques, leur incapacité à sortir des solutions toutes faites ou de partis pris idéologiques qui sont en cause. Au travail comme à l'école, les Français, jeunes ou vieux, ont le sentiment de n'être ni compris, ni entendus par un système qui ne travaille plus pour eux.
"La société française est fatiguée psychiquement", nous dit en écho le médiateur de la République, Jean Paul Delevoye, dans un entretien donné au Monde le 21 février dernier [2]. M. Delevoye, ancien ministre et qui présida pendant de longues années l'Association des maires de France, est un observateur attentif de la société française et son cri d'alarme n'en a que plus de valeur :
Je suis inquiet car je perçois, à travers les dossiers qui me sont adressés, une société qui se fragmente, où le chacun pour soi remplace l'envie de vivre ensemble, où l'on devient de plus en plus consommateur de République plutôt que citoyen. Cette société est en outre en grande tension nerveuse, comme si elle était fatiguée psychiquement. (...) Je ne peux que constater que l'angoisse du déclassement augmente. Sont déjà confrontés à cette réalité un certain nombre de nos concitoyens, ceux qu'on ne connaît pas, que parfois on ne soupçonne pas, et qu'on peine à dénombrer, formant la "France des invisibles". J'estime à 15 millions le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près. Je suis inquiet de voir que des personnes surendettées peuvent se retrouver en plan de redressement personnel (PRP) pour la deuxième ou troisième fois parce que leurs dépenses dépassent structurellement le montant de leurs ressources.
Pour M. Delevoye, les réponses sociales sont insuffisantes. Cette crise de la société française a pris une dimension politique et il ne mâche pas ses mots pour dénoncer les responsabilités et la légèreté des classes dirigeantes :
Observez ce qui s'est passé au fil des campagnes présidentielles. En 1995, le grand thème, c'était la lutte contre la fracture sociale, on se demandait alors encore comment vivre avec l'autre. Sept ans plus tard, en 2002, le thème dominant est devenu la sécurité, se protéger de l'autre dans une société fragmentée, inquiète et sans espérance collective. Politiquement, cela peut mal tourner. L'histoire a montré que le ressentiment et la peur nourrissaient le populisme. C'est pourquoi je pense que la question du vivre ensemble va s'imposer comme le thème central de la présidentielle de 2012. (...) Le moment est difficile pour les politiques : la distanciation par rapport à eux a rarement été aussi forte, en même temps il y a une très forte attente de réponses politiques. Cela traduit une inadéquation de l'offre à la demande. D'un côté, trop de gestion des émotions collectives, le plus souvent médiatisées, de l'autre, pas assez de construction d'une vision collective. La politique n'est pas de l'ordre du magique. La question de l'appropriation, par les citoyens, de la décision politique, est devenue essentielle.
On ne saurait mieux dire. C'est bien l'ensemble de nos institutions qu'il faut rebâtir, par le haut comme par le bas. Mais il y a peu de chance que cette réforme intellectuelle et morale aboutisse dans une République où les jeux malsains des dirigeants et des partis ont repris de plus belle. A moins que les Français décident d'y mettre eux-mêmes un jour la main...
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Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01 |
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