En lisant, en écoutant Jean-Luc Mélenchon | |
Jusqu’où ira M. Mélenchon ? Il y a quelques semaines encore, personne n’aurait parié un rouble sur sa présence dans le tiercé de la présidentielle. Et voilà brusquement que le lait monte sur le feu et qu’il devient la coqueluche des médias et des sondages. Feu de paille ou phénomène durable ? On ne sait pas encore très bien mais le candidat du Front de Gauche crée incontestablement la surprise. On attendait Mme Le Pen et son patriotisme social, mais elle a gâché ses chances en faisant la même campagne que son père, sectaire et sécuritaire. M. Bayrou aurait pu, lui aussi, jouer le troisième homme mais il a préféré défendre l’Europe et la Commission au moment où en France tout le monde déteste et l’Europe et la Commission. M. Sarkozy n’amuse plus personne et M. Hollande endort tout le monde. L’heure est donc à M. Mélenchon.
L’homme n’est pas sans qualités. Son goût pour les idées, son sens de la formule nous changent des platitudes officielles et apporte au débat politique un air vivifiant. M. Juppé lui trouve du charisme et M. Moscovici du génie, eux qui en sont également dépourvus. M. Mélenchon a-t-il pour seule fonction de relancer une campagne présidentielle particulièrement morne ? Son trop plein d’idées est-il destiné à compenser l’hébétude des autres candidats ? On soupçonne qu’il vaut mieux que ça et que le soupir de satisfaction qui parcourt l’assistance lorsqu’il monte à la tribune a une signification plus haute. S’il a du style, du répondant, du panache et une vraie culture, s’il parle au cœur et à l’esprit, il suscite aussi la bonne humeur. Et nos Français, qui sont parmi les derniers peuples à croire que la politique peut être à la fois une science, un art et une fête, y trouvent leur compte et le font grimper dans les sondages. De là à adhérer à son corps de doctrine, il y a un pas. Beaucoup ne le franchiront pas.
Le candidat du Front de gauche n’est d’ailleurs pas dupe de son succès. Il sait qu’il est plus populaire que ses idées et que certaines d’entre elles n’ont rien de populaire. C’est pour cela qu’il ne faut pas se contenter de l’entendre. Il faut l’écouter avec une oreille attentive. Il faut le lire avec application, le crayon à la main. C’est alors que, le charme de l’orateur ne jouant plus ou opérant moins, les contradictions de M. Mélenchon finissent par apparaître et qu’on découvre un personnage beaucoup plus ambigu qu’on ne pouvait le penser de prime abord. Qu’on l’écoute sur l’Europe, sur la Nation et sur la République et on lui trouve vite un autre visage.
Européiste impénitent
Notre candidat s’est largement exprimé sur l’Europe et souvent dans des termes qu’ici-même nous n’aurions pas reniés. Lorsqu’il pointe le capitalisme financier et la mondialisation comme les causes principales de nos malheurs, lorsqu’il démontre, chiffres, faits, perspectives historiques à l’appui, que la crise de l’euro et des dettes souveraines ne sont que les ultimes avatars de la « financiarisation du monde », nous le suivons sans réserve. Lorsqu’il cogne à tour de bras sur les banques, les technocrates de Bruxelles, les nains de la BCE et du FMI, tous les « affameurs », toutes les fausses élites qui font leur miel du malheur des peuples, nous accourons pour lui prêter main forte. Et lorsqu’il fait huer les « ours savants » de la social-démocratie, ces capitulards qui ont déjà voté en acte ou en pensée les mauvais traités que l’Allemagne veut nous imposer à toute force, nous les conspuons avec lui de bon cœur.
Mais si le réquisitoire est bon, les réponses de M. Mélenchon sont étonnamment faibles au regard des orages qu’il annonce : pas question de toucher à l’euro, au prétexte que c’est aujourd’hui « la monnaie des Français et pas seulement celle du gouvernement conservateur allemand », pas question non plus de revenir sur la BCE - même si on laisse entendre qu’il faudra un jour envisager sa mise « sous contrôle démocratique » -, presque rien sur le protectionnisme, sinon qu’il doit surgir dont ne sait quel « consensus européen », une vague déclaration de principe sur les pouvoirs de la Commission qu’il faudra réduire « au profit du Parlement européen », sans que l’on sache d’ailleurs si ce serait un vrai progrès... Au final, beaucoup de bruit pour rien ! Lorsque M. Mélenchon reproche à M. Hollande d’attaquer le capitalisme et la finance « avec un pistolet à bouchons », c’est l’hôpital qui se moque de la charité ! Lui, c’est avec un canon à patates qu’il monte à l’assaut des Grosses Bertha des marchés, des Goldman-Sachs et des agences de notation.
Pourquoi tant de prudence et de faux semblants ? Parce que M. Mélenchon est d’abord et avant tout un démocrate. Il est persuadé que l’Europe ne changera que si elle vire à gauche. Il prophétise que les électeurs européens vont porter au pouvoir des coalitions progressistes en France, en Allemagne, en Italie et ailleurs et que la gauche radicale sera en situation de peser dans ces coalitions pour imposer un changement de cap. Illusion, triste illusion, amère illusion ! Quand M. Jospin et ses amis gouvernaient à Paris, qui tenait les rênes à Berlin sinon M. Schroeder ? A Londres sinon M. Blair ? A Madrid sinon le mirobolant M. Zapatero ? A Rome sinon l’austère M. Prodi ? Qu’ont fait ces brillants représentants de l’internationale Socialiste pour s’opposer aux visées libérales de la Commission ? Rien, absolument rien. Bien au contraire, ce sont eux qui ont distillé le venin du Traité constitutionnel que M. Mélenchon s’est employé à combattre de toutes ses forces. Quant à la gauche radicale, il suffit de voir comment la social-démocratie traite l'équivalent local du Front de Gauche en Sarre, au Bade-Wurtemberg ou en Andalousie pour se convaincre que M. Mélenchon a encore du chemin à faire.
Ce n’est pas en redonnant le pouvoir à ceux qui ont fait Maastricht et préparé Lisbonne que l’on changera le rapport des forces en Europe. L’émancipation des nations européennes – M. Mélenchon devrait le savoir - sera l’œuvre des nations elles-mêmes. C’est en sortant de l’euro, en nationalisant leurs propres établissements de crédits, en recouvrant leur propre souveraineté financière et douanière, que nos pays seront en mesure de faire bouger l’ensemble du continent. Mais ce discours est étranger à M. Mélenchon. Son vieux fond trotskiste et internationaliste s’insurge contre un tel schéma. Le candidat du Front de Gauche demeure, quoi qu’il en dise, prisonnier des vieilles lunes européistes, du mirage des Etats Unis d’Europe, du traité de Rome et des chimères de MM. Monnet et Schumann. S’il veut supprimer Lisbonne, il ne renie pas Maastricht et ses constructions improbables. S’il n’aime pas Mme Merkel, il est persuadé que le peuple allemand est prêt à changer de cap, alors que Mme Merkel est aujourd’hui l’esprit et l’âme du peuple allemand. S’il déteste la Commission et ses sbires, il n’est pas prêt à faire son deuil du mythe d’un continent sans frontières, bien lisse, sans histoire, débarrassé de ses différences et de ses peuples.
Patriote sans patrie
M. Mélenchon aurait-il un problème avec la Nation ? C’est un mot qu’il a visiblement du mal à prononcer. On ne le trouve ni dans ses discours, ni même dans l’abondante littérature du Front de Gauche. Il lui préfère le mot de Patrie, qu’il affuble systématiquement de l’adjectif « républicaine », au cas où certains viendrait à penser qu’il verse dans un nationalisme de mauvais aloi.
Il n’y a pourtant aucun risque que le candidat du peuple cède à d’aussi dangereuses sirènes. Sa patrie présente en effet toutes les qualités du républicanisme le plus intègre. Elle ne démarre qu’en 1792, s’épanouit avec la Terreur, survole l’Empire et les Restaurations pour faire une nouvelle mais courte apparition en 1848. C’est cette même « patrie républicaine » qui revient après Sedan en 1870, qui soutient la Commune et qui fonde la République sur nos faiblesses et sur nos défaites. Au XXème siècle, son panthéon est tout aussi sélectif : on y célèbre Jaurès, Blum, Thorez, Mitterrand et Mendès, mais ni Clémenceau, ni Foch, ni Poincaré, ni de Gaulle, ni Leclerc ou de Lattre n’y ont véritablement leur place. On y préfère les périodes d’affrontements, de luttes, de ruptures et de divisions aux moments où la France se rassemble, où elle se reconstruit et où elle repart en avant. La patrie de M. Mélenchon respire le sang et la poudre. C’est le fil rouge qui relie, depuis deux siècles, toutes nos luttes intestines et nos guerres civiles. C’est l’histoire d’un peuple sans mémoire longue, profondément divisé et qui, au fond, ne s’aime pas.
On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi les propositions de M. Mélenchon sur l’Europe ou sur la remise en ordre du monde sont si peu crédibles. Parce qu’elles sont de l’ordre du discours, de l’incantation et non pas de l’ordre de l’action. Si l’on veut engager, comme il le propose, une lutte à mort contre le libéralisme sauvage, le capitalisme débridé et les marchés en furie, encore faut-il s’en donner les moyens. Cela suppose un Etat fort, respecté, habile à trouver des alliés de par le monde, manœuvrier, organisé pour agir vite, pour frapper là où on ne l’attend pas. Or, un tel programme suppose l’union, l’union des Français autour d’objectifs clairs, d’un gouvernement ferme, de perspectives solidement tracées. Un tel programme suppose aussi la confiance, c’est-à-dire la paix civile, l’assurance que tous, citoyens de bonne volonté, de gauche comme de droite, bleus, blancs ou rouges, croyants ou incroyants, tireront la barque dans le même sens. Tel n’est pas l’esprit du programme de M. Mélenchon : sa « révolution citoyenne », son « insurrection démocratique » ont beau être présentées sous les dehors les plus pacifiques, elles ne visent qu’à rouvrir le chemin de nos vieilles discordes, qu’à épuiser la France dans des débats stériles, qu’à affaiblir l’Etat et la nation, à l’heure même où il faut les conforter.
En voulez vous des preuves ? Prenons la question de la laïcité : alors que les religions ne menacent en rien la paix civile, alors qu’elles peuvent être, au contraire, un formidable allié dans la lutte contre l’argent facile et la société de consommation, pour quelles raisons revenir sur le Concordat, pourquoi agiter à nouveau les spectres de la loi de 1905 et de la loi Falloux, pourquoi inquiéter les esprits avec l’islam ? Les immenses défilés des années 80 contre la loi Savary n’ont-ils pas suffi à ouvrir les yeux des plus enragés des laïcards ? Et faudra-t-il que les juifs, que les musulmans s’en mêlent et qu’ils entraînent derrière eux tous les agnostiques de ce pays. N’avons-nous pas d’autres choses à faire que de donner au monde le spectacle de nos guerres de religion ?
Prenons maintenant la question du nucléaire militaire : alors qu’un consensus s’est établi chez nous depuis des décennies autour de la force stratégique, pourquoi vouloir le rompre en annonçant une dénucléarisation unilatérale de nos forces ? Pourquoi rouvrir, là encore, des débats qui ont été heureusement tranchés et qui font que la France, malgré sa taille moyenne, fait partie des puissances qui compte dans le monde actuel ? Au nom de quelle idéologie mondialiste absurde, de quel pacifisme aveugle vouloir nous désarmer dans un monde où les autres ne désarment pas et qui n’a jamais été aussi menaçant ? En rouvrant ce débat, M. Mélenchon cherche en réalité à recréer les vieilles divisions droite-gauche de l’époque de la guerre froide. Il joue également avec le sentiment antigaulliste et atlantiste qui existe encore aujourd’hui au sein d’une partie de la gauche française. En réintroduisant ces querelles d’un autre temps, il montre les limites de son « patriotisme », mal assimilé, peu réfléchi, largement superficiel.
Républicain sans tête
Mais c’est sur les institutions que M. Mélenchon est le plus inquiétant. On sait que le candidat du Front de Gauche tient tout particulièrement à ses idées de changement de régime. Elles sont au centre de tous ses discours, elles furent le point de ralliement du rassemblement qu’il organisa il y a quinze jours de la République à la Bastille. Avec sa VIe République, nous passons de l’ambigüité, du risque au danger réel, immédiat, mortel. Il est clair que si M. Mélenchon devait participer demain à une coalition de gauche, c’est sur cette partie de son programme qu’il mettra la pression la plus forte sur ses partenaires. Autant ses idées sur l’Europe et sur l’économie peuvent gêner ses futurs alliés sociaux-démocrates, autant ils sont prêts à se rallier à un « aggiornamento » constitutionnel qui fait partie de leur propre héritage politique. Voilà un domaine où l’on peut faire la révolution à bon compte, la conscience tranquille, sans mécontenter les marchés, et en prenant sa revanche sur plus d’un demi siècle de monarchie républicaine. Une partie du PS autour de M. Montebourg n’est-elle pas prête à pousser dans le même sens ?
C’est sur cet aspect crucial que nous appelons la vigilance de nos lecteurs et que nous leur recommandons une lecture attentive du programme du Front de Gauche. La constitution de la VIe République y figure presque in extenso. On y retrouve toutes les tares, tous les travers, tous les vices de nos précédents régimes parlementaires, la IIIe et la IVe République, de sinistre mémoire. Régime d’assemblée, privé de toute stabilité par l’introduction généralisée de la proportionnelle, livré au grenouillage incessant des partis, des groupuscules, des sociétés de pensée et des lobbies, la république mélenchonienne est le condensé de ce que cinquante ans d’antigaullisme et d’héritage de la SFIO peuvent produire de pire. Même le Mitterrand de 1965, celui du « coup d’Etat permanent » n’aurait pu imaginer, avec un pareil luxe de détails, une machinerie aussi parfaite pour priver la France de toute forme de gouvernement, d’action publique et d’Etat.
Cette rêverie – ou plutôt ce cauchemar – démocratique procède, comme il se doit, du républicanisme le plus obtus et le plus archaïque : on y encense les départements, « impérissables conquêtes de la Révolution française », on s’y méfie des Régions, résurgences potentielles de l’Ancien régime, réputées faire de l’ombre à la République une et indivisible, on y proscrit naturellement toute forme de tutelle d’une collectivité sur une autre, on y chante un hymne passionnée aux 36000 communes de base françaises, menacées, comme on le sait, par les affres de l’intercommunalité ! Bref, un pays ingouvernable des pieds à la tête, livré aux délires de tribunes des rhéteurs et des avocaillons, un régime velléitaire, bouffi d’idéologie et de mythes, mais sans force, sans cerveau, dépourvu de durée et de volonté.
Tout cela est si comique, si grotesque, que certains d’entre nous pourraient être tentés de dire : Chiche ! Allons-y ! Vaccinons une fois pour toute le pays de ces fantasmes de démocratie modèle ! C’est oublier que nous avons subi cette anarchie légale dans deux périodes récentes de notre histoire, de 1874 à 1940 et de 1946 à 1958, et que l’expérience s’est achevée dans chacun des cas par la ruine du pays, l’effondrement de l’Etat, la discorde civile, doublés en 1940 par la défaite et l’occupation du territoire national. Plus jamais ça ! Plus jamais l’humiliation, la honte et le déshonneur ! Voilà la supplique des générations qui nous ont précédées. Pas de VIe République, leur répondons-nous. En attendant de pouvoir leur dire un jour : Plus de République, du tout !
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Voilà M. Mélenchon tel qu’en lui-même. Voilà ce qu’il en est de ses idées, une fois qu’on les a débarrassées du charme des formules et des bons mots, du brillant de la rhétorique et de l’éloquence. Le candidat du Front de Gauche n’est pas « l’homme au couteau entre les dents ». Mme Parisot et M. Copé peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Il n’est pas non plus Robespierre, ni Saint Just, ni Lénine, ni Trotski, même si ces figures font partie de son panthéon personnel. Il y a trop de santé, d’amour de la vie, d’alacrité, de gout de la liberté, de vraie culture chez le personnage Mélenchon pour qu’on puisse le confondre avec ses idoles sanglantes.
Sa vraie figure de référence, c’est Jaurès. Jaurès, le bourgeois et l’intellectuel venu au peuple, le républicain venu tardivement au socialisme, mais resté foncièrement et avant tout républicain, Jaurès, profondément, authentiquement français, mais que le jeu des idées et des figures de rhétorique a souvent ébloui, au point d’aveugler son patriotisme. Jaurès, persuadé, tout comme M. Mélenchon, que le monde court vers son unification et que les idées nationales, les faits nationaux sont des réalités d’hier. Jaurès et Mélenchon, convaincus l’un et l’autre, qu’au nom d’une liberté formelle, la France peut tenter le diable politique sous toutes ses formes : le retour au parlementarisme, le jeu des partis, l’abaissement de l’Etat.
Nous croyons, tout au contraire, que le monde dans lequel nous vivons est plus incertain et plus dangereux que jamais. Et que la France a besoin, pour y vivre et pour y grandir, d’un Etat fort, d’un chef légitime et de la paix civile. Dans l’état actuel des choses, la Constitution de la Ve République garantit ces conditions impératives. La force que représente aujourd’hui la gauche radicale, les jeux d’alliances auxquels elle participera demain peuvent les compromettre. C’est le seul point sur lequel la percée de M. Mélenchon peut légitimement inquiéter les patriotes.
Hubert de Marans.