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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 23:40
 VICO
 
Sorel, lecteur de Vico
 
Nous publions de larges extraits commentés de la grande étude que Georges Sorel consacra à la philosophie de l'histoire chez Vico. Cette oeuvre, publiée en 1896 sous forme d'articles dans la revue marxiste le Devenir social, marque une étape importante dans la conception que Sorel se fait à la fois de la science, de l'histoire et de l'évolution des nations. En redécouvrant la richesse des intuitions vichiennes, Sorel se forge une nouvelle conception du progrès, fondée non plus sur le matérialisme, mais sur les capacités d'imagination et de création des sociétés humaines. Il ouvre ainsi la voie, en s'affranchissant des visions des Lumières et du déterminisme marxiste, à une synthèse, non encore réalisée aujourd'hui, entre une certaine conception du socialisme, propre à Proudhon, et les idées traditionalistes.
  la revue critique.
 
Etude sur Vico
 

C'est Michelet qui fit connaître en France l'œuvre de Vico, en publiant en 1839 une traduction abrégée de la Science Nouvelle. Il formait l'espoir que l'originalité de la pensée du philosophe napolitain serait bientôt appréciée à sa juste valeur. En réalité, l'œuvre de Vico est restée très longtemps méconnue dans notre pays et ce que l'on en connaît se résume généralement au principe de l'histoire idéale, appellée à se renouveller éternellement. Michelet avait presque complètement supprimée les parties mythologiques développées par Vico, qu'il jugeait particulièrement mauvaises. Pour  Georges Sorel, on doit se montrer tout aussi sévère pour l'histoire idéale qui ne sert plus à rien mais qui a fini par dissimuler d'autres parties de l'oeuvre qui gardent, elles, tout leur intérêt. Celles notamment où Vico livre sa conception de l'histoire.

 

Dans une note du Capital [1], Karl Marx observe de quel puissant intérêt serait une histoire de la technologie et il ajoute : « Darwin a attiré l'attention sur l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L'histoire des organes productifs de l'homme social ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ?»

C'est cette conception de la construction de l'histoire par l'homme qui constitue la partie originale de l'œuvre de Vico ; c'est cette partie de la Science nouvelle qui mérite d'être encore, aujourd'hui, approfondie et qui peut fournir d'utiles renseignements à l'historien des institutions et des révolutions. [...]

 

I.

 

  Avant d'analyser les thèses les plus actuelles de l'œuvre de Vico, celles auxquelles Marx fait écho, Sorel évoque rapidement la théorie de l'histoire idéale, qui a longtemps fait la renommée du penseur napolitain. Cette conception de l'histoire devait séduire les anciens, par sa ressemblance avec la succession des âges de la vie. Elle rejoint les thèses de Platon, puis de Polybe, pour lesquels l'histoire est une succession univoque de formes politiques qui se répètent, la plus stable étant la monarchie. L'histoire romaine illustre parfaitement cette théorie, les trois formes de gouvernement se succédant dans un ordre parfait : l'aristocratie jusqu'aux lois Publilia et Petilia, la liberté populaire jusqu'à Auguste, puis la monarchie jusqu'à la chute de Rome. Selon Vico, le Moyen-Age aurait ouvert un nouveau cycle de civilisation que le XVIIIème siècle pourrait clore.

 

D'après la théorie de Vico, le Moyen-Age doit reproduire une deuxième fois le cours de l'histoire idéale : cette opinion sembla singulièrement paradoxale aux premiers écrivains qui ont étudié la Science nouvelle, et Michelet [2] approuve Mario Pagano d'avoir pensé que « la seconde barbarie n'a pas été aussi semblable à la première que Vico paraît le croire ». I1 est certain qu'au XVIIIe siècle, on connaissait trop peu la féodalité du Haut-Moyen-Age pour qu'il fût possible d'établir des rapprochements scientifiques entre elle et les anciennes institutions romaines; cette partie de l'oeuvre de Vico manque souvent de solidité. Le philosophe napolitain n'a pas cherché à retrouver dans la période médiévale, la reproduction des événements qui s'étaient produits à Rome, et il n'a pas cherché à appliquer aux légendes les procédés si étranges qu'il avait mis en pratique pour expliquer la mythologie grecque. Il y a un point sur lequel ses idées semblent bien confirmées par les recherches contemporaines; le Moyen-Age a bien débuté par un retour aux mœurs des peuples primitifs jusqu'au XIème siècle, il faut, pour bien comprendre les choses, se reporter aux coutumes des peuples pillards et féroces du centre de l'Afrique ou à celles des Peaux-Rouges. Ce retour à la barbarie devait frapper un Italien plus que les auteurs des pays où la tradition du Moyen-Age a laissé tant de survivances dans les éléments les plus intimes de la vie nationale moderne; en Italie, la féodalité a été une monstruosité sociologique.

Dans la Science nouvelle, Vico ne donne point d'indications relatives à l'avenir de l'Europe; mais on trouve dans une lettre écrite, en 1726, au Père de Vitré (s.j.) de curieuses explications [3]. Le génie de l'Europe semble épuisé; on a abandonné les études classiques si brillantes à l'époque de la Renaissance; on ne fait plus de recherches sur le droit : la méthode expérimentale est méprisée [4]; on ne s'occupe que de rédiger des abrégés et des dictionnaires, pour remplacer les travaux personnels. Le monde semble revenir aux pratiques du Bas-Empire. De là à conclure que le moment d'une grande révolution est proche, il n'y a qu'un pas : mais Vico ne conclut pas.

 

II.

 

Même si le schéma historique proposé par Vico ne correspond plus à la réalité, Sorel en souligne l'ingéniosité pour l'époque. La construction vichienne repose sur deux principes : la loi royale qui veut que tout cycle de l'histoire commence par un gouvernement aristocratique barbare pour finir par un gouvernement monarchique civilisé ; l'action de la Providence qui oriente le cours de l'histoire dans le sens d'un moindre souci pour l'humanité.

 

L'histoire idéale s'applique très imparfaitement à la réalité des choses, surtout pour la seconde évolution; mais il y a dans cette notion des positions d'inégale valeur; ce qui semble surtout essentiel aux yeux de Vico, c'est l'obligation de commencer par un gouvernement aristocratique barbare pour finir par un gouvernement monarchique civilisé, appliquant l'équité naturelle. C'est ce qu'il désigne sous le nom de loi royale, et il reproche aux interprètes modernes du droit romain de ne pas l'avoir reconnue [5].

Il revient, à plusieurs reprises, sur la loi royale et il en donne plusieurs explications. Il dit d'abord : « Voici la formule éternelle dans laquelle l'a conçue la nature : lorsque les ciloyens des démocraties ne considèrent plus que leurs intérêts particuliers et que, pour atteindre ce but, ils tournent les forces nationales à la ruine de leur patrie, alors il s'élève un seul homme, qui, se rendant maître par la force des armes, prend pour lui tous les soins publics et ne laisse à ses sujets que le soin de leurs affaires particulières. Cette révolution fait le salut des peuples... Lorsque les citoyens sont ainsi devenus étrangers à leur propre pays, il est nécessaire que les monarques les dirigent et les représentent. » On ne saisit pas encore bien ici la pensée de l'auteur, qui s'éclaircit, - pour une partie, - dans un autre passage [6] : « La puissance libre d'un Etat, par cela même qu'elle est libre, doit en quelque sorte se réaliser. Ainsi, toute la force que perdent les nobles, le peuple la gagne, jusqu'à ce qu'il devienne libre ; toute celle que perd le peuple libre tourne au profit des rois, qui finissent par acquérir le pouvoir monarchique. Le droit naturel du moraliste est celui de la raison; le droit naturel des gens est celui de l'utilité et de la force. »

 [...] Dans le premier passage cité, Vico dit bien que le monarque s'élève par la force des armes; mais on ne voit pas pourquoi cette force est efficace à ce moment précis et non a un autre. Dans le second passage, il ne nous donne que des arguments d'ordre logique.

L'explication détaillée se trouve au chapitre quatrième du livre v : c'est une des parties les plus importantes de l'œuvre, parce qu'elle nous permet de comprendre, d'une manière très complète le rôle que Vico attribue à la Providence. Les citoyens veulent faire servir leurs richesses à obtenir le pouvoir, troublent la paix et font tomber leur pavs dans l'anarchie. « A cette affreuse maladie sociale, la Providence applique les trois grands remèdes dont nous allons parler ». La monarchie s'établit par la force des armes et ce gouvernement « n'est ni tranquille ni durable, s'il ne sait point satisfaire ses peuples sous le rapport de la religion et de la liberté naturelle ». Le deuxième procédé est employé quand « la Providence ne trouve point un tel remède au-dedans; elle le fait venir du dehors » ; le peuple devenu esclave de ses passions devient esclave d'un peuple conquérant « par une loi du droit des gens ». Mais les deux méthodes précédentes peuvent être remplacées par un remède extrême [7]. « Ces hommes se sont accoutumés à ne penser qu'à  l'intérêt privé; - Ils vivent dans une profonde solitude d'âme et de volonté. Ils sont devenus plus féroces... par la barbarie réfléchie qu'ils ne l'avaient été par celle de la nature. » Des guerres civiles rongent le pays; « les peuples deviennent comme engourdis et stupides... Le petit nombre d'hommes qui restent à la fin, se trouvant dans l'abondance des choses nécessaires, redeviennent naturellement sociables; l'antique simplicité des premiers âges reparaissant parmi eux, ils connaissent de nouveau la religion, la véracité, la bonne foi qui sont les bases naturelles de la justice ».

[...] Il résulte, très clairement, de ces citations que le retour de l'histoire idéale est un miracle et que la loi royale est la manifestation d'une volonté providentielle cherchant à corriger les hommes par l'emploi de moyens aussi peu rigoureux que possible.

 

De la même façon, pour expliquer le processus de civilisation, Vico en est souvent réduit à faire appel aux miracles, à l'action de la Providence chrétienne ou aux anciennes croyances païennes. Pour Sorel, peu importe. Le grand mérite du philosophe napolitain, c'est essentiellement d'avoir reconnu la difficulté d'expliquer le processus historique par des causes simples. Il a besoin d'en passer par une raison supérieure et non matérielle, la Providence.

 

Je ne m'arrête point à discuter cette reconstitution du passé, faite par l'imagination de Vico; je veux seulement appeler l'attention sur l'impossibilité de rendre ces processus intelligibles, d'une manière complète, sans l'intervention d'une cause surnaturelle. Le grand mérite de l'auteur de la Science nouvelle me semble avoir été, ici, de reconnaître, d'une manière parfaitement claire, les conditions du problème et de ne pas avoir cherché  à dissimuler l'insuffisance de ses théories.

L'histoire idéale commence et finit par le miracle; mais peut-on même concevoir l'uniformité, plus ou moins apparente, des causes des événements, si on ne fait pas intervenir une cause commune et supérieure ? La réponse ne saurait être douteuse [8]. « La Science nouvelle sera, sous l'un de ses principaux aspects, une théologie civile de la Providence divine... Les philosophes ont ou entièrement méconnu la Providence, comme les stoïciens et les épicuriens, ou l'ont considérée seulement dans l'ordre des choses physiques... La Science nouvelle sera, pour ainsi dire, une démonstration de fait, une démonstration, historique de la Providence [9], puisqu'elle doit être l'histoire des décrets par lesquels cette Providence a gouverné, à l'insu des hommes et souvent malgré eux, la grande cité du genre humain. » La Providence emploie les moyens les plus simples, dispose tout avec harmonie, et « n'ordonne rien qui ne tende à un bien toujours supérieur à celui que les hommes se sont proposé. » Par suite de ces origines divines de l'histoire, « la destinée des nations a dû, doit et devra suivre le cours indiqué par la Science nouvelle, quand même des mondes infinis en nombre naîtraient pendant l'éternité. De cette manière, la Science nouvelle trace le cercle éternel d'une histoire idéale, sur lequel tournent, dans le temps, les histoires de toutes les nations, avec leur naissance, leur progrès, leur décadence et leur fin. »

Il parait donc que Vico a fort bien vu quel est le fondement métaphysique de son histoire idéale; c'est pour lui le principe providentiel.

 

III.

 

Homme de science, Vico ne saurait se satisfaire du hasard. Pour lui, la Providence est « une volonté agissant avec réflexion, suscitée par des motifs et ayant en vue une fin ». Cette vision finaliste, qui le rattache à l'ancienne philosophie, l'empêche, selon Sorel, de comprendre le rôle que les appréciations morales ont pu jouer dans l'histoire humaine. 

 

[...] Lorsque Vico nie le hasard, il affirme l'intelligibilité unilatérale des causes historiqiues et il l'affirme sans ambiguité : « Notre esprit peut-il imaginer des causes plus nombreuses, moins nombreuses, ou autres que celles dont le monde social est résulté ? » I1 ne parlerait pas autrement, s'il traitait une question physique. Quand il rapporte à l'uniformité des idées divines la permanence des lois, il ne fait pas autre chose que reproduire l'ancienne notion du premier moteur inchangeable, qui garantit la stabilité du monde. - Mais, en même temps, il attribue à ce moteur des prévisions, des motifs de sagesse et de bonté : c'est par ce coté  qu'il s'éloigne de la science moderne et reste enfermé dans la sphère du finalisme.

Il faut nous demander pourquoi cet esprit perspicace a fait un tel abus de la Providence dans ses explications. Ce qui a été dit au paragraphe précédent permet, déjà, de se rendre compte, en partie, des motifs de Vico : c'est que les causes scientifiques ne suffisaient pas à démontrer les lois historiques qu'il croyait avoir découvertes; mais l'illusion de Vico est fondée sur des raisons d'une autre nature, qui devaient l'empêcher de voir la vérité et d'exercer sur ces théories une critique rigoureuse.

C'est de nos jours seulement que l'on a commencé à voir, bien clairement, que les appréciations morales n'appartiennent pas à l'étude scientifique des institutions : celles-ci sont des phénomènes ; l'histo-rien s'efforce d'en bien saisir le fonctionnement et d'en suivre les changements; mais il ne pourrait les juger que d'une manière subjective, prenant une mesure qui ne peut être donnée comme scientifique.Les thèses sur le progrès sont épiphénoménales [10]. Jadis, on considérait les choses à un autre point de vue : on s'occupait beaucoup de qualifier les actions et on cherchait, ensuite, la raison de cette succession de phénomènes moraux : cette raison échappait a toute investigation scientifique; et on était ainsi entraîné à imaginer des causes plus ou moins surnaturelles, des tendances immanentes, des lois idéales de l'esprit, etc., c'est-à -dire à forger, à tout instant, de nouvelles chimères idéalistes.

Vico se place sur ce terrain et, de même que l'on avait beaucoup décrit les harmonies de la nature, il donne la formule éthique qui domine tous les états de l'humanité : cette formule est remarquable, parce qu'elle était destinée à avoir un immense succès de nos jours, dans des écoles qui ne connaissaient certainement pas la Science nouvelle. Le dernier chapitre du livre V est consacré à exposer que, depuis l'origine des sociétés, le pouvoir appartient aux meilleurs, formant une aristocratie naturelle.

 

C'est sur cet axiome que Vico fonde sa genèse du pouvoir : les chefs des premières familles s'imposent, par leur prudence et leur courage, aux populations inorganisées qui les entourent et ils leur assurent protection. De cette aristocratie terrienne est issue la noblesse patricienne qui occupe les pouvoirs politique et religieux dans la cité. La plèbe lui dispute peu à peu l'ensemble de ces fonctions. La Providence, en suscitant l'invention du cens, assure la promotion des meilleurs citoyens et préserve l'ordre moral.

 

Les raisons historiques semblent, à Vico, insuffisantes pour produire cet ordre, qu'il regarde comme un postulat accepté par tout philosophe ; nous verrons au § suivant la raison de ce postulat.

Un paradoxe éthique se présente à ses yeux dès le début : l'homme a des vices ; ces vices ne peuvent pas être changés en vertus et cependant la législation tire parti de ces mauvais côtés de la nature humaine [11]. « Ainsi, de trois vices, l'orgueil féroce, l'avarice, l'ambition, qui égarent tout le genre humain, elle tire le métier de la guerre, le commerce, la politique, dans lesquels se forment le courage, l'opulence, la sagesse de l'homme d'Etat. Trois vices capables de détruire la race humaine produisent la félicité publique ». Cela lui semble impossible à comprendre sans l'intervention d'une puissance extérieure : « grâce à elle, les passions des hommes, livrés tout entiers à l'intérêt privé, qui les ferait vivre en bêtes féroces dans la solitude, ces passions ont formé la hiérarchie civile, qui maintient la société humaine ».

La pensée de Vico n'est pas ici complètement développée ; en effet, ces trois vices ne servent pas à constituer la société, mais la hiérarchie civile, dont l'importance historique est énorme, sans aucun doute, mais qui peut être métaphysiquement séparé e de la société, - en attendant que le socialisme expulse l'État et le capitalisme [12].

Nous trouvons un moment plus avancé de la théorie dans le chapitre sur la méthode [13]. « Les hommes toujours tyrannisés par l'égoïsme,ne suivent guère que leur intérêt ; chacun voulant pour soi tout ce qui est utile sans en faire part à son prochain, ils ne peuvent donner à leurs passions la direction salutaire qui les rapprocherait de la justice ». Cependant, on voit l'homme élargir continuellement le cercle de ses préoccupations : il s'occupe d'abord de sa famille, puis de sa ville, puis de son pays, et enfin « il embrasse dans un même désir sa conservation et celle du genre humain. Dans toutes ces circonstances, l'homme est principalement attaché à son intérêt particulier. Il faut donc que ce soit la Providence elle-mème qui le retienne dans cet ordre des choses et qui lui fasse suivre dans la justice, lasociété de famille, de cité, et enfin, la société humaine. Ainsi conduit par elle, l'homme, incapable d'atteindre toute l'utilité qu'il désire, obtient ce qu'il doit prétendre et c'est ce qu'on appelle le juste. La dispensatrice du juste parmi les hommes, c'est la justice divine, qui, appliquée aux affaires du monde par la Providence, conserve la société humaine ».

Mais Vico va encore plus loin et se pose un grand problème qui préoccupe toujours la pensée philosophique. Les hommes vont très souvent où  ils ne comptaient pas aller [14]. « Sans doute, les hommes ont fait eux-mê mes le monde social,... mais ce monde n'en est pas moins sorti d'une intelligence qui souvent s'écarte des fins particulières que les hommes s'étaient proposées, qui leur est quelquefois contraire et toujours supérieure. Ces fins bornées sont pour elle des moyens d'atteindre les fins plus nobles, qui assurent le salut de la race humaine sur cette terre. Ainsi, les hommes veulent jouir du plaisir brutal, au risque de perdre les enfants qui naîtront, et il en résulte la sainteté des mariages, première origine des familles. Les pères de famille veulent abuser du pouvoir paternel qu'ils ont étendu sur les clients et la cité prend naissance. Les corps souverains de nobles veulent appesantir leur souveraineté sur les plébéiens et ils subissent la servitude des lois, qui établissent la liberté populaire. Les peuples libres veulent secouer le frein des lois et ils tombent dans dans la sujétion des monarques... Qui put faire tout cela? Ce fut, sans doute, l'esprit, puisque les hommes le firent avec intelligence. Ce ne fut pointla la fatalité, puisqu'ils le firent avec choix. Ce ne fut point le hasard, puisque les mêmes faits se renouvelant produisent réguliè rement les mêmes résultats ». La réponse n'est pas douteuse; cette ordonnance vient de la Providence.

 

IV.

 

L'ordre moral posé par Vico ne procède pas du vulgaire optimisme. Il se rattache en réalité à la notion de droit et la genèse du droit est un sujet encore mal connu à l'époque de Sorel. Vico considère, d'un côté, que « la raison »  de la loi est impérissable et éternelle et que le droit est donc une création divine.

 

D'un autre côté, [Vico] pose un principe extrêmement fécond et difficilement conciliable avec le précédent : il nous apprend à chercher l'origine de nos constructions métaphysiques dans les constructionst plus ou moins empiriques de la vie sociale, - de même que nous trouvons l'origine de nos thèses scientifiques dans les observations faites dans les arts par les techniciens. Bien des fois, il insiste sur la préexistencede la sagesse vulgaire; il dit que [15] « les auteurs des nations sont antérieurs de plus de mille ans aux auteurs des livres » ; il compare la sagesse vulgaire à la connaissance du monde par les sens et la sagesse réfléchie à la connaissance intellectuelle [16]. On peut dire de l'espèce ce qu'Aristote dit de l'individu : « II n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été  auparavant dans les sens... L'intelligence agit lorsqu'elle tire de ce qu'on a senti quelque chose qui ne tombe point sous les sens ». C'est dans la pratique plus ou moins mal réfléchie ou savante de la vie que les philosophes ont puisé leurs idées : il a fallu une réalisation avant l'idéation, qui nous parait aujourd'hui isolée de sa source.

Sa manière de voir est bien expliquée par le passage suivant [17] : « S'il est certain qu'il y eut des lois avant qu'il existât des philosophes, on doit iinférer que le spectacle des habitants d'Athènes, s'unissant par l'acte de la législation, dans l'idée d'un intérêt égal qui fût commun à tous, aida Socrate à former les genres intelligibles ou les universaux abstraits, au moyen de l'induction, opération de l'esprit qui recueille les particularités uniformes capables de composer un genre sous le rapport de leur uniformité. Ensuite Platon remarque que, dans ces assemblées, les esprits des individus, passionnés chacun pour son intérêt, se réunissaient dans l'idée non passionnée de l'utilité commune... Ainsi fut préparée la définition vraiment divine qu'Aristote nous a laissée de la loi : volonté libre de passion...Aristote comprit la justice, reine des vertus qui habite dans le coeur du héros de la philosophie, parce qu'il avait vu la justice légale, qui habite dans l'âme du législateur et de l'homme d'Etat, commander à la prudence dans le Sénat, au couragetempérance dans les fêtes, à la justice particulière, tantôt commutative comme au forum, tantôt distributive comme au trésor public. D'où il resulte que c'est de la place d'Athènes que sortirent les principes de la métaphysique, de la logique et de la morale. La liberté [18] fit la législation et de la législation sortit la philosophie. 

 

C'est en s'inspirant de ces idées que la Science Nouvelle va chercher à déterminer les principes du droit. Selon Vico, le droit ne repose pas sur des croyances métaphysiques, il répond aux conditions même de la vie. Pour l'étudier, il faut s'appuyer sur les contraintes et sur les utilités de la vie sociale. Le fait que le droit  naturel présente une certaine homogéneité d'une nation à l'autre montre qu'il existe une nature commune aux nations. Les conceptions juridiques de Vico se fondent sur plusieurs principes. En premier lieu, il faut que les actes de l'autorité soient conformes au droit, ce qui implique que le gouvernement soit confié aux meilleurs. Il faut également que la science morale présente une certaine uniformité, ce qui revient à considérer qu'il y a une nature commune des peuples, conduisant à un droit naturel des gens. Enfin, il est  essentiel de bien connaître l'ensemble des principes de la morale ; or comme ceux-ci se déduisent de l'étude des sociétés, leur connaissance suppose qu'un mouvement historique a déjà été réalisé, ce qui donne corps à la théorie de Vico des cycles historiques.  Vico considère d'ailleurs que son époque se situe à la fin d'un cycle historique.

 

Presque tous les créateurs de systèmes prennent leur époque pour l'époque où l'humanité a achevé sa progression et leur école pour l'ultime expression de la pensée humaine. Fr. Engels écrit à propos de Hegel [19] : « D'après toutes les conventions, un système philosophique qui se respecte doit se clore par une vérité absolue quelconque. Aussi, tout en affirmant que cette vérité absolue n'est rien autre que le procès logique, le procès historique lui-même, il se voit forcé  de mettre un terme a ce procès, parce qu'il faut bien, à la fin, mettre un terme à son système... Le contenu du système hégélien est proclamé vérité absolue... Ce qui vaut pour la connaissance philosophique, vaut pour la pratique historique. L'humanité qui, dans la personne de Hegel, est parvenue a élaborer l'idée absolue, doit être assez avancée pour réaliser cette idée absolue dans la pratique ». Engels ajoute que, dans la philosophie du droit, Hegel a été ainsi amené à proclamer l'excellence de la monarchie prussienne limitée par les « Etats-Généraux, style ancien régime, que Frédéric-Guillaume III promettait à ses sujets » - et à « démontrer, par voie spéculative, la nécessité d'une aristocratie ».

Vico n'échappe point_à cette nécessité qui pèse sur presque toutesles philosophies ; il constate que [20], de son temps, les grands États d'Europe son! Monarchiques ; il ne voit plus que « cinq aristocraties proprement dites : Venise, Gênes et Lucques en Italie, lRaguse en Dalmatie et Nuremberg en Allemagne ; elles n'ont qu'un territoire peu étendu » ; il estime que la Pologne et l'Angleterre, qui « semblent soumises a un gouvernement aristocratique », ne tarderont pas à devenir « des monarchies pures. » La constitution politique la plus répandue, celle des pays les plus civilisés, lui semble être aussi la plus parfaite [21]. « La monarchie est le gouvernement le plus conforme à la nature humaine, aux époques où la raison est la plus développée ».

 

Enfin, les conceptions juridiques de Vico reflètent très étroitement celles de son siècle et le milieu intellectuel dans lequel s'est formé son esprit. L'Italie méridionale conservait ce goût de l'universalité issu des grecs, cette idée que l'on peut fondre l'ensemble des connaissances sur l'homme dans un vaste système rapprochant philosophie, histoire, science et religion. On y faisait du droit romain et de la jurisprudence le centre des études philosophiques. Selon Michelet «  les maîtres de Vico furent les jurisconsultes romains, le divin Platon et ce Dante, avec lequel il avait lui-même tant de rapports par son caractère mélancolique et ardent ». Il était donc normal que le droit, c'est à dire la question morale occupe une place centrale dans la philosophie de l'histoire de Vico. Si l'histoire idéale de Vico a péri, balayée par le développement des recherches historiques et, selon Sorel, par l'avènement du matérialisme historique, le problème éthique reste entier, grave et pressant. Même si sa solution ne passe plus par le recours à la volonté éclairée de la Providence.

[Lire la suite]

 

[1]. Capital, trad. franç. ; p.162, col.1, note.

[2]. Appendice à la vie de Vico, p. 142.

[3]. Page 170.

[4]. L'auteur fait ici allusion aux cartésiens qu'il regardait comme surtout responsables de la décadence des études. Dans une lettre à G. L. Esperli, il apprécie mieux, je crois, le rôle du cartésianisme et dit que son succès tient au caractère d'un « siècle de légèreté dédaigneuse, ou l'on veut paraître éclairé sans étude » (p. 177) : la philosophie cartésienne n'est plus ici considérée comme cause, mais comme effet. Dans le numéro de juillet 1896 de la Revue de métaphysique et de morale, on peut lire d'excellentes observations faites par M. Lanson sur les rapports intimes qui existent entre le cartésianisme et la littérature de second ordre au XVIIe siècle. Le génie personnel de Descartes n'a rien à voir dans cette affaire, comme Vico l'a dit, d'ailleurs (Discours sur le système et la vie de Vico, p. 11 et Réponse à un journal littéraire, p. 168).

[5]. Livre IV, chap. vi, §2, p. 595.

[6]. Livre V, chap. ii p. 626, note.

[7]. On doit observer ici que la Providence peut avoir recours à trois procédés fort ditincts les uns des autres, ce qui enlève beaucoup de la régularité de l'histoire idéale.

[8]. Livre I, chap. iv, p. 361.

[9]. Michelet dit que quelques auteurs ont cru pouvoir rapprocher Vico des philosophes du xviiie siècle et supposer que son christianisme était purement superficiel; il pense que c'est là une erreur grave (Appendice à la vie de Vico, p. 134).

[10]. Il ne faudrait pas conclure que les appréciations morales sont des épiphénomènes ; cela n'est pas plus exact que de dire que la conscience est un épiphénomène en psychologie. Sans entrer dans de longs détails, je ferai observer que les appréciations morales jouent un rôle capital dans la lutte des ordres antiques et dans la lutte des classes modernes. Mais c'est parce que ces appréciations ne sont pas scientifiques et démontrables qu'elles jouent ce rôle : la lutte ne saurait s'engager sur un théorème de mécanique. Les jugements moraux sont donc, à un certain point de vue, la base de tout le mouvement historique.

[11]. Livre I, chap. iv, p. 360.

[12]. Livre V, chap. iv, p. 639.

[13]. Axiome 7.

[14]. Il n'est pas inutile d'observer, en effet, que cette hiérarchie n'est point autre chose que cela dans le passage cité.

[15]. Livre I, chap. iv, p. 364.

[16]. Livre II, chap. i, § 1, p. 376.

[17]. Livre IV, chap. vii, § 2, p. 608, note. Cf. aussi la note de la page 636.

[18]. Ce mot est entendu ici dans le sens d'Etat républicain. Cf. le commentaire des Annales de Tacite : « libertatem et consulatum L. Brutus instituit ». Vico dit ailleurs : « C'est dans les républiques populaires que naquit la philosophie ».

[19]. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ; traduit dans l'Ere nouvelle ; avril 1894, p. 144.

[20]. Livre V, chap. iii, p. 629.

[21]. Livre IV, chap. vi, p. 597.

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