L'Argent, Dieu et le Diable Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne de Jacques Julliard Mis en ligne : [19-06-2009] Domaine : Idées | |
La Revue Critique des idées et des livres |
"Ce n’est pas seulement pour vivre ensemble, mais pour bien vivre ensemble qu’on forme un État." aristote |
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L'Argent, Dieu et le Diable Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne de Jacques Julliard Mis en ligne : [19-06-2009] Domaine : Idées | |
Qu'est-ce que l'homme? de Chantal Delsol Mis en ligne : [23-06-2009] Domaine : Idées | |
Hommage à Barrès (2) Textes choisis et présentés par François Renié |
Tous les noms des grands hommes ne se sont pas prêtés à former le nom d'une école à la fois et d'une sensibilité, d'un goût du cœur et d'une doctrine de l'esprit. Si le nom de Barrés y était plus favorable qu'un autre, c'était sans doute en vertu d'une obscure nécessité.
Il y a des amis et des admirateurs d'Anatole France, il n'y a même envers lui, chez les délicats, que des reconnaissants. Mais il n'y a pas de « franciens » et il n'y a pas de francisme. Sans doute parce qu'il y a d'abord des Français.
J'ose réserver le nom de barrésistes à ceux qui ont emprunté de Barrés la nourriture même de leur philosophie. C'est assez dire qu'il n'en reste pas beaucoup. Car le grand drame qu'a joué Barrés vivant est la crise d'une âme très individuelle; son culte du relatif et du périssable, sa révérence envers tout ce qui semblait plus durable que lui, son instable position, presque désespérée, entre un individualisme qui ne peut se renoncer et les disciplines qu'il accepte, - voilà l'exemple le plus pathétique du monde, mais si j'ose dire, le moins facile à reproduire ou à imiter. A n'en pas douter, Barrés a éprouvé jusqu'au bout la solitude et la mélancolie du génie, qui suffit à occuper une vie intérieure, mais qui, au bout du compte, ne pouvant s'ériger en règle générale, marque le désaccord affreux qui sépare la pensée et la vie.
Imbu de philosophie, et d'une philosophie beaucoup plus sérieuse qu'on n'avait coutume de dire, Barrés n'a jamais quitté sa vérité particulière. Ou, pour mieux dire, s'il a atteint en somme la vérité, il n'a jamais réussi à révéler qu'elle était autre chose que son amante privée. Cela frappe, séduit, émeut, cela ne convertit point. Il eût pu devenir l'intellectualisme même; cela se serait à peine remarqué, telle couleur il donnait à ce que touchait son âme instable et subtile ! Comme dit René Gillouin, le oui et le non, le moi et le non-moi n'ont pas cessé de parler en lui aussi confusément que dans son œuvre. Cela forme une originalité passionnante. Cela nous a inspiré une amitié que nulle autre n'aurait pu suppléer. Mais disons que cet exemple ne nous a conduit que sur des voies d'accès, non à un but. Dans le barrésisme doctrinal, c'est Barrés lui-même qui offusquait tout; et devant sa mort, dont nous n'avons pas cessé de fré mir, répétons à son propos, à son honneur mais contre lui en quelque sorte, qu'il n'existe peut-être au monde qu'une poussière d'âmes.
Est-ce à dire qu'il ne saurait y avoir des barrésistes proprement dits ? Peut-être, à respecter le sens étroit du mot. Peut-être les vrais barrésistes sont-ils ceux qui ne le sont plus. C'est-à-dire ceux qui ont poussé, plus loin que lui, aussi bien dans la politique que dans la religion. Eux, du moins, ils ne forment pas des héritiers stériles et serviles; ils ont essayé de mettre à leur tour en terre les talents reçus, mais pour les faire germer; et si Barrés ne les a guère considérés qu'avec un peu d'éloignement et-de respect craintif; c'est qu'ils lui montraient sa propre doctrine arrivée à ses fins naturelles, bref, l'individualisme immolé sur son propre autel. Or de cette solution il eut toujours la divination et la peur.
Et c'est là que se montre le conflit personnel qui nous rend Barrés si cher et à jamais si vivant. Même ceux qui ne se sont pas limités au barrésisme, restent des barrésiens fidèles et passionnés. On ne leur enlèverait pas ce titre sans les amputer d'une des parties essentielles de leur âme. Les hommes qui approchent de trente-cinq ans, aussi bien que ceux qui vécurent au temps de Simon et de Bérénice, ne peuvent même pas supposer ce qu'ils seraient si Barrès ne leur avait été révélé dès leurs années d'adolescence. Il leur a appris un mode, un plaisir particuliers de l'introspection. Ne vous récriez pas que c'est là chose bien prétentieuse et que ces gens sont terriblement niais s'ils se vantent de savoir cultiver leur moi. Dirait-on pas vraiment que c'est chose si difficile et surtout si agréable ? En réalité, c'est une étude qui donne plus d'amertume que de plaisirs, car ladite méthode est applicable aussi bien aux âmes désolées qu'aux âmes voluptueuses. Puis, qu'on lui en veuille ou non d'avoir été répandue chez les hommes, elle est chose de dignité.
Tous les êtres humains, pour parler comme le sage antique, s'efforcent par l'esprit de l'emporter sur les autres vivants. Il est bien naturel qu'ils veuillent approfondir sans cesse le fond insondable de leur conscience. Si cela est une présomption affreuse, on peut être assuré qu'elle porte avec soi sa punition. La gratitude immense qu'ont vouée à Barrés ses lecteurs juvéniles, n'est pas celle qu'on donne à l'inventeur d'un plat nouveau ou d'un parfum; c'est bien celle que mérite un Pascal, un Stendhal, et quelques autres. Il n'y a donc pas trace d'égoïsme dans cette reconnaissance. Outre que l'admiration est toujours un sentiment soumis et qui fait sentir son infériorité au sujet qui admire, elle n'a jamais été plus désintéressée que lorsqu'elle émane d'un moi subjugué par un autre, et qui ne s'aime plus lui-même qu'en aimant l'autre à travers lui.
On ne s'étonne donc pas que Barrés ait été l'objet d'un culte familier, intime, inattaquable, et qu'il doive le rester auprès de tous ceux qui savent encore le lire et le comprendre. Ses grandes œuvres que l'on peut appeler « objectives » aussi bien que ses manuels de psychologie, ses pages de doctrine comme ses pages d'histoire, sont éternellement vivantes parce qu'elles participent d'une même substance individuelle. Et chose inouïe pour un penseur, plus que sa pensée même, c'est peut-être sa personne qui est impérissable chez nous et nos successeurs.
André Therive.
(La Revue critique des idées et des livres - décembre 1923).
Un de mes anciens articles sur Barrès commence par : « Je suis à la campagne, sans livres, sans notes... » D'un autre, « Barrès s'éloigne[1] », j'ai souvent fait pénitence en disant qu'il avait été écrit « dans des gares, dans des chambres d'hôtel, sans livres, sans notes... » En somme, chaque article, j'ai reconnu ensuite qu'il avait été écrit légèrement. Et voici qu'au moment de tracer ce qui suit, qui est un « Barrès en 1953 », je juge que l'honnêteté serait de relire la plupart de ses ouvrages, je ne le fais pas, parce qu'un travail de création pure me requiert ailleurs, j'en relis deux ou trois, et allez-y ! Une fois de plus, nous allons être comme les autres : nous allons être léger et injuste. Comme les autres et comme ils sont avec nous.
Barrès en 1953. - La situation littéraire de Barrès est très basse parce qu'il y a plus d'une quarantaine d'années qu'on s'emploie à la ruiner. L'opération ne fut d'abord que de commando ; puis tout le monde s'y mit par bon ton. Quand tout le monde s'y met, la résistance devient impossible. Dès 1919, on peut dire que « ça y était ». Barrès était, dans nos Lettres, l'ennemi public numéro un, l'homme à abattre. Pour des raisons politiques, et allant plus loin, et plus bas, que la politique. La droite y prêtait la main avec joie ; il y avait longtemps que Barrès l'embêtait, parce que intelligent ; et puis, il faut faire risette à gauche : les catholiques de droite furent les plus acharnés contre lui quand parut l'innocent « Jardin sur l'Oronte ». Il avait aussi contre lui les femmes, je ne sais pas bien pourquoi.
Politiquement, la phrase qu'on lui prêtait, sur Charles Maurras, aurait dû (vraie ou fausse) suffire à le sauver : « Nos petits-neveux riront bien quand ils verront la place que nous lui avons faite. » Mais il faut croire qu'on ne la connaissait pas assez.
Il est heureux pour lui qu'il n'ait pas atteint les quatre-vingts ans, limite normale de toute carrière littéraire bien menée. Souffrant déjà, « sous l'œil des barbares », que fût-il devenu, dans l'étreinte des gorilles ? (Il paraît qu'il murmurait, devant les articles d'insultes : « Je me demande comment on peut répondre par tant de haine à tant d'amour. » Quoi ! Barrès ingénu ?) De l'abandon où il serait aujourd'hui j'ai eu une image de prévoyance. En 1919, quelques minutes avant le « défilé de la Victoire », allant rejoindre sa place dans la tribune officielle, interminablement au milieu de la chaussée vide, reconnu de tous, son nom prononcé, mais sans un vivat, dans un silence absolu. C'était le merci du peuple auquel il s'était donné tête et âme pendant quatre ans, le servant dans la dure épreuve, car il le servit vraiment. Pareil à ces chefs hindous victorieux, et qui néanmoins, dans le défilé, allaient à pied derrière les chefs anglais à cheval, comme des captifs, lui aussi chef des victorieux et cependant chef des vaincus, ou plutôt, pour continuer notre comparaison hindoue, chef dans sa nation de la caste des parias.
Ses perfides secrétaires, qui lui ont consacré un livre, y rapportent une parole de lui, que voici à peu près : « Je plains les pauvres écrivains quand ils ne sont plus là pour entretenir la petite flamme de leur renommée. » Maintenue férocement en veilleuse, la petite flamme de Barrès aura-t-elle la force de ne pas s'éteindre avant l'heure où tout se tasse, où les pouvoirs, et l'opinion derrière eux, oublient plus ou moins que Bossuet était chrétien, que Balzac se prétendait monarchiste, que Chateaubriand se prétendait l'un et l'autre, et les acceptent en vrac sans y regarder de trop près ? Je ne saurais dire.
Ce qui m'est personnel dans son « message » reste exactement ce que c'était au lendemain de sa mort.
Au lendemain de sa mort, « L'Illustration » publia la plus émouvante photo que je connaisse de lui. C'est pour moi le masque même de la lassitude et de la tristesse. Comme je faisais part de cette impression à son fils, celui-ci me dit : « Mais non, c'est seulement la mine maussade de quelqu'un que le photographe dérange dans son travail » Non, non, Philippe Barrès, ce n'était pas que cela !
Je suis frappé que personne n'ait attiré l'attention sur ces soupirs de fatigue qui s'élèvent si souvent des dernières années de Barrès. C'est un homme qui est excédé de toutes les heures ennuyeuses qu'il s'est imposé durant sa vie. Il dit : « J'ai compris, j'ai travaillé, j'ai servi, j'ai satisfait les parties hautes de moi-même. Mais qu'ai-je fait pour mon bonheur ? »
Dans le « Chant funèbre pour les morts de Verdun », paru en 1924, j'ai rappelé que, quelque temps avant sa mort, Barrès disait à un rédacteur du « Temps », qui le rapporta dans ce journal :
Je ne voudrais plus m'occuper que de poésie. Je n'ai aucune passion partisane ; les hommes m'apparaissent parfois comme par trop ressemblants, et je me surprends à ne plus les haïr, non plus qu'à les aimer beaucoup. Néanmoins, on a des devoirs, et il faut les remplir. Mais ceux de ces devoirs qui ont surtout forme d'obligations, qui compliquent ma tâche, augmentent mon labeur, je souhaiterai qu'on m'aidât à les accomplir : qu'on me soulageât de cette partie de ma besogne qui m'est devenue fastidieuse, et que je néglige un peu d'ailleurs, parce que je n'ai plus le temps ni le goût de m'y soumettre assidûment...
« L'Enquête aux pays du Levant », publiée après la guerre sur des notes de voyage prises en 1913, est pleine des cris qui peuvent échapper à un homme dont la vie quotidienne est sèche et grise. Sans cesse reviennent des phrases telles que : « Pour me donner une récompense, j'ai fait ceci ou cela... » Pauvre Barrès ! Se donner une récompense, c'est, pour lui, faire enfin quelque chose qui lui soit agréable après les corvées officielles dont il a empoisonné son voyage. « Il s'agit qu'enfin, après tant de contrainte (...) et oubliant des obligations de tous genres, je me laisse aller à ma pente naturelle », écrit-il en s'embarquant pour l'Orient. Après « tant de contrainte » ! Quel aveu que le rôle qu'il avait décidé à jouer, et qu'il soutint jusqu'au bout, n'était pas sa pente naturelle, et que, pendant la plus grande part de sa vie, il s'est contrarié !
« L'Orient, dit-il encore, est mon véritable destin. » Quel aveu que son autre destin (Lorraine, etc.) fut un destin postiche ou à demi postiche !
Dix ans plus tard, les conseils qu'il donnait à ses cadets, l'année même de sa mort, dans certaine « Enquête sur les maîtres de la jeune littérature », sont tous dirigés dans ce même sens. Ses dernières paroles, son testament, c'est : « Aimez la fantaisie, la poésie, le loisir... » Mais citons-le plus avant :
Il nous faut des fleurs en surabondance. Aimez l'or, l'azur et la flamme. A tous ceux qui sont capables de prendre la vie par le côté poétique, nous demandons des images et des chants.
C'est un grand défaut, l'excès de volonté claire dans la vie spirituelle. Il faut errer, battre le pays, suivre un sentier, l'appel d'une lumière, d'un chant, d'une nostalgie, d'un archange, se faire des loisirs.
Las des systématisations, puissé-je jusqu'à ma mort faire étinceler tous ces germes de feu qui reposent dans l'âme.
Il faut des songes, des ombres, une espèce d'oisiveté et de solitude, et aussi quelque inquiétude. Librement offerts au destin, prêtez-vous aux quatre vents de l'Esprit qui souffle où il veut.
« C'est un grand défaut, l'excès de volonté claire dans la vie spirituelle. Il faut errer, battre la campagne... Las des systématisations... Prêtez-vous aux quatre vents de l'Esprit. » Comment n'a-t-on pas pris garde, à l'époque, qu'il y avait là autant de démentis formels donnés aux proclamations de sa quarante-cinquième année (« Spartam nactus es, hanc adorna »), hélas ! trop bien accomplies ? Comment ne serais-je pas frappé à distance par le fait que, aussitôt Barrès mort, je larguais l'amarre, rompais pour des années avec la vie parisienne et littéraire, afin de « ne plus me consacrer qu'à mes désirs et à la poésie » ? Les dernières années de Barrès furent-elles pour quelque chose dans cette libération, où les caïds de la littérature « libératrice » ne furent si certainement pour rien, et ne serait-il pas piquant que celui qui se voulut un maitre de devoirs ait été pour moi un maître de plaisirs ? En vérité, je pense que je suivis surtout ma pente, mais que, sur cette pente, ce que je ne cesserai d'appeler le testament de Barrès contribua à me pousser.
Nous autres écrivains, Barrès, par son art, nous montre ce qu'il faut faire ; par sa vie, ce qu'il ne faut pas faire. Ces travaux forcés de la célébrité, cette connaissance des hommes réduite, j'en ai peur, aux trois mille frelatés de la « société » parisienne, ces plaintes de la fin, ces horribles honneurs de l'après-fin, et tout cela parce qu'il faut ne cesser jamais d'occuper la scène, parce que la vanité sociale vous martèle sans cesse les oreilles de son : « Marche ou crève ! » - il y a là un climat suffocant, et qui le suffoqua. Il chercha à préserver de soi-même quelque chose. Seulement, quoi ? Ses « rêveries » ? Son « chant » ? « Tout désirer, tout mépriser », c'est très joli, mais enfin, il y a aussi ce qu'on obtient, et qu'on aime, et qu'on ne méprise pas. Est-ce qu'il n'avait pas de vie privée ? Ou est-ce que, vraiment, comme les confrères d'un rang plus humble, il lui préférait ses satisfactions de vanité ? Est-ce qu'il n'a eu, après tout, que ce qu'il préférait et voulait, quitte à l'emplumer de quelques gémissements mélodieux ?
Tout cela, qui me parait très sombre, il le porta avec noblesse (malgré les ficelles, qui sont plutôt des cordages, tant elles éclatent au regard). Cette noblesse, et sa pente naturelle vers toute noblesse, son talent admirable, cette pente et ce talent, qui le mettent tellement plus haut, comme écrivain et comme homme, que ceux qui usurpèrent sa place après lui, sa lucidité, son honnêteté (« le flot, qui me roula sans me salir »), sa fragilité, et quasiment son je ne sais quoi de désarmé, qui perça sur la fin, et cette franche et tardive contrition de ses erreurs à l'heure où l'on ne doit plus être que ce qu'on est, n'ont pas cessé de m'inspirer admiration, affection et respect : si ces sentiments sont communs dans les Lettres françaises d'aujourd'hui, tant mieux. Je le répète, sur toute son étendue, de son meilleur à son pire, il dépasse de beaucoup ses tristes successeurs. Ceux qui l'ignorent, et tout en l'ignorant le méprisent, ne savent pas ce qu'ils perdent, humainement, à ne pas le connaître et à ne pas l'aimer.
Henri de Montherlant.
(Les Nouvelles Littéraires, 26 novembre 1953).
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[1]. Les Nouvelles Littéraires, 26 décembre 1925.
Hommage à Barrès par François Renié |
Nous ne pouvions pas ouvrir cette nouvelle série de la Revue Critique des Idées et des Livres, sans saluer la mémoire de Barrès. Il fut le maître, l'inspirateur et l'éducateur de la petite phalange qui, il y a un siècle, donna naissance à cette revue et l'hommage que nous lui rendons aujourd'hui s'adresse aussi à ces jeunes gens qui furent ses disciples et, pour certains, ses héritiers. Mais si la génération de 1900, marquée par des temps nouveaux et difficiles, choisit Barrès comme exemple et comme vigie, il nous semble que son oeuvre et que sa pensée peuvent être aussi utiles à notre génération, elle-même soumise à des vents violents et à des mers agitées.
On nous dira que Barrès sent le souffre et c'est vrai. Après avoir été adulé, porté aux nues, il fut tour à tour contesté, jugé, calomnié. Mais combien ces critiques nous paraissent aujourd'hui démesurées ou injustes. Patriote intransigeant, il le fut en effet, mais jamais dans les excès qu'on lui reproche et ses écrits, notamment les derniers, témoignent d'une volonté constante de s'élever au-dessus des querelles, de préserver l'unité de la patrie commune, de chercher derrière l'adversaire l'homme et le semblable. Il fut aussi sans aucun doute fasciné par le catholicisme mais en restant aux lisières de la foi, en conservant cette liberté d'esprit et cette malice qui lui firent écrire et défendre au grand jour la merveille de sensualité qu'est Un jardin sur l'Oronte. Egotiste et dandy, il en usa incontestablement tous les artifices et toutes les poses, au point de s'aliéner et d'exaspérer une partie de ses contemporains. Mais ceux qui le connaissaient bien nous ont livré depuis ce qui se cachait derrière le masque de la désinvolture et du mépris : une inquiétude qu'il fallait dissimuler, une angoisse à conjurer, un mal être qui l'ont souvent étreint jusqu'à l'extrême solitude.
Laissons le temps faire son office et rendre justice à Barrès. L'homme vaut bien mieux, en effet, que sa légende et son oeuvre dépasse de cent coudées les caricatures que la haine, l'injustice et l'ignorance ont trop souvent inspirées. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire ses livres ou de découvrir, à travers ses fameux Cahiers, une âme singulière, un personnage qui est loin d'être d'une seule pièce. Oui, Barrès fut ce « profond moraliste français, ce grand écrivain d'humeur, cet artiste, ce magicien des lettres (1) » que saluait Massis au moment de sa mort. L'analyste fut lucide, le témoin perspicace, l'orateur étincelant. L'écrivain lyrique, surtout, ne laisse jamais indifférent, lorsqu'au détour d'un récit de voyage ou d'une intrigue romanesque, il nous livre brusquement une de ces fulgurances qui font frissonner... Que l'on songe à certaines pages d'Un Homme Libre, du Jardin de Bérénice, des Déracinés, de la Colline inspirée, ou à ce terrible récit du sépulcre de Ravenne qui surgit en plein milieu des merveilles épicées du Sang, de la Volupté et de la Mort.
Mais par delà les situations, les idées ou les personnages, ce qui frappe dans l'oeuvre barrésienne, c'est sa cohérence. Prise dans son ensemble, elle dégage un sens, un mouvement, une recherche de perfection qui est le vrai moteur de la création chez Barrès. Il passe, presque sans effort, des confidences personnelles, des personnages à peine dessinés du Culte du Moi aux foules grouillantes, à l'agitation électrique, aux grandes fresques du Roman de l'Energie Nationale, puis au dépouillement, à la maîtrise et la profondeur des dernières œuvres. On a pu se méprendre sur l'extrême sensibilité de Barrès, son goût de l'exotisme, son "romantisme". Aucune anarchie intellectuelle derrière cela; beaucoup de discipline, au contraire. Tout tend chez lui à utiliser l'émotion comme un objet de travail, à chercher, à travers elle, à saisir le beau, le vrai, l'éternel. Ne disait-il pas : "Tout sentiment, s'il est mené à un degré supérieur de culture, prend un caractère classique", retrouvant là des accents qu'un Racine, qu'un Goethe ou qu'un Stendhal auraient pu avoir avant lui.
Le génie de Barrès tient aussi dans l'extrême variété de son inspiration, dans sa constante recherche de sensations, de ciels ou d'idées nouvelles. Il fut un écrivain voyageur, de Tolède à Sparte et jusqu'au Levant, trouvant - comme Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Gautier, Loti, Fromentin - dans chaque pays traversé, dans chaque nouvelle ville une autre conception de l'existence. La vie publique, la politique lui donnèrent aussi ce goût du mouvement, du débat d'idées, cette soif de saisir d'autres vérités et surtout celles qui sont impérissables. Cette curiosité, on la retrouve y compris dans ses propres controverses intérieures - Occident ou Orient, nihilisme ou religion, latinité ou germanité - qu'il ne souhaita jamais vraiment conclure. Jusqu'au bout, il chercha à surprendre, à rester mobile, rien en lui ne fut jamais sec ou desséché. Comme en témoigne cette confidence presque candide faite à Pierre Varillon quelques mois avant sa disparition : "Je ne suis pas né, disait-il, pour cesser d'avancer et de découvrir des aubes, des midis, des couchants, des étoiles, auxquels je dédierai les chants du printemps, de l'été, de l'automne et les plus beaux, ceux de l'hiver, où les espérances étincellent au milieu d'un firmament de souvenirs."
Il nous faut donc relire Barrès. Même si les multiples facettes de l'homme, ses ambigüités, ses sortilèges et ses charmes, font que cette lecture n'est ni sans piège, ni sans risque. Dans la belle biographie qu'elle lui consacre (2), Sarah Vajda place en exergue ces quelques lignes qui indiquent assez bien les desseins du jeune auteur d’Un homme libre : " Nous ne conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous prêtent-ils du talent, nous ne pouvons les émouvoir. A vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisis leurs poètes et leurs philosophes. Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi ceux de son âge ou mieux encore, parmi ceux qui le suivent." A peine y sent-on une pointe d'amertume vis à vis des maîtres qu'il fréquenta dans sa jeunesse et qui l'ont méconnu ou déçu. Mais c'est surtout l'orgueil qui y perce et cette sensation, à l'aune des premiers succès, que son oeuvre fait écho dans les générations nouvelles, qu'un vaste public l'y attend, qu'il est à prendre, à séduire et à placer sous influence. Car Barrès charma. Une partie de la jeunesse française se rangea un moment sous sa gloire. Il fut l'enchanteur d'une longue série de poètes, d'hommes de lettres ou de publicistes, qui - de Maurras à Blum, d'Aragon à Mauriac, de Drieu à Malraux, de Montherlant à de Gaulle - n'ont jamais fait mystère de ce qu'ils lui devaient. Malgré ses détracteurs, c'est avec l'appui des meilleurs talents de son siècle qu'il affronte la postérité.
Sans attendre l'hommage plus complet que nous ne manquerons pas de lui rendre prochainement, nous reproduisons aujourd'hui deux articles, deux témoignages sur l'homme et sur son influence. La Revue Critique des Idées et des Livres publia le premier, signé d'André Thérive, en décembre 1923 (3), quelques mois après la mort de Barrès et on y mesure bien l'impact qu'eut cette disparition sur toute une génération de barrésistes et de barrésiens. Quant au second, de la plume d'Henry de Montherlant, il parut dans le numéro des Nouvelles Littéraires consacré à Barrès, trente ans après sa mort (4). Rapide, excessif, injuste - en particulier pour Maurras qu'il retrouva plus tard - l'auteur des Bestiaires nous livre pourtant un portrait magnifique. Celui d'un homme enfin débarrassé de ses légendes et de sa part d'ombre, et dont l'oeuvre, décantée, peut maintenant apparaître en pleine lumière.
François Renié.
(1) Henri Massis, Jugements (Plon, 1923).
(2) Sarah Vajda, Maurice Barrès (Flammarion, 2000).
(3) La Revue critique des idées et des livres, 25 décembre 1923.
(4) Les Nouvelles Littéraires, 26 novembre 1953.
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Exotiques Poèmes de Jean de la Ville de Mirmont |
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I Par un soir de brouillard, en un faubourg du nord,Où j'allais, promenant mon cœur noyé de pluie, J'ai vu, dans une auberge basse du vieux port, Danser les matelots de la Belle-Julie. Le timonier portait sur son épaule droite, Exotique et siffleur, un grand perroquet vert. Du maître d'équipage au cuisinier, qui boite, Tous gardaient, dans leurs pas, le rythme de la mer. Et déjà gris de stout, de rhum et de genièvre, Les plus jeunes, longtemps sevrés de tels festins, Ecrasaient en dansant des baisers sur les lèvres De filles dont le cœur est tendre aux pilotins. Aux accents du trombone et de l'accordéon, Leurs talons, à grand bruit, soulevaient la poussière. Mais le mousse, natif de Saint-Pol-de-Léon, Ivre mort, récitait gravement ses prières. | | |
II Le cœur lourd de cuisine à l'huile et de piments, | | |
III Lorsque je t'ai connue aux Iles de la Sonde, Matelot jovial aux mouvements pleins d'aise, Quand je resonge encore aux nuits de Malaisie, Jusqu'à l'instant fatal où mon rival mulâtre C'est lui qui m'a conduit dans les chemins austères, | ||
IV L'oiseau de paradis, l'ibis, le flamant rose, La tubéreuse, la pivoine et le jasmin, Je m'ennuie à mourir et ma dernière amante, | ||
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V Je porte au gros orteil un anneau d'or massif, | ||
JEAN DE LA VILLE DE MIRMONT. | ||
Le regard vide
par Jean-François Mattéi Mis en ligne : [21-11-2008] Domaine : Idées
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Notre culture classique - les humanités que célèbrent George Steiner, Marc Fumaroli ou Alain Finkielkraut - a toujours été une " figure unique de l'inquiétude dans le courant des civilisations ", selon Jean-François Mattéi. Des plus grands penseurs du siècle passé aux " déclinologues " d'aujourd'hui, tous sont hantés par la possible extinction de la culture européenne. Qu'est-ce donc qui menace de s'éteindre ? L'Europe est certes l'héritière d'Athènes, de Rome, de Jérusalem, de Byzance et de Cordoue. Mais elle est davantage encore, telle est la thèse de cet essai, caractérisée par les modalités du regard qu'elle porte sur le monde, sur la cité et sur l'âme. C'est ce regard théorique et critique (regard se dit theoria en grec) qui a permis la diffusion universelle de sa culture, de Homère à Kundera. Mais, de critique, ce regard est devenu profondément autocritique, comme en témoigne la diatribe de Susan Sontag : " La vérité est que Mozart, Pascal, l'algèbre de Boole, Shakespeare, le régime parlementaire, les églises baroques, Newton, l'émancipation des femmes, Kant, Marx, les ballets de Balanchine, etc., ne rachètent pas ce que cette civilisation particulière a déversé sur le monde. La race blanche est le cancer de l'humanité. " Arborant le relativisme en blason et prônant la repentance, la pensée dominante refuse d'assumer l'identité de sa culture au motif que toute identité est menace. Jetant un regard vide sur leur époque, les intellectuels sont ainsi devenus des " symboles de l'expiation ", selon le mot de Lévi-Strauss à propos des ethnologues. Pour Jean-François Mattéi, la question de l'éminence, voire de la supériorité, de la culture européenne mérite d'être posée : n'est-elle pas la seule à avoir véritablement " regardé " les autres cultures ?
Oeuvres
de Joseph de Maistre Mis en ligne : [21-11-2008] Domaine : Idées | |
La postérité a retenu de Joseph de Maistre qu'il a été l'un des plus fermes partisans de la contre-révolution. Ses adversaires l'ont peint comme un doctrinaire sectaire, pourfendeur des idées nouvelles. Ce portrait comporte une part de vérité : ennemi déclaré des Lumières, Maistre développe une philosophie de l'autorité, dénonçant l'illusion des droits de l'homme et de la démocratie, qui peut légitimement révolter une conscience moderne. Quelles raisons a-t-on de lire un tel penseur au début du XXIe siècle ? A en croire les meilleurs esprits, ces raisons ne manquent pas. Cioran en propose un usage thérapeutique : il s'agit de parier ironiquement sur les excès d'un dogmatisme "aussi habile à compromettre ce qu'il aime que ce qu'il déteste ". Une autre raison de lire Maistre consiste à chercher dans son œuvre un révélateur, au sens chimique du terme. C'est ce que suggère George Steiner, lorsqu'il affirme que ce penseur est un prophète, qu'il annonce le malaise idéologique de la modernité en montrant la violence inscrite dès l'origine dans l'émancipation révolutionnaire. Mais on peut aussi lire Maistre, comme Valéry, à la façon du dilettante pour la saveur de son écriture. Ses traits d'esprit sont rehaussés par une langue admirable : causticité, imagination, acuité intellectuelle, Maistre séduit jusqu'à ses adversaires. Ce volume s'adresse aux historiens, aux philosophes, aux juristes et aux amateurs de littérature. Il réunit un choix des œuvres les plus célèbres de Maistre - Considérations sur la France, Essai sur le principe générateur..., Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Eclaircissement sur les sacrifices -, mais aussi des textes moins connus et partiellement inédits - Six Paradoxes, Sur le protestantisme - établis dans le respect des manuscrits. Et, pour la première fois, sous forme de Dictionnaire, une petite encyclopédie de la pensée maistrienne. A redécouvrir, même si l'on n'est pas un "affreux réactionnaire ". Pierre Glaudes
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Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01 |
Présentation
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