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29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 23:40
Limonov                    
 
Limonov-copie-1.jpg
 
Notre ami Bruno Lafourcade vient de publier coup sur coup deux beaux ouvrages : un roman "bernanosien", Le Portement de la Croix (Brumerge, 2011) et, plus récemment, un savoureux recueil de conseils à un jeune écrivain, Dernier feux (La Fontaine secrète, 2011), dont nous avons signalé il y a quelques jours la sortie (La Revue critique du 16 janvier). Il nous donne aujourd'hui une critique roborative du récit d'Emmanuel Carrère, Limonov, qui a été couronné en 2011 du Prix Renaudot. 
 

Emmanuel Carrère, Limonov. Paris, P.O.L., septembre 2011, 488 pages.

 
Nous avions vingt ans, et c’étaient les années quatre-vingt. La mort, alors, semblait loin de nous, qui pourtant vivions des temps résolument funèbres, lourds comme des têtes de marteau, où l’esprit de sérieux et le cul de plomb pesaient de tout leur poids. On nous pressait de suivre des voies qui offraient des débouchés, comme on disait élégamment alors, c’est-à-dire qui nous promettaient un destin de ventouses à désengorger les boyaux. Nous n’étions pas là pour rire, ni même pour vivre : nous étions là pour mourir, et nous mourions.
Les jeunes moribonds se classaient en deux camps : les militants et les managers. Les premiers se laissaient plumer par les organisations antiracistes, les seconds plumaient la volaille consommatrice; ceux-là ne juraient que par Harlem Désir et Julien Dray, ceux-ci par Tapie et Séguéla, – un carré d’opportunistes qui nous crachait ses leçons de vertu, quand même les plus naïfs commençaient de soupçonner qu’il était de l’immortelle corporation des racailles et des charlatans.
Qu’elles fussent de sucre ou de fric, ces ambitions répugnaient au jeune homme que nous étions alors, qui pour avoir lu Bloy et Flaubert voulait de la haine et du style ; en cherchait et n’en découvrait nulle part. Dans les kiosques à journaux moins qu’ailleurs nous en trouvions : les organes de presse également trépanants, misérables et illisibles, qui nous commandaient de penser juste et droit – Globe, Libération, Actuel, etc. –, nous retournaient les doigts de pied ; bien plus que nous les retournait Le Figaro, où Pauwels diagnostiquait volontiers le sida dans les cerveaux de nos pairs  [1] : c’était amusant, bien sûr, c’était toujours bon à prendre, mais cela ne suffisait pas. – Et puis il y eut L’Idiot international.
C’était un hebdomadaire lancé et animé par Jean-Edern Hallier, un polémiste à l’heure de l’audiovisuel [2], c’est-à-dire sans scrupule, et qu’il fallait être journaliste pour prendre pour un écrivain. Cependant, ce fort-en-gueule savait reconnaître chez les autres les dons qui lui faillaient, et comme il ne voulait pas d’un journal de journalistes, il réunit autour de lui des romanciers, des essayistes, des artistes, qui prétendaient en découdre avec l’époque et son humanisme de chanteurs de variétés [3].
Nous nous jetions donc sur L’Idiot. Nous dépliions ses huit grandes pages pour y découvrir des libelles, inouïs de malveillance, contre Georges Kiejman, Françoise Giroud, l’abbé Pierre, Yves Montand, Anne Sinclair ; pour y chercher les noms des pamphlétaires qui faisaient alors notre bien : Philippe Muray, qui déjà nous revigorait, Gabriel Matzneff, qui emmerdait Giscard « à pied, à cheval et en voiture », Marc-Édouard Nabe, dont le mauvais goût ne cherchait pas à se défaire de « l’esprit Hara-Kiri » ; d’autres encore.
Parmi eux, il y avait un Russe du nom d’Édouard Limonov. Il demandait qu’on fusillât Gorbatchev et réhabilitât Staline. Bon. C’était le genre de douceurs que l’on trouvait dans cet ahurissant hebdomadaire, nous ne songions donc pas à nous en offusquer. Plus tard, nous essayâmes de lire un des romans de ce Limonov ; en vain : nous reposâmes le volume et le nom de son auteur disparut et des journaux et de notre mémoire.
Le temps passa. Un jour, nous apprenions que Limonov avait participé à la guerre en Serbie, du côté Serbe ; et, plus tard, qu’une pétition demandait la libération de l’écrivain incarcéré à Lefortovo, une prison russe. Le temps passa encore. Nous vieillissions et la mort n’était plus si loin. Un livre parut alors, dont le titre ramena à nous le jeune homme qui avait eu vingt ans dans les mortelles années quatre-vingt.
 
*
 
C’est un beau volume, où se détachent, en bleu sur fond blanc, Limonov, et au-dessus de lui, dans une police de taille inférieure, Emmanuel Carrère : l’auteur français d’Un roman russe a donc fait de l’écrivain russe qui écrivit en français son nouveau héros. Les vies de Limonov méritaient ce biographe patient et scrupuleux qui a suivi son héros dans les six étapes de son existence : à Kharkov, à Moscou, à New York, à Paris, dans les Balkans et à Moscou encore.
Kharkov, donc, d’abord, et plus largement l’Ukraine, où Limonov a vécu durant sa jeunesse, de 1943 à 1967. Le jeune Édouard Savenko (Limonov est un pseudonyme) est le fils d’un tchékiste de second rang et d’une mère rêche et peu affectueuse. Cette femme coriace, « ennemie de tout attendrissement », humilie volontiers son mari, notamment parce qu’il n’a pas combattu pendant la Grande Guerre patriotique (le nom que les Russes donnent à la Seconde Guerre mondiale). Ce père à l’ambition mesurée, son fils commence par l’admirer, bien qu’il le trouve faible devant sa femme, avant de s’en détacher quand il s’aperçoit qu’il n’est, comme officier, ni plus ni moins qu’un garde-chiourme ; car lui, Édouard, a pris, d’instinct et définitivement, le parti du truand contre le policier.
Davantage, très vite, le garçon est aimanté par deux pôles, adverses d’apparence seulement, qui l’attireront tout au long de son existence : les artistes et les voyous, – où se mêlera plus tard la politique ; et c’est en voyou, en punk, en hooligan, autant qu’en artiste, qu’il fera de la politique. A cet égard, la scène fondatrice aura lieu le jour où le jeune Savenko participe à un concours de poésie, qu’il remporte (et où il gagne – sic – une boîte de dominos) ; le jour même, un truand le fait entrer dans sa bande, et dans la soirée l’entraîne dans un viol collectif, puis un meurtre. Désormais, pour Limonov, tout est joué, car de cet épisode atroce un écrivain irréductible et forcené est sorti tout armé comme Athéna du crâne de Zeus.
Très vite, Kharkov se révèle trop étriqué pour lui, qui est sûr d’avoir un destin ; il s’installe donc à Moscou, où il reste sept ans, de 1967 à 1974. Brejnev exerce alors en Union soviétique son stalinisme mou. Dans la capitale russe, Limonov mène là encore la vie violente, étroite, faite d’expédients et de saouleries, de ces écrivains et de ces artistes que l’Ouest commence à appeler les dissidents. – Or, justement, Limonov n’est pas un dissident, c’est un délinquant, car toute sa vie il gardera l’empreinte indélébile des vauriens de Kharkov.
C’est d’un destin qu’il rêve ; or il sait que la Russie, pas plus que l’Ukraine, ne le lui offrira. Il parvient à quitter l’URSS et s’établit à New York, avec une belle Russe qui rêve de devenir mannequin ; mais ce sont cinq années de dèche qui attendent cet anti-héros. Très vite, la jeune femme quitte Édouard. Celui-ci, seul et désespéré, erre dans les jardins publics, fait l’amour avec des Noirs, ne quitte pas la violence qu’il a toujours connue, et aimée, mais surtout se voit glisser dans la déréliction ; il ne doit plus sa survie qu’à l’allocation versée aux nécessiteux, puisqu’il est au bord de la clochardisation. Il connaît enfin une période de stabilité en devenant le majordome d’un milliardaire. Surtout, de ces années de haine de classe, de rêves de gloire et de diable tiré par la queue, il tire deux livres autobiographiques dont il espère qu’ils seront son salut. Ils le seront, non grâce aux Etats-Unis, mais grâce à Paris.
Jean-Jacques Pauvert publie en effet, en 1980, Le poète russe préfère les grands nègres, dont le titre était, initialement et plus simplement, Moi, Editchka. Le livre est un succès, et la vie de Limonov bascule pour la troisième fois : il s’installe à Paris où il restera neuf ans. C’est ici que se situe l’aventure de L’Idiot international, l’hebdomadaire de toutes les audaces, y compris les plus odieuses, où l’écrivain trouve naturellement sa place.
Limonov n’a publié qu’assez tard dans sa vie, mais une fois qu’il a commencé, il ne s’est pas arrêté. Pendant ses années parisiennes, où il écrivait, outre pour L’Idiot, pour L’Humanité et pour le Choc du mois, il publia en dix ans dix livres essentiellement autobiographiques : il est de ces écrivains qui ont besoin d’avoir vécu pour écrire. – Or, justement, la matière s’épuise, et le tropisme de l’aventure violente l’attire de nouveau. Sa quatrième vie commence, celle de l’activiste politique.
Nous sommes au début des années quatre-vingt-dix. L’URSS se défait et les guerres brûlent les Balkans. Limonov, qui déteste ce Gorbatchev qui a laissé se désagréger l’empire, s’engage du côté des Serbes. Physiquement courageux, à moins qu’il ne veuille simplement mourir (comme Carrère l’écrit), et mourir les armes à la main, il prend donc les armes.
(Au fond, si ce que l’on aime chez lui, c’est sans doute l’indépendance d’esprit, c’est aussi le courage physique, celui qui lui fait comparer la valeur d’un homme à une pièce de monnaie : « La guerre a mordu [certains hommes] entre ses dents comme une pièce douteuse et ils savent, pour n’avoir pas plié, qu’ils ne sont pas de la fausse monnaie. » – Limonov aurait pu devenir, ou plutôt rester, un inoffensif activiste de clavier d’ordinateur dans la tradition française éructante, et d’autant plus éructante qu’elle se sait inoffensive, un mélange de Hallier, de Nabe ou de Soral, si l’on veut, et rien de plus ; mais il est Russe, et il vit sa vie comme celle d’un héros de roman, un héros qui traverserait de part en part, de continent en continent, de dictatures en démocraties, de démocraties en guerres, de l’obscurité à la célébrité, les dernières années d’un siècle et les premières du nouveau.)
Après son engagement en faveur des Serbes, qui lui vaudra d’être mis au ban, il fonde le parti « national-bolchevik » et un journal – Limonka : La Grenade – qui n’arrangent pas sa réputation en France, ce dont il se fout, mais surtout en Russie, où il est devenu célèbre, et où il devient un opposant forcené d’Eltsine d’abord, de Poutine ensuite.
Accusé de fomenter un putsch, imaginaire, avec la minuscule troupe de son minuscule parti, il est incarcéré à Lefortovo au début des années 2000. Il n’en sortira que pour devenir l’irréductible ennemi de Poutine, qui ne cessera de l’envoyer régulièrement derrière les barreaux, pour quelques semaines ou quelques jours.
On le voit : ce livre est d’abord le portrait d’un écrivain à la vie hors norme ; il montre aussi la face inversée de l’Histoire ; il est enfin une autobiographie de Carrère lui-même.
 
*
 
Il y avait du raté chez Limonov, et l’écrivain aurait pu s’y complaire s’il n’avait été tout entier habité par le besoin de reconnaissance : plus que d’argent, c’est de célébrité qu’il a longtemps rêvé, c’est de gloire qu’il a eu toute sa vie besoin ; et ses départs de Kharkov, de Moscou, de New York, de Paris, n’ont eu d’autre but que d’atteindre à l’idée qu’il se faisait de son destin.
Conjointement, il n’a jamais admis que d’autres, qu’il jugeait inférieurs à lui, obtinssent cette renommée qui devait lui revenir en propre : s’il n’admire pas l’écrivain Vénédict Erofeiev, l’auteur du roman culte Moscou-Pétouchki, c’est qu’il trouve d’abord que son récit est l’objet d’une admiration surestimée, c’est surtout « qu’il n’aime pas les cultes voués à d’autres que lui » : « L’admiration qu’on porte [à Erofeiev], ajoute Carrère, il pense qu’on la lui vole.»
Plus généralement, il n’y a pas de mansuétude chez Limonov (sauf, parfois, lorsqu’il pense aux vauriens où il se reconnaît, aux prolos dont il a été, aux femmes qu’il a aimées) et cette froideur le rend peu attachant, attire peu la sympathie. « Il n’y avait en lui aucune trace de bonté, dit un de ceux qui l’ont côtoyé. De l’intérêt pour autrui, oui, une curiosité toujours en éveil, mais pas de bonté, pas de douceur, pas d’abandon.»
Cependant, une amie brosse de l’écrivain, qu’elle connut du temps de la dèche newyorkaise, cet autre portrait : Limonov est, dit-elle, parmi tous les auteurs et même parmi tous les hommes qu’elle a rencontrés, « le seul type bien, vraiment bien » : « Really, he is one of the most decent men I have met in my life. » – Et Carrère de préciser qu’il faut bien entendre decent au sens de la common decency d’Orwell, « un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. »
Finalement, le cœur de Limonov est peut-être contenu dans cette remarque qui embrasse toutes les lumières et toutes les noirceurs de son tempérament, de sa philosophie, de sa complexion : « Il s’exprimait de façon simple et imagée, avec l’autorité de celui qui sait qu’on ne l’interrompra pas et une prédilection pour les mots “magnifique” et “monstrueux”. Tout était soit magnifique soit monstrueux, il ne connaissait rien entre les deux, et Zakhar, la première fois qu’il l’a vu, a pensé : “C’est un être magnifique, capable d’actes monstrueux.” »
 
*
 
A travers le destin de Limonov, ce sont certes les six dernières décennies que nous lisons : la chronique de la Russie des années cinquante aux années actuelles (et avec elles les grands antagonismes entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest, entre l’URSS et les États-Unis) ; celle de New York dans les années soixante-dix, et celle de Paris dans les années quatre-vingt. C’est surtout, où l’on voit l’originalité de la vie de Limonov et du livre qui la retrace, le visage inversé de l’Histoire qui devant nous se découvre.
La Russie soviétique, les exilés russes aux États-Unis (et même, en filigrane, les hippies des années soixante et les punks des années soixante-dix), la fin de l’URSS, les guerres dans les Balkans, les rôles de Gorbatchev, Eltsine et Poutine, nous avons l’habitude de les voir de notre côté, non toujours faussement, mais partialement. Nous jugeons les anciennes démocraties populaires depuis nos impopulaires démocraties. Limonov retourne le gant ; et l’Histoire ainsi retournée prend un autre sens.
La Russie que nous voyons, par exemple, celle où la Seconde Guerre mondiale s’appelle la Grande Guerre patriotique, où la Maison blanche n’est pas à Washington mais à Moscou, elle n’est pas celle que l’humanisme occidental met complaisamment en scène. Elle est celle de la délinquance, de la violence et du zapoï, – une pratique qui consiste à s’enivrer pendant plusieurs jours, à errer dans un état second, et à attendre que l’alcool se soit dissipé pour s’arsouiller de plus belle. – Pourquoi boit-on ? Parce que l’alcool, paradoxalement, remet à l’endroit un monde qui marche sur la tête, car « dans un monde de mensonge seule l’ivresse ne ment pas. »
Pour nous, les démocraties populaires ont subi la dictature communiste, où les artistes étaient des dissidents ; pour un Limonov, nombre de ces artistes étaient des ivrognes sans talent. Pour nous, Soljenitsyne est un héros ; pour beaucoup de Russes, l’auteur qui revient dans son pays après avoir achevé La Roue rouge, ce monument, est un passéiste  [4]. Pour nous, Gorbatchev est un libérateur ; pour eux, il est l’impopularité même, il est plus impopulaire que ne le sera jamais Poutine.
Pour nous, la Russie soviétique était un immense cachot que nul ne peut regretter ; pour eux, et notamment pour l’écrivain Zakhar Prilepine  [5], comme pour nombre de Russes qui étaient adolescents quand l’empire a implosé, il en va bien autrement : « Ils se rappelaient, écrit Carrère, avec tendresse et nostalgie ce temps où les choses avaient un sens, où on n’avait pas beaucoup d’argent mais où il n’y avait pas non plus beaucoup de choses à acheter, où les maisons étaient bien tenues et où un petit garçon pouvait regarder son grand-père avec admiration parce qu’il avait été le meilleur tractoriste de son kolkhoze. Ils avaient vu la défaite et l’humiliation de leurs parents, gens modestes mais fiers d’être ce qu’ils étaient, qui avaient plongé dans la misère et surtout perdu leur fierté. »
Pour nous, la vie en Occident ne pouvait être qu’enviable. Nos yeux se décillent quand Carrère décrit Limonov revenant chez ses parents, où l’aventurier voit, agacé, « la flamme bleue du gaz, qui brûle en permanence sur la cuisinière ». « Si je faisais comme toi, à Paris, dit l’écrivain, ça me coûterait des milliers de francs ». « Tu veux dire que là-bas, répond sa mère interloquée, l’État est tellement près de ses sous qu’il vous fait payer le gaz ?” » Elle n’en revient pas, note Carrère.
Pour nous, la Russie est un pays avide de livres, de journaux ; et certes, ce fut le cas, mais brièvement, car très vite l’appétit s’est tari.
La vérité est entre les deux, entre eux et nous, quelque part entre une Russie de vitrail et un Occident d’Épinal.
 
*
 
Tous les livres sont autobiographiques ; celui de Carrère n’échappe pas à la règle, qui évoque la vie du biographe parallèlement à celle de son héros. Derrière le destin de l’un, il y a celui de l’autre, qui sourd à intervalles réguliers. Si l’auteur décrit le Russe en prolo violent, c’est pour se montrer lui-même en jeune intellectuel bourgeois et policé ; quand Limonov se demande la raison pour laquelle Brodsky devient célèbre alors que lui végète, le Français se demande s’il pourra devenir un jour écrivain ; lorsque l’un est à Moscou ou à New York, l’autre rentre de coopération en Indonésie ou du festival de Cannes ; et quand Limonov choisit le camp serbe, et se laisse filmer en train de tirer à la mitrailleuse en direction de Sarajevo, son biographe avoue ses incertitudes et ses doutes sur les guerres dans l’ancienne Yougoslavie.
C’est en quoi Carrère est un écrivain, non un auteur qui pense droit quand la vérité peut être oblique ; et, précisément, ce que Carrère a d’attachant, c’est qu’il ne joue pas à l’intellectuel sûr de son fait, c’est qu’il ne pose pas.
C’est un écrivain qui a de précieuses qualités de narration, et notamment le sens aigu de la description, du récit vivant, du tableau brossé largement et clairement : la vie miséreuse à Kharkov ou à New York, le chaos qui règne dans les Balkans après la chute du mur, sa violence inouïe et ses haines réveillées, sont tout à fait saisissants ; sans compter l’histoire de la Russie récente – celle d’Eltsine, puis celle de Poutine avec l’arrivée de ceux que l’on appelle les oligarques, ou les Nouveaux Russes, les Boris Berezovski, Vladimir Goussinski et Mikhaïl Khodorkovski, « ces petits malins, qui se sont en quelques mois retrouvés les rois du pétrole » –, admirablement déroulée sous nos yeux.
Finalement, on referme ce livre convaincu qu’il fallait un bourgeois aussi éclairé que policé pour montrer un moujik aussi bouillant que hooligan ; on doute en effet si un autre que Carrère aurait mieux décrit la vie nerveuse, impatiente et aventureuse d’un forcené qui rêvait d’avoir un destin, et de devenir Édouard Limonov.

Bruno Lafourcade.

 


[1]. Plus on relit le fameux article du 6 décembre 1986, intitulé « Le monôme des zombies », où Pauwels parlait de « sida mental », plus on le trouve juste et réjouissant. La génération des actuels quarantenaires était décrite sans fards comme « les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de Coluche et Renaud nourris de soupe infra idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de “touche pas à mon pote”, et, somme toute, les produits de la culture Lang. Ils ont reçu une imprégnation morale qui leur fait prendre le bas pour le haut. Rien ne leur paraît meilleur que n’être rien, mais tous ensemble, pour n’aller nulle part. (...) Ils ont peur de manquer de mœurs avachies. Voilà tout leur sentiment révolutionnaire. C’est une jeunesse atteinte d’un sida mental. (...) Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore. » Etc. C’était non seulement bien écrit mais c’était bien envoyé ; et, davantage, c’était vrai.

[2]. Hallier, qui était prêt à tout pour passer à la télévision, avait été jusqu’à dire qu’il avait un chien, qu’il en avait toujours eu un, qu’il n’avait jamais rien écrit hors de la présence de ce chien adoré (bien entendu, de sa vie entière il n’avait eu de chien), – et ce dans l’unique but de passer dans l’émission Trente millions d’amis. L’émission est programmée, un ami prête son chien à Hallier; en conséquence de quoi, au cours de l’émission, le chien pas dupe finit par mordre Hallier. Une conclusion morale, donc.

[3]. Entre 1984 et 1985, Band Aid, Chanteurs sans frontières et USA for Africa sirupèrent Do They Know It’s Christmas ? SOS Éthiopie et We Are the World ; les ventes des trois disques allaient bénéficier aux victimes d’une famine en Éthiopie. – Nous vivions alors dans cette atmosphère étouffante de culpabilité occidentale fondée sur la déchristianisation de la charité.
[4]. On a d’ailleurs l’occasion de comparer les destins parallèles, aussi parallèles qu’incomparables, de Limonov et de Soljenitsyne – les deux écrivains quittent la Russie la même année, en 1974 –, de Limonov et de Brodsky ou de Limonov et de Siniavski ; c’est-à-dire les vies des anciens zeks, héros et martyrs, et les vies des voyous marginaux.
[5]. Zakhar Prilepine, journaliste à Novaïa Gazeta, où travaillait Anna Politkovskaïa, a publié trois livres traduits en Français : Pathologies, San’kia et Le Péché.

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