Dissidents de la modernité | | | | IDEES Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes. Antoine Compagnon. Gallimard, Folio. Mai 2016. 706 pages.
|
Antoine Compagnon, né en 1950, est historien de la littérature française. Professeur à l’université du Maine puis à la Sorbonne, il occupe depuis 2006 la chaire de littérature française moderne au Collège de France. Il a récemment publié : La Littérature, pour quoi faire ? (Fayard, 2007), Un été avec Montaigne. (Éditions des Équateurs, 2013), Baudelaire l'irréductible. (Flammarion, 2014), Un été avec Baudelaire. (Éditions des Équateurs, 2015).
Présentation de l'éditeur.
Qui sont les antimodernes ? Non pas les conservateurs, les académiques, les frileux, les pompiers, les réactionnaires, mais les modernes à contrecœur, malgré eux, à leur corps défendant, ceux qui avancent en regardant dans le rétroviseur, comme Sartre disait de Baudelaire. Ce livre poursuit le filon de la résistance à la modernité qui traverse toute la modernité et qui en quelque manière la définit, en la distinguant d'un modernisme naïf, zélateur du progrès. Une première partie explore quelques grands thèmes caractéristiques du courant antimoderne aux XIXe et XXe siècles. Ces idées fixes sont au nombre de six : historique, la contre-révolution ; philosophique, les anti-Lumières ; morale, le pessimisme ; religieuse, le péché originel ; esthétique, le sublime ; et stylistique, la vitupération. Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert d'un côté, de l'autre Proust, Caillois ou Cioran servent à dégager ces traits idéaux. Une seconde partie examine quelques grandes figures antimodernes aux XIXe et XXe siècles ou, plutôt, quelques configurations antimodernes majeures : Lacordaire, Léon Bloy, Péguy, Albert Thibaudet et Julien Benda, Julien Gracq et, enfin, Roland Barthes, « à l'arrière-garde de l'avant-garde », comme il aimait se situer. Entre les thèmes et les figures, des variations apparaissent, mais les antimodernes ont été le sel de la modernité, son revers ou son repli, sa réserve et sa ressource. Sans l'antimoderne, le moderne courait à sa perte, car les antimodernes ont donné la liberté aux modernes, ils ont été les modernes plus la liberté.
Postface d'Antoine Compagnon.
Qui sont les antimodernes aujourd'hui ? Et d’abord, y en a-t-il ? Question qui permet de revenir à celle du terminus ad quem. L’antimoderne est-il encore d’actualité ? Ma conviction était d’arrêter la tradition avec la Seconde Guerre mondiale, avec Drieu la Rochelle, car l’antimoderne me semblait ensuite interdit de séjour : le double jeu caractéristique de l’antimoderne, toujours dedans et dehors, aurait été rendu impossible après 1940 et la « divine surprise », très étrangère aux aspirations des antimodernes, lesquels ne croient pas, n’ont jamais cru à une quelconque restauration. L’antimoderne est joueur, dandy, agent double, chauve-souris. En France, Vichy aurait donc mis un terme à la tradition du dandysme politico-littéraire antimoderne, ou à la fortune littéraire, à la réception esthétique – non politique – de De Maistre. Caillois jouait avec les idées de ce dernier jusqu’en 1940, mais aussitôt après, il se fit gaulliste fervent. La vogue antimoderne n’aurait donc pas résisté à l’esthétisation du politique par le fascisme, au triomphe du modernisme conservateur ou du conservatisme révolutionnaire.
Mais l’antimoderne a-t-il été rendu illégitime définitivement ou seulement pour un temps ? Les hussards (Nimier, Laurent, Blondin), ou Gracq et Barthes, semblent témoigner d’une permanence ou d’une résurgence d’un tropisme antimoderne, que l’on doit constater et que l’on ne peut ignorer. Contre la doxa de l’engagement chez Gracq. Contre la doxa du politiquement correct chez Barthes, lequel, dans sa chronique du Nouvel Observateur en 1978 et 1979, se moquait du radicalisme large des bobos. La présence de Gracq n’a pas soulevé d’objections. Celle de Barthes a surpris, m’a valu les seules attaques après le livre, attaques personnelles, ad hominem et non ad rem, comme si reconnaître l’antimoderne en Barthes – comme en Chateaubriand, Baudelaire ou Prout pourtant – l’abaissait, le trahissait. « Maistre d’accord, mais Barthes ! » Curieuse attitude ! Barthes se rattachait explicitement au romantisme large en délicatesse avec le radicalisme large. Nietzche prenait le relais de Schopenhauer, et l’on connaît son vœu en 1971, de se situer « à l’arrière garde de l’avant-garde ».
Il n’était pas un homme en colère, mais on peut trouver trace chez lui d’une croyance au péché originel. Ne pourrait-on lire le « degré zéro » - comme notion première – et le Neutre – comme mythe d’eudémonisme – à la manière d’une thèse sur la chute dans le langage ? Barthes ne soutient-il pas dans sa préface aux dessins d’Erté, toujours en 1971 : « D’une certaine façon avec le mot, avec la suite intelligible de lettres, c’est le mal qui commence. » La langue comme Chute : ce soupçon reviendra souvent chez lui par la suite.
Mais aujourd’hui ? Peut-on encore être antimoderne, au sens paradoxal, subtil, excentrique qui m’intéresse et qui a fait la grandeur de cette tradition hétérodoxe au cœur de la modernité ? Le national-républicanisme d’un Régis Debray est-il antimoderne ? Ou le passage du républicanisme à la laïcité positive d’un Max Gallo ? Ou la nostalgie de l’école et de la culture de la Troisième République chez un Alain Finkielkraut ? On n’a pas manqué de m’interroger encore sur Michel Houellebecq ou Philippe Sollers, sur les nouveaux réactionnaires et les néoconservateurs, sur les disciples de Leo Strauss et de Carl Schmitt, sur Philippe Muray, Maurice Dantec, Renaud Camus, Richard Millet, Michel Onfray. Puis-je décerner un label ? Peu après la sortie de mon livre, Jean-Paul II disparut.
Quelques jours après le conclave, on put lire ce titre en première page d’un quotidien: « Benoît XVI, un pape antimoderne ? », au sens, non de la controverse du début du XXe siècle et de la condamnation de l’hérésie moderniste, mais de la résistance aux dérives des comportements actuels. C’était un premier indice du retour du terme, et le diagnostic n’a pas été invalidé depuis cette date, puisque l’épithète est désormais partout.
Je réponds cependant : ni Benoît XVI ni Houellebecq, car pour être antimoderne, il est indispensable d’avoir traversé le moderne, comme Chateaubriand en 1789, comme Baudelaire en 1848, comme Péguy durant l’affaire Dreyfus, comme Gracq avec le surréalisme, comme Barthes avec le brechtisme. Un écrivain qui pense et écrit comme un naturaliste de la fin du XIXe siècle, comme si ni Proust ni Joyce n’avaient existé, n’est pas un antimoderne.
En vérité, je ne vois pas d’antimoderne à l’horizon. La religion moderne a pris un tel coup de vieux depuis vingt-cinq ans, depuis l’entrée dans la condition « postmoderne », comme on l’a qualifiée, depuis la chute du mur de Berlin, avec la fin des grands récits, le dernier ayant été celui du progrès, avec la méfiance de la science, le principe de précaution, etc., que la vieille posture antimoderne n’a plus rien de séduisant. Sans modernité triomphale, plus d’antimoderne viable, plus d’ambivalence, plus de jeu. Le moment postmoderne est aussi, forcément et fâcheusement, un moment post-antimoderne.
Etre vraiment antimoderne aujourd’hui, c'est-à-dire intempestif, ce serait donc, paradoxalement, se battre à front renversé, se montrer réfractaire à la doxa antimoderne érigée de plus en plus en pensée unique, et défendre les valeurs des Lumières, les libertés modernes, l’humanisme civique, la raison pratique, la modernité démocratique, l’Etat de droit. Ce n’est pas le moment de plaisanter avec ces idéaux en des temps de hausse des fondamentalismes de tous bords. Il faut être benoît pur croire que la menace vient aujourd’hui du modernisme, que le triomphe du moderne – non des archaïsmes renouvelés est ce qui doit être craint au début du XXIe siècle. Et s’il s’agit toujours d’être indocile, parce que la littérature, c’est cela – l’opposition -, le moment est venu de chanter les Lumières, non de faire la fine bouche.
Recension de Yaël Dagan. [1]. - Revue Mil neuf cent - n°24 - 2006. Dès la première page, Antoine Compagnon livre la définition de l’objet de son enquête. Les « antimodernes » sont « les modernes en délicatesse avec les Temps modernes, le modernisme ou la modernité, ou les modernes qui le furent à contrecœur, modernes déchirés ou encore modernes intempestifs » (p. 7). Par la suite, l’auteur multiplie les significations. L’antimodernisme désigne le doute, l’ambivalence, la nostalgie, et non pas un rejet pur et simple de la modernité. En effet, entre la réaction traditionaliste (Maurras) et l’adhésion allègre au mythe moderne du progrès, puis à l’idée d’avant-garde artistique, un vaste champ s’ouvre, dans lequel, soutient Compagnon, se trouvent les plus grands écrivains français (et européens) des XIXe et XXe siècles, exprimant une résistance au monde moderne, et en cela même ils sont les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés.
La démonstration se déroule en deux temps. D’abord « Les idées », illustrées notamment par trois « fondateurs » de l’antimodernisme : Joseph de Maistre, Chateaubriand et Baudelaire : contre-révolution, anti-Lumières, pessimisme, péché originel, sublime et vitupération sont les idées clés de cette attitude à la fois hostile et consubstantielle au vrai modernisme. Ensuite, dans la seconde partie de l’ouvrage, une série d’études de cas, où chaque auteur est présenté dans son contexte et toujours en rapport avec ses contemporains, engagés dans une controverse, voire une polémique. Ici le point de départ est l’idée qu’« on est toujours le moderne de l’un et l’antimoderne de l’autre » (p. 53). Si la lecture des deux parties est toujours passionnante et fort stimulante, on a parfois l’impression que les monographies de la seconde partie ne collent pas toujours à la problématique annoncée ; mais c’est aussi qu’elles la débordent en raison même de leur richesse, parfois au détriment du fil conducteur de la démonstration : l’antimodernisme en tant que marque de la réflexion des « vrais » modernes sur leur période.
Une définition aussi large de l’antimoderne permet de considérer presque chaque écrivain sous cette étiquette, et ainsi de vider la catégorie de sa substance. Compagnon ne le nie pas. Plus qu’une réalité donnée, il s’agit là d’un outil d’analyse. En continuité avec Les cinq paradoxes de la modernité, Compagnon mène une réflexion soutenue, solidement documentée et très précise sur un phénomène historiquement circonscrit, puisqu’il n’appartient qu’à l’époque contemporaine, que les Anglo-saxons appellent moderne, entre pré-moderne et post-moderne. L’événement fondateur en est la Révolution française. Toute la pensée anti-moderne en découle directement, car l’élément contre-révolutionnaire en est essentiel. Il faut en convenir : les plus grands écrivains français des deux siècles passés, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, étaient « sinon de droite, du moins résistant(s) à la gauche » (p. 11), constate Compagnon. Car, à la suite d’Albert Thibaudet, il remarque que plus la gauche s’empare du pouvoir politique, plus la droite se réfugie dans la littérature.
L’antimoderne serait donc de droite, rien que par le fait que la légitimité politique est à gauche et que sa « véritable attitude critique » le place dans une marginalité politique. Ici Compagnon semble hésiter, car, dans sa conclusion, il situe l’antimoderne dans un « ni droite ni gauche », non pas dans le sens de Sternhell, mais dans le sens de « la neutralisation sollicitée par Barthes ». Roland Barthes, penseur de gauche pour la plus longue partie de sa vie, rejoint les antimodernes en raison de son évolution surprenante dans les deux dernières années de sa vie, qui permet à Compagnon une lecture à rebours d’un Barthes plus ambivalent vis-à-vis de l’avant-garde littéraire, plus résistant au modernisme, déclarant, en 1971, que son vœu était de se situer « à l’arrière-garde de l’avant-garde », encore une formule limpide de l’antimodernisme, consistant à aimer encore ce qu’on sait déjà mort. Barthes renoue ainsi avec la tradition antimoderne que Compagnon avait crue morte avec « les horreurs du milieu du xxe siècle », car le jeu antimoderne s’avérait périlleux face aux dérives de Vichy et de la collaboration, incarnées par les trajectoires de Drieu La Rochelle et de Paul Morand, antimodernes tous les deux.
L’ouvrage de Compagnon participe d’une certaine tendance actuelle à réhabiliter une pensée de droite ou, du moins, résistante aux idées de la gauche, comme plusieurs enquêtes sur les « nouveaux réactionnaires » l’ont récemment montré. Soixante et un ans après la libération d’Auschwitz, l’héritage que la gauche a légué de la catastrophe antimoderne de 1939-1945 s’effrite. Compagnon n’hésite pas, en dernier recours, à valoriser les antimodernes comme « réactionnaires de charme », et à revendiquer la liberté que porte en elle la critique antimoderne. Si l’on peut regretter dans cette « histoire des idées » l’absence d’une analyse des conditions matérielles et sociales qui nuancerait peut-être la notion de liberté, on reconnaît dans cet essai la puissance démonstrative d’une analyse fine et clairement argumentée d’un phénomène culturel de longue durée, qui fournit de nombreuses pistes pour aborder les grandes questions à la croisée du politique et du littéraire.
[1]. Yaël Dagan est l'auteur d'un bel essai sur la première période de la NRF (La NRF entre Guerre et Paix, 1914-1925, Tallandier, 2008). Il y met bien en lumière les échanges passionnés qui opposèrent, au début du siècle dernier, l'équipe de la Revue Critique et celle d'André Gide sur les questions du « classicisme moderne » et du « nationalisme littéraire ». Questions qui étaient alors au coeur du débat moderne/antimoderne, et dont Antoine Compagnon fait, malheureusement, peu état dans son livre.