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7 octobre 2018 7 07 /10 /octobre /2018 14:33
Piat
 
Un aristocrate populaire
 
La voix de Jean Piat, son œil rieur, sa courtoisie et son élégance resteront longtemps dans la mémoire des Français. Les royalistes se souviennent que cet homme de cœur et de fidélité était aussi l’un des nôtres.
 
Sur les planches, Jean Piat était toute passion pour son rôle. Dans le privé, c’était un homme courtois et réservé, qui fuyait l’esbroufe et les honneurs. Tout en étant pleinement conscient de son art. Un soir, lors d’une conférence qu’il donnait à Charleroi, le président de séance le présenta comme un « aristocrate populaire ». Le mot lui plut. Rien ne pouvait mieux le définir.
 
Populaire, Jean Piat l’était d’abord par ses origines. Né en 1924 à Lannoy, dans la banlieue de Lille, il grandit au sein d’une famille modeste et catholique. Il mène une jeunesse buissonnière et indisciplinée dans un monde dur, celui de la guerre et de l’occupation, où les adultes ont la tête ailleurs. Son père voulait qu’il se range et qu’il soit fonctionnaire. Il choisit la lumière et le théâtre, l’aventure d’une vie.
 
Le succès fut vite au rendez-vous. Pensionnaire du Français à 20 ans, sociétaire à 29 ans, il fait ses gammes dans tous les rôles classiques. Son moment de gloire arrive lorsqu’on lui propose le rôle de Cyrano. Huit ans à l’affiche, 400 représentations, 50 rappels lors de la générale. Du jamais vu, un triomphe qui fit le tour de la France, un tour de force que viendront saluer Malraux et le général de Gaulle.
 
La télévision décupla sa popularité. Dans Le Bossu de Paul Féval, il compose un Lagardère de légende, bondissant et tendre. Mais c’est dans la saga des Rois Maudits de Claude Barma qu’il trouve le rôle de sa vie, celui de Robert d’Artois, le baron écarlate, un homme libre dans un siècle de fer, un grand seigneur un peu tordu mais diablement sympathique ! Ces soirs-là, toute la France était devant son poste.
 
L’aristocrate Jean Piat avait, lui aussi, un goût aigu de la liberté. Parvenu à la maîtrise de son art, il eut le privilège de pouvoir choisir ses auteurs, de sélectionner soigneusement ses personnages et de mener une carrière selon son goût. Après un quart de siècle passé au Français, il opta pour le théâtre populaire qui l’enchantait. Il y enchaina les succès pendant plus 40 ans.
 
Mais il ne concevait pas la liberté sans devoir. En premier lieu vis-à-vis de son public. Piat a donné au peuple du théâtre et du petit écran ce qu’il réclamait : de la tenue, un respect absolu du texte et de l’auteur, une diction parfaite, ce qu’il faut enfin de légèreté, d’insouciance et d’insolence pour conquérir un public à qui l’on n’en compte pas. C’est en cela que l’aristocrate rejoignait l’homme du peuple.
 
Ce grand professionnel était aussi un homme de cœur et de fidélité. Il ne faisait pas mystère de sa foi catholique, un vieil héritage de famille auquel il était attaché plus que tout. Pour ce « croyant instinctif », le seul credo qui comptait, c’était l’honnêteté et le respect, des autres et de soi-même.
 
Il fut aussi l’ami des princes. Très lié avec la famille royale belge, ce « royaliste poétique » avait une affection particulière pour la Maison de France. En 2009, le prince Jean lui demanda d’être à ses côtés pour la présentation de son livre « Un prince français ». Il tint une fois de plus le public sous le charme, en plaidant pour une monarchie qui donnerait « un supplément d’âme à la France ».
 
« Je suis prêt pour ma grande scène, celle de la mort, disait Jean Piat, elle arrive et je sais que, de toutes, elle sera la plus facile à jouer ». Arriva-t-il humblement chez Dieu, en balayant de son panache le ciel bleu, comme l’ambitionnait Cyrano ? Y fit-il une entrée triomphante entouré d’une haie de cadets et de mousquetaires, l’épée au poing, sous l’œil ému de Musset, de Rostand, de Guitry ou de Molière ? Qu’importe. Le Ciel sait accueillir comme il faut les grandes âmes françaises.
 
  Jean du Fresnois.
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28 juillet 2012 6 28 /07 /juillet /2012 10:35
Pour saluer
Georges Mathieu
MATHIEU Georges
 
Nous n'avons rien publié lors de la mort de Georges Mathieu, disparu le 10 juin dernier. L'homme et l'oeuvre nous paraissaient trop considérables pour ne pas les saluer comme il convenait. Nous attendions quelques beaux textes d'hommage qui viennent enfin de paraître. Nous attendions aussi que l'on réexhume des points de vue plus rares, plus anciens sur Mathieu, ceux d'écrivains ou d'artistes, que nous republierons prochainement. Mais voici le premier texte d'hommage. Il est de la plume de la critique d'art Christine Sourgins qui l'a donné fin juin au site Culture.Mag. Nos lecteurs connaissent bien Mme Sourgins. Ils apprécient les articles pleins de force et de rigueur qu'elles donnent à Commentaire, à Liberté Politique et à tant d'autres publications de grand prestige. Mais, par dessus tout, Mme Sourgins est un esprit libre, soucieux de vérité et de beauté et l'on ne s'étonnera pas qu'elle parle si bien et si justement de Georges Mathieu. Car il était lui aussi tout cela et plus encore.
Est-il besoin de dire ce que l'équipe de la Revue Critique doit à Georges Mathieu ? Pour les plus anciens d'entre nous, il fut le médiateur, le pacificateur, celui qui ouvrit la voie de la réconciliation avec l'art et la peinture moderne, après cinquante ans d'incompréhension et d'opposition. Il pouvait s'affirmer de son siècle, dans son siècle et, dans le même temps, redevable à l'histoire, à la tradition française de ce qu'il peignait. Avec Mathieu, le temps des cathédrales, - où, comme il le disait lui-même, "les hommes étaient réellement contemporains les uns des autres" - était à nouveau ouvert. Quant aux plus jeunes, ils trouvaient chez Georges Mathieu cette belle figure de l'artiste, du créateur, du "faiseur d'enthousiasme" qu'aucune combine, qu'aucun pouvoir, à commencer par celui de l'or, n'arriveraient à abattre. De fait, rien n'a eu prise sur lui, sinon les fidélités qu'il s'était lui même donné. Parlant des conformistes de son temps, Bernanos proclamait à la fin de la Grande Peur: "ils ne nous auront pas, ils ne nous auront pas vivants". De fait, ils n'ont pas eu Georges Mathieu. 
Sainte Colombe.
 
 
Hommage à Georges Mathieu
   

La même semaine disparaissaient Georges Mathieu et un commentateur sportif : vingt minutes d’hommage au JT pour le spécialiste du ballon rond ; toute la journée radios et journaux ont glosé sur « Thierry Roland, sa vie, son œuvre ». Et pour l’inventeur de l’Abstraction lyrique ? Trois lignes, trente seconde ; réduit au logo d’Antenne 2, à la pièce de 10 francs, les jeunes générations auront à peine pu entrevoir que Mathieu peignait. Au mieux, on l‘a présenté comme un performer, « un organisateur de happening, d’événements en public ». Au siècle du divertissement travesti en culture, la Peinture  est donnée comme un club, avec des GO pour « amuser la galerie ».

Le représentant du ministère de la culture a brillé par son absence à ses obsèques. Logique : la rue de Valois organise l’invisibilité de Mathieu depuis trente ans. Beaubourg ne lui a même pas consacré une grande exposition, préférant souvent les réserves aux cimaises pour un morceau de bravoure tel que « Des capétiens partout ». Ce titre, qui fleure bon l’histoire de France, est-il politiquement correct ? Et Mathieu tel Saint Georges rompit des lances pour demander, horresco referens, le retour de l’éducation artistique à l’école… voire la suppression du ministère de l’inculture.

Nous étions donc 80 à lui rendre hommage à Notre Dame de Paris ; à côté de son cercueil blanc, une de ses toiles : un ciel bleu où des zébrures d’or ouvraient une plaie rouge. Deux académiciens arboraient leur bel habit vert. Mathieu, qui organisa des manifestations commémorant la « seconde condamnation de Siger de Brabant », aimait le faste, le panache ; il était de ceux qui pensent qu’il « faut étayer les supériorités morales par des symboles matériels, sinon elles retombent » ; de plus, la voie de l’Abstraction lyrique est une voie de l’enthousiasme qui suppose un sens de la fête, de la vitalité, une certaine théâtralité qu’on lui a parfois reproché. La cérémonie de ce 18 juin fut simple et digne ; elle s’ouvrit sur le témoignage de Pierre-Yves Trémois, un salut magistral autant qu’amical au « samouraï du geste » à celui qui, conjuguait « la révolte, la vitesse, le risque et la lucidité dans l’extase ».

Mathieu était inquiet de son temps, un homme aux aguets qui remarqua immédiatement le texte d’une jeune historienne de l’art qui contestait l’hégémonie de l’art officiel. Il décrocha son téléphone et m’invita à prendre le thé… au George V : toujours ce sens du symbole et de la classe. Nous eûmes une longue conversation où il me confia quelques souvenirs et ses désillusions : l’Académie n’était pas la chevalerie qu’il imaginait et sa voix étouffait un rugissement, les moustaches frémissaient. C‘est le souvenir que j‘ai gardé de lui : un homme-lion sanglé dans un costume impeccable ! Il me dédicaça l’ultime exemplaire d’un pamphlet qu’il avait fait imprimer. Le papier avait souffert quelques déchirures qu’il avait raccommodées exprès : le fauve avait une habileté de couturière. Ce petit opuscule, relié d’un cordon rouge, eut valeur pour la jeune historienne de passage de témoin. Il s’intitulait : « Cet art que l’on dit contemporain ».

Désormais c’était à ma génération de continuer le combat…

Dans le petit opuscule d’une trentaine de pages, intitulé « Cet art que l’on dit contemporain », Mathieu visait « les technocrates de l’art ». On sait que la formule fétiche du peintre était : « Le signe précède sa signification », autrement dit, il y a un langage visuel, perceptible avant la mise en concept et en mot. Tout discours amphigourique prenant la place d’un art de l’œil et de la main le hérissait.  « Le signe  précède sa signification » était l’équivalent du fameux E=MC2 et démontrait l’absurdité d’une conceptualisation outrancière de l’art.

Mathieu dénonçait aussi « la véritable mafia qui dirige l’orientation de l’art dans le monde », cet art dont la finalité « n’est plus que sa propre mort », une « gangrène culturelle » où sévit « l’influence des modes américaines ».

 Là, une mise au point s‘impose : Mathieu fut rédacteur en chef pendant 10 ans d’une revue culturelle bilingue et ne peut être soupçonné d’antiaméricanisme primaire, au contraire, il fut « le premier en Europe à révéler l’importance de l’art américain dès 1948 sans savoir alors qu’il s’agissait, non d’une pure manifestation artistique spontanée, mais d’une volonté déterminée de voler l’idée d’art moderne à l’Europe et à Paris en particulier » (le livre de Serge Guillebaut l’avait passionné).

« Harold Rosenberg et Clément Greenberg créèrent le mythe d’un art spécifiquement américain alors qu’en Europe Hartung, Wols, Atlan, Soulages, et moi-même n’avions pas attendu leur exemple ». Puis le galièriste Castelli et l’historien Alfred Barr  annexèrent « vers 1960 le Pop Art né en Angleterre entre 1952 et 56 », avec la complicité de Restany, le père du Nouveau Réalisme qui affirmait (ce que Mathieu contestait vigoureusement)  que l’abstraction lyrique  s’épuisant en redites, il fallait passer de la peinture à… la sociologie.

Mathieu, qui épinglait « ces renégats dont la légitimité ne s’est conquise qu’à l’aide d’un passé récusé », qualifiait l’œuvre de Duchamp de « transartistique », ce qui est bien vu, il rapporte une conversation avec Castelli :

-« savez-vous que je vous considère comme le plus grand fossoyeur de l’art contemporain ?

- Non, répondit l‘autre, ce n’est pas moi, c’est Duchamp.

- Oui, mais Duchamp avait de l’humour… »

Significative encore, l’anecdote où Clément Greenberg  lui dédicace une photo « A G. Mathieu, le peintre d’outre atlantique que j’admire le plus », « tout en m’interdisant de rendre public ce jugement craignant d’attenter à la réputation d’hégémonie artistique des États-Unis ». « L’intelligentsia américaine de gauche, voulant se démarquer du stalinisme … prit partie pour la peinture abstraite… ».

« L’avant-garde américaine (devient) une arme culturelle contre la propagande soviétique », bref un effet « du nationalisme américain incarnant une véritable idéologie dont le sectarisme n’a cessé de croitre ». Avec la complicité des médias, de l’intelligentsia et de la bureaucratie française peut-on ajouter aujourd‘hui.

 

Christine Sourgins.

Article publié sur le site Culture.Mag le 29/06/2012

 

Christine Sourgins est une de nos meilleures critiques et historiennes de l’art. Pourfendeuse infatigable des fumisteries contemporaines et de « l’art par le fric », elle collabore à de nombreuses revues (Commentaire, Liberté politique, Catholica, La Nef). Elle a récemment publié Les mirages de l’art contemporain (La Table Ronde, 2005).

 

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23 mars 2012 5 23 /03 /mars /2012 18:35
Japon d'hier et d'aujourd'hui
 
2012 devrait être l'année du Japon retrouvé. Après le tremblement de terre, le tsunami et la catastrophe de Fukushima, le peuple nippon a repris courageusement son destin en main, tout en choisissant de regarder la modernité en face, cette modernité qui peut être terrifiante. Un grand mouvement civique parcourt aujourd'hui l'ensemble de l'archipel. Plus question d'accepter l'avenir tout fait que la mondialisation cherche à imposer aux peuples. La question du modèle de développement, du modèle de consommation est partout posé, et d'abord par la jeunesse. C'est sans doute un nouveau Japon qui est en train de naître, plus exigeant, plus autonome, plus à l'aise avec lui-même, plus sûr aussi des forces qu'il a su trouver dans ses institutions politiques, dans son immense culture et dans ses traditions, pour rebondir. Le texte que nous publions ici et que nos amis Cristina et Jean-Pierre Barbotin ont bien voulu nous confier est un hommage. Un hommage à la tradition théâtral du Kabuki, une des plus belles et des plus fascinantes qui soit. Un hommage, aussi, au grand peuple nippon et au Japon éternel.
La Revue Critique.
 
 
Kabuki et maquillage : entre art et artifice.
 
Le Japon fascine l’occident. La chose n’est pas nouvelle. Elle questionne cependant. Mélange de tradition et de modernité, au point que celle-ci semble être le maquillage de celle là, l’étrangeté de ce pays interpelle, interroge, dérange. Il n’est pas meilleure expérience à cet égard que d’aller voir une pièce de kabuki.
 Spectacle de couleurs, de bruits et de fureurs, extraordinairement vivant le kabuki est un genre théâtral japonais traditionnel et toujours populaire, y compris parmi les jeunes. Il n’existerait pas de kabuki sans maquillage. Le maquillage utilisé par des hommes pour incarner à la scène des rôles féminins, est certes l’élément nécessaire de la féminité, mais plus encore il est expression, langage. Comme langage, il doit être compris de ceux auxquels  il s’adresse, il utilise donc des « codes » connus  au japon sinon du public le plus large, du moins de celui qui fréquente les salles ou se donne des spectacles kabuki. Mais il lui faut aussi permettre l’expression de toute la palette des émotions, en cela il ne peut être un langage figé et doit constamment se renouveler dans la création. C’est d’ailleurs en quoi consistent l’attrait et la modernité du théâtre kabuki. Le maquillage est toujours œuvre de création. Il permet d’atteindre dans le théâtre Kabuki une vérité d’expression, s’agissant  notamment des personnages féminins,  à laquelle la nature seule ne peut prétendre. Cet art du maquillage nous introduit à une dimension d’intemporalité qui  est peut-être la clef de la fascination exercée ici sur tant d’artistes, d’écrivains, d’hommes ou de femmes de lettre mais intemporalité ne signifie pas pour autant universalité. Demeure la spécificité d’une esthétique authentiquement japonaise.
Le maquillage du théâtre kabuki nous révèle quelque chose de l’idéal esthétique, de la perception de la femme, et même de l’âme japonaise. Il n’en est pas meilleure démonstration que de le confronter avec les représentations féminines dans l’ukiyo- é ou art des estampes, confrontation naturelle si l’on songe que dans cet art, l’acteur de Kabuki partage avec les belles des quartiers de plaisir le privilège d’inspirer l’artiste. 
 
*
*  *
 
Encore appelé  kumadori le maquillage en forme de masque de certains personnages du théâtre Kabuki, consiste à peindre en rouge ou en bleu d'épais traits qui suivent les vaisseaux sanguins ou les muscles du visage.  Le maquillage Kumadori peut être porté par un personnage héroïque de la pièce ou par un démon. Le Japon donne aux acteurs du Kabuki à ces débuts une nature presque divine.
Il n’est pas possible de les contempler autrement que fardé. Le maquillage sert d’écran entre le spectateur et les dieux. Ce maquillage,(kesho) , est composé d'une base blanche de poudre de riz sur laquelle sont ajoutées des lignes ( kumadori ) qui amplifient les expressions du visage pour produire un effet de sauvagerie ou de puissance surnaturelle des acteurs. Les couleurs possèdent une valeur propre et symbolique. La couleur du kumadori reflète la nature du personnage. Rouge, il s'agit d'un héros, juste, passionné, courageux. Le bleu est employé pour dénoter des caractères négatifs, le vert les êtres surnaturels et le violet les personnages nobles. Il faut distinguer la couleur du fond et celles des motifs. Si le fond est blanc il s’agit d’un homme bienveillant. Si de plus les motifs sont rouges c’est le signe d’un héros divin et violent. Si le fond est couleur chair et les motifs rouges, violets ou bruns c’est un démon bienveillant. Par contre avec un fond rouge ou gris et des motifs bleu ou noir le personnage devient un mauvais sujet, un esprit malin ou un démon dangereux. 
 Le maquillage Kumadori du Kabuki est donc strictement codifié, selon l’apparence du protagoniste de la scène, le spectateur sait qui il est et comment le considérer.
 
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L’usage de deux a trois couleurs tout au plus si l’on y inclut le fond confère un effet de contraste accentué qui renforce et donne au visage et au personnage sa force d’expression.
Les traits du maquillage, liberté de la forme au service de la création et de l’expression, sont les mots de cette langue qui exprime avec une particulière intensité l’émotion et la variété des sentiments.
 
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Avec les onnagata (acteurs incarnant sur la scène des rôles féminins), le maquillage du théâtre kabuki se fait révélation au service d’une vérité à laquelle la nature même ne saurait prétendre.
 
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Etonnant paradoxe car si la vérité selon l’opinion commune n’a que faire de l’artifice, elle s’en trouve  ici sublimée et en quelque sorte plus vraie que nature.
L’explication la plus convaincante de cette puissance d’évocation nous est donnée par Marguerite Yourcenar dans Le tour de la prison [1].
« …Le kabuki se passe dit-on de metteur en  scène, échappant ainsi au désir de « faire nouveau » ou de « faire amusant » qui est notre plaie... Tel chef d’œuvre connu de tous, comme le maître d’école, n’aurait pas même besoin de répétitions, chacun  sachant d’avance quel sera son rôle et quel seront ses gestes. Pour qu’une telle spontanéité soit possible, il faut que le comédien rompu de tout temps aux pratiques du métier, ait accepté dés l’enfance des disciplines que le théâtre occidental n’a jamais songé à exiger de ses acteurs. Ainsi des onnagata auxquels on conseille de s’asseoir, de marcher, de manger, de parler à la ville le plus possible en femmes, de manière à obtenir un naturel parfait sur la scène… »  
Ou encore
« …..Utaemon qui a soixante-dix ans et qui traine la jambe excelle dans cette attitude repliée, toujours vue de trois quarts, qui est essentiellement celle de la femme nippone au théâtre. Séduction par l’effacement : sa démarche glissante, à peine inégale est une danse. Il lui suffit d’une écharpe flottante, rêveusement renouée ou dénouée, pour évoquer le passé riche et complexe d’une geisha arrivée à l’âge du savant amour. C’est assez d’un rosaire tendu à un guerrier pour indiquer que sa vie se passera désormais dans un monastère. Le viol est signifié par le geste de l’homme qui tire brutalement par un bout le long obi de la femme, et posant le pied sur ce pan de ceinture se fige pour un moment dans une attitude de victoire. Mais le plus beau de ces gestes symboles est celui de l’épouse ou de l’amante qui accomplit le discret, l’immémorial suicide des femmes nippones en se tranchant la carotide, et s’effondre, n’oubliant pas de sortir par l’échancrure de son kimono l’écharpe rouge qui tient lieu de sang.
 
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Kitagawa Utamaro. - Beautés du jour en robes d'été (Natsu ishô tôsei bijin), « Dans le goût des motifs d'Izugura » (Izugura shi-ire no moyô muki). Vers 1804-1806    
 
Le maquillage au japon comme en occident est partie intégrante de la féminité, mais il révèle dans le théatre kabuki un idéal esthétique traditionnel bien différent et qui différencie fortement la femme japonaise de l’occidentale.
 
*
*  *
 
Dans le Japon ancien, le teint pâle, la blancheur de la peau sont des attributs de la beauté, les femmes avaient également pour habitude de se dessiner un point rouge sur la lèvre inférieure, dans le but de faire paraître la bouche plus petite. Dès l’âge de la puberté, les jeunes filles devaient se raser ou s’épiler les sourcils. Soit complètement, soit de manière à ne laisser que l’épaisseur suffisante pour former un arc très fin. À la place des sourcils rasés, il était normal de mettre deux taches noires, placées assez haut sur le front
Teint d'albâtre, lèvres rouges et sourcils haut perchés sur un petit visage ovale, caractérise ainsi l'archétype de la beauté féminine japonaise, mélange de sophistication, d'épure et de mystère, sublimé par les geishas de Kyoto.
 
  kabuki-10.jpg   kabuki-11.jpg  
 
 Le maquillage, qui dissimule le visage sous des couches de fards, devient un masque qui gomme l'altérité. Au Japon, le maquillage n'est pas qu'une esthétique; il masque les sentiments et symbolise le rôle social.
Il est en quelque sorte mise à distance et dépersonnalisation de l’individu  bien plus que différenciation et affirmation de soi.
 
Ceci rejoint l’extrème stylisation des représentations féminines dans l’uki yo é, notée par Edmond de Goncourt [2], qui observe :
 
  kabuki3  
 
«Le peintre ne reproduit les yeux que par deux fentes avec un petit point au milieu, le nez que par un trait de calligraphie aquilin, et le même pour tous les nez de l’Empire du Lever du Soleil, la bouche que par deux petites choses, ressemblant à des pétales recroquevillées de fleurs...»
Il s’agit là de conventions mais ce sont celles la mêmes qui confèrent au maquillage ses caractéristiques visant à souligner, à accentuer ou bien à estomper, à unifier . 
C’est peut être Charles Baudelaire qui dans son Éloge du maquillage [3] nous en apprend le plus sur les secrets ressorts de cette distanciation lorsqu’il écrit 
« … l'usage de la poudre de riz si niaisement anathématisé par les philosophes candides a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité comme celle produite par le maillot rapproche immédiatement l'être humain de la statue c'est-à-dire d'un être divin et supérieur .. ».
Divinisation d’une beauté inaccessible ou vénération de la beauté lorsqu’elle confine au  divin ?
Stylisation, violence et jeu des contrastes, si le théâtre qu'il soit dépouillé comme le nô ou riche de maquillages et de parures comme le kabuki, parvient à susciter l'émotion liée à la beauté féminine en ne mettant aucune femme en scène, c’est peut être, comme  le dit Tanizaki dans son Eloge de l’ombre [4], que  « … le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres,…un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. (...) le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre. »
 
Cristina Diaconu-Barbotin et Jean Pierre Barbotin.
 

[1]. Marguerite Yourcenar, Le tour de la prison (Gallimard, NRF, 1991). 
[2]. Edmond de Goncourt, Utamaro, le peintre des maisons vertes (Parkstone, 2008). 
[3]. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (Fayard, Mille et une nuits, 2010). 
[4]. Junichirô Tanizaki, Eloge de l'ombre (Verdier, 2011). 
 
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15 mars 2012 4 15 /03 /mars /2012 01:13
A Pierre Schoendoerffer
 
En hommage au cinéaste, à l'écrivain, au soldat et à l'homme. Un de ceux - trop rares - qui auront permis aux générations d'après guerre de vivre debout et de regarder le visage de leur pays en face. Aux chefs, aux héros, à tous les morts de nos guerres coloniales dont il aura magnifié le destin. A la France qu'il aura aimée et consolée... et à tous ceux, ce soir, qui ont le coeur un peu las.
 

la 317e section

 
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9 avril 2011 6 09 /04 /avril /2011 10:00
                                                         La République, c'est le gouvernement des imbéciles...
                                                                                                    Léon Daudet.
Pour Olivier Py

Le ministre de la culture a annoncé vendredi soir, par un communiqué de quelques lignes, sa décision de débarquer M. Olivier Py de la direction du Théâtre de l'Odéon.
Olivier Py est un de nos grands hommes de théâtre. Dramaturge, metteur en scène, comédien, mais aussi philosophe, métaphysicien, passionné de religion, il est l'homme d'une oeuvre et d'un projet. Son oeuvre marque depuis une dizaine d'années la création française et on se presse pour voir sa dernière pièce, Adagio, qui est unanimement saluée par le public et par la critique. Son projet était de faire de l'Odéon une des grandes scènes de la vie intellectuelle française et européenne. Il était en passe de réussir et on se souviendra avec émotion des mises en scène de l'Orestie en 2008, des Sept contre Thèbes et de la reprise du Soulier de Satin en 2009. Esprit universel, Olivier Py travaille également pour l'opéra où il s'impose comme un des meilleurs metteurs en scène contemporains. On garde encore en mémoire sa prestation pour The Rake's Progress d'Igor Stravinsky, éblouissant succès de la saison 2009 de l'Opéra Garnier.
C'est cet homme, ce poète, cet artiste qu'un ministricule vient de congédier comme le dernier des domestiques. Sans un mot, sans une explication, sans même un regard. La conduite de M. Mitterrand est indigne. Esprit nul, historien raté, romancier pour boniche, vaniteux comme un pou, il est le symbole parfait de ce qu'aura été la culture d'Etat sous le sarkozysme. Il ne lui reste plus que quelques mois pour salir de sa présence la rue de Valois et l'art français. A la fin de cette sinistre farce, on le verra disparaître avec plaisir dans une trappe, sifflé par le public, sous un déluge de coups de bâton. Que M. Py se console : après l'exécution de ce pitre, c'est lui, ce soir-là, que nous porterons en triomphe sur le théâtre. 

Jean du Fresnois .


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9 décembre 2010 4 09 /12 /décembre /2010 19:51

Lorànt le magnifique

 

Il y a un phénomène Lorant Deutsch et sans doute plus qu’un phénomène. Ce garçon est impressionnant d’intelligence, de simplicité et d’honnêteté dans un monde où la bêtise, la cuistrerie et le cynisme sont devenus des valeurs cardinales. C’est pour cela qu’il plait et qu’il fait des adeptes. Nous reviendrons prochainement sur son Métronome, dont la version illustrée, parue il y a quelques mois est un vrai régal pour l’esprit et pour les yeux. Pour ceux de nos lecteurs qui commencent à faire leurs emplettes de Noël, voilà un cadeau parfait pour des amis de qualité. Qu’on se le dise !

Nous publions ci-dessous la dernière chronique télévisée de l’excellent Basile de Koch dans Valeurs actuelles qui rend compte du phénomène Deutsch.

Jean Casinelli.

 

 

C'est jeune, et ça ne suit pas !

 

 

A priori, je ne raffole pas des artistes qui se mêlent de politique et de religion : « Ne sutor ultra crepidam», comme dirait mon voisin Philippe Barthelet. Qui songerait sérieusement à questionner Valls ou Copé sur leurs goûts en matière de sculpture grecque ou de rap ?

Eh bien, il est plus absurde encore de demander à des Arditi, Huster et autres Balasko ce qu’ils pensent de l’injustice, du racisme et de la méchanceté en général : ils sont contre, figurez-vous !

Mettons à part quelques personnages comme Richard Bohringer ou Philippe Caubère, que je crois assez fêlés pour être sincères. Mais l’exception qui confirme vraiment la règle, on pouvait la voir l’autre samedi dans l’émission On n’est pas couché (sur France 2, 27 novembre, 23 heures) : elle s’appelle Lorànt Deutsch.

Un vrai phénomène, vous dis-je ! À 35 ans, cet acteur hors norme a déjà incarné entre autres, sur scène et sur les écrans, Sartre et La Fontaine, Mozart et Jérôme Kerviel… Entre-temps, après cinq ans de recherches, il publiait l’an dernier son premier livre : Métronome. Sous-titré l’Histoire de France au rythme du métro parisien, ce bouquin atypique a déjà été écoulé à plus de 500 000 exemplaires et reste en tête des ventes d’essai.

L’autre samedi, Lorànt était en promo pour la version illustrée de son livre. Joie ! Il ne s’est pas senti obligé pour autant de s’adapter au prêt-à-penser qui est de mise chez ses pairs.

Interrogé sur l’actualité de Benoît XVI, il se déclare « fier d’être catholique ». Aussitôt, Éric Zemmour, sceptique par nature et par fonction, l’interrompt : « Vous êtes comme tous les artistes : d’autant plus catholique que l’Église ne l’est pas spécialement… »

Mais Zemmour sera aussi le premier à se réjouir d’être démenti : au-delà des Roms et du latex, c’est « son pape » et « sa foi » que Lorànt Deutsch défend mordicus. Pour l’avenir, il appelle même de ses voeux un « concordat » entre l’Église catholique et l’État français – ce qui, à l’évidence, n’a plus le même sens que sous Napoléon Ier…

Bref, le genre de propos qu’on ne vous sert pas tous les soirs sur un plateau télé ! Encore la cerise, sur ce gâteau, n’arrivera-t-elle que plus tard. Sous prétexte de politique, le jeune gandin n’hésite pas à se proclamer « royaliste » : les rois n’ont-ils pas tracé la voie d’une «magnifique histoire de France à poursuivre » ? Bien sûr, si un autre artiste risquait sa carrière en s’affichant républicain et agnostique, je serais le premier à signer la pétition. Mais qu’on se rassure : ce n’est pas pour après-demain…

En attendant, j’ai décidé d’acquérir le Métronome de Lorànt Deutsch et de télécharger l’ensemble de ses films par tous les moyens, même légaux. Ça me fera au moins un truc à confesser avant Noël.

 

Basile de Koch. Valeurs actuelles du 9 décembre 2010.

 

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3 juillet 2010 6 03 /07 /juillet /2010 22:00
Un prince du théâtre     
 
 
Si l'on chante un dieu,
Ce dieu nous rend son silence

Nul de nous ne s'avance

Que vers un dieu silencieux.

            Rainer Maria Rilke.
laurent terzieff 

 

Laurent Terzieff est parti vendredi, presque en silence, mais sa voix résonne à nouveau ce soir, haute et ferme, dans nos mémoires. Terzieff, c'est d'abord ce personnage de cinéma si particulier, à qui tout sourit et qui ne sourit à rien, c'est le jeune bohème indifférent  des Tricheurs de Carné, le révolutionnaire stendhalien de Vanina Vanini de Rossellini, l'officier désespéré du Désert des Tartares de Zurlini. C'est une pose de dandy superbe qui séduisit et fascina plusieurs générations de jeunes gens. Mais Terzieff, c'est aussi et c'est surtout un certain théâtre dont nous sommes ce soir orphelins. Ce théâtre des brumes slaves, germaniques, anglaises ou irlandaises dans lesquelles il aimait draper sa haute silhouette. Un théâtre de la vérité, où les hommes sont les hommes, jetés par hasard et malgré eux dans ce bas-monde mensonger et atroce, et où la dignité n'est bien souvent qu'au prix de la misère, de la folie ou de la mort. De Tête d'Or de Claudel à Henri IV de Pirandello, de Meurtre dans la Cathédrale d'Eliot à son dernier rôle dans Philoctète de Sophocle, c'est le même personnage que joue Terzieff, c'est  l'être complet en proie au tourment et au doute, sous le soleil de son créateur. Terzieff, c'est enfin une voix et un visage. Une voix pure, juste et sûre d'elle-même, celle des grands comédiens, celle aussi des hommes d'église et des professeurs. Et un visage qui portait, dans un curieux mélange, le regard clair de la jeunesse et les stygmates de la mort. Nous n'oublierons ni l'un ni l'autre. Requiem in pace.

Jean du Fresnois .


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5 février 2010 5 05 /02 /février /2010 19:42
Soulages,
De l'esprit à la forme                   
soulages
 

Il y a deux  bonnes raisons pour se rendre à la rétrospective que le Centre Pompidou consacre à Pierre Soulages. C'est d'abord une exposition magnifique - plus d'une centaine d'oeuvres, parfaitement commentées et documentées - qui permet d'avoir un accès complet au parcours du peintre et de saisir ce que sa création comprend d'énergie, de volonté et de continuité. Et c'est en même temps l'occasion de saisir les failles de cette oeuvre, ses rythmes, ses changements, ses ruptures et ses longs moments de respiration.

On le sait, toute l'oeuvre de Pierre Soulages est dominée par le noir, mais cette domination du noir n'est pas d'un seul tenant, elle a ses périodes, le noir comme "couleur d'origine", puis comme paysage et enfin comme matière offerte à la lumière. Soulages évolue progressivement de l'idéogramme chinois et des fresques rupestres à une peinture en trois dimensions où les couches noires, creusées, travaillées et soumises à la lumière  finissent en une forme de sculpture. De l'écriture à la forme, de l'esprit incarné dans les signes à la matière livrée dans son apparence primitive, voilà le parcours d'un artiste qui revendique son abstraction et dont l'oeuvre renvoie pourtant à des dimensions parfaitement humaines et concrètes.

Pour qui sait voir, Soulages est transparent malgré son goût pour l'obscurité. Son arrivée à Sète, à la fin des années 50 et sa proximité avec les paysages-lumières  de Valéry -  une mer diffuse ("Midi le Juste y compose de feu"), un cimetière offert ("Fragment terrestre offert à la lumière") - explique sans doute sa soudaine conversion au noir intégral. C'est certainement l'époque la plus forte de l'oeuvre de Soulages, son Midi, l'heure de la grande originalité. Le noir est étalé à longs coups de brosse sur la toile, la lumière s'y insère  et produit les paysages d'un monde inédit : nuits métalliques, mers grises comme vues d'avion, levers de soleil noir... Là encore, l'abstraction vue par Soulages n'est ni une forme d'écriture automatique, ni une réduction de la vie ou un retrait du monde, c'est l'expression d'un monde autre, tout en restant apparenté à celui-là.

Il y a aussi du grec chez Soulages. Sa création prend appui sur le travail de l'homme, même si, à un moment, les dieux brouillent les cartes. C'est le moment où l'artiste, artisan, acteur et pythie à la fois, doit faire la preuve de sa grande mobilité. "L'artisan sait très bien quel objet il va produire et il sait même comment y arriver alors que nous ne savons ni comment faire, ni ce qui va se faire. Au moment où les matériaux sont à l'oeuvre, certaines choses se passent, se développent, ouvrent des possibilités que nous n'avions pas soupçonnées... ". Et Pierre Soulages de conclure "C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche". Voilà les accents d'un vrai classique.

Sainte Colombe.

 


Rétrospective Pierre Soulages. - Centre Pompidou, place Georges Pompidou, Paris IVe. - Ouvert  tous les jours sauf mardi. - Jusqu'au 8 mars 2010.
 
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23 décembre 2009 3 23 /12 /décembre /2009 23:00
Les affaires
sont les affaires                        

 

                  
     



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La troupe du Français donne, au Vieux Colombier, les affaires sont les affaires d'Octave Mirbeau. Ce n'est pas franchement la meilleure pièce du répertoire et elle vit même très au-dessus de ses moyens. On sait que Mirbeau voulait faire une comédie de caractère sur les milieux financiers du début du siècle dernier. Il arriva tout juste à en tirer une farce, et une farce assez brouillonne. La pièce repose entièrement sur les épaules du personnage principal, Isidore Lechat, petit brasseur d'affaires louches, bourgeois arrivé et content de lui, insatiable lorsqu'il s'agit d'argent et d'un cynisme absolu, venimeux à l'endroit de la religion et de tout ce qui touche à l'esprit. Un curieux mélange de promoteur véreux et de bourgeois gentilhomme, tout enfiévré de ses passions de nouveau riche.

L'homme n'est d'ailleurs pas sans intérêt, et Mirbeau, en creusant un peu, aurait pu en faire mieux qu'une caricature. Lechat, dans un même mouvement, déclare son mépris des pauvres et du peuple, parce qu'il en vient ("les pauvres, ils n'ont qu'à travailler, ils seront moins pauvres"), son amour de la démocratie parce qu'elle le sert, son "socialisme" parce que l'Etat est à lui et sa conviction que le génie de quelques uns fera le bonheur de tous parce qu'il fait partie des happy few. Lechat n'est pas le financier d'envergure, le grand aigrefin, le prince du marché, plein de fiel et de morgue, avec lequel Mirbeau aurait voulu se mesurer. Il est l'ébauche d'un autre caractère, celui de l'agioteur radical-socialiste, moins brillant mais plus répandu qu'on ne le pense, surtout par les temps qui courent, y compris dans les allées du pouvoir et sur les bancs du Parlement. Dommage que Mirbeau n'ait pas su lui donner toute sa dimension.

C'est également dommage qu'il n'ait pas mieux soigné le reste de sa pièce. Les autres personnages - femme, fille, fils, voisins, associés ou domestiques -  disparaissent derrière Lechat, qui les écrase de sa démesure et de sa véhémence. Ils sont d'ailleurs à peine esquissés. L'action elle-même est confuse et l'on passe d'une scène à l'autre sans lien évident entre les évènements. Tous ces défauts peuvent disparaître si la pièce est jouée sur le ton qu'il convient, celui de la farce un peu exubérante, du premier degré, en cherchant à faire rire, comme on peut rire d'une comédie de Feydeau lorsque les personnages semblent pris dans un vent de folie.

Mais ce n'est malheureusement pas le parti qu'a pris le Vieux colombier et le metteur en scène, Marc Paquien. Celui ci a fait le choix d'insister sur le sérieux de l'oeuvre et sur son actualité. "Cette pièce, dit-il, nous surprend peut être encore davantage aujourd'hui qu'hier, tant elle semble pointer du doigt les chocs et les abus qui ont récemment fait ployer notre monde. De nos jours, la figure d'Isidore Lechat se rencontre partout. Patrons de multinationales, hommes d'affaires, spéculateurs et financiers : le pouvoir est définitivement passé entre les mains de ces nouveaux maîtres du monde." Le décalage entre ces nobles ambitions et ce que l'on peut réellement tirer de l'oeuvre apparaît très vite : les caractères, mis à vif, sont plus schématiques encore, la trame plus approximative, l'atmosphère, très noire, jure avec les dialogues faits pour le rire. Mirbeau, auteur bourgeois malgré lui, n'est ni Brecht, ni Armand Gatti.

Ce qui sauve en définitive le spectacle - et qui nous conduit malgré tout à le recommander - c'est l'excellence de l'interprétation. Gérard Giroudon (Lechat) - prodigieux de force et, in fine, d'émotion - occupe tout l'espace. Michel Favory (le Marquis de Porcellet) joue avec beaucoup de justesse l'aristocrate ruiné, victime sans illusions des manigances de Lechat. Claude Mathieu (Mme Lechat) et Gilles David (l'associé) tiennent leurs textes à la perfection. Une mention particulière pour Françoise Gillard (Germaine Lechat), qui redonne à plusieurs reprises de la couleur aux dialogues, en jouant avec conviction et naturel son rôle de fille révoltée et insoumise.

Jacques du Fresnois.


Octave Mirbeau, Les affaires sont les affaires. - Mise en scène de Marc Paquin. Avec Gérard Giroudon, Claude Mathieu, Michel Favory, Françoise Gillard, Nicolas Lormeau, Clément Hervieu-Léger, Adrien Gamba-Gontard, Gilles David et Chloé Schmutz. - Théâtre du Vieux Colombier, Paris 6e (Métro Saint-Sulpice). - Jusqu'au 3 janvier 2009.

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18 décembre 2009 5 18 /12 /décembre /2009 19:42
Présence de
Vincent d'Indy                     
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Les amateurs de musique française ont été à nouveau comblés en 2009. Nous reviendrons sur les excellentes éditions de Poulenc, Roussel, Milhaud, Séverac, Debussy ou Canteloube mais aussi de Dutilleux ou de Dusapin qui ont jalonné toute cette année, et qui sont autant de cadeaux à offrir ou à se faire offrir dans cette période de fêtes. Rendons tout de suite hommage à Vincent d'Indy, que des affinités vivaroises nous conduisent à distinguer du lot. D'Indy, injustement tombé dans l'oubli, fait un retour signalé à la devanture de nos disquaires  Pas moins de quatre  rééditions en 2008 - parmi lesquels un superbe petit album de musique de chambre (suite en ré, chanson et danses, quintette, suite) commercialisé par Timpani[1] -, presque autant en 2009.  Parmi les titres publiés cette année, on signalera tout particulièrement le deuxième volume des oeuvres pour orchestre publié par Chandos et interprété par l'orchestre symphonique d'Islande[2]. On y découvrira avec plaisir la symphonie n°2 en si bémol majeur, moins connue, plus ambitieuse et plus cérébrale que la symphonie cévenole, étonnant mélange de classicisme et d'innovation où l'on retrouve à plusieurs reprises l'empreinte du Debussy de Pélléas. L'album comprend également  les fameux Tableaux de voyage, conçus pour l'orchestre en 1892 à partir de treize petites pièces pour piano seul datant de 1889, qui évoquent avec émotion les randonnées de d'Indy en Forêt Noire et dans le Tyrol. Signalons également la sortie chez Hypérion d'une somptueuse interprétation de deux poèmes symphoniques de d'Indy, Wallenstein et Saugefleurie, par l'orchestre national du Pays de Galles[3].

Andre Lalo.

 


[1]. Vincent d'Indy, Musique de chambre, François Kerdoncuff et les solistes de l'orchestre philarmonique du Luxembourg. Orchestre. (Timpani, 2008, 1 CD)

[2]. Vincent d'Indy, Orchestral works, volume 2, Orchestre symphonique d'Islande sous la direction de Rumon Gamba. (Chandos, avril 2009, 1 CD)

[3]. Vincent d'Indy, Wallenstein, Saugefleurie, Lied, Choral varié, Orchestre national du Pays de Galles sous la direction de Thierry Fischer(Hypérion, février 2009, 1CD)

 

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Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
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