Convergences
L'article publié samedi dernier par notre confrère François Renié ("Mourir pour l'euro?", Revue critique du 15 mai) a fait le tour du net et suscité de nombreuses réactions, le plus souvent favorables. Nous reviendrons prochainement sur ces commentaires mais il nous faut sans attendre prendre le pouls de l'opinion médiatique car il s'y passe des choses importantes.
Alors qu'il y a encore 15 jours, la presse française baignait dans un océan de conformisme sur les causes et les répercussions de la crise grecque, les langues se délient, les éditoriaux, les tribunes et les chroniques se font infiniment plus critiques à mesure que la crise s'amplifie. Critiques sur la façon dont cette crise a été gérée (ou plutôt non gérée) par des dirigeants européens enfermés dans leurs dogmes. De plus en plus critiques également sur la conception de l'euro, sur l'intérêt même d'une monnaie unique dans un espace, celui de l'Europe, qui n'a rien du marché pur, homogène et ouvert décrit par les économistes.
Le plus significatif c'est que les coups de boutoir qui ébranlent jour après jour l'édifice européiste sont le fait d'économistes français, allemands ou américains dont la réputation n'est plus à faire. Il est significatif que ce soit le prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz, qui ait le premier ébranlé le consensus en publiant le 10 mai dans Les Echos un article ravageur intitulé "Peut-on encore sauver l'euro ? " [1]. Cette tribune était relayée quelques jours plus tard dans Le Monde par un autre article tout aussi sanglant, signé par l'économiste Christian Saint-Etienne, qui mettait en garde l'opinion contre les mesures déflationnistes qui se préparaient [2]. Notre grand quotidien suisse de langue française sortait lui-même de sa réserve en rappelant lundi, dans son supplément économique, que "l'analyse de plans de consolidation budgétaire antérieurs montre que les chances de succès des politiques d'austérité sont faibles" [3] et mardi, dans ses pages économie, que "l'union monétaire n'inspire plus confiance, la chute de l'euro s'accélère" [4]. Un flot de critiques devait se répandre dans cette brèche. Que nous disent elles ?
En premier lieu, que les mesures annoncées pour venir au secours de la Grèce avaient un objectif beaucoup moins désintéressé qu'il n'y paraissait. "Ce sont les banques que l'on a sauvées, pas la Grèce", nous confirme l'économiste Paul Seabright, dans une chronique publiée par le Monde de l'économie [5]. Nous le disions nous-mêmes mais laissons la parole à cet excellent spécialiste toulousain : "Or, qui, précisément, sont les créanciers de la Grèce ? Selon un rapport de Barclays Capital du 28 avril, il y a quelque 28 milliards d'euros de dette grecque sur le bilan d'institutions financières allemandes. La moitié appartient à des banques détenues ou contrôlées par le gouvernement allemand. (...) Le même rapport de Barclays Capital indique que les institutions financières françaises auraient quelque 50 milliards d'euros de dette grecque sur leur bilan. Il ne s'agit donc plus d'un problème purement budgétaire ni purement grecque. La solidarité franco-allemande, si bien mise en avant le 9 mai, n'est pas fondée sur l'hellénophilie. Loin d'être une nouvelle crise, la crise de l'euro n'est qu'un épisode du feuilleton bancaire que l'on voulait nous faire croire terminé. " [6]. Voilà qui est parfaitement dit.
Aurait-on pu faire autrement ? Oui, nous répondent de multiples voix, là encore convergentes. "La seule alternative au grand plan de sauvetage lancé par l'Union européenne le même jour que les élections allemandes aurait été une restructuration dans la foulée de la dette grecque" [7], assure M. Seabright. "Il est toutefois difficile de croire que la Grèce puisse échapper à la restructuration de sa dette", nous dit en écho M. Martin Wolf, éditorialiste du Monde et du Financial Times [8], car "vu la très forte austérité budgétaire prévue et l'absence de compensation en termes de taux de change ou de politique monétaire, il est probable que la Grèce va subir un ralentissement prolongé", qui ne lui permettra plus de rembourser quoi que ce soit. Même son de cloche du côté de l'économiste Jacques Sapir : "J'ai dit personnellement qu'il y avait un doute sur le plan de sauvetage des banques européennes se faisant par l'intermédiaire de la Grèce et que l'on appelle abusivement plan de sauvetage de ce dernier pays. Je n'ai pas été le seul et c'est d'ailleurs une évidence. Il aurait bien mieux valu organiser un défaut partiel de la Grèce, quitte à utiliser une partie de l'argent mis dans le plan pour compenser les pertes des banques européennes." [9]. Que nous dit de son côté Michel Aglietta, un de nos meilleurs experts en économie monétaire internationale ? La même chose, bien entendu : " le manque de courage politique et surtout l'enfermement de l'Allemagne dans son splendide égoïsme ont conduit à clamer pendant des mois : "pas de défaut, pas de sauvetage, pas de sortie de l'Union économique et monétaire". Or la réponse politique la plus prudente, donc la plus raisonnable au sein d'une crise globale, mais aussi la plus juste, était de reconnaître la nécessité d'une restructuration de la dette grecque et d'organiser un plan dès le dernier trimestre 2009. Car un plan de restructuration permet de diminuer le coût d'un défaut s'il se produit" [10]. Si l'Europe ne s'est pas sagement rangée à de telles évidences, c'est qu'elles conduisaient à une sortie de l'euro et cela ni Mme Merkel, ni M. Junker, ni M. Trichet, ni M. Barroso ne voulaient en entendre parler.
Quel prix allons nous payer cet aveuglement ? Celui de la récession, du chômage et, qui sait, d'une révolte sociale dont les conséquences peuvent être imprévisibles. Michel Aglietta souligne que les mêmes erreurs furent commises en Amérique du Sud dans les années 80, ce qui coûta une décennie de malheur à l'ensemble de ce continent : " Les pays ont été épuisés par les plans d'austérité stériles imposés par le Fonds monétaire international pour préserver les banques créancières" [11]. Le blog Marianne 2 nous donnait, lundi dernier, un avant goût de ce qui pourrait nous attendre dans un billet intitulé "Avant la Grèce, l'Europe et le FMI ont déjà sauvé la Lettonie" [12]. Ce charmant pays balte a du recourir il y a 2 ans à la sollicitude du FMI et de Bruxelles. Résultat : des salaires amputés de 30 à 50%, des dépenses de santé réduites d'un tiers et pour quels résultats : une baisse du PIB de 26% en deux ans, près de 20% de chômage, des milliers de Lettons qui quittent leur pays, une démographie en chute effrayante. "Et ce n’est pas fini… Mark Griffiths, chef de la mission du FMI à Riga, juge inévitable une nouvelle cure d’austérité – équivalent à environ 7% du PIB- pour 2011-2012... Ainsi, le pays exsangue répondra aux critères de Maastricht et pourra adhérer à l’euro dès 2014, assure-t-il !" Dieu nous préserve de ces nouveaux Diafoirus qui nous préfèrent morts et guéris !
Puisqu'on évoque les médecins fous du FMI, où en sont leurs collègues de Bruxelles ? A l'heure où l'incompétence et l'aveuglement pathologique de la Commission apparaissent en pleine lumière, la décence, la prudence ou la peur des coups voudraient qu'ils se cachent. Eh bien pas du tout ! Les gnomes du Berlemont continuent leur sale travail. Voilà qu'ils réclament même le droit de contrôler les budgets de chaque Etat membre, au prétexte de faire la chasse aux déficits. En France, si le Parlement pousse des cris d'orfraie, le gouvernement a déjà intellectuellement capitulé. Gageons que le Bundestag allemand - très sourcilleux sur ses prérogatives, comme on l'a vu pendant l'épisode du traité de Lisbonne - n'acceptera pas cette atteinte à sa souveraineté. Quant aux Britanniques, ils ont déjà poliment dit non. Barroso et ses sbires n'en sont d'ailleurs pas à une provocation près. Alors que les Vingt-Sept multiplient les plans d'économie, la Commission vient de plaider, sans aucun scrupule, pour une augmentation de 6% des dépenses communautaires en 2011 ! Christine Lagarde et ses collègues, quelque peu agacés, ont laissé entendre qu'ils auraient du mal à justifier une telle hausse devant leurs Parlements. Quand finira-t-on par chasser cette bande de fous et d'irresponsables !
Ce faisceau de critiques et de tirs convergents sur l'européisme et ses duperies marque un changement. Il suffisait de lire la semaine dernière les éditoriaux des principaux titres de la presse nationale pour constater qu'il ne s'agit pas là d'un feu de paille. Les faits sont tenaces, l'échec de l'euro patent et une vague de suspicion s'abat sur les fondements même de la chimère bruxelloise. Ce mouvement, que l'on sentait poindre depuis 2005, depuis l'échec du référendum français sur le traité constitutionnel, va s'amplifier et son épicentre est en bonne partie chez nous. Il mérite d'être souligné, approfondi et scruté de façon permanente. La Revue critique s'est précisément fixée pour objectif de mettre en lumière ce mouvement des idées qui, depuis une dizaine d'années, avec l'avènement de ce siècle, marque un retour à la raison, à la raison politique contre la folie de l'économisme, à la raison des nations contre les oligarchies mondialisées. Nous nous y emploierons, parmi d'autres, avec d'autant plus d'entrain que "les puissances de sentiment", comme disait Barrès, sont en train de changer de camp.
On se doute que ce changement du cours des choses n'est pas du goût de tout le monde. Jacques Sapir réagissait, avant hier, sur Marianne 2 [13], à une agression particulièrement fielleuse où quatre journalistes du Nouvel Observateur s'en prennent à ces intellectuels inconscients qui "entraînent la nervosité des marchés" [14] et seraient presque, à les écouter, à l'origine des mésaventures de l'euro. Et nos observateurs-policiers de la pensée de désigner pêle mêle : "les éditoriaux des prix Nobel Paul Krugman ou Joseph Stiglitz dans la presse américaine... Une idéologie anti-euro, incarnée en France par les économistes Jacques Sapir, Christian Saint-Etienne ou Jean-Jacques Rosa, professeur à l'Institut d'Etudes politiques..." comme les prémices d'un vaste complot anglo-saxon contre l'euro ! Tissu d'âneries lorsqu'on sait que la plupart de ces économistes ont adopté, depuis de nombreuses années, une attitude plus que critique - quasiment hostile pour Sapir et Stiglitz - vis à vis de la pensée dominante anglo-saxonne. Jacques Sapir a raison de rappeler à l'égard des auteurs de ce mauvais papier le vieux proverbe chinois qui veut que "quand le Sage montre la lune, l'idiot regarde le doigt". Mais cette nervosité des européistes et de leurs supports médiatiques est aussi bon signe. Elle montre que l'édifice est touché dans ses oeuvres vives. Comme le disait un de nos maîtres: "En nous frappant, ils nous désignent". Continuons à rendre coup pour coup.
Paul Gilbert.
[1]. Joseph E. Stiglitz, Peut-on encore sauver l'euro ?, Les Echos, 10 mai 2010.
[2]. Christian Saint Etienne, Comment s'en sortir de la crise de l'euro, Le Monde, 12 mai 2010.
[3]. Le Monde Economie, 11 mai 2010.
[4]. Marie de Vergès, L'Union européenne n'inspire plus confiance..., Le Monde, 18 mai 2010.
[5]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[6]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[7]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[8]. Martin Wolf, Grèce, pourquoi le plan échouera, Le Monde de l'économie, 10 mai 2010.
[9]. Jacques Sapir, Réponse au Nouvel observateur, Marianne.fr, 19 mai 2010.
[10]. Michel Aglietta, La longue crise de l'Europe, Le Monde, 18 mai 2010.
[11]. Michel Aglietta, La longue crise de l'Europe, Le Monde, 18 mai 2010.
[12]. Avant la Grèce, l'Europe et le FMI ont déjà sauvé la Lettonie, Marianne 2, 17 mai 2010.
[13]. Jacques Sapir, Réponse au Nouvel observateur, Marianne.fr, 19 mai 2010.
[14]. Le Nouvel Obsevateur, 12 mai 2010.