La Revue Critique des idées et des livres |
"Ce n’est pas seulement pour vivre ensemble, mais pour bien vivre ensemble qu’on forme un État." aristote |
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Paul Gilbert.
Omissions genevoises
Le Monde, notre excellent journal suisse de langue française, n'aime pas que l'on s'en prenne aux "valeurs" de l'Europe. Qu'un Etat contrevienne tant soit peu aux traités européens et voilà nos "genevois" partis en guerre. L'éditorial d'hier [1] était plein de cris et de fureur contre la Hongrie. Et plus précisément contre le chef du gouvernement magyar, M. Orban, qui préside depuis quelques jours l'Union européenne. Les raisons qu'invoque le Monde ne sont pas sans fondements et l'on doit reconnaître que le régime de censure politique que l'équipe Orban vient d'instaurer à Budapest est assez stupide. Faut-il pour autant abreuver nos amis hongrois de prêches vindicatifs et de leçons de morale ? Ils auront beau jeu de rétorquer que les relations entre médias et pouvoir en France n'ont jamais été particulièrement exemplaire, que l'époque de l'ORTF et de la censure gaulliste n'est pas si éloignée et que le Monde manque à tout le moins d'indulgence et de mémoire. Reconnaissons qu'ils n'auront pas totalement tort.
On peut aussi se demander si le coup de sang un peu excessif du Monde n'a pas d'autres motivations, celles là plus profondes. Un passage de l'éditorial d'hier retient l'attention : "Dans la plupart des pays membres de l'Union européenne - à l'exception de l'Allemagne, du Luxembourg, et, tardivement de la France - les dirigeants sont timides. Ils n'osent pas critiquer un gouvernement hongrois qui, par ailleurs, a rogné les autres contre-pouvoirs - notamment celui de la Cour constitutionnelle - et affiche un nationalisme d'un autre âge. " Pouvoir de la Cour constitutionnelle ? Nationalisme d'un autre âge ? Voilà des considérations qui nous emmènent bien loin de la liberté de la presse. Et une défense des "valeurs" de l'Europe qui prend une signification toute différente. Eclairons le débat.
Nos lecteurs savent sans doute que le gouvernement de M. Orban vient de prendre une série de mesures pour permettre à la Hongrie de reprendre le contrôle de son économie, très secouée par la crise financière internationale. A Budapest comme ailleurs, les fonds de pension privés ont propagé la spéculation, au point de mettre en péril les retraites de millions de Hongrois. L'équipe Orban, pourtant conservatrice, a décidé assez logiquement de les étatiser. De la même façon, elle a décidé de relever substantiellement les impôts des entreprises multinationale qui ont trop tendance - comme chez nous - à jouer contre l'emploi. Naturellement, ces décisions font hurler. Les gestionnaires de fonds privés en premier lieu, qui voient leur gagne-pain s'envoler. Les dirigeants des grandes entreprises étrangères qui font donner leur gouvernement d'appartenance, américain et allemand en premier lieu, comme il se doit. La Commission de Bruxelles qui s'insurge contre ces graves manquements à la propriété privée et à la libre circulation des capitaux. Et enfin les marchés, très inquiets de voir les idées hongroises faire tache d'huile en Europe.
On décrypte maintenant un peu mieux la réaction du Monde. Et on comprend mieux aussi pourquoi tant de "voix autorisées" s'élèvent brusquement de Paris à Berlin et de Luxembourg à Bruxelles contre le "gouvernement liberticide" hongrois. Les reproches qu'on lui adresse concernent bien d'autres "libertés" que celles de la presse et des médias. En fait de liberté, il s'agit d'abord de celle du renard libre dans le poulailler libre. De la liberté des prédateurs contre un Etat qui cherche à sauvegarder sa souveraineté. Que MM. Juncker, Trichet ou Barroso s'indignent, au nom du droit des renards et des prédateurs, il n'y a là rien d'anormal. Que M. Sarkozy ou Mme Merkel leur emboîtent le pas n'étonnera personne. Mais que le Monde se fasse leur porte-voix est plus stupéfiant. A moins d'y voir un des premiers effets de de la prise de contrôle du journal par le trio Berger-Pigasse-Niel et leur cohorte d'amis entrepreneurs et philantropes. Qui parlait déjà de presse libre et indépendante ?
Paul Gilbert.
[1]. "La Hongrie se moque des valeurs de l'Europe". Le Monde du 5 janvier 2011.
Crépuscule de l'euro
Nous reprenons cette chronique européenne au moment où la crise de l'Union rentre dans une phase nouvelle et peut-être décisive. Une première série d'articles, publiée ici il y a un an sous le titre "Le front de Lisbonne" [1], avait permis de mettre en évidence la montée des oppositions antifédéralistes dans l'ensemble des pays du continent. Après la France, après le Danemark, le front des peuples rétifs s'est élargi à l'Irlande, à la Belgique, aux pays d'Europe de l'est; l’euroscepticisme atteint des niveaux record dans l’opinion britannique; il s’est renforcé aux Pays Bas, en Autriche et en Suède. Dans une série plus récente intitulée "Sale Europe" [2], c'est la situation des pays du sud qui nous préoccupait. La Grèce, l'Espagne, le Portugal, principales victimes d'une crise financière que l'Union n'avait ni anticipée ni préparée, faisaient amèrement les frais du piège de l'euro. Privés de tous moyens de contrôle sur leur économie, ces pays se retrouvaient brutalement livrés à l'Allemagne, à l'Eurogroupe de Juncker, aux restructurateurs de la Commission et du FMI. On leur imposait des plans d'austérité délirants, socialement dramatiques, économiquement inefficaces. Ils découvraient aussi à cette occasion les limites de la solidarité européenne : une Commission qui les montrait du doigt, une Europe du Nord, qui après les avoir largement exploités, les méprisait ouvertement, une Allemagne qui faisait montre vis-à-vis d’eux de l'égoïsme le plus abject.
C'est maintenant l'euro lui-même qui est en danger. Confrontée à la guerre des devises, ballottée entre le dollar et le yuan, la monnaie unique est aujourd’hui le maillon faible de l’Europe. Son éventuelle disparition entrainerait une crise majeure des institutions européennes. Bruxelles le sait et le craint. La crise de l’euro, annoncée il y a quelques mois puis démentie, est désormais patente. Le feu qui couvait un peu partout prend petit à petit des allures de brasier. Après la Grèce, c’est au tour de l’Irlande et du Portugal de dévisser et l’Espagne n’est pas loin. Malgré les canadairs lancés par Van Rompuy, Barroso, Trichet et Juncker, il semble que rien n'arrive à réduire l'incendie. Plus l'euro brule, plus les politiques d'austérité se durcissent et plus les peuples rentrent dans la danse. Après Paris en octobre, après Rome, ce sont les rues de Dublin, de Lisbonne, de Madrid qui se remplissent alors que celles d'Athènes accueillent toujours les mêmes foules imposantes. Au Portugal, la grève générale contre l’austérité décidée par les syndicats le 24 novembre dernier a paralysé tout le pays et mobilisé plus d’un salarié sur deux. Du jamais vu.
Ces mouvements ont déjà des conséquences politiques. Le gouvernement socialiste de M. Papandréou vient de subir un échec aux élections locales et si la correction n'a pas été plus rude c'est que le bilan laissé par la droite libérale, lorsqu'elle était au pouvoir, reste dans la mémoire de tous les Grecs. Il est clairement en sursis. En Irlande, il n’est pas sûr que la coalition menée par M. Cowen soit en situation de faire voter le plan d’austérité draconien que Bruxelles vient de lui imposer et elle sera sans doute balayée lors des élections législatives prévues début 2011. En Espagne, sous l’effet des mesures d’austérité, la croissance est nulle depuis des mois et le taux de chômage dépasse les 20%, rendant toute reprise impossible ; l’opposition de droite appelle ouvertement à la démission du gouvernement Zapatero, qui paye sa servilité à Bruxelles. Le Portugal n’est pas mieux loti et le socialiste José Socrates, dont le gouvernement n’a plus de majorité à la Chambre, devrait faire lui aussi les frais de sa politique d’alignement sur la BCE. Même chose pour l’équipe Berlusconi, rongée par les scandales mais aussi par la montée du chômage dans la péninsule, et qui ne passera sans doute pas l’hiver.
Cette instabilité politique inquiète évidemment Bruxelles et les dirigeants européistes. A court terme, il suffit qu’un des pays les plus exposés, Irlande, Grèce ou Portugal, rentre en crise politique pour que l’euro s’effondre et que l’Eurozone se déchire. Les mouvements spéculatifs que l’on a enregistré la semaine dernière contre le Portugal ou l’Irlande montrent que ce scénario reste ouvert et qu’il faut peu de chose pour qu’il se déclenche. Mais, pour les partisans de l’euro, la situation n’est pas sensiblement meilleure à plus long terme: la disparition d’alliés comme Zapatero, Owen, Socrates ou Berlusconi, l’arrivée au pouvoir dans ces pays d’équipes nouvelles, moins dociles, sans doute plus à l’écoute de la rue fait partie des choses plausibles. Ces équipes ne seront-elles pas tentées d’user d’autres moyens, plus expéditifs, pour régler le problème insoluble de leur dette tout en s’ouvrant des capacités de rebond ? Rééchelonnement unilatéral des emprunts, moratoire sur une partie de la dette, nationalisation du crédit, retour au contrôle des changes, autant de mesures qui mettraient les marchés sous tension. L’euro n’en réchapperait pas, l’Eurozone non plus.
Ce n’est donc pas un hasard si la Commission et le directorat européiste de l'Union ont annoncé une prochaine révision des traités européens, dans le sens, naturellement, d'un durcissement des critères de convergence. Derrière ces manœuvres il y a d’abord l’Allemagne. L’Allemagne, dont l’euro est l’instrument, et qui n’entend pas laisser d’autres qu’elle en manipuler le cours au profit de ses intérêts. L’Allemagne, qui détient tous les pouvoirs de fait au sein de la BCE et du système financier de l’Union, et qui s’emploiera à monnayer les aides apportées aux pays fragiles en échange d’un alignement sur ses vues. L’Allemagne, dont la soit disante vertu dissimule en réalité une stratégie claire de domination des économies européennes : mainmise sur les grandes filières automobile, mécanique et énergétique en Europe de l’est, forte emprise sur les industries d’Europe centrale et de Scandinavie, monopole de fait des exportations hors d’Europe, contrôle des économies des autres pays par la régulation de son énorme marché intérieur… L’Allemagne, qui a payé par 50 ans de silence, d’humiliation et d’abnégation son retour politique en Europe, et qui n’entend pas gâcher ses chances. On peut donc s’attendre, une fois les affaires portugaises et irlandaises réglées, à une offensive sans précédent de Berlin et de tous ses alliés pour mettre l’ensemble de l’économie européenne sous contrôle, en introduisant dans les traités des dispositifs de régulation sans précédent. Et cela sous prétexte de préserver l’euro. Gageons que la France, selon son habitude, suivra les injonctions allemandes s’en broncher et sans en comprendre les fins.
Alors que le modèle européen voulu par le Traité de Rome s’efface devant les réalités du monde tel qu’il est aujourd’hui, et notamment devant la puissance retrouvée de l’Allemagne, force est de constater qu’aucun autre schéma cohérent d’organisation du continent n’émerge encore dans l’espace politique. Des pistes se dessinent pourtant : le tabou du « protectionnisme européen » semble levé, on commence à évoquer l’idée d’une autre Europe, confédérale celle-ci, fondée non plus sur la chimère d’un « Etat européen » mais sur des coopérations renforcées, sur la protection de nos emplois et de notre industrie, sur l’innovation, la recherche et l’Intelligence. Une Europe des ingénieurs et des créateurs, des producteurs et des artistes et non plus l’Europe des énarques et des juristes que nous connaissons aujourd’hui. Une Europe des nations qui ferait de sa diversité et de son dynamisme une force pour demain. Ces idées sont reprises dans des cercles et des clubs, elles commencent à faire école en France autour d’Emmanuel Todd, de Paul Thibaud, de Jacques Sapir, de Jean-Luc Gréau, de Bertrand Renouvin, de philosophes comme Pierre Manent, Marcel Gauchet, de sociologues comme Jacques Julliard. Hubert Védrine pourrait leur donner une forme politique s’il consentait à descendre dans l’arène. Car ces voix sont encore faibles, elles ont du mal à se faire entendre dans un débat politique où le libéralisme et la social démocratie ont décidé de jeter leurs dernières forces. Et surtout, elles sont encore trop françaises. Il leur reste à structurer dans le reste du continent un « corpus partagé » qui n’existe pas encore. La renaissance d’une pensée catholique, qui se manifeste avec force y compris dans le domaine de l’économie et des idées politiques, l’avènement d’une nouvelle gauche critique, libérée des dogmes marxistes [3], sont autant d’opportunités à saisir pour accélérer l’évolution des esprits.
Crépuscule de l’euro, crise des institutions européennes, révoltes sociales de grande ampleur, jeu de l’Allemagne, construction d’un modèle alternatif pour le continent, voilà les quelques grands thèmes que nous nous efforcerons de couvrir et d’éclairer dans cette troisième série de chroniques qui s’ouvre « sur le front de l’euro ».
François RENIE.
[1]. La Revue critique des 4 avril, 12 mai, 24 juillet, 29 septembre, 2 octobre, 8 octobre, 17 octobre, 11 novembre 2009.
[2]. La Revue critique des 3 mars, 7 mars, 18 mars, 24 mars, 29 avril, 15 mai, 21 mai, 24 mai 2010.
[3]. Des dogmes marxistes et non pas des idées de Marx, qui restent largement pertinentes pour ce qui est de la critique de l’économie politique libérale. Nous restons de ce point de vue fidèle à Georges Sorel qui chercha jusqu’au bout à préserver les intuitions de Marx de l’esprit routinier et conservateur de ses épigones français et allemands. C’est en cela que la nouvelle gauche critique, libertaire, proudhonienne mais aussi gramscienne, nous intéresse.
Le fantasme de la grande Europe
La Russie surprend et fascine. On pensait, il y a deux décennies, que la fin du "socialisme réel" la ravalerait au rang de puissance moyenne, voire, pour certains, de pays en voie d'appauvrissement. Elle a pourtant repris sa place et toute sa place dans le concert des grandes puissances mondiales et le pouvoir moscovite jouit d'une popularité et d'une légitimité que bien des gouvernements occidentaux lui envient. Ce retour de la Russie est-il durable ? Non pour ceux qui pointent du doigt les handicaps dont souffre aujourd'hui encore un monde russe à peine sorti d'un siècle de communisme: démographie alarmante, productivité médiocre, niveau d'innovation très faible, appareil industriel démodé. Oui pour ceux qui, au contraire, mettent en avant la puissance du fait acquis, de l'histoire, l'immense culture russe, l'importance aussi de la géographie et des matières premières dans le jeu d'une grand Etat moderne. Il est d'autant plus utile de se pencher sur ces questions que la Russie, remise sur pied, se fait aussi attirante et séduisante. Attirante pour les Etats, en particulier pour ceux d'Europequi veulent éviter à tout prix l'émergence d'un nouveau partage du monde entre la Chine et l'A mérique du Nord. Séduisante pour les intellectuels à la recherche d'autres modèles que le libéralisme ou la social-démocratie.
L'article qui suit, signé Nils Sinkiewicz, présente de façon très complète les termes de ce débat. Nous partageons avec son auteur l'idée qu'il n'y a pas de modèle russe pour l'Europe occidentale et que l'exercice de séduction auquel se livre Moscou vis à vis de l'Union européenne repose d'abord et avant tout sur des intérêts nationaux bien compris. Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement dans le monde multipolaire qui est aujourd'hui le nôtre et dans lequel nous serons bientôt les seuls à croire que les relations entre nations reposent sur l'angélisme et les bons sentiments ? De la même façon, l'idée d'un axe directeur européen Paris-Berlin-Moscou ne nous a jamais vraiment séduit, moins d'ailleurs du fait de la Russie que du fait de l'Allemagne et de ses ambitions hégémoniques. D'autres points de l'exposé de Nils Sinkiewicz nous paraissent en revanche beaucoup plus contestables. Son pessimisme sur l'avenir de la Russie est largement excessif. De même, il faut se méfier de l'apparence trompeuse d'une Russie asiatique qui est sur les cartes, mais que ni la démographie ni la réalité économique ne confirment. Nous ne partageons pas les craintes de l'auteur vis à vis du paneuropéisme et plaidons même pour une organisation du continent, celle de l'Europe des nations, où la Russie pourrait trouver sa place, sans esprit d'hégémonie. Cela fait beaucoup de réserves? Tant mieux, c'est la preuve qu'un débat riche peut s'engager dans ces colonnes.
La Revue Critique.
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Malgré la fascination de beaucoup pour les mystères de l’âme slave, la mauvaise réputation de la Russie en Occident est une évidence. Cette méfiance des démocraties européennes à l'endroit du régime russe se retrouve dans les grands media, qui ne manquent jamais de rappeler les travers d'une démocratie « à la russe » gangrenée par la corruption, pillée par les oligarques, et indifférente aux droits humains. A première vue donc, l'Europe est en froid avec la Russie, qui le lui rend bien.
C'est oublier, d'une part, que parmi les Européens le modèle démocratique libéral ne fait pas l'unanimité, et d'autre part, que la « vieille Europe » et la Russie se rejoignent sur certains points. A rebours du discours dominant, d'aucuns voient dans la Russie non seulement une puissance fréquentable, mais le noyau d'un grand bloc continental appelé à jouer un rôle-clé dans la gestion des grands dossiers de la politique internationale : paix et stabilité sur le continent euro-asiatique, maîtrise des armements, lutte contre la prolifération, développement durable, dialogue des civilisations, etc. N'en déplaise aux belles âmes, entre l'Europe dont rêvent les russophiles et celle que nous connaissons aujourd'hui, les droits humains ne forment pas une frontière naturelle. Car il y a dans la charte non-écrite de l'entente euro-russe de nombreux articles susceptibles de séduire les Européens de l'Ouest, et plus particulièrement la France. Les complexes et les frustrations ne sont certes pas pour rien dans l'audience dont bénéficie un projet finalement bancal reposant pour une large part sur un savant mélange d'hypocrisie et de naïveté.
La Russie s'affirme
Il y a chez les enfants des façons de faire que l'on regarde avec tendresse et qui très vite nous insupportent : ce qui paraissait d'abord une forme sauvage et finalement touchante de spontanéité s'avère n'être qu'un moyen d'obtenir toujours plus. Les occidentaux ont l'expérience de ces sournoiseries. Tous les jours le « reste du monde » reproche à l'Occident sa suffisance et son mépris des autres cultures. Si l'inépuisable mécontentement des anciens colonisés n'étonne plus personne, les jérémiades russes laissent perplexe. Malgré ses difficultés la Russie ne fait certes pas partie de ce qu'on appelle pudiquement les pays en voie de développement. Bien sûr il y eut, en 1991, cette « catastrophe géopolitique » — la disparition du bloc communiste et la désintégration de l'Union soviétique — qui mit un terme à la guerre froide et fit céder Moscou devant un nouvel ordre mondial défini par ce que Védrine a le premier appelé l'hyperpuissance américaine. La transition démocratique, l'apprentissage des règles du marché et la réaction allergique des Russes aux privatisations des années Eltsine ont valu au Kremlin des critiques parfois très dures mettant en cause le déficit démocratique du pays. Aux sermonneurs occidentaux qui s'interrogent sur l'avenir d'une telle « démocrature », Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev répondent que la Russie, sous couvert de normes démocratiques, n'est pas tenue de cautionner servilement des intérêts particuliers potentiellement dangereux pour le pays, qu'il s'agisse des oligarques, des séparatistes ou des investisseurs étrangers.
La souveraineté russe s'est ainsi rappelée à la mémoire des Occidentaux, qui n'ont jamais vraiment compris qui était Vladimir Poutine ni ce que pouvait représenter la fonction présidentielle dans un système politique où les parlementaires et les partis n'ont pas la même signification que dans l'ensemble des démocraties libérales. Il est vrai que l'image du nouveau régime, qualifié de césaro-présidentialiste par Jean-Robert Raviot[1], a pâti de cette incompréhension, dans la mesure où l'on ne pouvait tout simplement pas croire, de ce côté-ci du continent, que le Président de la Fédération — hier Poutine, aujourd'hui Medvedev — fût réellement apprécié des Russes. L'affirmation d'une « spécificité russe » peut donc se comprendre comme un critique de l'ethnocentrisme occidental aveuglant les médias étrangers sur les contraintes et réalités de la politique russe.
Du réflexe d'amour-propre à l'arrogance
Toutefois, cette réaction instinctive et relativement compréhensible a rapidement servi de justification à une arrogance n'ayant rien à envier au messianisme wilsonien. S'il n'est pas aisé d'indiquer avec précision où s'arrête la dignité et où commence la fanfaronnade, on ne peut douter que l'argument de la « spécificité russe » soit devenu un moyen de désarmer la critique. Dans un article de février 2010 sur le partenariat russo-européen, Françoise Thom remarquait fort justement « la capacité de la Russie à dicter les cadres conceptuels dans lesquels elle veut être pensée »[2]. La Russie semble en effet avoir saisi tout le potentiel de la rhétorique nationaliste anti-occidentaliste dont les colonies ont fait un si grand emploi contre les métropoles durant la décolonisation. Elle entend être cette nation vaste, compliquée, en laquelle on ne peut que croire.
La mystique grand-russienne est exploitée à fond par les prophètes de la Grande Europe. « La Russie, c'est la véritable Europe », affirme sans ambages Dmitri Rogozine[3], ambassadeur russe auprès de l'OTAN. Et si les Occidentaux n'en croient rien, c'est parce qu'ils « ne savent rien de la Russie et des Russes ». La raison européenne s'enfonce et se perd dans la steppe infinie de la Grande Russie, et ne peut se fier qu'aux Russes pour définir non seulement la Russie, mais l'Europe. Ce n'est donc pas la Russie qui soumettra un jour sa candidature à la moribonde Union Européenne, mais l'Union Européenne qui tôt ou tard tapera à la porte de l'Europe véritable dont la Russie se croit l'incarnation.
Evidemment les chantres du paneuropéisme ne se contentent pas de redéfinir l'Europe. Car les russophiles français, qui ont parfaitement assimilé cette partie du message bricolé par les dirigeants russes, se chargent de faire apprécier aux Occidentaux la richesse d'un pays qui n'est ni simplement européen (comme l'est la France par exemple), ni non plus asiatique, mais « fondamentalement eurasiatique », d'où l'attachement des Russes à un modèle civilisationnel original et rebelle à toute classification.
Le plaidoyer russe prend ainsi deux directions opposées. D'un côté, on remet en question le monopole de Bruxelles sur l'identité européenne en affirmant que sans les Russes, l'Europe n'est pas vraiment l'Europe; de l'autre, on répète que la Russie, de par son histoire et sa géographie, n'est pas la partie d'un tout, mais qu'elle est elle-même un tout dont d'autres pays font partie.
La dépendance européenne à la Russie
Si l'argument de la parenté civilisationnelle est invoqué pour justifier la formation d'une Grande Europe, c'est le plus souvent l'impuissance européenne qui est mise en avant pour démontrer la pertinence du projet. La démarche est très ambiguë et suscite chez les Européens une méfiance légitime, car le rapprochement euro-russe est implicitement présenté comme une capitulation inévitable de l'impuissante Europe contre la puissance russe.
Côté russe, on se garde d'affirmer catégoriquement que l'Europe dépend de la Russie, que ce soit pour ses approvisionnements énergétiques ou dans sa politique étrangère. « Sans la Russie, souligne Rogozine, l'Europe n'accomplira rien de significatif dans la résolution des problèmes internationaux », mais dans le même temps il est généralement admis que « la Russie ne peut vivre sans l'Europe », bien que l'on s'attarde sur la dépendance européenne à la Russie davantage que sur la dépendance russe à l'Europe.
Les Français tiennent un propos beaucoup moins nuancé. Alexandre Latsa[4] compare une Russie qui se sauve elle-même à une Europe de l'Ouest suicidaire. Le politologue et géopoliticien Aymeric Chauprade[5] écrit quant à lui : « Les Européens raisonnables et qui ne sont pas trop aveuglés par la désinformation des médias américains (sic), savent qu'ils ont plus besoin de la Russie qu'elle n'a besoin d'eux ». Si pour Rogozine l'Europe a deux capitales — Bruxelles et Moscou —, pour monsieur Latsa il ne fait déjà plus aucun doute qu'« après Athènes, Byzance, Aix la Chapelle et Constantinople, Moscou est la nouvelle capitale de l'Europe ».
Le décret s'accompagne d'une brochure : dans une interview accordée à l'agence russe Novopress, Alexandre Latsa explique qu'« il n'existe pas en Russie de mauvais quartiers ou de concentrations de populations étrangères qui rendraient la vie impossible aux Russes, comme c'est le cas dans les villes européennes ». Nul doute que si les Européens craignaient moins de « basculer » dans la xénophobie, ils s'inclineraient déjà devant cet avenir radieux. Après tout, « le coeur de tout ce que les Européens peuvent souhaiter conserver ou entreprendre se situe ici »
La Russie, centre du monde
La Russie, nous l'avons dit, ne se contente pas de voir reconnue son européanité. L'Europe, de toute façon, n'est pas à sa taille : la Russie réclame un siège supplémentaire. Là encore, nul ne conteste à cet Etat multinational le droit de se dire à cheval sur plusieurs ères civilisationnelles. L'ennui, c'est que la classe dirigeante russe veut rentabiliser au maximum le prestige associé à la Russie. Prenant prétexte de la déformation de l'histoire par les « impérialistes » américains, les Russes rappellent régulièrement le rôle essentiel joué par l'Armée rouge durant la Seconde guerre mondiale.
Il y a dans cette insistance sur la participation soviétique quelque chose d'incompréhensible : quoique prétende le président russe Dmitri Medvedev[6], personne n'a jamais nié que sans l'URSS, l'Europe eût été toute autre. C'est bien d'asphyxie qu'est mort le IIIème Reich. Mais les Européens, à l'ouest comme à l'est de ce qui fut le rideau de fer, ne peuvent oublier que leur histoire en effet eût été toute autre sans la signature du pacte Ribbentrop-Molotov et sans la satellisation des pays d'Europe centrale et orientale. La guerre froide n'efface pas des manuels d'histoire la contribution du peuple russe à l'effort de guerre (plus de 20 millions de morts), elle la relativise. Et s'il est vrai, comme le rappelle Alexandre Latsa, que Roosevelt n'a pas su défendre l'Europe contre le prédateur soviétique, c'est parce qu'en ne rêvant que d'ordre onusien et de stabilité, il faisait l'erreur qui est aujourd'hui celle d'une certaine Europe subjuguée par les promesses de la Russie, qui réclame d'elle qu'elle n'entende pas l'inquiétude de l'Europe orientale.
Pour justifier la coopération euro-russe, on s'appuie également sur la géographie. Il est dans l'intérêt de la Grande Europe que la petite — la notre — comprenne qu'elle n'est qu'une partie d'un ensemble beaucoup plus vaste. D'aucuns prétendent carrément que l'Europe n'occupe que la partie ouest du continent eurasien, et la Russie tout le reste. C'est en vérité une bien curieuse cartographie qui nous est proposée : puisqu'à l'évidence la Chine, pays on ne peut plus asiatique, ne fait pas partie de ce grand continent, pourquoi l'Europe de l'ouest le devrait-elle ? Les eurasistes français passent sur cette incohérence comme sur beaucoup d'autres, que nous examinerons plus loin.
Mais ils ont d'autres munitions, faisant remarquer par ailleurs que la Russie est à la croisée des mondes — « au carrefour de tous les mondes », jure Latsa depuis Moscou. La Russie peut ainsi tirer parti de sa géographie physique et humaine et se poser en médiateur des civilisations dont Samuel Huntington redoute le choc. Si le gaz et le pétrole russe font tourner l'économie, la composition ethnico-religieuse de la Fédération russe est appelée à garantir la paix et l'amitié entre les peuples. Le « vrai européen » Dmitri Rogozine explique ainsi que « l'expérience du multiconfessionnalisme en Russie, où des siècles durant ont pacifiquement cohabité les représentants de différentes cultures et religieux sous l'indubitable domination de la culture russe et européenne, peut être bénéfique pour l'Europe ». Curriculum alléchant qu'illustrerait la participation russe à l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI), au Conseil Otan-Russie (COR) et à l'Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), rappelle Latsa, soucieux de montrer par là que le Russe est partout, comme s'il suffisait de parler en langues à la manière des apôtres pour obtenir la paix dans le monde. Européens, vous l'ignoriez sans doute, mais la Russie est le centre du monde!
La vulnérabilité française
Venant de la Russie, la proposition paneuropéiste peut se comprendre comme un dessein politique ce qu'il y a de plus ordinaire. Dans l'optique du Kremlin, les échanges économiques et commerciaux ne suffisent pas, ils doivent s'accompagner d'une réelle coopération politique entre la Russie et l'Union Européenne. Il est dès lors souhaitable que l'Europe ne voie pas la Russie comme un simple fournisseur de gaz, mais retrouve ou croie retrouver en elle un membre de la famille européenne.
Comment, en Europe, en vient-on a écrire : « Une nouvelle pénétration idéologique et politique de la France et de l’Europe de l’Ouest par la Russie est à espérer, et à soutenir sans aucun état d’âme[7] » ? Pour comprendre l'engouement qu'une telle idée suscite chez certains Européens, il faut se pencher sur leurs attentes et examiner l'écart possible entre leur intérêt réel et celui qu'ils perçoivent. Le phénomène est marginal, mais très révélateur. La russophilie à la française mériterait notamment d'être étudié en profondeur. De par son histoire, de par sa place dans l'Union Européenne, de par son rapport ambigu aux États-Unis, la France ne peut être indifférente à la perspective d'une Grande Europe. Ainsi la question se pose de savoir ce qui dans un tel projet peut séduire les Français et ce qu'une telle attirance révèle sur notre vision des relations internationales, de l'économie, de l'État et de la société.
Le 19 avril 2010, à l'occasion du festival de Cannes, le célèbre réalisateur russe Nikita Mikhalkov[8], venu défendre son dernier film, déclarait à un journaliste du Télérama : « Vous autres, les Européens, vous êtes des peuples de vieux, assis sur vos gros culs, dans des fauteuils tout mous et vous donnez des leçons aux autres... ». La sévérité du propos peut surprendre, mais il ne faut pas oublier la propension des Occidentaux à « comprendre » les critiques qui leurs sont adressées, même et surtout quand ces critiques ne sont que des insultes. Il y a longtemps que l'Européen n'est plus ce « peuple d'élite sûr de lui et dominateur » qu'aujourd'hui l'on cherche en Israël. Un mois avant l'interview de Mikhalkov, Laurent James[9] avait confié à Voxnr — « Le site des résistants au nouvel ordre mondial » — que l'Europe étant « entièrement foutue jusqu'à la moelle des os », la formation d'une Grande Europe « n'aurait comme conséquence que de salir la Russie », laquelle a raison de conserver sa « brutale fierté », avant de conclure que c'est aux Européens de « se mettre à genoux devant (les Russes) pour leur implorer pardon ». Il ne faut donc pas s'étonner qu'un patriote russe ose dire aux Européens en général et aux Français en particulier qu'ils sont sortis de l'histoire. Car à cette offre correspond une demande.
La nostalgie de la puissance
Ce que rencontre le mépris russe en Europe occidentale, c'est d'abord une demande de puissance. Si la France et l'Allemagne sont les interlocuteurs privilégiés de la Russie, ce n'est pas seulement parce que le couple franco-allemand a longtemps été le moteur de la construction européenne , c'est aussi parce que ces deux pays sont sortis de l'histoire, l'un dès l'armistice de 1940 puis en perdant son empire, l'autre au lendemain de la Seconde guerre mondiale, qui a fait un tabou de la puissance allemande. La France a cessé d'être cette grande puissance capable d'influer profondément sur le cours des événements et ne peut à présent exister qu'à travers une structure plus vaste, européenne. Mais la dimension supranationale de l'Union Européenne — que symbolise l'impopulaire Commission de Bruxelles — rappelle à la France qu'elle ne pourra se faire entendre qu'à condition de sacrifier une partie de sa souveraineté. Ainsi les Français n'ont que trop conscience d'être sortis de l'histoire, et ne peuvent sincèrement s'indigner quand Nikita Mikhalkov s'interroge : « Qu'est-ce qu'il vous reste, en France ? Votre gastronomie, géniale. Votre culture, magnifique : Orsay, le Louvre... L'Europe est un musée. Qu'elle le reste. »
Cette nostalgie de la puissance explique en partie la fascination de certains Français pour la Russie, qui sait toucher la corde sensible. Mais ici le renard tient au corbeau un langage inattendu, puisqu'au lieu de le flatter, il le dénigre. Il est dans l'intérêt de la Russie que l'Union Européenne se sache impuissante et condamnée à disparaître du jour au lendemain faute d'avoir pu surmonter ses divergences de vues. Les Européens occidentaux — à qui s'adresse une telle propagande — seraient ainsi d'autant plus réceptifs au charme de leur "allié naturel" grâce à qui l'Europe « devient un acteur de premier plan » (Latsa). Ce que l'on nous promet, c'est ni plus ni moins que la formation d'un « colosse économique et militaire »[10], un « gigantesque empire de Rekjavik à Vladivostok ». On voit les ficelles, mais ça marche.
Le projet paraît d'autant plus cohérent qu'il coïncide avec deux tentations françaises : l'alliance de revers (avec la Russie contre les empires centraux) et l'alliance continentale (avec la Russie contre les États-Unis). Depuis l'élargissement de l'Union Européenne aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO), ces deux orientations géopolitiques n'en font qu'une, puisque les ex-démocraties populaires revendiquent leur atlantisme. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le géopolitologue Alexandre del Valle écrivait en mars 2010 : « certains pays de l'ex-pacte de Varsovie adhérant à l'UE depuis 2004 devraient comprendre que l'Europe n'est pas une succursale de l'Otan ou des États-Unis pour endiguer une Russie détestée »[11]. Pour ceux qui se réclament de de Gaulle (Chirac, Dupont-Aignan, Villepin), il s'agit de se faire entendre par le biais d'un axe Paris-Berlin-Moscou censé être la solution d'un problème européen mais aussi d'un problème français : le traité de Verdun qui en 842 avait divisé Francs de l'Ouest et Francs de l'Est.
L'anti-américanisme
La caution gaullienne a été très utile également en février 2003, quand au Conseil de Sécurité Dominique de Villepin, alors Ministre des Affaires étrangères, s'était opposé à la décision américaine d'envoyer des troupes en Irak. Ce qu'on aurait pu légitimement interpréter comme de la lâcheté — on sait l'amitié de Jacques Chirac pour Saddam Hussein et le monde arabo-musulman en général — fut vite présenté comme l'expression du gaullisme le plus pur. Cet épisode de la « résistance française à l'impérialisme américain » rappela à Moscou, qui ne l'avait jamais oublié, le parti qu'il pouvait tirer d'un anti-atlantisme profondément enraciné dans la société française.
Pour contribuer au rapprochement euro-russe, autrement dit pour amener l'Europe occidentale à faire passer l'Europe des 27 après celle de Rogozine, il suffit aux russophiles d'exciter les Français contre le « grand racket états-unien »[12]. La France en effet ne demande qu'à voir dans l'Amérique – et le Président Obama ne peut à lui seul inverser cette tendance[13] – cette « puissance belliqueuse » que lui désigne Thierry Meyssan (le russe Mikhalkov, qui a sûrement beaucoup lu sur le sujet, y voyant quant à lui un « grand, magnifique, terrifiant projet commercial »). C'est à Washington que l'on reproche tous les désordres mondiaux, qu'ils soient militaires, politiques ou économiques. C'est à Washington également que l'on impute la faiblesse de l'Union Européenne, traitée comme une « colonie américaine » — soit « l'inverse de l'Europe puissante et indépendante que nous voulons » (Latsa). L'ancienne puissance coloniale pourrait, aux côtés de Moscou, tenir le discours anticolonialiste dont elle ferait les frais aux côtés de Washington.
Au plan politique, l'hostilité à ce qu’Hubert Védrine appelait l'hyperpuissance américaine se traduit par la critique de l'unilatéralisme (la propension de Washington à résoudre les conflits sans demander l'avis de quiconque). En France, cette critique naît avec la Vème République, sous de Gaulle, donc durant la Guerre Froide. En Russie, elle n'apparaît qu'après la disparition de l'URSS, plus précisément avec l'élection de Vladimir Poutine, qui rejette le « nouvel ordre mondial ». Il y a là un grand malentendu. Moscou en effet veut recréer avec Washington cette relation privilégiée du temps de la guerre froide et que la politique de "détente" (conduite par Nixon et Brejnev dans les années 1970) semblait avoir rationalisée. Or c'est précisément pour empêcher ce quasi-condominium et rompre la logique des blocs — dont la crise des missiles reste la meilleure illustration — que les gaullistes recherchaient le dialogue avec la Russie. En d'autres termes, si la France et la Russie s'opposent tous deux à l'unilatéralisme, c'est parce que l'une préfère le format multilatéral-multipolaire, et l'autre le format bilatéral-bipolaire. Dans ce cas, pourquoi Alexandre Latsa, apparemment si fin connaisseur du Kremlin, prétend-il que « les Russes imaginent un monde de 2020 très multipolaire » ? Et pourquoi cet autre expert qu'est Aymeric Chauprade n'imagine-t-il, comme conséquence des choix russes, qu'un monde unipolaire ou multipolaire ? Le retour en force d'une logique bipolaire est-il à ce point improbable ?
À ces considérations purement stratégiques s'ajoute la crainte de renvoyer au monde une mauvaise image de la France. Il faut tenir tête à « l'axe démoniaque Washington-Bruxelles-Tel Aviv » (l'expression est de Kris Roman, président de l'association Euro-Rus) non seulement pour rester une Grande Nation, mais aussi pour ne pas prendre part aux agressions américaines. Car en « collaborant » avec l'OTAN — et nul n'ignore le sens que prend en France un tel mot —, « l'Europe se met en position conflictuelle avec des acteurs essentiels à la stabilité et la paix » — en l'occurrence avec la Russie, devenue « l'hyper-centre de résistance à l'américanisation forcée et à l'extension agressive et criminelle de l'OTAN ». Ces incitations à se désolidariser des barbares exploitent un penchant plus présent sans doute chez les Français que chez personne d'autre.
L'antilibéralisme
L'attrait du projet de Grande Europe s'explique en outre par la conscience qu'ont de nombreux Français de n'être plus un modèle pour personne, non seulement en tant que Français, mais en tant qu'Occidentaux. Le phénomène n'est pas nouveau : dès avant la seconde guerre mondiale, et bien avant Bernard-Henri Levy, Raymond Aron regrettait la préférence de certains de ses compatriotes pour les régimes autoritaires, et consacra par la suite l'essentiel de sa réflexion à défendre les démocraties libérales à la fois contre les cyniques et les idéalistes qui n'en appréciaient plus ni les bienfaits ni la subtilité. La critique aronienne est encore valable aujourd'hui, puisque c'est une fois de plus à la démocratie libérale que s'en prennent les chantres du Kremlin.
La critique de l'ultralibéralisme est aujourd'hui un lieu commun que les russophiles exploitent sans retenue. Tant les gaullistes que l'extrême-droite n'ont de cesse que de dénoncer la mondialisation et le « turbo-libéralisme capitaliste » (Kris Roman) menaçant la souveraineté et l'identité des Nations. A la main invisible du marché, qui paraît-il est américaine, on oppose un modèle de gouvernance « musclé », capable de défendre ce qu'il y a de plus cher aux yeux des Européens de l'ouest par ailleurs si attachés à leur État-providence, et par là-même suffisamment sensibles aux arguments étatistes. C'est au nom de la diversité culturelle qu'Aymeric Chauprade[14] explique que l'État n'a pas partout la même fonction et joue dans certains pays un rôle prépondérant, comme en Russie ou en Chine, où la propriété privée peut à l'occasion s'effacer derrière le « bien commun ». Ce qu'on a longtemps appelé le despotisme oriental séduit ces Européens russophiles non pas malgré ses méthodes viriles, mais précisément en raison du pouvoir extraordinaire qu'il confère à l'État, présenté comme une solution au désordre du marché. Les propos « musclés » de l'ancien Président russe Vladimir Poutine sur les tchétchènes, sa réponse « musclée » à un journaliste occidental qui l'interrogeait sur la guerre en Tchétchènie, sa détermination « musclée » face aux dirigeants de l'usine de Pikalevo, son discours « musclé » à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007[15], sont autant de qualités que les russophiles apprécient et opposent à l'anarchie des sociétés occidentales.
Les Français sont en revanche trop imbibés de morale progressiste pour se convaincre que le cosmopolitisme — ou « diversité » — est un « défi », au même titre que la menace terroriste ou la mondialisation. Si l'éloge de l'État fort repose sur une critique du libéralisme au sens classique, la critique de l'immigration massive vise la variante progressiste du libéralisme, que les anglo-saxons appellent liberalism[16]. En vérité, si la majorité des Français aujourd'hui préfèrent voir dans la Russie une ennemie plutôt qu'une amie, c'est parce qu'ils sont non pas libéraux, mais liberals, c'est-à-dire acquis à l'idéologie des droits de l'homme et des « droits économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps » inscrits dans le préambule de notre constitution.
Le flou théorique de la Grande Europe
Il ne faut pas s'étonner qu'en France l'argumentation de la classe politico-médiatique soit si pauvre à l'endroit de la Russie. L'importance accordée aux droits de l'homme peut être regardée comme un moyen d'échapper à la contradiction entre la vulgate antilibérale et l'hostilité à la politique du Kremlin. Car le jacobin n'assume pas sa passion pour l'État et ne reconnaît pas sa philosophie généreuse dans l'évolution politique et sociale de la Russie. Si donc la Grande Europe ne fait pas plus d'adeptes, ce n'est pas parce que le libéralisme est chez nous l'idéologie dominante, ni parce que les impérialistes américains ont partout des agents, mais plus simplement parce qu'en Europe occidentale l'idéologie des droits de l'homme interdit de tolérer les effets secondaires d'une politique interventionniste par ailleurs tenue pour la seule alternative réelle à l'ultralibéralisme.
Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l'Europe dont rêvent les russophiles. Pour convaincre les Européens que leur avenir est à l'est, il ne suffit pas de leur promettre la puissance, il faut encore les conforter dans l'idée que la Russie est bien un allié naturel. Or rien n'est moins sûr. Les promoteurs de la Grande Europe souvent ne retiennent qu'une partie de la réalité et négligent l'autre quand elle contrarie leur optimisme. A l'amputation des faits s'ajoute l'incohérence de l'analyse : réalisme et idéalisme se cèdent mutuellement la place selon les besoins de l'argumentation. Enfin, le programme manque de clarté. Les prophètes de la Grande Europe n'en donnent pas tous la même définition, et il arrive qu'ils se contredisent eux-mêmes.
La Russie vraiment européenne ?
Les partisans de la coopération euro-russe partent du présupposé que la Russie est européenne. Selon Alexandre Latsa, la Russie serait la partie orthodoxe et orientale de l'Europe, laquelle n'appartiendrait qu'en partie à l'Occident. Alexandre del Valle préfère parler d'espace panoccidental regroupant les pays de culture judéo-chrétienne, démocratique et européenne. Il n'est pas jusqu'au géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier[17] qui n'accrédite la thèse d'une Russie européenne, du moins jusqu'à l'Oural.
Sur quels critères se fonder pour affirmer l'européanité de la Russie ? Sur la géographie ? Mais on sait qu'en faisant de l'Oural la frontière de l'Europe, le géographe Tatichtchev ne faisait qu'étayer les vues géopolitiques de Pierre le Grand, puisque la chaîne de l'Oural, dont les plus hautes montagnes culminent à 1894 mètres, ne peut être considérée comme une frontière naturelle. Sur le grand schisme de 1054 ? Certains n'hésitent pas à surmonter la distinction entre civilisations catholique (aujourd'hui catholico-protestante) et orthodoxe en insistant sur un commun patrimoine judéo-chrétien. D'aucuns conditionnent l'européanité de la Russie au respect des droits de l'homme. Mais c'est oublier que l'Europe n'a pas de monopole des bons sentiments.
Reste l'opinion. Et sur ce point les chiffres sont sans appel. On a pris l'habitude d'affirmer que la Russie s'est européanisée au XVIIIème siècle sous le règne de Pierre le Grand. C'est oublier que cette modernisation par l'ouest ne concernait qu'une petite élite. Selon un sondage[18] de l'institut Levada, 71% des Russes disent ne pas se sentir européens. Le sociologue Sergeï Belanovski a critiqué[19] le manque de rigueur de cette étude, expliquant que les valeurs dites européennes ne sont pas si impopulaires qu'elle le laisse entendre, et que l'Europe ne constitue pas une menace aux yeux des Russes. Mais nulle part Belanovski ne prétend que la Russie est européenne, bien au contraire : aux yeux du sociologue ces 71% de « non-européens » ne font que refléter la non-appartenance de la Russie à l'espace géographique européen. Quoique l'on pense des 29% restants, l'existence de tels sondages reflète une ambiguïté impensable en Europe. Si la Russie était européenne, elle serait la première à le savoir et la dernière à en douter.
Naïveté ou cynisme ?
Le discours paneuropéiste russophile prend des airs de propagande quand il reprend le discours officiel du Kremlin. La Russie est certes victime de nombreux clichés et on a parfois l'impression que la critiquer est pour les occidentaux une manière de prouver que la puissance ne les intimide pas. Les russophiles en ont conscience qui font souvent précéder leurs slogans d'une critique de la bienpensance occidentale coupable de déformer la réalité. Sous prétexte de tordre le cou aux idées reçues, ils justifient systématiquement les choix de Poutine et Medevedev, comme si la politique russe était immunisée contre ces travers que l'on reproche aux puissances occidentales.
Alexandre Latsa aime à rappeler que Moscou appelle de ses vœux un monde multipolaire où l'unilatéralisme américain n'aurait plus cours. Mais qui peut croire sincèrement que la Russie, soucieuse de redevenir une superpuissance, se contentera d'être un acteur parmi d'autres dans les relations internationales ? Il est plus probable — et Poutine n'en fait pas mystère — que derrière l'éloge du multilatéralisme se cache la nostalgie d'une bipolarité rassurante[20]. C'est donc à l'Est, et non à l'Ouest comme le prétend Alexandre del Valle, qu'il faut chercher la nostalgie de la guerre froide, qui permettait à la Russie de monnayer sa coopération contre des sphères d'influence.
Il est pareillement curieux que les chantres de la Grande Europe voient dans la théorie du choc des civilisations l'expression d'une agressivité occidentale pathologique à l'endroit des Russes, quand on sait l'intérêt que ces derniers portent aux théories d'Huntington. Si les russophiles européens ont un problème avec l'approche culturaliste d'Huntington, les Russes quant à eux n'en ont aucun, au contraire : ils s'admettent volontiers comme slaves-orthodoxes et ne sont pas les derniers à reconnaître l'existence d'obstacles culturels au processus d'uniformisation induit par la mondialisation. Comment ne pas en déduire que pour les groupies du Kremlin l'identité n'est pas un fait, mais un privilège ? Ainsi les Russes auraient le droit de croire à l'existence des civilisations, mais pas les Occidentaux, que l'on suspecte de ne chercher chez Huntington qu'une justification savante de leur agressivité.
Les promoteurs de la Grande Europe idéaliseraient-ils la Russie ? Oui, à en juger par le thème récurrent du taliban formé par l'empire Américain — comme si le KGB n'avait jamais soutenu les terroristes en Europe et au moyen-orient. On comprend vite, en les écoutant, que les russophiles parlent deux langages, imitant en cela les hommes du Kremlin. C'est au nom du droit d'ingérence et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes — autrement dit au nom de la Charte des Nations Unies — que Moscou défend Ossètes et Abkhazes contre la Géorgie, justifiant par ailleurs les séparatismes ossètes et abkhazes par l'indépendance du Kosovo, autrement dit par la règle fort peu onusienne du donnant-donnant. Mais si l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie est pour la Russie et ses chantres une question de principe, pourquoi la mettre en équation avec celle du Kosovo et procéder ainsi à un vulgaire marchandage?
Un avenir pas forcément radieux
Sur la brochure, la Russie est un pays qui monte, tant au plan démographique qu'économique. Ce slogan mérite d'être nuancé. Il est vrai qu'à 1,2, la natalité russe rivalise avec celle des pays développés (France, Allemagne, Italie, etc.), mais le taux de mortalité reste constant, et la baisse démographique depuis 1994 a ramené la population de la fédération à 141,9 millions — son niveau de 1984. L'histoire et les hommes étant ce qu'ils sont, on ne peut affirmer avec certitude, comme l'ont fait des démographes américains, qu'en 2050 la population russe tombera à 110 millions, mais il serait encore plus hasardeux d'annoncer une reprise ou même une stabilisation en se basant simplement sur les statistiques des trois dernières années. Alexandre Latsa[21] souligne que la démographie russe ne se porte pas plus mal que celle de la Chine ou des pays du G7. C'est reconnaître involontairement que la situation de la Russie est aussi critique que celle de la France ou de l'Allemagne.
La situation démographique russe est d'autant plus préoccupante qu'en Russie comme en Europe occidentale la hausse de la natalité est souvent le fait de populations n'appartenant pas au groupe national dominant. Et en Russie comme en Europe occidentale, c'est là un problème qu'on aborde avec les plus grandes précautions. La réaction ne se fit pas attendre en 2007 quand Boris Nemtsov[22] s'inquiéta du « danger mortel » que représentait la forte natalité des régions musulmanes, comme la Tchétchénie ou le Daguestan, pour l'équilibre entre les différentes nations d'une Fédération qui, rappelons-le, se veut multinationale, multi-ethnique et multiconfessionnelle. Pour rassurer les citoyens musulmans, Nemtsov dût rappeler les origines tatares de sa femme et déclara : « je ne peux être islamophobe puisque j'aime mes enfants ». On sait le danger qu'il y a en France à rappeler la part des familles musulmanes dans le total des naissances. La question est peut-être encore plus polémique en Russie, où les musulmans (8 à 15% de la population) ne sont pas des immigrés et où l'on se targue d'être au croisement de plusieurs civilisations.
L'économie de la Russie ne se porte guère mieux que sa démographie. La crise financière mondiale a rappelé en effet que la croissance russe était largement tributaire du cours des matières premières (gaz et pétrole notamment). La corruption est un autre obstacle à la croissance : à l'été 2009 un expert russe estimait qu'avant la crise, la corruption avait coûté 3 points de croissance à l'économie russe. De quoi tempérer l'enthousiasme des russophiles.
Que faire ?
Mais la difficulté majeure à laquelle on se trouve confronté quand on examine le projet de Grande Europe, c'est l'imprécision des termes. Les chantres de l'axe Paris-Berlin-Moscou sont tous partisans d'un rapprochement euro-russe qui ne se limiterait pas à la signature de simples accords politiques, diplomatiques ou commerciaux. A l'Europe légale que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'Union Européenne, Alexandre Latsa oppose une Europe « charnelle et réelle ». L'association Euro-Rus chante l'unité. Alexandre del Valle quant à lui préfère parler de panoccident, se démarquant en cela d'Alexandre Latsa, pour qui l'Occident n'a pas d'avenir, et de Kris Roman, qui ne se « sent » pas occidental. Mais on n'explique pas, ne serait-ce que dans les grandes lignes, comment parvenir à cette « réunification » du continent. L'on se contente d'expressions très vagues relatives à la géographie (« espace ») ou au type de rapport privilégié entre les États (« alliance »).
La vision la plus précise est celle d'Henri de Grossouvre[23] qui appelle de ses voeux une Europe-puissance construite autour d'une confédération franco-allemande, ayant donc son point de gravité en Europe de l'Ouest, mais dans une Europe de l'Ouest très compréhensive vis-à-vis de Moscou et capable de contenir les humeurs des anciennes démocraties populaires. Mais ce projet doit sa précision au fait qu'il n'implique rien de plus qu'une coopération plus poussée entre l'Union Européenne et la Russie, fût-ce au détriment des États baltes et polonais.
Faut-il voir dans ce flou théorique une incapacité intellectuelle à concevoir une Grande Europe où des puissances moyennes voire mineures cohabiteraient avec la deuxième puissance militaire mondiale ? Les passionnés de géopolitique toujours prompts à railler l'idéalisme hypocrite de l'Occident pour mieux louer le franc pragmatisme du Kremlin hésiteraient-ils à regarder en face cette chimère paneuropéeiste enfermant dans une même pièce des nations aux cultures politiques si éloignées ?
L'idée d'une Grande Europe de Brest à Vladivostok est typiquement européenne : à Moscou personne ne l'envisage sérieusement. Tout au plus répète-t-on que l'Europe et la Russie ont de nombreux intérêts communs, mais ce n'est là qu'une manière pour les Russes d'empêcher que les Européens de l'Ouest, encouragés par ceux de l'Est, ne pratiquent un atlantisme trop marqué.
Du reste, rien ne s'oppose à ce que les États de l'Union Européenne coopèrent avec Moscou sur des dossiers tels que l'énergie, la sécurité internationale ou encore le trafic de drogue. Ils devront seulement se guérir de l'illusion que la réponse aux grands problèmes de notre temps passe par les grands ensembles. Car si l'Europe est impuissante aujourd'hui, ce n'est pas pour des raisons géopolitiques, comme le voudraient les partisans de l'union continentale, mais parce qu'elle a fait le choix de la faiblesse[24], laissant aux Américains le soin de défendre le continent.
C'est pourquoi le projet de Grande Europe doit être regardé non comme un remède à l'impuissance européenne, mais comme l'alternative à la solidarité occidentale; non comme la correction d'un travers, mais comme le dispositif permettant l'exploitation de ce travers par une Russie soucieuse avant tout de son propre intérêt, comme n'importe quelle puissance. Tout en se disant pragmatiques et réalistes, les amoureux du Kremlin passent cette réalité sous silence. Il faut souhaiter que les Européens de l'Ouest aient, quant à eux, encore assez de bon sens pour ne pas l'oublier.
Nils Sinkiewicz.
[1]. Jean-Robert Raviot, « Démocratie à la russe », Ellipses, 2008.
[2]. Françoise Thom, « Russie-Europe : les risques du redémarrage », diploweb.com, 2 février 2010.
[3]. Dmitri Rogozine, « Rossia krupneïchaya tchast' Evropy i poslednyaya ee nadejda », inosmi.ru, 3 juin 2010.
[4]. Entretien avec Alexandre Latsa, fr.novopress.info, 26 mars 2010.
[5]. Aymeric Chauprade, « La Russie, obstacle majeur sur la route de l'Amérique-monde », realpolitik.tv, 1er février 2009.
[6]. Entretien avec Dmitri Medvedev, izvestia.ru, 7 mai 2010
[7]. André Waroch, « La Russie, nouvel espoir des Européens », europemaxima.com, 8 novembre 2009.
[8]. Entretien avec Nikita Mikhalkov, telerama.fr, 19 avril 2010.
[9]. Entretien avec Laurent James, Voxnr.com, 10 avril 2010.
[10]. Alexandre Latsa, « Moscou, capitale de l'Europe », alexandrelatsa.blogspot.com, 29 novembre 2008.
[11]. Alexandre del Valle, « La nouvelle alliance franco-russe, condition de l'équilibre européen et panoccidental », France Soir, 5 mars 2010.
[12]. Thierry Meyssan, « La Russie appelle les Européens à quitter l'OTAN », voltairenet.org, 9 mars 2007.
[13]. Le 18 décembre 2008 une enquête du Pew Global Attitudes Project a révélé que l' « Amérique de Bush » ne rassemblait en France que 42% d'opinion favorables (contre 53 en Grande-Bretagne, 33 en Espagne, et 31 en Allemagne). Mais après la Pologne, c'est en France que l' « Amérique d'Obama » suscite le plus de sympathie, avec 73% d'opinions favorables en 2010. Toutefois cette hausse de popularité ne remet pas en cause les sentiments antiaméricains des Français, Obama étant perçu avant tout comme le fossoyeur de l'Empire américain, autrement dit le Gorbatchev des États-Unis. Source : pewglobal.org
[14]. Aymeric Chauprade, « La Russie, obstacle majeur sur la route de l'Amérique-monde », realpolitik.tv, 1er février 2009
[15]. Lire à ce sujet l'article de Thierry Meyssan, « La Russie appelle les européens à quitter l'OTAN », voltairenet.org, 9 mars 2007.
[16]. Sur la mutation du libéralisme, lire James Burnham, "The Suicide of the West", 1964.
[17]. Jean-Sylvestre Mongrenier, « De l'Antlantique à l'Oural : les relations Paris-Moscou », fenetreeurope.com, 15 juillet 2007.
[18]. Source : http://www.levada.ru/press/2007021501.html
[19]. Sergeï Belanovski, « Rossiïane otvergaïout evropeïskie tsennosti ? », kreml.org, 26 juin 2007
[20]. Arnaud Kalika, « L'Empire aliéné », CNRS éditions, 2008, pp. 175-176
[21]. Alexandre Latsa, « Les 25 mythes russophobes », alexandrelatsa.blogspot.com, 25 décembre 2009
[22]. Boris Nemtsov, « B. Nemtsov stchitaet povycheniïe rojdaemosti v mousoul'manskikh reguionakh opasnym dla Rossii », sova.ru, 17 octobre 2007
Du nouveau à l'est
Le monde change, il change vite et l'Europe n'est plus épargnée par ces changements. C'est à l'est et au sud du continent, là où la crise économique bat son plein, que les choses bougent le plus vite. En Grèce, dans les républiques baltes, en Pologne et dans les Balkans, on découvre avec amertume que l'Union européenne n'est pas ce que l'on espérait. La crise de l'euro, l'égoïsme de l'Allemagne et des pays du Benelux, l'ombre portée du FMI et de ses sinistres programmes d'austérité ont fait l'effet d'une douche froide. Aux frontières de l'Union, les pays de l'ancienne zone d'influence russe, un moment tentés par les sirènes de Bruxelles et de l'OTAN, tournent casaque. Il aura fallu moins de dix ans pour que l'enthousiasme envers le modèle européen laisse place à la méfiance.
La Lettonie, qui se rend aujourd'hui aux urnes, illustre parfaitement ces évolutions. Il y a six ans, cette petite république balte, toute à sa joie d'avoir rejoint l'Union européenne, décidait de rattraper ses retards. Elle modernisait ses entreprises, développait sa consommation intérieure, investissait massivement dans les infrastructures et les hautes technologies. L'explosion de croissance et de pouvoir d'achat qui s'ensuivit fut de courte durée. Rattrapé par la crise, l'emballement du crédit et sa dépendance vis à vis du système financier américain, le pays se retrouvait fin 2008 dans l'incapacité de faire face à ses engagements. Sous la pression de Bruxelles et de ses créanciers allemands et suédois, Riga se livrait alors pieds et poings liés aux injonctions du FMI et des experts de la Commission. Pire encore, le gouvernement de centre droit dirigé par Valdis Dombrovskis décidait d'appliquer dans toute leur rigueur les conditions imposées par Dominique Strauss Kahn et José Manuel Barroso, en échange d'un prêt de 7,5 milliards d'euros. Le rêve européen vire alors au cauchemar : en moins d'un an le PIB diminue de près de 20%, les salaires de la fonction publique de 30%, l'économie s'écroule par pans entiers, 16% de la population active et près du tiers des jeunes salariés se retrouvent sans emploi. Un effondrement sans équivalent dans le reste de l'Europe. La rue accuse aujourd'hui le gouvernement d'avoir vendu le pays pour un plat de lentilles et maudit l'ologarchie européiste qui a produit un tel désastre.
Le scrutin de ce samedi sera certainement porteur de changements. Le gouvernement sortant, marqué au sceau de l'austérité et du chômage, est au plus bas dans les sondages. La surprise pourrait venir de la gauche, en en particulier du Centre de l'Harmonie, une formation socialiste pro-russe qui ne cache pas sa volonté de rapprocher Riga de Moscou en cas de victoire politique. Une grande partie de la population lettone semble être aujourd'hui sur la même ligne, sans envisager pour autant de quitter l'Union européenne. En cas de succès de la gauche, il semble en tout cas acquis que la Lettonie ne rejoindra pas la zone euro, comme cela était prévu, en 2014, et qu'elle exigera un étalement de sa dette. Au grand dam des financiers européens et américains qui craignent que l'exemple letton ne donne des idées à d'autres Etats surendettés.
Le scrutin de Riga sera suivi de très près à Moscou. Il le sera également en Ukraine. On sait que, depuis l'élection du Président Ianoukovitch, Kiev a opéré un spectaculaire rapprochement avec le Kremlin et que les rêves de la Révolution orange et d'une intégration rapide du pays au camp occidental appartiennent désormais au passé. L'Ukraine adopte aujourd'hui une ligne beaucoup plus pragmatique. La Russie de Poutine reste son premier partenaire économique et sa principale source d'approvisionnement énergétique, alors que l'économie européenne, refroidie par la crise et l'austérité, n'offre que des débouchés marginaux. Il est clair que l'élection de Riga, si elle doit conduire au pouvoir une coalition pro-russe et eurosceptique, confortera davantage encore le réalisme ukrainien. Elle pourrait également marquer la fin des ambitions à l'est de l'Union européenne et le retour sur la scène internationale d'un certain panslavisme. C'est du moins l'impression que l'on peut retirer des craquements qui se font entendre dans cette partie de l'Europe.
François Renié.
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