Nation, empire, civilisation
Le philosophe Pierre Manent a publié en octobre dernier deux livres - Les Métamorphoses de la Cité ; Le Regard Politique - qui ont marqué les esprits et qui suscitent encore aujourd'hui beaucoup de commentaires. Le premier de ces ouvrages est en tous points remarquable. Pierre Manent y poursuit ses réflexions sur ce qui fonde le parcours historique singulier de l'Occident, entre religion et politique. Il en tire un grand nombre d'analyses utiles pour notre temps, qui viennent - faut-il s'en étonner ? - contredire la pensée dominante et les discours à la mode.
Il en est ainsi des institutions. Au cours de son histoire, l'Europe a connu différentes formes politiques: la cité, l'empire, l'Eglise et dernièrement la nation. Pour Manent, la forme nationale garde aujourd'hui toute sa pertinence car elle permet à chacun des peuples d'élaborer et d'articuler, dans l'espace politique qui lui est familier, discours citoyen, action et décision publique. Il se montre en revanche extrêmement sceptique à l'égard de la construction européenne. Dans un entretien publié par la Revue des Deux Mondes (janvier), il dénonce une Europe à la dérive, sans pilote, qui évoque de plus en plus "un empire sans empereur" :
L'Europe actuelle, l'Union européenne, s'est formée à partir de nations qui ont justement renoncé à l'empire et ont considéré essentiellement illégitime l'impérialisme colonial. Si l'Europe est un empire, manque à ce groupement humain l'agent impérial qui détient la responsabilité et qui lui donne forme d'empire. L'Europe évoque une forme d'empire sans empereur ni domination impériale... Ce qui me frappe dans la disposition d'esprit des Européens, c'est qu'ils paraissent incapables de penser la différence entre eux et le reste du monde. L'Europe se pense comme le commencement de l'unité de l'humanité et comme le dépassement de toutes les formes de médiation traditionnelles, notamment celle de la nation. Si je regarde l'union européenne actuelle avec autant de scepticisme, c'est qu'elle repose sur la possibilité, sur le postulat que l'humanité pourrait s'organiser sans se gouverner. Elle semble avoir l'ambition, ou l'espoir, de faire l'économie du "se gouverner". L'espoir d'échapper à la nécessité du gouvernement de soi, c'est ce que le mot "gouvernance" suggère justement. Aujourd'hui, l'humanité est considérée par l'opinion commune européenne comme la seule ressource et référence disponible après l'épuisement des nations. Mais cette humanité est dépourvue d'existence politique; elle est tout au plus le cadre de référence d'un "sentiment du semblable" sur lequel il est impossible d'appuyer aucune construction politique. Il s'agit d'une humanité en quelque sorte immédiate, englobant indifféremment tous les hommes et tout homme, qui n'offre aucune ressource pour la médiation politique. Aujourd'hui, parmi les Européens. l'humanité est cette référence immédiatement opposable à toute entreprise, à toute action politique effective. Il y a toujours un droit, il y a toujours un juge pour vous dire : ne bougez pas ! Le résultat est que l'Europe est politiquement moins présente dans le monde que l'Angleterre et la France l'étaient il y a cinquante ans.
Constat cruel mais parfaitement juste ! Prenons l'épisode récent des révoltes arabes: où était la soi-disante "diplomatie" européenne ? Mme Ashton, après deux ou trois faux pas, a été rapidement réduite au silence. Sur le terrain, ce sont les diplomaties nationales - anglaise, française et italienne - qui ont agi et qui ont marqué des points. La preuve est à nouveau faite que l'Union européenne ne peut pas avoir de politique étrangère propre. Il faudrait pour cela, comme le dit Manent, que cette Union soit autre chose qu'un consortium d'Etats, qu'elle soit un empire et qu'un empereur la gouverne. Or les Européens, éclairés par l'histoire des derniers siècles, ne veulent ni d'un empire ni, encore moins, d'un empereur. C'est aux nations, au vieux savoir-faire des nations, qu'ils font confiance.
Manent reproche d'ailleurs aux intellectuels, à nos clercs modernes, leur indifférence aux choses de ce monde et leur méconnaissance de l'histoire. Dans un autre entretien, publié par la revue Commentaire (hiver 2010), il se livre à une vaste critique de la modernité. L'aventure humaine, et singulièrement celle des peuples d'Europe, ne détruit pas le passé, elle le sédimente et nos institutions politiques ou religieuses gardent, plus qu'on ne le pense, la mémoire de la cité grecque, de Rome et du christianisme médiévale :
Mon propos est surtout d'essayer de faire sentir la tension de l'arc qu'est notre histoire depuis la cité grecque, comment cette tension entre le visible et l'invisible est à l'oeuvre dans chacune des trois grandes phases de l'histoire de l'Europe et dans le passage d'une phase à l'autre : paganisme, christianisme, démocratie et liberté moderne. Le point le plus important, c'est que les phases passées ou dépassées ne disparaissent pas simplement. Elles on trouvé leurs limites, mais restent présentent et actives. Comment le paganisme serait-il complètement derrière nous quand la vie politique en tant que telle se déroule toujours dans l'ordre visible et ne peut donc pas entièrement échapper à la perspective ou au critère de la gloire ? Semblablement, comment le christianisme serait-il entièrement derrière nous quand nos droits subjectifs qui nous sont si chers se logent dans un espace intérieur qui a été dégagé par la conscience chrétienne dont nous avons rejeté les lois ? De sorte que, reprenant une métaphore utilisée par Platon, je comparerais le développement de l'Occident à la succession de trois vagues, la suivante naissant de la poussée et des défaillances de la vague précédente. Succession et superposition, car chacune repose sur la vague qui la précède, qu'elle recouvre mais qui la porte. Dès lors, aussi superficiels, c'est-à-dire aussi modernes que nous soyons ou voulions être, nous ne pouvons nous contenter de nous laisser porter par la dernière vague. Nous devons, comme Glaucus, nager en eaux profondes, puisque, au-dessous de nous, s'étagent les épaisseurs distinctes de la gloire païenne, de la conscience chrétienne et des droits modernes. La vague qui nous porte ne doit pas nous faire oublier les vagues qui la portent. A nous de discerner, sous la surface miroitante qui nous captive et où nous nous complaisons, la densité et la salinité différente des eaux. A nous de discerner que nous porte et nous fait vivre ce que nous croyons avoir laissé depuis longtemps derrière nous.
C'est une modernité trompeuse que nous décrit Pierre Manent. Elle est en réalité plus complexe et plus riche qu'on ne le pense généralement et elle s'enracine d'elle-même dans le passé. Nous partageons cette vision positive de l'histoire.
Paul Gilbert.