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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 13:40

Pierre Nora et l’identité française

  

La revue Le Débat publie, dans son dernier numéro, une remarquable étude de Pierre Nora sur « les avatars de l’identité nationale » (1). Il y traite à la fois de la façon dont cette identité s’est constituée, de la manière dont elle s’est transformée dans la période récente et des raisons du trouble qui l’affecte actuellement. Nous en extrayons plusieurs passages qui expriment la diversité et la complexité d’un sujet qui ne peut pas se réduire à la caricature qu’a voulu en faire le débat Besson.

Pierre Nora insiste en premier lieu sur les traits généraux du modèle français: ancienneté, continuité, unité, liaison avec l’Etat et rapport enraciné à l’histoire. Il y ajoute la diversité, facteur essentiel sur lequel nous insistions nous aussi il y a quelques mois à propos du débat sur « l’identité nationale » (Revue critique du 8 janvier 2010). C’est bien souvent le jeu des différences, des identités locales ou régionales, des cultures et des religions, voire des antagonismes, qui a forgé notre histoire, qui a fait et continue à faire à la fois sa richesse et sa singularité.

A ces caractères originaux il faudrait ajouter un catalyseur : les forces d’éclatement. Si paradoxal que cela puisse paraître, on peut soutenir que la France s’est aussi fondée sur les puissances de dispersion. L’appel à l’unité n’a, probablement, été si fort, si permanent qu’à cause des forces de disruption et de diversité que la France a comportées. La phrase dont on finit par ne plus savoir si elle est de Michelet, Paul Vidal de la Blache, Lucien Febvre ou  Fernand Braudel, le dit nettement : « La France est diversité ». » A mon sens, la France n’est pas d’abord diversité, elle est plutôt division : aucun pays sans doute n’est composé d’autant de pays, de peuples différents, de langues ou de réalités physiques différentes, de forces hétérogènes ; autant d’éléments inconciliables qu’il a fallu politiquement concilier, dans une permanence d’autorité étatique. Surtout, cette apparence de continuité a gommé la permanence des déchirements- Armagnacs et Bourguignons, guerres de Religion, Fronde, etc. -, comme la profondeur des ruptures que la France ancienne a pu connaître, le passage des Mérovingiens aux Capétiens par exemple, celui de la monarchie féodale à l’Etat royal, ou à la monarchie absolue.

Autre élément essentiel : la Révolution française. Elle marque, selon Nora, trois ruptures dans la perception de l’identité collective : temporelle, spatiale et sociale. Cette dernière rupture, sociale, c’est celle du Tiers Etat qui exclue de la nation les « ennemis de la liberté » : noblesse, privilégiés. Puis, graduellement, on marginalise ou on diabolise tout ce qui peut s’opposer de près ou de loin aux idées de la Révolution et de la République : clergé, paysannerie, milieux catholiques, cadres de l’armée ... Le ciment républicain de l’unité française, c’est d’abord l’ennemi intérieur, le déviant, le « mauvais patriote », puis, par glissement, l’ennemi extérieur à qui l’on fait la guerre  : 

La Révolution renforce d’abord la hantise de l’ennemi, qui est liée à la guerre et à la permanence de la guerre, peut-être plus forte et plus constante en France qu’elle n’a été dans aucun pays d’Europe. Ni l’Espagne, ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Angleterre n’ont vécu d’une manière aussi intense, ni intériorisé la permanence de la guerre et, donc, la conscience militaire de soi.  La France a dû faire la guerre à tous les pays du monde, à part la Pologne et les Etats-Unis. Elle a vu des ennemis partout à l’extérieur et à l’intérieur. (…) Ce sentiment de l’adversaire est congénital à l’identité depuis la Révolution.  La disparition de la France contre-révolutionnaire, la victoire des Lumières sur la religion, le ralliement de la droite à la République ont été, à leur façon, puissamment générateurs d’un trouble de l’identité nationale. La République avait besoin d’ennemis. Comme disait de Gaulle : « La France est faite pour les grands moments et pour les grands périls ». Tout cela explique que la Révolution renforce l’idée d’identité qui devient convulsive en 1792 et 1793. C’est à ce moment là que se constitue toute la symbolique de l’unité. Le « salut public », la « patrie en danger » ont par exemple stimulé ce besoin juridique déjà bien ancré de garantir l’unité de la nation, ce réflexe autarcique du « seul contre tous », sur lequel repose beaucoup de l’imaginaire national. (…) C’est pendant la Révolution que l’appel permanent à l’unité est devenu un thème conjuratoire et obsessionnel.

Il est frappant de voir comment ce concept d’adversaire, d’opposant intérieur puis d’ennemi extérieur structure l’identité républicaine tout au long du XIXe siècle et jusqu’au XXe siècle. La laïcité à la française, si ambiguëe, si différente de celle des autres pays, en est une retombée directe. L’ennemi d’hier, c’était le chrétien et singulièrement le catholique, porteur d’une autre histoire que celle des Lumières. L’ennemi d’aujourd’hui, ce peut être le musulman, car comme l’indique Pierre Nora « l’islam dans son principe, ne faisant guère de différence entre le politique et le religieux, repose le problème que l’on avait cru résolu avec le christianisme ». Rien d’étonnant donc à ce que le rejet non seulement de l’islamisme mais de l’islam rassemble aujourd’hui autant de républicains des deux bords, des conservateurs jusqu’aux laïcs militants.

Mais, au-delà de la querelle religieuse, Pierre Nora a raison de souligner que ce qui est au cœur du malaise français depuis une trentaine d’années, c’est une forme de nostalgie du passé qui n’a plus prise sur le présent. La nation héritage, celle des historiens,  tendant à faire disparaitre la nation projet, celle des politiques :

Pendant une bonne trentaine d’années, des années 1940 aux années 1970, le gaullisme et le communisme, ces deux phénomènes symétriques, contradictoires et complémentaires, ont pu masquer la réalité. Ils ont pu, chacun à leur façon, entretenir l’illusion qu’une grande histoire et qu’un grand destin étaient réservés à la France. Tous deux  ont combiné à des doses variables, les deux thèmes majeurs dont l’entrelacement a tissé l’histoire de la France contemporaine, Nation et Révolution. Et à ce titre chacun a pu représenter une version concentrée, synthétique, plausible et prometteuse de l’histoire nationale. (…) La France ne s’est jamais vraiment remise de leur effacement simultané. La France se sait un futur, mais elle ne se voit pas d’avenir. C’est la raison du pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif – historique, peut-on dire. (…) La nation selon Renan supposait la solidarité des deux notions dont nous vivons très précisément la dissociation : la nation comme héritage et la nation comme projet. Le passé qui n’apparaît plus comme une garantie de l’avenir et l’absence d’un sujet historique porteur : le noyau dur de la fameuse « crise » de l’identité nationale est là. Pas ailleurs.

Nous renvoyons là encore aux analyses developpées ici même en décembre et janvier dernier, ainsi qu’à l’entretien plein de finesse donné au Monde en novembre dernier par le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim (Revue critique du 23 décembre 2009) sur « la France par les rêves ».

La notion d’identité nationale va-t-elle progressivement s’éclipser au profit des nouvelles identités sociales, mémorielles ou patrimoniales qui émergent au sein de la société française ? Plus ou moins, nous répond Pierre Nora. Il est clair que ces revendications identitaires prennent du poids. Mais le paradoxe, c’est qu’elles nous renvoient souvent à une autre vision de la France, plus vaste, plus ouverte, plus généreuse aussi, que celle que nous a transmise le XIXe siècle. Et que c’est à cette France-là qu’elles souhaitent se rattacher:

Allons plus loin : elles étaient, elles sont à leur manière, une revendication de l’universalisme français contre une France infidèle à elle-même, rétrécie et, pour reprendre l’expression désormais consacrée, moisie. Il est pourtant impossible de ne pas remarquer combien ces revendications identitaires et mémorielles s’inscrivent à l’intérieur de la nation comme un appel à la reconnaissance. A part  les mini-nationalismes breton et corse – et encore… -, toutes résonnent, y compris les plus apparemment radicales, comme des demandes d’inscription au grand livre de l’histoire nationale. Il y faut le symbole, la loi, la Constitution, la parole officielle d’Etat.

Ce mouvement identitaire peut être une chance pour la France, pour peu qu’on sache le comprendre et l’accueillir. Le dialogue est déjà largement entamée entre chrétiens et musulmans. Attention, nous dit Pierre Nora, à ne pas tomber pour autant dans l’angélisme. La reconnaissance des identités a ses limites. Elle ne doit conduire ni aux dérives communautaristes, dont les Français ne veulent pas, ni au déni de l’histoire:

Autant ne pas prendre la mesure de la nouvelle revendication de ces identités mémorielles condamne à ne pas comprendre pourquoi et comment peut aujourd’hui se poser la question de « l’identité nationale », autant ne pas tenir compte du caractère mouvant, mobile, évolutif, conflictuel et en perpétuelle recomposition de ce champ de forces condamne à n’y intervenir qu’à l’aveugle.

Pour manœuvrer entre ces écueils, il nous faudra la sagesse de l’historien. Mais il nous faudra aussi l’œil du politique.   

Paul Gilbert.

 


(1). Pierre Nora, L'identité nationale et ses avatars, Le Débat, n° 159, mars-avril 2010

 

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