Sarkozy, le pouvoir et l'Etat
La revue Esprit est agaçante, son angélisme et son démocratisme souvent exaspérants, mais il faut reconnaître que ses dossiers sont remarquables. On se plongera avec délice dans la dernière livraison datée de mars-avril et presque entièrement consacrée à L'Etat de Nicolas Sarkozy. L'ensemble est complet, très solide et d'une grande finesse d'analyse, même si l'on peut regretter ça ou là quelques facilités idéologiques.
On lira tout particulièrement l'article que Lucile Schmidt consacre aux relations entre le sarkozysme et les institutions de la Ve République [1]. Elle s'interroge sur ce qui restera de nos institutions, après le passage de l'actuel chef de l'Etat et les contorsions qu'il fait subir à la fonction présidentielle :
C'est peu dire que Nicolas Sarkozy a changé le profil du titulaire de la fonction présidentielle. Fini le lien consubstantiel entre le président de la République et l'intérêt général, fini le mythe de l'Etat impartial dont il ne serait que l'incarnation et le prolongement. Il a totalement rompu avec la conception de la Ve République qui faisait du Président un haut personnage, énonçant une vision stratégique, protégé des aléas du quotidien et intervenant selon des modalités au moins solennelles et souvent sibyllines. Le chef de l'Etat conçoit son rôle en termes d'implication permanente. Sans cesse exposé, sans cesse motivé, il est toujours sur la brèche. Quand un problème existe, il le soulève, s'il ne fait pas mine de le résoudre immédiatement.
On voit aujourd'hui où nous mène cette conception brouillonne du pouvoir, mi populiste, mi césarienne, qui joue sur l'émotion, la médiatisation du politique, sans rien résoudre quant au fond. Tout cela a-t-il d'ailleurs de l'importance pour le pouvoir actuel, et cette agitation vibrionnante n'est-elle pas destinée à dissimuler une autre réalité, celle d'un pouvoir qui sert d'abord certains intérêts économiques ?
Le nouveau Président assume son goût pour l'entreprise et n'hésite pas à plaider sur le rôle social positif des "riches". C'est une suite logique des choix de son parcours politique, restant notamment associé de son cabinet d'avocat alors qu'il était ministre de l'intérieur. En mettant systématiquement en scène une relation décomplexée à l'argent et à ceux qui en possèdent (le Fouquet's, les amitiés avec Vincent Bolloré ou Martin Bouygues, l'augmentation de son traitement présidentiel), ou l'exaltation de l'apport des riches à la nation (bouclier fiscal), il illustre une conception où le pouvoir politique ne vaut que dans son imbrication au pouvoir économique. Cela ne lui interdit pas, en période de crise, de stigmatiser les traders, ou les bonus des dirigeants des banques et de plaider pour un plan anticrise européen. Mais ces déclarations ne remettent pas en cause le changement de paradigme présidentiel. Ce n'est plus au sein des institutions publiques que celui-ci va chercher sa force et son rôle d'influence, mais auprès d'individus et de réseaux privés. (...) Plus qu'un mélange des genres, cette attitude traduit, au nom de l'absence de tabous, la volonté de mettre fin à une certaine exception française reposant sur le primat de la puissance publique.
Voilà, résumée en un paragraphe, toute la sociologie du sarkozysme. Nous sommes loin de l'oligarchie d'Etat qui a fait les beaux jours des gouvernements de gauche et que l'on retrouve aujourd'hui à la tête du Parti socialiste. Mais le sarkozysme n'est pas non plus l'émanation directe de la grande bourgeoisie française, des fratries industrielle, marchande ou financière qui se partagent le pouvoir économique. C'est d'abord et avant tout, à l'image de son chef, l'expression d'une petite coterie de déclassés, d'aventuriers des affaires, de la presse, de l'immobilier ou du show-business unis pour réussir, en se serrant les coudes. Une forme de "bonapartisme économique", où la famille impériale aurait épouser les contours de la bande du Fouquets. A la différence près que ce néo-césarisme a très vite perdu ses soutiens populaires:
La montée des abstentions, la conscience des électeurs que l'essentiel des pouvoirs est déterminé ailleurs que dans l'arène électorale, ne sont que l'un des signes supplémentaires de la crise de confiance entre les Français et leurs hommes politiques. La désacralisation de la fonction présidentielle n'a pas été dans le sens d'un rapprochement du monde politique et des citoyens. Au contraire, parce qu'elle s'accompagne d'un vrai activisme lorsqu'il s'agit de placer des proches au mépris des règles déontologiques, du sentiment d'une navigation politique à vue et d'une perte de la dignité présidentielle, elle a renforcé chez les Français le sentiment d'arbitraire et leur déception à l'égard d'un Nicolas Sarkozy qui avait suscité en 2007 des espoirs qui dépassaient largement la droite traditionnelle.
Autre caractéristique importante du sarkozysme, sa volonté de réduire et d'asservir l'Etat, d'en faire un instrument efficace au service de la nouvelle classe dirigeante. Là encore le diagnostic posé par Lucile Schmidt est particulièrement éclairant :
L'objectif d'une diminution du rôle de l'Etat fait partie des principes idéologiques du sarkozysme. Il est intéressant d'observer la façon dont cet objectif a été mis en oeuvre dans le cadre de la démarche de RGPP. (...) La RGPP s'est traduite depuis 2007 par la destruction de près de 35000 postes d'enseignants dans l'enseignement public, et de 4000 dans l'enseignement privé sous contrat, sans parler des postes d'enseignants dans les réseaux d'aide aux élèves en difficulté (RASED). (...) Toutes ces suppressions de postes s'accompagnent de mesures de réorganisation qui, décidées de manière technocratique, se sont traduites dans des secteurs aussi essentiels que l'emploi et le logement par une vraie dégradation du service rendu qui peut parfois confiner à la paralysie. (...) Que dire de la méthode ? La RGPP, méthode technocratique de coupes claires, où la concertation avec les syndicats des personnels concernés et a fortiori les usagers du service public est réduite à sa plus simple expression, invite à requalifier l'esprit réformateur censé souffler sur le sarkozysme. Les fonctionnaires, sommés de faire preuve d'esprit de soumission et de performance, subissent une vraie diminution de leur dignité professionnelle. (...) L'esprit comptable l'emporte partout.
Le pire est sans doute là : dans cet "esprit comptable qui l'emporte partout". Sous Sarkozy, l'Etat est placé sous la férule des nains de Bercy, des cabinets d'audit et des soit-disants experts, de tous ceux qui ne voient derrière le service public qu'un coût à réduire, qu'une charge à effacer. Comme le dit Mme Schmidt, tout cela doit être mis en rapport avec les discours officiels sur le primat de l'éducation, sur la "modernisation" des lycées ou sur le droit au logement. Quand le mensonge et la duperie deviennent des moyens de gouvernement....
Comment s'en sortir? Quelles sont aujourd'hui les forces à l'oeuvre qui permettront de mettre à bas la construction sarkozyenne ? Comme le signale Mme Schmidt, les contre-pouvoirs ne sont pas là où on pouvait les attendre :
Aujourd'hui, l'activisme présidentiel jette d'abord une lumière crue sur l'absence de contre-pouvoirs parlementaires. Procédure d'urgence incessante, ordre du jour bouleversé, inflation des projets de loi accablent les parlementaires réduits à l'état de chambre d'enregistrement. Mais, au-delà, ce qui frappe, c'est que la volonté de contrôle par l'exécutif et l'arbitraire qui préside à ses décisions existent partout. dans la conception sarkozyste, c'est l'existence même de contre-pouvoirs qu'il faut combattre férocement : dans les médias, les collectivités locales, en supprimant la justice de proximité (...) Face à cette offensive, l'opposition politique classique, et singulièrement le parti socialiste, apparaît largement désarçonnée. Celle-ci semble à la fois dépassée par le rythme présidentiel et par sa méthode de triangulation. Le Grenelle de l'environnement, le grand emprunt, l'affichage d'un volontarisme public au moment de la crise sont autant d'exemples. Mais c'est aussi tout simplement dans le vocabulaire et les concepts que Nicolas Sarkozy chasse ouvertement sur les terres de la gauche. (...) L'une des principales forces du sarkozysme, au-delà de ses contradictions, est bien d'avoir su jouer avec les lacunes et les limites de l'opposition de gauche classique qui préexistaient à l'élection de 2007 sans que la droite classique s'en soit emparée. Il a révélé de manière inédite la fragilité des jeux de rôle politiques entre majorité et opposition, le décalage entre le discours politique et les comportements humains.
Excellent constat et plein d'actualité : la gauche peine à sortir du piège que lui a tendu Sarkozy parce qu'elle n'offre qu'une alternative gestionaire au conservatisme. Elle partage trop de valeurs commune avec la droite libérale : acceptation de la mondialisation, fédéralisme européen, alignement sur les Etats Unis et l'Otan, technocratisme... Si elle devait l'emporter en 2012 en surfant sur l'antisarkozysme, ce serait une victoire sans lendemains.
Mieux vaudrait, nous dit Mme Schmidt, une cohabition nouvelle manière, qui ferait disparaitre le sarkozysme "par le bas" et ouvrirait la voie à un régime d'inspiration parlementaire. Nous ne la suivrons pas dans cette conclusion. Nous avons en effet la faiblesse de penser que le mal ne vient pas du caractère plus ou moins démocratique du pouvoir, mais de son incapacité à représenter pleinement les Français et à proposer un projet d'ensemble au pays. Qu'on le veuille ou non, on en revient à la question du lien de confiance entre le peuple et le chef de l'Etat. Cette question, qui hante nos débats politiques depuis plus d'un siècle et demi, il nous faudra un jour l'aborder de face.
Signalons également, dans ce même numéro d'Esprit, les deux très bons papiers que Marc-olivier Padis et Olivier Mongin consacrent au retour de l'Etat dans les territoires [2]. Tentative dérisoire, sans lendemains mais qui interdit toute nouvelle avancée de la décentralisation. Nous y reviendrons prochainement en analysant les projets de réforme des collectivités locales.