Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 janvier 2010 6 16 /01 /janvier /2010 19:42
 

Amateurs de jardins, réjouissez vous !

Nos lecteurs connaissent bien les Éditions du Sandre, cette brave maison de livres qui exhume régulièrement du passé quelque trésor englouti. On y découvrait récemment les meilleurs pamphlets du Cardinal de Retz, un introuvable d'Ernest Raynaud, Baudelaire ou la religion du dandysme, ainsi qu'une réédition des oeuvres de Chamfort, parfaitement commentée par Lionel Dax. On y trouve désormais la revue Jardins [1], petite merveille sortie de l'imagination de l'historien Marco Martella et d'une phalange d'amateurs d'horticulture littéraire et poétique. Le manifeste en restitue parfaitement le projet :

Le jardin, qu'il soit ancien ou moderne, princier ou ouvrier, utilitaire ou d'agrément, caché ou public, est un laboratoire. Depuis toujours, les hommes qui expérimentent des manières d'être sur terre, entre nature et culture. Autrefois, il condensait des rêves de beauté idéale ou des cosmogonies. Désormais, il est peut-être avant tout un enclos de résistance. Parce qu'il  échappe au marché [...]. Parce qu'on ne peut le consommer et qu'il nous met toujours en présence d'un lieu. Explorer le jardin comme espace poétique et existentiel, telle est l'ambition de cette revue.

Le thème de ce premier numéro est le Génie du lieu, ce genius loci des Romains qui habite chacun de nos espaces et dont il faut, pour bien vivre, gagner les faveurs. Si  le jardinier en est, la plupart du temps, le dépositaire, ce genius loci peut revêtir des formes très diverses. Il peut s'agir d'un poète, auquel cas il faut oeuvrer avec délicatesse, comme l'explique Michel Farris, jardinier en chef des jardins Albert Khan :

On essaie de rester fidèle à l'esprit que le lieu incarne. J'essaie d'expliquer à nos jardiniers que c'est la technique qui doit s'adapter au jardin et non pas l'inverse. Je les pousse à comprendre l'histoire du site et l'esprit du jardin japonais mais aussi celui des autres entités. on s'intéresse avant tout au personnage d'Albert Khan. Parfois j'ai l'impression qu'on parle de lui comme s'il était parmi nous.

Il peut s'agir aussi d'un lieu sacré, demeure éternelle des dieux, comme ce jardin d'Agrigente évoquée par Edith de la Héronière, ce bois sacré de Toscane, où le peintre américain Sheppard Craige fait son jardin depuis 1995, ou encore ce jardin chinois, où le maître Nan Shan transmet son art à des disciples choisis.

Sans oublier ces jardins vénitiens du XVIe siècle, sièges de la conversation, des femmes et de la musique, ces abords de Port-Royal, où veillent délicatement les ombres de Racine, de Boileau et de La Fontaine, ou encore ce beau parc français, dont le maître des lieux dort, tranquille, près de la Loire, aux confins du Berry et de la Sologne.

Et voici les jardins dans leur variété - pierreux, ombreux, clos, ouverts ou morts - ; ils sont  à l'image des hommes qui les font, les défont, les aiment ou les négligent. Marie Rouanet nous en donne une série de portraits, dont ce verger à l'été, qui semble sortir d'une toile de Poussin :

En contrepartie du verger mort un verger tout neuf descend en pente douce vers l'eau, à l'endroit où la route s'écarte un peu de la rivière. Sous les pêchers, pommiers, poiriers le sol est net. En ce mois d'août des pêches de vignes écarlates sont tombées au sol et dessinent des ombres roses au pied de jeunes arbres. Dans dix ans, il y aura là un lieu de délices. Rien ne sera plus propice aux murmures amoureux que ce verger au printemps. Quelques remuements d'oiseaux entrant dans leur repos, des arbres qui dérobent les silhouettes, les flûtes délicates des crapauds, les odeurs de fleurs, de fruit et d'eau, la respiration des feuillages, le champ du courant au bord du chemin exalteront le corps et le coeur ou les inviteront au repos. En attendant, le maître du jardin donne, à qui le veut, des leçons de taille.

Tout est décidément parfait dans cette première livraison de Jardins, que nos lecteurs parcoureront avec volupté. Nous garderons, quant à nous, l'oeil ouvert dans cette direction où semblent se tramer des choses pleines d'intérêt.

eugène charles.


[1]. Jardins, Revue fondée par Marco Martella, n° 1, Année 2010. (Les Editions du Sandre, 57 rue du docteur Blanche, Paris 16e.)

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 14:40
 

Au nom du développement durable

L'échec du sommet de Copenhague donne lieu à des commentaires exagérément alarmistes, certains franchement hallucinants. Que les dirigeants écologistes hurlent à la fin prochaine de l'humanité, rien de plus normal, cela fait partie de leur fonds de commerce. Mais on est frappé par le nombre d'esprits d'ordinaire plus mesurés qui leur emboîtent le pas. Au point que l'on peut se demander si le monde n'est pas en train de revivre une de ces séquences millénaristes qui plonge brusquement l'humanité dans les transes. Le discours vert se fait lui-même plus inquisitorial et plus inquiétant; il passe insensiblement de la décroissance au malthusianisme et du malthusianisme à l'idée que c'est l'existence humaine qui est la cause du dérèglement de la nature. Sur le blog de l'hebdomadaire Marianne [1], un certain Malakine avait mis il y a quelques mois ces raisonnements en équation et son article a aujourd'hui quelque chose de prophétique :

Pour stigmatiser les effets déflationnistes du libre-échange, Emmanuel Todd indique souvent avec ironie qu’il attend avec impatience le jour où un homme politique ou un économiste dirait qu’il fallait réduire le nombre de Français ! C’est maintenant chose faite. Le député vert Yves Cochet s’est illustré récemment à l’occasion d’un colloque sur la crise économique et écologique, par une proposition assez étonnante : « La grève des ventres! ». Il faudrait selon lui instaurer une dégressivité des allocations familiales afin de décourager la natalité car chaque européen a un coût écologique « comparable à 620 aller-retour Paris New York ».  Cette position n’a en réalité rien de neuf chez les Verts qui sont anti-natalistes depuis toujours, mais elle éclaire d’un jour nouveau les théories de la décroissance qui connaissent en cette période de crise un inquiétant développement. L’écologie radicale est en train de devenir le nouvel extrémisme qui apporte « de mauvaises réponses a de bonnes questions » Elle risque fort d’être au XXIème siècle ce qu’auront été le communisme et le fascisme au XXème. Portée par de nouveaux fanatiques bon chic bon genre, ces théories pourraient bien, à la faveur de la crise, engendrer un nouveau totalitarisme fondé sur une haine de l’espèce humaine et une irrationnelle pulsion d’autodestruction. 

Au coeur des dérives de l'écologie politique, on trouve en effet la notion de décroissance. Le Monde diplomatique [2] consacrait en août dernier un dossier à cette "idée qui chemine sous la récession", et qui rassemble aujourd'hui des intérêts plus que divers. Qui y a t-il de commun en effet entre ceux, comme le chercheur Paul Ariès, qui se réclament d'une vraie tradition, celle de la gauche antiproductiviste, et des bateleurs d'estrade, comme Nicolas Hulot ou comme le photographe Yann Artus-Bertrand, qui instrumentent le concept au profit de leurs entreprises médiatiques ?  Et comment ne pas flairer dans les prises de position sans nuance de certains des pionniers du mouvement, comme Serge Latouche, ou  de ses idéologues, comme Yves Cochet,  les relents de discours totalitaires, où la catastrophe sociale est appelée à la rescousse du raisonnement :

Certains partisans de la décroissance sont convaincus que la crise actuelle constitue une formidable opportunité pour leur cause. « Que la crise s’aggrave ! », s’exclame Latouche, reprenant le titre d’un ouvrage du banquier repenti François Partant. « C’est une bonne nouvelle : la crise est enfin arrivée, et c’est l’occasion pour l’humanité de se ressaisir », explique ce tenant de la « pédagogie des catastrophes » jadis développée par l’écrivain Denis de Rougemont. Sans aller aussi loin, M. Cochet estime que c’est en butant sur les limites de la biosphère que l’humanité sera contrainte de devenir raisonnable. « Il n’y aura plus de croissance pour des raisons objectives. La décroissance est notre destin obligé », prévient le député écologiste, « géologue politique et profond matérialiste ». Ne reste alors qu’à espérer que la crise accélère les prises de conscience, et à « préparer la décroissance afin qu’elle soit démocratique et équitable » [2].

Dans un pareil bouillon de culture idéologique, on ne s'étonnera pas de retrouver quelques vieilles connaissances ou de vieux réflexes qui ne sont pas vraiment là pour nous rassurer sur le contenu des idées "décroissantes" :

Si cette mouvance est majoritairement ancrée à gauche, sa critique radicale du productivisme peut nourrir des interprétations d’inspirations très différentes. Politiquement, comme le reconnaît Cheynet, cela va « de l’extrême droite à l’extrême gauche ». Le penseur de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist, a ainsi publié en 2007 un ouvrage intitulé Demain, la décroissance ! Penser l’écologie jusqu’au bout (e/dite, Paris). Le rapport à la démocratie divise également. Tout oppose ceux qui veulent investir les institutions et se présenter aux élections, comme Cheynet, à ceux qui privilégient la démocratie directe ou le mandat impératif. « La méfiance envers la démocratie représentative est très forte dans ces milieux », observe le chercheur Fabrice Flipo. « On a besoin d’un renforcement de la démocratie directe, mais aussi de la démocratie représentative », nuance Ariès. Latouche exprime autrement cette ambiguïté. « Je me crois profondément démocrate », affirme-t-il, avant, toutefois, d’ajouter aussitôt : « Je ne sais pas très bien ce que c’est, la démocratie.  [2]»

Bel exemple de confusion intellectuelle ! Là où les choses se corsent, c'est lorsque ce type de discours est repris sans précaution par les institutions internationales. Dans un article paru  il y a quelques semaines dans le Monde et intitulé "la tentation du retour au malthusianisme" [3] , Frédéric Lemaître montrait comment l'ONU couvrait de son autorité scientifique cette forme d'argumentation délirante :

Bien qu'elle s'en défende, une agence de l'ONU a estimé nécessaire, à trois semaines du sommet de Copenhague, de revenir sur le sujet, constatant que "la crainte de paraître favorable à une régulation de la démographie a jusqu'à une date récente fait éviter toute mention de la "population" dans le débat sur le climat". Pourtant, note l'ONU, "chaque naissance entraîne non seulement les émissions imputables à ce nouvel être durant tout le cours de sa vie mais aussi les émissions produites par tous ses descendants". Bien sûr, les modes de vie ont aussi une influence sur le climat - certains spécialistes jugent par exemple qu'en réduisant le nombre d'habitants par foyer, un divorce a plus d'impact sur le réchauffement qu'une naissance -, néanmoins la question démographique est centrale. L'ONU semble faire sien ce constat énoncé dès 1992 par l'Académie des sciences aux Etats-Unis : "De solides programmes de planification familiale sont conformes à l'intérêt de tous les pays sur le plan des émissions de gaz à effet de serre aussi bien que sur celui du bien-être social."

Et ces directives sont exposées avec le plus grand sérieux, alors même que la plupart des démographes convergent pour dire que les perspectives  d'évolution non maîtrisée de la population mondiale font partie des fantasmes des années 60, que le nombre d'êtres humains sur cette terre devrait vraisemblablement plafonner autour de 9 milliards dans la seconde moitié de notre siècle pour diminuer par la suite et que le problème aujourd'hui est davantage celui de l'accroissement des inégalités sociales, y compris dans l'accès à la nourriture ou à l'eau, qu'une poursuite des politiques de planning familial : 

Changer nos comportements alimentaires sera d'autant plus impérieux qu'il est vain de vouloir réguler la population. Dans un petit essai très pédagogique, Vie et mort de la population mondiale (Editions Le Pommier/Cité des sciences et de l'industrie, 2009), le démographe Hervé Le Bras note que "l'invocation de la population mondiale donne l'illusion qu'on peut la modifier mais il n'existe aucune institution capable d'imposer une législation destinée à limiter la croissance démographique (ou à l'encourager)". L'aspiration des femmes à plus d'égalité et les espoirs d'ascension sociale de leurs enfants par l'éducation sont, selon lui, les deux moteurs de la baisse de la fécondité. La parité et l'égalité des chances constitueraient-elles deux piliers du développement durable ? Ce serait en tout cas la meilleure réponse à apporter à Malthus qui, lui, n'envisageait pas que les pauvres puissent bénéficier de la moindre ascension sociale.

On le voit bien, l'équilibre entre l'homme et la nature réside moins dans la norme, l'interdit et l'anathème - qui sont généralement des formes d'impuissance à comprendre et à changer le monde - que par l'éducation et l'appel à l'intelligence. Et pourtant, la nouvelle doxia du développement durable, et la race d'imprécateurs qui la véhiculent, envahissent chaque jour davantage l'espace public. C'est l'expérience qu'a faite récemment le sociologue Jean-Pierre Le Goff en étudiant sur plusieurs années l'évolution du discours des responsables du parc naturel régional du Lubéron. Il raconte pour la revue Le Débat (septembre-octobre) [4] comment les idées et les actions d'une communauté humaine, pourtant adossée aux fortes réalités du monde rural, sont peu à peu prises en main  par la nouvelle morale et la bureaucratie qui lui sert de support. Édifiant ! Et Jean-Pierre Le Goff de conclure :

Au nom du développement durable, une nouvelle avant-garde militante et bureaucratique s'est mise en place qui entend façonner les générations nouvelles selon sa propre conception du bien. La notion ambiguë et fourre-tout de développement durable s'affirme comme la solution la solution enfin trouvée pour que le monde ne coure pas à la catastrophe. A dire vrai, le parc naturel régional du Lubéron n'a rien inventé. Il n'est en fait qu'une des parties visibles d'un mouvement général qui depuis plus de trente ans entraîne les sociétés démocratiques européennes dans un angélisme moralisateur dont les effets sont délétères. Celui-ci creuse  toujours un peu plus la "fracture sociale" et le fossé entre gouvernants et gouvernés. Dans le domaine de l'environnement comme dans les autres, la crise actuelle constitue à sa façon une épreuve du réel dont on pourrait espérer qu'elle débouche sur une réorientation des politiques publiques en rupture avec le nouveau désordre écologique qui s'est instauré au nom du développement durable.

Décroissance punitive, malthusianisme, pseudo-scientisme, moralisme totalisant, haine de l'humanité... voilà les signes de ce que Le Goff intitule assez plaisamment "le nouveau désordre écologique". Prenons garde, ce désordre établi tend partout à se faire passer pour l'ordre, à prendre possession des consciences, des tribunes et des lieux du pouvoir. Il appelle une vigilance de tous les instants, à  une renaissance de l'esprit critique comme à un renouveau de l'esprit public. Faute de quoi, nous n'aurons tiré aucun enseignement des drames produits par d'autres religions séculières dans le siècle précédent.

Paul Gilbert.

 


[1]. Marianne2.fr, L'écologie radicale, nouvelle peste verte.

[2]. Eric Dupin, La décroissance, une idée qui chemine sous la récession, Le Monde diplomatique, août 2009.

[3]. Frédéric Lemaître, La tentation du retour du malthusianisme, Le Monde, 26 novembre 2009.

[4]. Jean-Pierre Le Goff, Au nom du développement durable, Le Débat, septembre-octobre 2009.


Partager cet article
Repost0
9 octobre 2009 5 09 /10 /octobre /2009 22:40
 

Refaire les Lumières ?

La revue Esprit a placé son dernier numéro [1] sous un thème accrocheur, "Refaire les Lumières?", et une revue comme la nôtre ne pouvait que saisir la balle au bond. Michaël Foessel, dans une longue introduction, s'interroge sur l'actualité de la pensée rationaliste face aux discours alternatifs de toutes sortes qui assaillent aujourd'hui nos sociétés :

Osons une hypothèse: les actualisations des Lumières sont aujourd'hui plus qu'hier, confrontées à un défi que, faute de mieux, on peut qualifier d'anthropologique. C'est un truisme de le dire: l'homme des Lumières n'est pas l'homme contemporain. Européen, masculin, confiant dans les pouvoirs de l'entendement et les progrès conjoints  de la morale et de la scienceo, l'intellectuel des Lumières pouvait encore entrevoir le monde à venir comme une extension heureuse des principes qu'il incarnait. C'est du sol européen lui-même que sont venus les premiers démentis : nationalismes du XIXe siècle, totalitarismes et guerres mondiales au siècle suivant, doutes sur les bienfaits des progrès de la science durant toute la période. Mais, aujourd'hui, "l'homme des Lumières" voit ses prétentions à représenter l'universel remises en cause par la montée en puissance de modèles alternatifs, qu'ils soient liés à la promotion de l'homme économique, individualiste et calculateur, ou aux exigences de nouvelles solidarités communautaires, religieuses ou politiques.

Ces critiques ne sont pas nouvelles et on n'a pas attendu l'homme contemporain pour exercer un droit d'inventaire sur le corpus philosophique du XVIIIe siècle. Le dossier d'Esprit, présenté d'ailleurs très honnêtement, montre que le premier de ces esprits critiques, c'est Rousseau lui-même, qui reproche aux Lumières de faire une place trop belle à l'homme au détriment de la nature et d'ignorer délibérément le rôle de l'affect, des passions dans le développement humain. Mais la critique la plus forte est portée par Joseph de Maistre parce qu'il s'attaque moins aux idées des Lumières qu'à leurs conséquences directes et visibles:

Il faut pour Maistre, juger la philosophie des Lumières à ses fruits, et ces fruits sont amers puisqu'elle à produit la Terreur : " que m'importe que, durant l'épouvantable tyrannie qui a pesé sur la France, les philosophes, tremblant pour leurs têtes, se soient renfermés dans une solitude prudente? Dès qu'ils ont posé des maximes capables d'enfanter tous les crimes, ces crimes sont leur ouvrage, puisque les criminels sont leurs disciples". De Voltaire et Rousseau à Carrier et Collot d'Herbois, la conséquence est à ses yeux bonne et directe. après Burke, il considère que la Terreur ne procède pas de circonstances tragiques ou d'une dérive malheureuse, mais résulte nécessairement du philosophisme.

Comment le débat se présente-t-il aujourd'hui? Michaël Foessel a raison de rappeller que derrière les Lumières, on trouve un désir de rupture qui va bien au-delà des oppositions classiques entre religion et rationalisme ou entre absolutisme et démocratie:

A l'inverse de la Renaissance, les Lumières se sont historiquement constituées contre l'idée d'héritage, avec tout ce que celle-ci suggère de soumission à l'autorité du passé et de révérence à l'égard de la tradition. En privilégiant l'invention  et la rupture plutôt que la continuité et la répétition, les Lumières désignent un geste irréductible à un ensemble de thèses qu'il s'agirait simplement de réaménager dans le présent. Sapere aude ! ("Aie le courage de te servir de ton propre entendement!"): l'injonction héroïque de Kant relève plus du "dire" que du "dit". Elle définit les Lumières négativement comme un processus d'arrachement à un passé d'hétéronomie dont les suggestions normatives doivent au moins être mises en suspens.

Rien d'étonnant donc à ce que l'on voit apparaître aujourd'hui plusieurs types, ou familles de positionnement vis à vis de ce que Maistre appelait le philosophisme. Ceux qui, conscients des critiques qui peuvent émaner de certains jugements de l'Histoire (Révolution française, communisme, colonialisme...), cherchent à "immuniser les Lumières", à les mettre en quelque sorte à l'abri de leurs traductions historiques; Jürgen Habermas chemine dans cette perspective et, avec lui, ceux qui veulent "tenir les promesses non tenues de la modernité", c'est à dire  poursuivre, en le corrigeant, le mouvement de rupture né de l'Encyclopédie.  Et ceux qui refusent, pour des raisons diverses, de considérer que ce mouvement coïncide seul avec l'avenir de l'humanité. C'est au sein des religions, et dans un contexte fortement marqué par le "retour du religieux", que cette perspective s'exprime le plus nettement. En ce qui concerne l'Islam, les choses sont particulièrement claires :

En appeler aux Lumières de l'islam, soutenir que l'islam a besoin des lumières, c'est tenir un discours édifiant. Or, on sait, depuis Hegel, ce que valent les discours édifiants [...] Les catégories des Lumières sont inadéquates aussi bien pour comprendre l'islam que pour créer un "bouger" dans ses principes. S'il y a une religion qui résiste tout particulièrement à la manière de pensée des Lumières, c'est précisément l'islam. La formule kantienne, qui veut que l'on cherche la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même, est irrecevable pour un philosophe de l'islam, pour qui la norme de la vérité est autre.

Et elles semblent l'être également du côté du christianisme, comme on a pu le voir dans les déclarations de Benoît XVI a Ratisbonne, où celui-ci se référe, lorsqu'il parle de l'universalité de la raison, à la raison traditionnelle, celle du Beau, du Bien et du Vrai platonicien, et non à la raison critique qui naît avec les Lumières. Ce procès des Lumières est aussi mené au sein du judaïsme  où, avec des personnalités comme Benny Lévy ou Jean Claude Milner, on assiste à un retour à la tradition. Doit-t-on aller jusqu'à "considérer que les Lumières ont été un moment historique, une figure indépassable de l'esprit et une vérité constructive du destin de l'Occident?." Cette vision n'est en tout cas plus tabou au sein des grandes religions monothéismes et des courants de pensée qui les accompagnent aujourd'hui.

Saluons la qualité de ce dossier d'Esprit et la volonté de ses auteurs d'agir avec prudence, par touches successives, sans brusquer un sujet qui reste évidemment sensible. En rouvrant le débat des Lumières, cette revue renoue d'ailleurs avec ses sources. Emmanuel Mounier et ses jeunes amis n'avaient pas beaucoup d'indulgence dans les années 1930, lorsqu'est née l'aventure d'Esprit, pour les nuées du philosophisme. En témoigne cette citation, tirée d'une livraison de 1934, qui souligne l'opposition entre l'homme abstrait, fondement des Lumières, et "l'homme réel", figure de l'homme moderne que le personnalisme de l'époque cherchait à promouvoir.

Notre siècle opposera au concept de citoyen celui de producteur, à l'homme abstrait et juridique l'homme réel. La crise actuelle est avant tout une crise d'adaptation. Les institutions ne correspondent plus aux faits.  [...] Dans toutes les démocraties, qu'elles soient donc républicaines ou monarchiques, le même problème se pose, qui est celui, non pas de la destruction de cette démocratie libérale et parlementaire, mais de son dépassement ou, si l'on veut, de son remplacement par une démocratie non plus seulement politique, mais politico-économique avec des institutions syndicalistes ou corporatives obligatoires qui substitueront le citoyen au producteur, à l'individu la collectivité, à l'homme abstrait des Encyclopédistes et de la Révolution française l'homme concret de la Révolution industrielle, en bref, l'homme qui n'a pas seulement une opinion mais aussi et surtout un métier, une région, une Patrie. [2]

On nous annonce que le prochain numéro d'Esprit portera sur l'héritage de 1789. Nous y serons évidemment très attentifs !

 

Figures pour notre temps.

Le Magazine littéraire, qui s'enrichit numéro après numéro, sous la houlette intelligente et attentive de Joseph Macé-Scaron, est en passe de devenir une de nos belles revues de référence. Signalons tout particulièrement sa livraison de l'été, datée juillet-août, qui nous propose des vacances à la fois charmantes et studieuses. Le dossier thématique sur les "haines d'écrivains" est une plongée dans un océan de vacheries. Maurras avait (une fois de plus!) raison lorsqu'il disait, à l'attention spéciale de Claudel, que la littérature rajoute à la méchanceté naturelle de l'homme.

Pour vous en convaincre, jetez-vous sur le petit florilège de mots d'écrivains qui conclut le numéro. J'en extrais deux citations qui se répondent presque. De Mauriac, qui n'a pas usurpé sa réputation de vieille punaise de bénitier : " Que Dieu préfère les imbéciles, c'est un bruit que les imbéciles font courir depuis dix-neuf siècles". Et de Bernanos, presque du tac au tac:  "Le jour où je n'aurai plus que mes fesses pour penser, j'irai les asseoir à l'Académie".

Venons en maintenant à plus sérieux. Avec d'abord un grand entretien du mois consacré à Régis Debray. Nous reviendrons plus complètement à la rentrée sur le dernier-né de Debray, ce livre-fleuve intitulé Le Moment  fraternité  [3]. Un grand livre, qui nous charme pendant des pages entières, après nous avoir irrité pendant un nombre de pages au moins aussi grand. L'auteur a pour lui de parfaitement comprendre l'âme française, petite chose subtile qui sait de temps à autre faire bouger les montagnes. Il a aussi pris de l'épaisseur. C'est un Debray moins engoncé dans son personnage, moins poseur, qui peut aujourd'hui prendre du champ avec la mystique républicaine :

J'en suis revenu, en partie. Non que le clivage entre démocrates et républicains soit idiot. Il ne m'a jamais paru aussi actuel, et nécessaire. (...) On a amalgamé sous l'englobant vague de démocratie deux trajectoires historiques très distinctes : la trajectoire française et la trajectoire américaine. Mais enfin...Il m'arrive d'envier le sentiment d'adhésion religieuse qui fait la cohésion des Etats-Unis. La fierté d'appartenance à la Manifest Destiny, le "One nation under God" qui construit en ordonnées l'américanité.

Et même aller jusqu'à dire :

Pour filer la métaphore géométrique, notre appartenance républicaine se déploie dans la seule dimension de l'horizontalité. Elle a décroché de la Providence dès qu'on a coupé la tête du roi, lieutenant de Dieu sur terre. On n'est plus qu'en abscisse. D'où la religion républicaine du progrès - un peu mince.

On appréciera également la finesse du jugement de Debray sur Malraux et sa prémonition quant au retour du Religieux :

Disons qu'il a senti que, lorsqu'une appartenance s'efface, par exemple nationale ou partidaire, une autre, qu'elle soit ethnique ou confessionnelle, prend automatiquement sa  place. Chaque fois qu'un lieu de naissance disparaît, qu'une circonscription est gommée, il y a déboussolement, car, pour savoir où l'on va, il faut savoir d'où l'on vient. L'extraordinaire arasement des héritages culturels auquel on a assisté depuis cinquante ans a produit presque mécaniquement la remontée des identités héréditaires.

Malraux précisément qui est l'autre belle surprise de cette livraison du Magazine littéraire. Avec en premier lieu le récit émouvant du dernier voyage de l'écrivain, en 1975 à Haïti, pour y rencontrer un groupe de peintres naïfs, inspirés par le vaudou. Et surtout la retranscription d'un entretien magique avec Jean-Marie Drot. Nous sommes en 1976, quelques mois avant sa mort, et Malraux l'agnostique revient sur ce sentiment, au fur et à mesure plus clair, qui a dicté sa "conversion" au monde de l'art :

Je crois que nous ne pouvons réfléchir sérieusement sur l'art, à notre époque, que comme une problématique. Or les autres problématiques ont tout de même un lien, mais aussi une faiblesse: c'est que les autres problématiques ne sont pas accompagnées d'une présence. N'importe quelle problématique religieuse relève de la foi donnée ou du dogme, comme vous voudrez. Mais la problématique de l'art dépasse son élément proprement historique, à savoir : la statue égyptienne ne nous dit pas ce qu'elle voulait dire à un Egyptien, mais il est certain qu'elle nous parle. Alors là, l'art représente pour moi quelque chose de tout à fait exceptionnel dans les problématiques de notre temps.

L'entretien se conclut sur une formidable profession de foi de Malraux dans le rôle culturel de la télévision, le seul Musée imaginaire possible, selon lui. On sent qu'il a raison, mais que le temps ne joue pas actuellement pour cette raison là. Mais patience, le XXIème siècle - qui sera d'évidence religieux pour Malraux comme pour Debray - ne fait que commencer.

paul gilbert.  

 

[1]. Esprit, Refaire les Lumières, août-septembre 2009

[2]. Aldo Dami. Esprit, n°21 et 22, juin et juillet 1934

[3]. Régis Debray, Le Moment fraternité. (Gallimard, 2009).

Partager cet article
Repost0
15 juin 2009 1 15 /06 /juin /2009 10:30
 

L'Europe et le silence des peuples.

Les élections européennes du 7 juin marquent sans doute le déclin d'une certaine Europe, celle de Bruxelles. Si l'on met à part le Figaro et Libération, tout à leur peignage du « phénomène » Cohn-bendit, la presse française a commencé à analyser ce mouvement de fond, sans en tirer toujours les mêmes conclusions.

On sent que sur ce sujet central, qui est une des manifestations d'un phénomène plus général, celui du Retour des Nations, les esprits résistent encore, les discours s'arc-boutent, on a du mal à se défaire de l'utopie d'une Europe fédérale. Mais dans le même temps, les esprits les plus lucides n'hésitent plus à sabrer les vieilles lunes et à dire, clair et net, ce qui se passe et ce qui se prépare.

Le premier à avoir ouvert le feu, c'est Serge Halimi dans le Monde diplomatique [1], qui, dans un article précurseur, puisque publié avant le scrutin du 7 juin, pressentait assez bien ce qui allait conduire des millions d'électeurs à rester chez eux :

Depuis la première élection des députés européens au suffrage universel, en 1979, le taux d'abstention a bondi de 37% à 54%. Les pouvoirs du Parlement se sont néanmoins accrus, et son champ d'action concerne 495 millions d'habitants (contre 184 millions il y a trente ans). l'Europe occupe la scène; elle ne passe pas la rampe. Pourquoi ? Sans doute parce qu'aucune communauté politique continentale n'existe en réalité. L'espoir que la simultanéité de vingt-septs scrutins nationaux, presque toujours disputés autour d'enjeux internes, va déboucher un jour sur la naissance d'une identité européenne continue de relever de la pensée magique.

Quel slovène a une connaissance même approximative des débats électoraux suédois, quel allemand s'informe de la  vie politique bulgare ? Le lendemain d'un scrutin européen, l'un et l'autre découvrent néanmoins qu'à Stockholm ou à Sofia le verdict des urnes peut avoir contredit le résultat de la seule élection à laquelle ils ont prété quelque attention, et que leurs votes à eux n'ont en réalité désigné que 1% (Slovénie) ou 13,5% (Allemagne) du total des parlementaires de l'Union. Comment imaginer qu'une révélation de ce genre n'alimùente pas chez l'électeur le sentiment de son inutrilité relative ? Une impression que les gouvernants européens n'ont pas démentie en ignorant les choix successifs de trois peuples relatifs au traité constitutionnel, à l'issue, à qu'une campagne qui, elle, avait suscité intérêt et passion.

C'est effectivement le paradoxe de ce scrutin européen : plus l'Europe s'élargit, plus elle se rapproche de la fameuse "taille critique" qui devrait la rendre incontournable, moins elle intéresse les peuples, plus ils ressentent vis-à-vis d'elle un sentiment de vacuité et d'inutilité. Hubert védrine allait encore plus loin dans un entretien donné au Monde [2] plus d'une semaine avant le scrutin :

Si la participation baisse régulièrement depuis 1979, c'est sans doute qu'il y a une lassitude des Européens: fatigue des constructions théoriques ou techniques ou des élans lyriques, hors des centres d'intérêt des électeurs. Les controverses générales sur l'Europe se sont épuisées depuis le référendum de 2005. En plus, le rôle précis du Parlement européen n'est toujours pas perçu ni expliqué.

Pour Jacques Sapir, sur Marianne2 [3], l'abstention est le vrai vainqueur de ces élections européennes. C'est un résultat massif, spectaculaire, historique, qui est d'une toute autre importance que la fameuse "vague conservatrice" sur laquelle les commentateurs se sont complaisamment étendus :

On l’a dit, l’abstention a été énorme, et pas seulement en France. C’est chez les nouveaux entrants qu’elle a été le plus spectaculaire avec moins de 30% de votant en République Tchèque et à peine plus de 18% en Slovaquie. La France, avec à peine 40% de votants enregistre ici l’un de ses taux les plus faibles de participations. À peine plus d’un électeur sur trois s’est ainsi déplacé en Europe pour aller voter. Ce phénomène est tellement massif qu’il doit être expliqué en priorité.

Et Jacques Sapir d'avancer les explications qui sont à l'origine de ce rejet de l'Europe bruxelloise : une Europe  incapable de protéger ses ressortissants de la crise et de ses conséquences; une Europe fondamentalement anti-démocratique, qui cherche à se construire sans les peuples;  une Europe égoïste vis-à - vis de ses nouveaux entrants, parfois livrés au FMI; et, enfin, le fiasco de l'Euro. Sur ce dernier point, il relève, que contrairement à l'idée reçue, la monnaie unique n'a en aucune façon protégé l'économie du Vieux Continent :

Enfin, l’Euro lui-même apparaît aujourd’hui comme un facteur de crise. Tout d’abord en raison de son cours. À un taux de change supérieur à 1,35 Dollars US, et aujourd’hui nettement plus proche de 1,40, il plombe les exportations de la Zone Euro, et de l’Allemagne en particulier. Il faut savoir qu’au-delà de 1,20 Dollars l’accroissement de 6% du taux de change est égal à un accroissement de 1% du taux d’intérêt. Cependant, les dégâts de l’Euro ne s’arrêtent pas là. Le phénomène de « L’Eurodivergence » s’est considérablement accru depuis 6 mois. Il touche désormais les écarts de taux sur la dette publique pour les pays membres. Ainsi, l’harmonisation des marchés de la dette, longtemps présentée comme le seul résultat positif de l’introduction de l’Euro, n’aura pas résisté à la première crise sérieuse.

La conclusion de Sapir est on ne peut plus claire :

Nul ne peut prévoir le rythme que prendra cette désaffection. Il est cependant clair qu’elle est profonde et, parce qu’elle à de multiples sources, elle va s’avérer durable. Le 7 Juin est mort le rêve d’une Europe fédérale. Ce n’était qu’un rêve, mais il avait au moins pour lui une certaine cohérence. Il s’est fracassé sur le mur des réalités.

Conclusion que ne partage évidemment pas le Père de Charentenay dans Etudes [4], même s'il ne nie pas l'ampleur des changements qui affectent aujourd'hui la construction européenne :

Des évolutions ont eu lieu ces dernières années, et notamment pendant la présidence française. Nous sommes revenus progressivement à une forme d'Europe des nations, celle-là même que Jean Monnet fustigeait quand il voyait les négociations du Marché commun et la manière dont la France avait joué la chaise vjie en 1962. Aujourd'hui. les institutions communautaires de l'Union, et tout spécialement la Commission européenne, ont perdu beaucoup de leur pouvoir d'initiative. Toutes les décisions remontent aux Conseil des ministres, donnant le pouvoir aux Etats membres, mais aussi la capacité de tout bloquer. La présidence française en a été la plus belle illustration. Présidence qui n'a pas manqué de panache, certes, mais dans la négation de la dynamique communautaire, sans compter les hauts et surtout les bas de la relation franco-allemande sur lesquels nous revenons dans ce numéro.

Cette évolution confirme une tendance déjà ancienne, mais qui devient problématique car elle rend invivable la contradiction génétique de la construction européenne, celle que Jacques Delors a voulu prendre en compte avec l'expression de « fédération d'Etats-nations ». Cette contradiction était vivable tant qu'il y avait une dynamique européenne, car les nations marchaient ensemble dans la construction d'une vraie communauté. Aujourd'hui, dans le surplace politique, même si certains projets communs avancent, la contradiction n'est plus dynamique. Elle est devenue paralysante et déteint sur le moral des citoyens qui ne perçoivent plus l'intérêt de la démarche communautaire et se renferment sur leur pays d'origine. Le vote qu'ils mettront dans l'urne sera inspiré par des considérations partisanes nationales. Tous les discours vont dans ce sens. Chacun veut faire approuver son bilan ou son projet national.Tout simplement parce qu'il n'y a pas de choix européens proposés.

Mais après ce beau moment de lucidité, notre jésuite ne peut pas s'empêcher de retomber très vite dans ses marottes européistes :

Qu'est-ce donc qui ne va pas en Europe pour qu'on en soit arrivé là ? C'est que le citoyen français n'est toujours pas vraiment européen. Hormis l'Euro qu'il manipule dans sa poche, il n'apprend toujours pas les langues étrangères, voyage très peu et ne connaît preque rien aux institutions européennes.S'intéresse-t-il à ce qu'il se passe au-delà de l'ancien noyau de pays fondateurs du Marché commun? Il n'a jamais marqué son attachement à l'intégration des anciens pays de l'Est. Quel est le regard qu'il porte sur la Pologne ou les pays baltes? Et il ignore totalement, voire méprise  la Roumanie et la Bulgarie. Combien d'entre eux ont véritablement pris conscience de l'élargissement de l'Union en 2004 ? Pour eux l'Europe est invisible, les pays de l'Est restent une menace pour l'emploi et un poids pour l'économie, Bruxelles une machine anonyme et les parlementaires européens des fantômes.

Bigre ! Quel portrait des Français ! Et quel dépit, quelle râge contenue se dissimulent derrière ces quelques lignes ! On sent que la dissipation des nuées bruxelloises sera pour certains plus qu'un crève coeur, la fin d'une espérance presque "mystique". On retrouve la même dévotion dans le dernier numéro d'Esprit [5] qui consacre un de ces dossiers à « L'Europe: la bonne échelle pour répondre à la crise ? ». L'introduction du dossier est pourtant, elle aussi, parfaitement lucide :

Les élections du parlement de Strasbourg ont donné lieu à un bilan sans concession des institutions et du projet européens. Considéré sans passion comme un fait acquis, le consensus européen souffre-t-il de son prpre succès? Ou les incertitudes sur  son périmètre, ses finalités, ses règles de fonctionnement mêmes, lui seront-elles fatales? Divisée au sujet de ses institutions, de ses alliances, de ses frontières, elle décourage parfois ses plus fervents défenseurs.

On admirera le « considéré sans passion comme un fait acquis » : il y a là le même dépit, la même rage que chez l'éditorialiste d'Etudes (serait-ce le même?). Car là encore, après une analyse parfaite de ce qui s'est passé le 7 juin, on tombe dans les mêmes ritournelles du « plus d'Europe ». L'entretien avec Bruno Lemaire, qui clos le dossier, en est une parfaite illustration. A la question de pleine actualité « la crise économique actuelle ne place-t-elle pas les institutions européennes, voire le projet européen lui-même, en difficulté ? », notre sous ministre du Volapük intégré répond sans rire :

L'Europe est la seule réponse vraiment efficace à la crise. nos concitoyens en ont d'ailleurs conscience. Aujourd'hui personne ne réclame une sortie de l'union européenne; chacun a bien conscience que l'Europe nous protège. Déjà, l'euro a fait la preuve de son rôle contre les turbulences financières très fortes qui ont affecté l'économie mondiale. Durant la présidence française, seule la coordination européenne pour prévenir un effondrement du système bancaire a été en mesure de rassurer les marchés financiers et d'éviter une panique financière généralisée. La dimension européenne n'a plus besoin de faire la preuve de sa pertinence dans la mondialisation.

On est confondu devant tant d'arrogance, d'aveuglement et de langue de bois ! Il n'y a décidemment plus rien à attendre de ces gens, ni clairvoyance, ni contrition. Il n'y a plus rien à attendre non plus des institutions européennes nous dit Bertrand Renouvin, dans l'excellent bimensuel Royaliste [6]. Nous emprunterons sa conclusion, comme toujours lumineuse :

Quand aux institutions européennes, le scrutin du 7 juin ne changera rien. Tout était décidé d'avance et la répartition précise des sièges importe peu. L'alliance entre les libéraux et les socialistes sera reconduite et permettra à M. Barroso de continuer à afficher son insignifiance à la présidence de la Commission européenne - mais un autre ne ferait pas mieux. Le Parlement européen ne reviendra pas sur son atlantisme hautement proclamé et l'idéologie ultra-libérale continuera d'y régner. Il suffira de rappeler de temps à autre que cet organisme perd à chaque consultation un peu plus de crédibilité : cette année, seuls 43% des électeurs de l'union européenne sont allés voter et des listes nationalistes  ont obtenu des succès dans divers pays - ce qui n'est d'ailleurs pas pour nous réjouir. De toutes les manières possibles, y compris les pires, les députés ultra-libéraux majoritaires à Strasbourg, les sociaux-démocrates battus dans presque tous les pays et les Verts qui ont toujours représenté une tendance anti-politique se trouvent aujourd'hui massivement récusés.

L'Europe dite de Bruxelles agonise et la ratification toujours problématique du traité de Lisbonne ne parviendrait pas à la sauver. Contre le nationalisme, face à l'échec du marché globalisé, continons à réfléchir à la refondation de l'Europe continentale selon la perspective confédérale que nous avons tracée.

 

La fuite de la musique.

Que ceux de nos lecteurs qui ignorent encore l'existence de la revue Service Littéraire [7] se précipitent vers leur kiosque habituel. Sa livraison de juin est une véritable caverne d'Ali Baba de trouvailles et de bonnes surprises.

Parmi celles-ci, un billet plein de verve de Philippe Tesson, justement intitulé « Je hais les fêtes ». Du meilleur Tesson, qui prend en chasse façon Philippe Muray « les fêtes d'aujourd'hui que je hais, les fêtes sinistres qui jalonnent notre calendrier civil et que nous imposent les pouvoirs républicains, chacun en rajoutant sur les précédents, moins pour nous divertir que pour faire diversion à leur incurie ». Que tout cela est joliment dit !

Et l'excellent Philippe de détailler plus précisément les raisons de sa colère: juin, mois des beautés, est enlaidi par deux célébrations grotesques, la Fête de la Musique et la Fête des Voisins. C'est surtout la première, création inoubliable de Jack le Mirobolant, que Tesson a en ligne de mire. Il ne passe aucune offense, aucune honte, aucune vexation, aucune humiliation à ce grand moment de vacarme démocratique, collectif et obligatoire. Pour l'exécuter à la fin d'une phrase : « Elle n'est populaire que dans son intention, la joie l'a désertée, le peuple rentre chez lui et ferme ses fenêtres ». Promis, Philippe, ce soir, nous fermerons nos volets, et nous dégusterons, loin du monde, dans un fauteuil moelleux, un bon cigare, quelques pièces de Couperin et une nouvelle d'Eugène Marsan.

Autres sujets de réjouissance de ce numéro de Service Littéraire : un bilan du dernier festival de Cannes, exécuté par Eric Neuhoff, un bel hommage à Pol Vandromme, un portrait en pied de Jean Vautrin, une profusion de grands écrivains montés en notes de lecture (Jacques Laurent, Jean Prévost, Joseph Conrad, Henri Calet, Malaparte, Marc Fumaroli...), et bien sûr les rubriques du mois : « écrits et chuchotements », « les belles histoires de l'oncle Christian Millau », « on trouve ça bien/on trouve ça mauvais », « des poches sous les yeux », « les enquêtes (gatronomiques) de Magret »...

paul gilbert.  

 

[1]. Serge Halimi, « Simulacre européen », Le Monde diplomatique, juin 2009.

[2]. « Entretien avec Hubert Védrine », Le Monde, 31 mai-1er juin 2009.

[3]. Jacques Sapir, « Les commentateurs du 7 juin sont aveugles », www.marianne2.fr

[4]. Pierre de Charentenay, « L'Europe et ses citoyens », Etudes, juin 2009.

[5]. Dossier, « Europe: la bonne échelle pour répondre à la crise ? », Esprit, juin 2009.

[6]. Bertrand Renouvin, « Rien de nouveau », Royaliste , 15 juin 2009, www.narinfo.fr.st.

[7]. Service littéraire, mensuel - 24 rue de Martignac 75007 Paris - www.servicelittéraire.fr

Partager cet article
Repost0
14 avril 2009 2 14 /04 /avril /2009 22:57
 

Nouveaux regards sur la crise.

Parmi les centaines d'articles, de chroniques ou de commentaires qui prétendent baliser la crise actuelle, on commence à voir apparaître quelques idées neuves. Mais il faut beaucoup farfouiller. En clair, n'attendez pas qu'elles surgissent toutes armées des colonnes de vos quotidiens, ni de vos écrans, ni de vos ondes préférées : les Minc, les Duhamel, les Fitoussi, les Marseille, les Touati, Attali et autres Baverez continuent à y occuper tout l'espace.

Non, c'est ailleurs qu'il faut chercher ces fumets d'idées, ces perles d'idées, ces printemps d'idées, ces prémisses du renouveau... Et d'abord dans nos revues. Oui, dans ces chères petites revues françaises qui ont pour noms Esprit, le Débat, Etudes, Commentaire, les Epées, la Revue des deux mondes, Futuribles, Le Magazine littéraire, Le Monde diplomatique, ... et qui sauvent à nouveau  l'honneur de l'esprit. C'est là que s'élabore, lentement, subtilement mais sûrement le paysage intellectuel français de demain. Celui de l'après-crise.

En voulez vous des preuves ? Procurez vous rapidement une des dernières livraisons du Débat et plongez vous dans l'article que Paul Thibaud consacre à « la crise que cache la crise » [1]. C'est une petite merveille.  Derrière les discours creux des économistes, Thibaud débusque les causes profondes, intellectuelles et morales, des changements qui secouent le monde. Après avoir fort justement noté que la perte de confiance qu'on place à l'origine de la crise actuelle est d'abord le résultat d'un effacement des règles et des institutions traditionnelles, il montre comment la machine économique a progressivement perdu la tête :

En somme, à fonctionner hors institutions, sans autre repère que son but propre, le profit, l'économie s'est dégradée, devenant, non plus l'art de combiner les désirs et les ambitions pour le bien commun, mais celui de tromper. Cette restriction des objectifs enfermant les manieurs d'argent sur eux-mêmes, le sens de la réalité extérieure les a quittés. (...) Ayant perverti l'activité bancaire, la prépondérance des intérêts sur les règles a aussi détruit l'entreprise : rapacité du management s'ajoutant à celle des actionnaires, dénonciation pseudo-vertueuse du droit du travail, perte du sentiment de toute communauté de destin, démoralisation des salariés aspirant précocement à la retraite. (...) Les institutions ne sont pas rongées seulement par l'impatience du gain à laquelle on a laissé libre cours, toutes les institutions sont en effet confrontées à l'individualisme autosuffisant qui a envahi les démocraties contemporaines. (...) Les institutions ont le tort de récuser et de restreindre certaines prétentions des individus. D'un côté, elles limitent les possibilités d'action et, dans ce cas, on leur oppose les libertés (d'agir, d'entreprendre, de se déplacer, d'échanger...). De l'autre côté, elles filtrent les demandes légitimes et on leur reproche de discriminer, on leur oppose les nombreux « droit à » issus des déclarations et des chartes. Le procès des institutions est permanent et, comme la clé de voûte de toutes les institutions, l'institution des institutions, c'est l'Etat, il est la cible principale, affaibli en particulier par la prépondérance d'un droit international et européen qui protège les activités des particuliers (individus et entreprises) contre les souverainetés nationales.

Et Paul Thibaud d'insister sur le fait que ce capitalisme devenu fou a provoqué partout un déni du politique et une déstructuration de l'esprit public :

Au bout de vingt-cinq ans de ce capitalisme décomplexé et déterritorialisé, le résultat est l'inverse des justifications vertueuses données au tournant mercantile du début des années 1980, l'installation un peu partout d'une culture de la démagogie. Dans un système désordonné où beaucoup de prix et de valeurs ne dépendent pas de l'offre et de la demande mais des très courtes anticipations de ceux qui jouent sur les cours, le sentiment ne peut s'effacer qu'il existe du possible et de l'impossible, du moral et de l'immoral. On a donc assisté à une diffusion de la démagogie (définie comme prépondérance de la subjectivité sur le souci de la réalité ambiante), démagogie qui s'est en même temps différenciée : en haut, démagogie des parachutes dorés et des rétributions disproportionnées ; à l'autre bout, démagogies corporatistes des gens à l'abri, ou celle des propriétaires fonciers, démagogie euphorique à l'américaine, défensive à la française, vertueuse à l'allemande, démagogie cynique des rapaces prétendant servir le bien public, démagogie idéaliste du droit à tout. (...) La manière dont est ajournée sans cesse la prise en compte du problème écologique ne montre-t-elle pas que prévalent, quoi qu'on dise, l'insouciance, la fermeture intellectuelle et morale ? Cette déstructuration de l'esprit public est l'envers du déclin de la politique comme souci de l'avenir. Privée de légitimité par l'individualisme ambiant, privé de pouvoir et même de substance par le marché mondial, le politique, devenu affaire de communication, n'intervient plus que de manière erratique, au coup par coup, pour conjurer les difficultés bien plus que pour y répondre.

Tout cela n'est pas né en un seul jour. Le monde qui vacille devant nous n'est pas le produit d'un récent détour de l'histoire, nous rappelle Thibaud. Il nous faut remonter près de trente ans en arrière, à « cette révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher qui s'attaque à la redistribution sociale, brise le pouvoir des syndicats » et érige l'économie en dogme absolue. Puis reprendre le cours des décisions, des atermoiements et des démissions qui ont conduit à la situation actuelle. Pour faire le constat que les responsabilités n'incombent pas seulement aux économistes et aux financiers mais aussi et surtout au suivisme et à l'incompétence de nos classes politiques, Europe en tête :

Ce qui est remarquable, c'est que Blair et Clinton ont pris comme fait accompli la révolution opérée par leurs prédécesseurs et surtout que, dans son aspect économique du moins, celle-ci s'est étendue à l'Union européenne. L'échec des socialistes français en 1981-1982 a évidemment beaucoup affaibli les défenses que pouvait rencontrer le thatchérisme sur le Continent, il a surtout, dans la haute administration française, provoqué un investissement supplémentaire sur une Europe essentiellement négative, gardienne de saines disciplines, éducatrice d'une France déraisonnable.

Après trente années d'aveuglement et de dérégulation, où l'on a donné libre cours aux pires déséquilibres commerciaux, financiers et monétaires et où la démonstration a été faite que « démocratie et marché n'allaient pas nécessairement ensemble », l'heure des révisions déchirantes est certainement venue. Paul Thibaud estime, comme beaucoup aujourd'hui, que l'urgence consiste d'abord à restaurer la primauté du politique :

La réforme de nos esprits implique donc, négativement, que nous ne laissions pas l'économie seule sur l'autel, comme au-dessus de l'histoire (...) L'économie n'est pas seule ! pourrait-on répéter, l'illusion qu'elle puisse l'être nous a égarés. Il importe même d'autant plus de redonner au politique un pouvoir compensateur que l'économie, comme on nous en avertit, a rompu le rapport qu'elle entretenait dans le cadre fordien avec la société. Si la politique ne prend pas la société en charge et que l'éducation, la santé, le logement, l'intégration ne sont pas assurés politiquement, l'inégalité pourra croître jusqu'à l'éclatement des nations. Mais la tyrannie de l'économie externalisée permet-elle à la politique de jouer un tel rôle ? D'ailleurs, une des leçons de nos troublantes expériences est qu'à se placer, ou à être placée en position de transcendance comme la mesure de tout, l'économie a perdu à la fois sa pertinence pratique (...) et son autorité morale. On disait que c'était une science triste, ennemie de l'illusion ; dans l'usage que l'on en a trop fait récemment, elle est apparue comme maîtresse d'illusion pour les privilégiés et comme science cruelle pour les autres.

L'enchainement des choix qui ont conduit à la perte de contrôle que chacun déplore désormais montre, à travers la prépondérance de l'économie sur le politique, la préférence donnée à une façon d'agir (ou de réagir) en fonction de l'immédiat aux dépens d'une action qui est, pour citer Weber, essentiellement « goût de l'avenir ». Sans un sentiment de l'histoire en Europe, sans la croyance vague que l'on était au port, on n'aurait pas traité la politique et les nations comme des passions devenues inutiles. Mais, aujourd'hui, nous apprenons que l'histoire n'est pas finie, qu'il ne s'agit pas simplement de s'adapter mais de faire et même d'inventer, donc qu'il faut changer de paradigme.

Mais ce retour de l'esprit public implique de rompre avec les deux logiques folles qui s'affrontent et déchirent nos démocraties occidentales : le cynisme du profit, qui tient lieu de morale aux classes dirigeantes, et, en face, l'utopisme du « droit à tout » qui fonde les revendications sociales. Ce que Thibaud appelle la « démocratie scindée » trouve sa parfaite illustration dans la France contemporaine :

Ce conflit des libertés déchire en particulier la France, y relayant la querelle de l'émancipation et de la tradition, accusant les conflits d'intérêts, constituant une double dualité où chacun campe sur son bon droit, qui n'est atténuée par aucune intercompréhension, au point que l'on a pu qualifier notre pays de « société de défiance ». A la limite, la France active et compétitive dirait qu'elle est face à un peuple de parasites, alors que l'autre France ne connaît que ses griefs. Révélateur du caractère inexpiable du conflit, chaque camp s'en prend à ce qui devrait lui être commun avec l'autre, la France, qui est nation d'attardés pour les uns et nations de ségrégations et d'injustices pour les autres.

Il s'agit également de sortir de l'illusion d'un gouvernement mondial, vieille chimère qui nous est resservie aujourd'hui au travers du G20 et dont on voit bien qu'elle est sans aucune prise sur les réalités. Réalités qui pour Paul Thibaud sont d'abord et durablement nationales :

Si le politique se reconstruit, comme nous en avons besoin, ce ne peut être qu'en retrouvant un point d'appui et en se donnant à nouveau un horizon. Le point d'appui à retrouver ce sont les peuples en tant que partie prenante de la préparation de leur avenir, donnant sens à celui-ci en fonction de leurs fonds propres, les peuples en tant que communautés politiques, en tant qu'ils forment des nations. Cela suppose que l'on se libère du simplisme selon lequel le politique pourrait d'un coup changer d'échelle, qu'aux problèmes mondiaux il n'y a qu'à faire correspondre une instance mondiale de gouvernement. C'est oublier que l'élargissement géographique de la perspective peut faire perdre, a fait perdre la dimension historique de la politique, la possibilité d'enraciner les décisions dans la mémoire et les espoirs des peuples. C'est faute d'entraîner une implication suffisante que la mondialité a été comme préemptée par le marché qui, lui, n'a pas besoin de mobiliser les collectivités, se contentant d'appâter les intérêts personnels. (...) La méthode de ces dernières décennies a été de contourner et de neutraliser les nations, de tisser un réseau de règles qui les enferment, de produire une mondialité de fait, sans référence à aucun corps politique. (...) Les confusions, injustices et incohérences dont on commence à prendre conscience montrent qu'il faut procéder différemment, passer par le politique, engager la recherche collective d'un sens .à partir des foyers de légitimité existants. A partir de ces légitimités, des nations qui expriment et protègent la diversité humaine, la mondialité n'apparaît ni technique, ni naturelle, elle est un horizon commun, un travail commun.

Une politique d'horizon mondial est-elle alors possible ? Oui, nous dit Thibaud, si elle s'appuie sur un socle - celui des nations - et sur des valeurs. « Le regain du politique suppose que la mondialisation, cette tâche commune, soit associée à un horizon moral ». En premier lieu celui de la fraternité :

Mais comment faire droit, sans revenir aux dogmatismes métaphysiques, au besoin désormais très pratique d'énoncer une idée de l'humanité, de dire ce qui nous réunit tous ? Comment vivre une proximité sans précédent ? Ce nom dont l'humanité a besoin, pourrait-on dire, n'est certainement pas marché, ni réunion des ayants droit, on le trouve plutôt dans cet emprunt que la République française a fait au christianisme pour l'inscrire dans sa devise : fraternité. (...) Elle n'est pas une politique, mais elle peut engendrer des politiques, inspirer à l'intérieur d'un peuple aussi bien qu'entre peuples des actions qui correspondent à un aspect essentiel de notre condition : on n'est pas heureux seul, ni même entre soi, le malheur du prochain est aussi le nôtre. Ainsi la mondialité pourrait-elle prendre corps.

Et en second lieu celui du respect des cultures et des souverainetés, celui du dialogue entre les peuples :

Le devoir n'est pas de raboter toujours plus les « obstacles à la concurrence », mais de produire entre les peuples un cadre stable pour que les échanges se développent dans une certaine sérénité. Le marché n'y parvient pas toujours, comme le montrent les oscillations du cours des monnaies et des matières premières, oscillations qui sont pain bénit pour les spéculateurs, mais pour eux seuls. Il faut donc créer cette indispensable stabilité autrement, politiquement. Positivement, pour que la mondialité soit un contenu et pas seulement une forme, il faut qu'elle se présente comme la construction de liens, non pas un écrasement des souverainetés mais une ouverture des particularités, en les aidant à intérioriser un sens commun. L'Union européenne pourrait être en cela un modèle, mais il faudrait qu'à l'inverse de son fonctionnement actuel (que la présente conjoncture montre comme inadapté) elle soit une Europe des nations, avec une vision du monde et des projets

Retour des nations, fraternité et dialogue entre les peuples du monde. Voilà un programme qui est fait pour nous réjouir et nous en redemandons !

Qu'à cela ne tienne ! On trouve le même cortège d'intuitions justes dans la contribution qu'un autre philosophe catholique, Jean-Pierre Dupuy, consacre lui aussi à la crise dans la livraison de mars d'Etudes [2]. Que nous dit Dupuy ?

Ce qui est en question dans le moment actuel, ce n'est pas le capitalisme financier ; ce n'est pas le capitalisme tout court ; ce n'est pas le marché, régulé ou non, autorégulé ou auto-dérégulé, spéculatif à la hausse ou bien à la baisse : c'est la place que joue l'économie, dans nos vies individuelles comme dans le fonctionnement de nos sociétés. Cette place est immense et nous trouvons cela banal.

Car, pour Dupuy comme pour Thibaud, cette crise est d'abord « une crise du sens ». Et la clé qu'il propose va bien au-delà des discours économiques lénifiants. Selon lui :

L'économie occupe la place laissée vacante par le processus, de nature éminemment religieuse, de désacralisation du monde qui caractérise la modernité. (...) Elle est la continuation du sacré par de tout autres moyens. Comme ce dernier, elle fait barrage à la violence par la violence. Par l'économie comme par le sacré, la violence des hommes se met à distance d'elle-même pour s'autoréguler. Voilà pourquoi, comme l'a écrit Hegel, l'économie est « la forme essentielle du monde moderne », c'est-à-dire d'un monde mis en danger extrême par le crépuscule des dieux.

S'appuyant sur les travaux de René Girard, Dupuy met en parallèle ce qu'étaient autrefois les mécanismes sacrificiels et le rôle que joue aujourd'hui l'économie. Dans l'un et l'autre cas, l'objectif est de contenir la violence des hommes par une violence supérieure, celle du rite pour le sacré, celle de la régulation sociale pour l'économie. L'avènement du christianisme, son refus de la violence et son affirmation de la primauté de l'homme, ont mis un terme à l'emprise totalisante du sacré sur les sociétés humaines. Dupuy pronostique que l'idéologie du « tout économique » est en train de connaître la même fin :

Comme le sacré avant elle, l'économie est en train de perdre aujourd'hui sa capacité de produire elle-même des règles qui la limitent, disons de l'auto transcendance. Tel est le sens profond de la crise. La mythologie grecque a donné un nom à ce qu'il advient d'une structure hiérarchique (au sens étymologique d'ordre sacré) lorsqu'elle s'effondre sur elle-même : c'est la panique. Dans une panique, il n'y a plus d'extérieur.

Et Dupuy de conclure qu'il est illusoire de chercher la solution dans la régulation des marchés :

L'arrogance est d'imaginer que l'on peut, tel Napoléon, se coiffer soi-même de la couronne de l'Empereur, en prétendant se mettre de son propre chef en position d'extériorité, c'est-à-dire d'autorité. On voit chaque jour ce qu'il en coûte : les « autorités » qui injectent en quantités astronomiques des liquidités destinées à « rassurer les marchés » produisent tout simplement l'effet contraire. Les marchés concluent que seule la panique peut expliquer que l'on en arrive à de telles extrémités. Parler de la « reconstruction du capitalisme » au moyen de la régulation des marchés est d'une naïveté confondante, car cela suppose que l'on a déjà résolu le problème inouï que constitue la disparition de toute extériorité. En occupant toute la place, l'économie s'est condamnée elle-même.

Si, comme Jean-Pierre Dupuy et Paul Thibaud l'appellent de leurs vœux, la panique actuelle conduit à remettre l'économie à sa place, à redonner tout son espace au politique et à imaginer pour nos sociétés un autre avenir que celui de « la guerre de tous contre tous », alors elle n'aura pas été si mauvaise conseillère !

paul gilbert.  

 

[1]. Paul Thibaud, « La crise que cache la crise », Le Débat, janvier-février 2009.

[2]. Jean-Pierre Dupuy, « La crise et le sacré », Etudes, mars 2009.

Partager cet article
Repost0

 
Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
Présentation
 

Accueil

Présentation

Manifeste

Historique

Rédaction

Nous contacter

Recherche