Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 14:11

L’heure des choix

 

Certains s’étonnent encore de la rapidité avec laquelle l'opinion publique s'est saisie du dossier des retraites pour basculer dans une contestation sociale de grande ampleur. "Comment tous ces gens peuvent-ils s’engouffrer dans le mouvement, alors même que nous sommes en crise et que leurs emplois sont menacés?", se demande gravement la presse boursière et gouvernementale. Décidément, la bourgeoisie française sera toujours d'une naïveté confondante. Il faut être en effet vraiment aveugle ou vivre sur une autre planète pour ne pas sentir que le ressentiment accumulé par les classes défavorisées et une partie de la classe moyenne est extrêmement profond et qu'il vient de loin. Il recoupe en réalité plusieurs mouvements de fond de la société française qui conjuguent aujourd’hui leurs effets dans la bataille contre la réforme Woerth.

La première de ces réalités concerne directement la classe ouvrière. La désindustrialisation de la France, longtemps annoncée, s'effectue aujourd'hui sous nos yeux. Avec une brutalité et une rapidité irrépressible. Elle touche toutes les régions, y compris celles qui apparaissaient hier comme les mieux armées. Elle touche tous les secteurs, y compris ceux que l'on considérait comme en pointe, y compris l'énergie, l'armement, l'agroalimentaire ou les transports que l'on considérait comme protégés. Elle touche également toutes les composantes de la production, depuis la chaîne jusqu’aux fonctions plus techniques, de l’usine elle-même à la logistique, jusqu’au laboratoire. Rien ni personne n’échappe à cette terrible réalité.

Ceux qui observent ce phénomène sans les œillères de l'idéologie dominante constatent que nous ne sommes pas en face d'une crise d'adaptation, comme nous en avons connu bien d'autres dans le passé, mais devant une entreprise de démolition systématique, quasiment programmée de l'industrie française. L'ouverture sans frein ni contrepartie des marchés européens, le piège de l'euro fort, la financiarisation de l'économie, la suppression ou le nivellement des normes techniques ou sociales, tous ces phénomènes qui agissaient jusqu'à présent à doses homéopathiques se sont brutalement transformés, sous l'effet de la crise mondiale, en pièges mortels. Nous payons aussi l'incompétence de nos élites économiques ou politiques, endormies dans leurs certitudes, qui n'ont rien vu ni rien préparé, qui refusent obstinément la mise en place de filets de sécurité. Nous payons enfin l'extrême dépendance des entreprises françaises vis à vis du capital étranger, et d'abord anglo-saxon ou allemand. C'est le jeu trouble des multinationales et des fonds de pension qui est à l'origine des principaux conflits sociaux depuis deux à trois ans. Du jour au lendemain, des milliers de salariés se retrouvent otages de décisions prises loin de chez nous par des actionnaires sans foi, ni loi. La fermeture de Molex à Toulouse, de Continental à Clairvoie, d’Ethicon en Eure et Loir, les restructurations chez Goodyear à Amiens, chez Henkel à Louviers, chez STX France à Saint Nazaire - pour ne prendre que les conflits les plus récents et les plus emblématiques - provoquent derrière elles la disparition de centaines de PMI et le licenciement de milliers d’emplois de sous-traitance locale. Ce sont des bassins industriels entiers qui sont rayés de la carte.

Les millions de salariés licenciés, restructurés, fragilisés par ce vaste mouvement de désindustrialisation n'ont pas le sentiment pour autant d'être les victimes d'une crise lointaine et inéluctable. Dans la plupart des cas, ils se sont battus pour leur emploi, pour leur reconversion, pour obtenir des indemnités décentes. Très souvent, ils se sont retrouvés seuls dans leurs combats, face à des directions lointaines, des actionnaires cyniques et sans scrupule. Seuls, souvent réduits à leurs propres moyens, sans consigne syndicale, sans appui syndical, parfois même en opposition avec les mots d’ordre des centrales syndicales. Seuls, très souvent sans Etat pour les aider, sans ministres pour les soutenir, sans justice et sans préfet pour dire et faire respecter le droit, sans gouvernement pour les comprendre. Ceux-là ne sont pas prêts de pardonner au pouvoir en place ses complaisances avec le gros patronat, ses complicités avec les groupes multinationaux. Ils sont entrés dans le mouvement la semaine dernière, entraînant derrière eux les premiers gros bataillons du secteur privé, comme on l’a vu mardi dernier et hier à Toulouse, à Saint Nazaire, à Poitiers, à Saint Etienne, à Roanne ou au Havre. Ce sont eux qui vont donner dans les semaines qui viennent ampleur et consistance à un mouvement qui est parti, comme en 1995, du secteur public. Une partie d’entre eux n’a plus rien à perdre et s'engagera sans état d'âme dans la grève générale.

Mais ce mouvement ne serait pas aussi populaire s'il ne s'appuyait pas sur une autre réalité, plus profonde encore : la désaffection massive d'une très grande partie du salariat français pour le travail et pour le monde du travail tel qu'il est devenu. Au-delà même des situations critiques relevées chez Renault, PSA, France Telecom ou La Poste, on sent bien que c'est l'organisation de l'entreprise elle-même que contestent ces millions d'employés qui rêvent  de partir au plus vite à la retraite, ces millions d’agents de maîtrise ou de cadres moyens qui compensent leur stress et leurs désillusions en plébiscitant massivement la réduction du temps de travail, ces millions d'ouvriers qui rejettent le travail en miettes, les heures supplémentaires forcées, la course aux cadences. De nombreuses études le confirment, la France est malade de ses entreprises, de l'ascenseur social qui n'y fonctionne plus, du dialogue social qui en est absent, du mépris social qui y sert de règle de management. La France est également malade de ses services publics en miettes, rationnés, démantelés, la plupart du temps sans moyens face à la désespérance ou à la misère. A l’image de ces employés de Pôle emploi, des hôpitaux publics qui ont débrayés parmi les premiers pour marquer leur épuisement, leur lassitude devant la régression sociale qui s’installe un peu partout dans le pays. Pour ceux là, employés, petits cadres ou cadres moyens du public ou du privé, la réforme des retraites est ressentie comme une prison qu'on verrouille, alors qu'ils rêvent de fuir au plus vite une vie professionnelle qui ne leur apporte plus aucun agrément. Ce sont eux qui sont derrière les pourcentages énormes de rejet de la réforme, qui plébiscitent massivement le mouvement (70% des Français selon les sondages), qui réclament une renégociation immédiate du projet de loi (57% des sondés). Le secteur public est entré de plein pied dans le mouvement parce qu’il est depuis dix ans la tête de turc de tous les gouvernements de droite, que le malaise social y bouillonne à petit feu et que son statut lui permet encore de s’engager dans un bras de fer de longue haleine. Le secteur tertiaire privé suivra, s’il a le sentiment que l’épreuve de force peut s’engager sans qu’il en supporte tous les risques. S’il sent, en particulier la semaine prochaine, que le blocage des raffineries et du secteur routier met en cause l’activité du pays tout entier, il sera alors tenté de basculer dans la contestation.

Dernière réalité très forte, le nouveau visage de la jeunesse. Comme l’écrit très justement Bertrand Renouvin dans son dernier éditorial de Royaliste [1] : « Les enfants veulent protéger leurs parents et, dès l’adolescence, ils savent qu’ils doivent lutter pour ne pas finir dans la gêne ou la misère. A l’optimisme d’une jeunesse éblouie par elle-même – celle des années soixante – a succédé une prise au sérieux fondée sur une expérience concrète de la régression sociale ». Oui, cette jeunesse, notre jeunesse, prend les choses au sérieux. La dureté de notre société l’angoisse, et son premier sentiment, face au malaise, voire au désespoir, qui étreint parents et grands parents, c’est la révolte. Ces étudiants, ces lycéens, qu’on décrétait frivoles, tout occupés du monde virtuel que leur réservait la société de consommation, voilà qu’eux aussi relèvent la tête et qu’ils retrouvent les grands réflexes de solidarité qui étaient hier encore ceux de la jeunesse ouvrière, de la jeunesse rurale et d’une certaine jeunesse de la petite bourgeoisie. Cette jeunesse, notre jeunesse, comme elle l’avait fait au moment du CPI, retrouve le chemin de la rue, de la manif, des assemblées générales houleuses et interminables, des blocages bons enfants, parfois violents, des tracts diffusés tôt le matin, des réunions syndicales qui se terminent tard le soir. Elle se repolitise, comme le confirme tous les sondages. Elle découvre aussi la confrontation avec l’encadrement de l’Education nationale – des chefs d’établissements nettement plus soumis aux ordres que par le passé -  et avec une police couverte par avance par le pouvoir. Avec l’entrée en scène de la jeunesse – étudiants, lycéens, mais aussi jeunes ouvriers, jeunes employés et apprentis – c’est l’inquiétude qui a subitement changé de camp. On a senti le pouvoir fébrile. Fébriles aussi les directions syndicales réformistes et l’oligarchie de gauche, qui espéraient secrètement qu’après le 12 octobre, les choses en resteraient là.

Nous sommes en effet au milieu du gué et c’est sans doute la semaine prochaine qu’on saura si oui ou non l’esprit syndical, l’autonomie syndicale l’a emporté sur les petits calculs partisans. La question des grèves reconductibles, la perspective de la grève générale ont été posée dès lundi dernier par les organisations syndicales les plus engagées (FO, Sud, les secteurs les plus radicaux de la CGT notamment). C’est avec raison que ce choix a été mis sur la table parce qu’il va permettre une certaine clarification. Avant la manifestation de samedi, on entendait pour la première fois les responsables de la CFDT et de la social-démocratie crier « halte au feu » au nom du réalisme économique ou du respect de la démocratie. Les voici sur le terrain politique, et non plus syndical, et ils commencent déjà pour certains à jeter les masques. Pourquoi contenir le mouvement, alors que l’on sait parfaitement que le pouvoir ne résisterait pas à un débrayage général des salariés, ne serait ce que de quelques jours ? Serait-ce parce qu’en réalité on ne veut pas que le mouvement aboutisse, qu’on souhaite au fond de soi que la droite fasse aujourd’hui le mauvais travail que M. Strauss Kahn ou Mme Aubry n’auront pas à faire demain au pouvoir ? Et pourquoi la CFDT essaye-t-elle depuis quelques jours – d’ailleurs en vain, semble –t-il – de convaincre ses chauffeurs routiers de ne pas entrer dans la danse ? Est-ce parce qu’elle sait que le mouvement prendrait alors une autre forme, presque irrépressible ?

N’ayons pas peur des mots. Les orientations que prendra en fin de semaine l’intersyndicale, c'est-à-dire après le vote de la loi au Sénat, auront quelque chose d’historique. Jamais sans doute depuis vingt ans le mouvement syndical n’aura été aussi en phase avec l’opinion publique. Qui plus est dans un champ, celui du financement des retraites, de la sécurité sociale collective, qui relève pleinement du rapport de force social, du champ syndical, non pas du champ politique. Qui l’emportera : ceux qui plaident et travaillent pour l’unité syndicale, son autonomie face au politique et qui veulent à juste titre engager cet extraordinaire va-tout de la classe ouvrière qu’est la grève générale ? Ceux, qui par faiblesse ou misérable calcul politicien, chercheront à entraîner le mouvement vers une fin sans risques mais sans résultats ? Nous aurons la réponse dans quelques jours et avec elle la confirmation ou non que la France est prête à d’autres changements.

Henri Valois.



[1]. Bertrand Renouvin, « Plus qu’une révolte ! », Royaliste, 11 octobre 2010.


Partager cet article
Repost0

commentaires

 
Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
Présentation
 

Accueil

Présentation

Manifeste

Historique

Rédaction

Nous contacter

Recherche