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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 19:42
Vaudeville chez
Sherlock Holmes

Une nouvelle de Jean Giraudoux
SherlockHolmes--Basil-Rathbone-.jpg
 
Jean Giraudoux ne fut pas seulement un homme de théâtre doublé d’un romancier hors pair. Essais, conférences, discours, scénarios de films, articles de journaux ou de revues, il a touché à tous les domaines de l’esprit et tout lui a réussi. Cette aptitude au talent lui est venue très jeune. A partir de vingt ans, il écrit des nouvelles et à vingt-six ans, il publie sa première œuvre, un florilège de contes et d’histoires courtes, qu’il réunit sous le titre évocateur de Provinciales. Et c’est un peu plus tard que le jeune Giraudoux fait la connaissance du grand public. Au retour d’un premier séjour en Amérique – il fut lecteur de français à l’université Harvard – il fait son entrée au Matin, un des gros tirages de la presse parisienne, où on lui demande de renouveler la rubrique des « contes du matin ». Il sollicite les contributions d’écrivains connus mais aussi de romanciers débutants et il n’hésite pas à insérer ici ou là une douzaine de nouvelles de son cru. Celles-ci furent longtemps ignorées et ce n’est qu’en 1952 qu’elles furent publiées chez Gallimard sous le titre des Contes d’un matin. On y découvre un Giraudoux plein d’humour et de vie, farceur, presque potache, qui n’hésite pas à pasticher les classiques et à faire parler les héros d’hier avec la gouaille d’un parisien d’aujourd’hui. Un Giraudoux qui a voyagé, qui connait le monde incomparablement mieux que la jeunesse de son temps, et qui met à profit ses souvenirs de Londres, d’Amérique ou d’ailleurs pour épater le lecteur. L’expérience durera quatre ans, jusqu’au jour où deux nouvelles commandées à Paul-Jean Toulet, puis à Charles-Louis Philippe provoquent un scandale retentissant et le renvoi du jeune fautif. Peu importe, Giraudoux avait trouvé sa voie – la littérature – et sa raison sociale – la diplomatie – et l’une et l’autre allait l’occuper toute une vie. Il partait vers sa destinée d’un pas léger. Le conte que nous donnons ci-dessous illustre l’aplomb, voire l’effronterie avec lequel notre apprenti romancier traitait ses histoires. Il y est question de Sherlock Holmes, mais d’un Sherlock Holmes de comédie, qui est ici sa propre dupe. Ou sa propre victime. Comme on voudra.
eugène charles.
 
D'un cheveu.

 
Je sortais des bras de Mme Sherlock Holmes, quand je tombais, voilà ma veine, sur son époux.
– Hé ! bonjour ! fit l’éminent détective. On dîne avec moi ? Voilà des siècles qu’on ne vous a vu !
Quelque chose de mon émotion transparut sur mon visage. Sherlock sourit finement :
– Je vois ce que c’est, dit-il, Monsieur va chez une amie.
Si je disais non, j’avais l’air de faire des mystères. Si je disais oui, j’avais l’air de vouloir l’éviter. Je répondis donc, peut-être un peu précipitamment, que l’amie en question pouvait parfaitement attendre; que, si je n’arrivais pas à huit heures, ce serait à neuf, et que, d’ailleurs, si elle n’était pas contente, je ne rentrerais pas du tout.
Sherlock, pour toute réponse, posa les mains sur mes épaules, me fixa, et dit :
– Ne bafouillez pas, cher. Je vous avais tendu un piège. Vous sortez d’un rendez-vous !
Un frisson parcourut mon corps et sortit par mes cheveux, qui se dressèrent.

Par bonheur, il ajouta :

– Mais trêve de plaisanterie. Allons au restaurant. Désolé de ne pas vous emmener chez moi, mais on ne m’y attend pas. La bonne a son jour.
Je me crus sauvé. Mon ami rêvait bien sur son potage, mais je mettais ses rêveries sur le compte de quelque professionnel du vol à la tire et du vagabondage spécial. Soudain, du pied, il cogna légèrement ma cheville.
– Voilà la preuve, fit-il.
Cela le reprenait.
– La preuve indéniable, la preuve irréfutable, expliqua-t-il, que vous sortez bien d’un rendez-vous : vos bottines sont à demi reboutonnées : ou vous avez été surpris en flagrant délit, hypothèse inadmissible, car une main de femme noua à loisir votre cravate, ou votre amie appartient à une famille où l’on n’use point du tire-bouton, une famille anglaise, par exemple [1]. J’affectai de sourire.
– Toute femme, insinuai-je, a des épingles à cheveux. Une épingle à cheveux remplace avantageusement un tire-bouton.
– Votre amie n’en a pas, laissa-t-il tomber. Vous ignorez peut-être que certaines Anglaises ont formé une ligue contre les épingles à cheveux. D’ailleurs, sans chercher si loin, les femmes qui portent perruque ne s’en servent pas. Je suis payé pour le savoir. Ma femme est du nombre.
– Ah ! fis-je.
Il s’amusait évidemment à me torturer. De plus, l’imbécile m’avait placé dos à la fenêtre, et il en venait un courant d’air qui me pénétrait jusqu’aux moelles. J’éternuai. En tirant mon mouchoir, j’en fis tomber un second, orné de dentelles, un peu plus grand qu’une feuille et un peu moins grand que ma main. Sherlock le posa sur la table, et s’abîma à nouveau dans ses contemplations.
– C’est un mouchoir de femme, prononça-t-il enfin.
Puis il sourit.
– Enfant ! fit-il. Vous vous laissez trahir par un mouchoir. Depuis Iago et Othello, ce genre d’accessoires n’appartient plus qu’à l’opérette. Mais je ne veux pas être indiscret. Me permettez-vous de l’examiner ?
– Vous pouvez, balbutiai-je bêtement; il est propre.
Je sifflotai pour me donner une contenance, puis, comme j’avais par cela même l’air d’en chercher une, je me tus. On aurait entendu voler les mouches. Mais les sales bêtes, intimidées, s’en gardaient bien. Mon cœur, en quatrième vitesse, ronflait au milieu de ce silence comme un moteur. Sherlock but un doigt de bordeaux, en rebut un second doigt, et posa un des siens, l’index, sur le mouchoir.
– C’est la femme de quelqu’un qui se méfie et qui est malin, fit-il. Il n’a pas d’initiales.
J’avalai de soulagement deux grands verres d’eau. Sherlock respira le mouchoir, et l’approcha délicatement de mon nez.
– Qu’est-ce qu’il sent ? demanda-t-il.
Il sentait le Congo si affreusement qu’on pouvait prendre pour du pigeon la bécassine faisandée de quinze jours qu’on nous servait. C’était en effet le soir de l’ouverture de la chasse.
– Ce qu’il sent ? murmurai-je.
Heureusement, Sherlock n’écoute pas ses interlocuteurs. Les questions qu’il leur pose sont des réponses qu’il se fait.
– Pour moi, raisonna-t-il, il ne sent rien. C’est donc un parfum auquel je suis habitué. Celui du Congo, par exemple : celui de ma femme.
Ceux qui n’ont jamais été pris dans une machine à battre ou passés au laminoir ne pourront jamais concevoir quel étau broyait mon cœur. Je me penchai sur mon assiette et essayai de me trouver de l’appétit, dans un de ces silences qui doublent de hauteur la colonne d’air que supportent nos épaules. Sherlock continuait à me fixer.
– Un cheveu, fit-il.
Je me penchai vers son assiette.
– Ce n’est pas un cheveu, dis-je. Du poireau, sans doute.
Sans répondre, il se leva, allongea la main vers moi et me présenta, entre le pouce et l’index, après l’avoir cueilli sur le col de mon paletot, un fil doré, soyeux, souple, bref un de ces cheveux qui font si bien sur l’épaule de l’amant, quand toutefois la tête de l’aimée est au bout.
– Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Ça, fis-je, d’un ton que j’aurais voulu indifférent, mais qui malgré moi prenait des allures provocantes, vous l’avez dit vous-même, c’est un cheveu !
Il le posa sur la nappe blanche. Je profitai des facilités que me donnaient le courant d’air et la rêverie de mon bourreau, pour diriger un éternuement dans la direction du cheveu qui s’éleva, ondoya comme un serpent sur sa queue, sans pourtant, l’infâme, quitter la table.
– Rééternuez, commanda Sherlock Holmes, qui avait perçu évidemment mon manège.
Je la trouvai mauvaise.
– Si vous tenez à ce que j’éternue, protestai-je, éternuez vous-même.
Il éternua. Le cheveu s’éleva, ondoya (voir plus haut).
– C’est bien un cheveu de perruque, conclut-il, la racine colle !
Le cheveu était retombé en travers et nous séparait comme un cadavre. Il me paraissait plus long encore mort que vivant.
Sherlock vida son verre et s’en saisit comme d’une loupe, malgré mes efforts pour lui verser un chablis, d’ailleurs exécrable.
– C’est bien un cheveu de ma femme, dit-il.
Je dissimulai ma terreur sous le voile d’un aimable badinage.
– Eh ! eh ! marivaudai-je, Mme Sherlock est jolie. Vous me flattez.<
Il me regarda d’un air de commisération.
– Pauvre ami, fit-il, une Irlandaise qui a traîné tous les bars.
La mort valait mieux que l’incertitude. Je n’aime pas mourir à petit feu. Surtout en présence d’un garçon stupide qui vous écoute en vous servant. Je congédiai l’intrus dans les règles.
– Et vous, fis-je en me levant et en fixant Sherlock, expliquez-vous !
C’était prendre le taureau par les cornes. Mais j’aurais fait plus encore.
Mon adversaire, d’ailleurs, ne sortit pas de son ironie déférente.
– En deux mots, dit-il. Vous sortez d’un rendez-vous et vous vous troublez à ma vue, donc, vous avez intérêt à ce que je ne connaisse pas celle qui vous prodigue ses faveurs. Vos bottines sont défaites, donc... vous ne les avez pas reboutonnées. C’est le jour où ma bonne s’absente et laisse ma femme seule. Vous sortez un mouchoir qui appartient à ma femme. Je trouve sur votre épaule un cheveu de sa plus belle perruque. Donc...
Mes yeux ne firent qu’un tour. Le temps passait en raison inverse du battement de mon cœur.
– Donc, reprit Sherlock, qui me fixait toujours avec les yeux du boa qui va engloutir son bœuf... Donc... concluez vous-même.
Je conclus en me renversant sur mon fauteuil et en caressant fiévreusement la crosse de mon revolver, un excellent browning à douze coups. Quelle bêtise de ne jamais le charger !
– Donc... dit Sherlock froidement (avouez-le, mon pauvre ami, je ne vous en veux pas). Vous êtes... l’ami de ma bonne !
– Garçon, criai-je. Où diable vous cachez-vous ! Il y a une heure que je vous appelle ! Apportez du Champagne !
jean giraudoux, Le Matin, 9 novembre 1908.
 

[1]. Les Anglais et les Anglaises, on le sait, affectent de ne porter que des souliers découverts et à lacets, dits Richelieu.
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