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27 septembre 2013 5 27 /09 /septembre /2013 22:06
Barrès
 
Au retour du voyage qu'il fit en Grèce au printemps de 1900, Barrès ne consacra que quelques articles à son périple égéen. Il mûrit cinq ans ses impressions de voyage, qu'il rassembla finalement dans un de ses livres les plus forts, le Voyage de Sparte, publié en 1906. Si, comme on le sait, Barrès ne trouva pas dans Athènes les lumières qui avaient ébloui dix ans plus tôt son ami Maurras, Daphné, Sparte, Mistra, Olympie, le Péloponnèse l'enchantèrent et le séduisirent immédiatement. C'est que le mystère y règne, que les antiques croyances mêlent encore leurs effluves et leurs chants à ceux du christianisme, que la nature sauvage porte toujours la trace des héros. Héros grecs mais aussi héros français, ces ducs d'Athènes, ces chevaliers francs qui édifièrent ici palais, forteresses ou burgs dorés. Mais laissons Barrès nous raconter son arrivée, un matin, à dos de mulet, devant la belle figure du temple d'Apollon à Bassae.
 
rémi clouard.
 
L'aurore à Bassae
 
J'ai fait deux longs jours de mulet depuis les ruines de Phigalie, qu'on nomme encore Bassae, jusqu'aux fouilles d'Olympie.
Quelle misère ! Quelle splendeur ! Quelle divine vie primitive ! Nous suivions les mêmes sentiers et le même régime frugal dont s'accommodèrent, d'âge en âge, les gens de ce fameux pays. Les images de cette course se sont dissipées aussi vite que les cris gutturaux de l'agoyate qui, derrière ma bête, criait : « Hourri... oxo... ». Mais il me reste de ce petit effort animal la sensation d'un bain, d'une plongée dans la plus vieille civilisation.
Pour la visite du temple d'Apollon secourable à Bassae, le mieux est de dormir dans le village d'Andrissena, dont les approches, quand j'y vins par les pentes du Lycée, me rappelèrent les environs de la Bourboule en Auvergne, vaste paysage rond et verdoyant, des rochers, des prairies, des vaches et leurs sonneries le soir.
La nuit passée dans un pauvre logis, nous partîmes à la première heure vers les ruines du temple. Depuis longtemps, déjà, il faisait petit jour, quand deux doigts de couleur rose vinrent se poser sur la pointe extrême des sommets ; c'était le reflet des feux du soleil, cachés à notre vallon par les montagnes. Ce rose inimaginable, ce rose franc sur un petit espace de neige fut le brusque signal de la pleine lumière. Une fois de plus, l'antique Aurore venait d'ouvrir les portes de l'Orient. La monotonie du voyage, dans ces premières heures du jour, est d'une douceur incomparable. Sous nos climats, avec nos moeurs, nous voyons mal le vêtement de la nature. Quand je montais les pentes de Bassae, depuis une semaine, je n'avais reçu ni lettre ni journal. Ainsi délivré du monde, l'esprit se donne tout aux sensations immédiates. Une eau qu'on traverse à gué, un arbre sous lequel on se courbe, un parfum fait une délectation. Je me rappelle la branche d'aubépine humide dont était orné mon mulet. Nous allions de colline en colline, à travers les sentiers sauvages et parfois dans des lits de torrents. Des vallons de genêts jaunes succédaient à des forêts de ronces violettes. Bientôt nous eûmes, au-dessous de nous, un silencieux pays bleu de montagnes. A huit heures, la chaleur commence et les fulgurations. On avance au milieu des poussières concassées, brûlées, de quarante hauts fourneaux qui, pendant des siècles, auraient, ici, entassé leurs scories. Soudain voici Bassae.
Bassae, petit temple dorien, bijou parfait que l'on découvre, à l'imprévu, dans un vallon des sommets. Trente-six colonnes surmontées de l'architrave demeurent debout. Elles sont en pierres bleuâtres, teintées de rose par un lichen. Des chênes clairsemés les entourent, et puis, c'est la solitude lumineuse aux horizons indéfinis sur les montagnes, les forêts et les golfes. Désert qui rend plus émouvante cette petite ordonnance humaine.
Auprès des ruines de Bassae, comme dans les paysages à fabrique de Nicolas Poussin, quelques figures de chevriers donnent les proportions. Sont-ils éloignés ou proches ? Ils sont mangés, vaporisés par l'ardente lumière, fondus dans l'argent liquide de cette atmosphère où leur forme fait seulement un petit brouillard qui tremble. Notre agoyate les appela. Ils m'apportèrent une jatte de quatre ou cinq litres de lait avec une louche en bois...
Aujourd'hui encore, dans mon souvenir, le plus ordinaire des chênes de Phigalie demeure une personne glorieuse de qui je voudrais m'informer auprès de tous les voyageurs. Les chèvres l'ont-elles épargné ? Les pierres du temple ne meurtrissent-elles pas ses rejets ?
Il serait absurde que nos idées modernes et nos sentiments propres voulussent se loger dans la maison d'Apollon. Mais elle nous donne une leçon de goût qui nous contraint à rougir de notre âme encombrée par tant d'images vulgaires, luxueuses ou incohérentes. C'est sur les ruines de Bassae que j'ai compris un mot de Taine (que m'avait transmis Paul Bourget). Taine disait avec indignation : « M. Hugo est un malhonnête homme. Il raconte qu'un lion furieux a broyé entre ses dents les portes d'une ville. Les félins ne peuvent pas broyer ; on ne broie qu'avec des molaires, et les molaires du lion ont évolué en canines, pointues, tout en crochets, sans surface masticatrice. » Excessive boutade, peut-être, mais sa rigueur invite heureusement l'artiste à se régler. Mon ami, le pauvre Guigou, se fâchait contre Taine, il disait que le poète a des droits... Mais un passant, fût-il poète, qui respira la vertu d'un matin grec aux vallons de Phigalie, ne veut plus subir l'attrait des imaginations monstrueuses.
Il y avait trois heures, peut-être, que nous avions quitté le temple. Nous cheminions... Nos muletiers, d'un geste, appellent, à soixante mètres, un paysan, qui accourt avec une petite outre. Il la soulève ; ils boivent une lampée chacun, puis ils tirent de leur gousset, celui-ci une pincée de tabac blond, et celui-là quelques feuilles de papier qu'ils lui remettent. C'est l'antique simplicité des échanges pastoraux. A toutes ses étapes, ce brûlant voyage du Péloponnèse nous offre des images familières et nobles comme elles abondent dans l'Odyssée. Je me rappelle nos haltes brèves aux fontaines. Le muletier fait boire sa bête, puis la chassant d'une tape sur le mufle, il met sa bouche dans la même eau. Après cette fraternité, la caravane reprend sa marche sous le soleil.
Au milieu de ces friches interminables, où nul sentier n'est dessiné, nous traversions des buissons d'arbres et d'arbustes, qu'à ma grande surprise je reconnaissais. Vigoureux, en plein air, voici les jolis seigneurs si frêles que ma mère cultivait en caisses, avec tant de plaisir, dans la maison de mon enfance. C'est bien sûr qu'ils vivent ici leur véritable destin. Mais à mon sentiment, dans cette liberté, ce sont des réfractaires, des esclaves marrons !
Interminables journées ! On rêve d'un chapitre où l'on noterait le cri, l'odeur, les sensations indéterminées qui flottent sur chacun des grands pays romanesques du monde... J'ai dans l'oreille le cri fou des femmes liguriennes, vendeuses de poisson, et de qui la voix se brise en sanglots, en rires, je ne sais, vers neuf heures, par un clair de soleil, au fond des basses rues du Vieux-Nice... Les appels variés des marchands qui poussent leurs charrettes dans la boue du Paris matinal remuent et raniment les sensations fortes et vagues que j'avais, il y a vingt ans, jeune provincial fraîchement débarqué de Lorraine... Et comme l'avertissement mélancolique des gondoliers de Venise s'accorde au clapotis des noirs petits canaux, les deux, trois cris de l'agoyate poussant sa bête, s'associent étroitement avec le soleil, le cailloutis et les yeux brûlés du Péloponnèse. Hourri... oxo... Ce sont justes les syllabes gutturales que Wagner prête aux Walkyries.
J'arrivai vite à regretter les pâturages de France. Dans les misérables khani ou bien sur le dos de ma bête, je rêvais, il m'en souvient, de la vallée, si drue de verdure, où des peupliers, des platanes et des tilleuls fraîchissent autour de Nogent-sur-Seine. Parmi ses grandes prairies et annoncée vers Paris par une allée couverte, que Nogent-sur-Seine est aimable, d'agrément naturel, avec son fleuve et ses canaux, où transparaît une forêt d'algues éternellement peignée par le courant ! Le bruit des vannes, l'odeur saine des joncs et des arbres, les glycines qui pendent de modestes maisons, toute cette atmosphère de nos campagnes françaises que nous avons parfois méconnue, mais où notre énergie peut travailler, comme une roue de moulin clapote dans la rivière, ah ! que nous la regrettions, sur l'échine de la bête, qui nous menait, avec trente siècles de retard, aux jeux olympiques, c'est-à-dire en face du secret essentiel de la Grèce.
maurice barrès.
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9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 22:46
Les perdreaux
d'Henri IV
 
Une nouvelle d'Henri Pourrat
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Les chroniques d'Ancien Régime sont pleines de récits domestiques. On y est de plain-pied avec le monarque, dans l'intimité de son cercle de famille ou au milieu de ses proches. Henri IV en particulier aimait ses aises et l'imagerie populaire le représente souvent dans les scènes les plus naturelles, mangeant, buvant, conversant avec ses amis ou partageant les jeux de ses enfants. C'est l'objet de ce petit récit d'Henri Pourrat. Pourrat aimait le Béarnais et il a consacré à Sully [1] une biographie à la fois érudite et pleine de charme. Dans une France qui vit encore à l'heure des campagnes, le Roi revient de la chasse, il  partage son gibier, commente le temps qu'il fait, plaisante joyeusement avec ses lieutenants et se félicite avec eux de la paix et de la prospérité qui règnent sur le royaume. La Reine est, elle aussi, de charmante humeur. Elle lui a préparé un ballet qui représente les félicités de l'âge d'or et s'inspire de l'Astrée. Pendant ce temps, Sully travaille aux grands desseins qu'il a conçus avec son maître et évalue les progrès de la France à l'ouvrage. Voilà une petite fable qui ne prétend à rien mais qui est pleine de sagesse politique. 
eugène charles.
 
Les perdreaux d'Henri IV et le ballet de la Reine
 
Avant le jour, dès quatre heures, Sully s’est mis à sa table de travail, à l’Arsenal. Il est là, devant ces papiers où est la France. Depuis six ans, avec le Roi, aux côtés du Roi, il a rebâti le pays. Ils ont tout refait : les finances, les routes, les canaux avec leurs écluses, les places avec leurs bastions et leurs courtines, le labourage et le pâturage, dans un pays où les villages et les métairies même étaient déserts.
Ils ont refait le goût du labeur et celui du bel ouvrage, le goût de la netteté et du grand ordre. Ils ont refait la France même et davantage : le bon courage des Français. Et maintenant, dans ces papiers qu’il tient, lui, sous sa main, il a les nouvelles de tout le grand pays, et voici que partout, des quatre roues, tout commence à rouler.
 
I. - Le vrai régal du Roi.

 
De bon matin aussi, le Roi s’est éveillé. Il fera beau, le jour est déjà clair. Il veut tout de suite aller voler des perdreaux, afin de revenir d’assez bonne heure pour les manger à midi. Il ne les trouve jamais si bons que lorsqu’ils sont pris à l’oiseau, et surtout lorsque lui-même les leur peut arracher de sa main…
… Les choses sont allées comme il l’avait souhaité. Il revient au Louvre alors que le chaud commence à piquer. Ayant en sa main les perdreaux, il monte en sa grande salle. A son haut boute il aperçoit La Varenne et Coquet qui causent ensemble, attendant son retour.
- Coquet, Coquet, crie-t-il, vous ne devez pas plaindre notre dîner à Roquelaure, Termes, Frontenac, Harambure, ni à moi.
Il apporta en effet de quoi les traiter. Vite, il envoie coucher les perdreaux à la broche, faisant la part de ses amis, en réservant huit pour sa femme et pour lui, - ce seront, pour lui, les moins présentables, qui ont été pincés de l’oiseau : « il y en a trois bien gros que je leur ai ôtés et auxquels ils n’avaient encore guère touché », dit-il.
Tandis qu’il est là, triant, faisant les partages, il voit venir La Clielle, avec son gros bâton, et Parfait, qui porte un grand bassin doré, couvert d’une serviette. «  Sire, crie de loin Parfait, si haut qu’il peut, avec la gaie liberté qu’aime le Roi, embrassez-moi la cuisse, Sire, embrassez-moi la cuisse, car j’en ai quantité, et de fort bons. »
« Voilà Parfait bien réjoui, dit le Roi, cela lui fera faire un doigt de lard sur les côtes. Je vois bien qu’il m’apporte de bons melons, dont je suis bien aise. » Le Roi doit aimer les melons. – il aime les prunes de Damas, les fruits, les laitages. Ils ne lui font jamais mal, dit-il, quand il les mange ayant bien faim avant la viande comme ses médecins le lui ordonnent. « Mais je veux aussi que vous quatre y ayez aussi votre part : c’est pourquoi n’allez pas après les perdreaux que vous n’ayez vos melons. »
Il achève ses partages, s’en va en la chambre, où en entrant il donne deux des melons à deux des garçons qui sont à la porte, leur disant de les porter à tel ou telle. Mais voici que de son long cabinet aux oiseaux sortent Fourcy, Beringhem et La Font qui porte un grand paquet enveloppé.
- La Font, dit le Roi, m’apportez-vous encore quelque ragoût pour mon diner ?
- Oui, Sire, répond Beringhem, mais ce sont viandes creuses qui ne sont bonnes qu’à repaître la vue.
- Oh ! dit le Roi, ce n’est pas ce qu’il me faut, car je meurs de faim et je veux diner avant toutes chose.
En attendant mieux, il va commencer par ses melons et un trait des de muscat.
- Mais encore, La Font, qu’est-ce que cela que vous portez ainsi bien enveloppé ?
- Sire, dit Fourcy, ce sont des patrons de diverses sortes d’étoffes, tapis et tapisseries que veulent entreprendre de faire, par excellence, vos meilleurs manufacturiers.
- Or bien, cela sera bon après diner, afin de le montrer à ma femme.
Le Roi aimerait aussi le montrer à un certain homme avec lequel il n’est pas toujours d’accord : principalement lorsqu’il est question de ce que cet homme appelle des babioles. «  Il me dit souvent qu’il ne trouve jamais rien de beau ni de bien fait quand cela coute le double de sa vraie valeur. Je n’ignore pas sur quoi ni pourquoi il dit cela : mais je ne lui en fais pas semblant. Partant, Fourcy, envoyez-le quérir en diligence et qu’on lui mène plutôt un de mes carrosses qui est en la cour, ou bien le vôtre. »
 
II. - Le bon succès des affaires.
 
Il se trouve que le cocher rencontre un laquais que Rosny envoie au Louvre voir ce que fait le Roi. Et Rosny, lui, est là à diner chez Mme de Guise. Le cocher va l’y prendre. De sorte que le Roi est surpris de voir entrer si tôt Rosny dans sa chambre.
- Vous êtes bien diligent, mais il n’est pas possible que vous veniez de l’Arsenal ?
Et lorsqu’il apprit que Rosny dînait chez Mme de Guise : « Oh ! dit-il, je sais bien que toute cette maison-là vous aime fort, ce dont je suis très aise : car je crois que tant qu’ils vous croiront, ils ne feront rien qui nuise ni à ma personne, ni à mon Etat. »
- Sire, fait Rosny, Votre Majesté m’a dit tout cela de si bonne façon, que je vois bien qu’elle est en bonne humeur et plus contente de moi qu’elle n’était il y a quinze jours.
- Quoi ? Vous souvient-il encore de cela ? Ne savez-vous pas bien que nos petits dépits ne doivent jamais passer les vingt-quatre heures, comme je sais que cela ne vous a pas empêché, dès le lendemain de ma colère, d’entreprendre une bonne affaire pour mes finances.
Mais c’est vrai que le Roi est de joyeuse humeur. Il y a trois mois qu’il ne s’était trouvé si léger, si dispos. « J’ai eu un fort beau jour de chasse. Mes oiseaux ont si bien volé, mes lévriers si bien couru, que ceux-là ont pris force perdreaux et ceux-ci trois grands levrauts. On m’a rapporté le meilleur de mes autours que je pensais avoir perdu. »
Puis de toutes parts de bons succès en ses affaires. Jamais l’année ne fut si fertile et son peuple sera grandement riche, s’il veut ouvrir les traites, c’est-à-dire donner des permis d’exportation. Les brouilleries de Marseille sont entièrement apaisées. En Angleterre, le prince de Galles parle incessamment de lui. En Italie, il croit avoir réconcilié les Vénitiens et le Pape. Toute l’Europe devient amicale et sage. Espagnols et Flamands à Ostende et à l’Ecluse, ayant eu des succès partagés et fait une furieuse consommation d’hommes, de munitions et d’argent, sont réduits à des faiblesses et à des disettes égales. Ils seront contraints d’entendre à une paix dont le Roi de France sera l’arbitre. Et ce sera pour commencer à la rendre l’amiable compositeur de tous les différends entre les princes chrétiens. Par surcroît, à table, de messieurs du Laurens, du Perron, des Yvetots, Coton et autres, que d’agréables discours !
Le Roi, du reste, ne se connait pas si peu soi même, que malgré les excessives louanges qu’ils lui ont données, il ne sache bien qu’il a ses manquements comme les autres rois. Il ne s’en trouvera jamais de tout parfaits. Quant à ses prospérités, qu’ils ont tant exaltées, s’ils avaient couru toutes ses fortunes, ils changeraient de langage. Les mauvaises ont été plus fréquentes mille fois que les bonnes. Surtout, ses ennemis ne lui ont point fait recevoir tant d’ennuis, de dépits, d’angoisses, que n’ont fait certains de ses amis et serviteurs.
En sage homme d’Eglise, M. du Perron prend texte là-dessus. Le peu d’assistance humaine que le Roi a reçue de ceux qui devaient le plus lui en donner fait mieux apparaître les merveilles de Dieu à son endroit. Tout le monde lui a été contraire humainement, et il a sauvé tout le monde, divinement. Car Dieu a mis les trésors de ses bénéficiences en des vaisseaux d’argile, afin que la gloire en revienne à sa bonté, et qu’il rende aussi glorieux celui dont il s’est servi pour faire ces miracles.
Sur ces grâces mises en des vaisseaux d’argile, le Roi pourra faire de chrétiennes réflexions s’il le désire. Curieusement les Oeconomies font tout au long le récit de cette journée à la fois familière et extraordinaire. Elles rapportent les propos que tient aussi Rosny. Qu’ajouter à ce que M. du Perron a dit, parlant d’un si haut style ? C’est vrai pourtant que l’esprit du Roi a été plus travaillé par ses familles que par ses ennemies, et que les temps pacifiques lui ont donné plus de peine et d’anxiétés que les temps les plus militaires. Rosny dira donc que, tout en choisissant et en formant excellemment le Roi pour opérer une œuvre merveilleuse, Dieu a environné l’exécution de cette œuvre de tant de contradictions et d’oppositions qu’elle paraissait impossible. C’était pour faire admirer d’autant plus ses voies. Puissent donc les nations d’Europe, et surtout la nation française, mieux tenir ce roi bien-aimé pour roi de leurs félicités, et mieux exercer entre elles, quand à leurs diverses religions, la charité voulue par les Evangiles.
Il arrête là son discours. Car le Roi, apercevant la Reine qui sort de sa chambre, s’est levé. Il va au-devant d’elle, lui criant d’aussi loin qu’il l’a vue :
- Hé bien ! m’amie, vous ai-je pas envoyé de bons melons et de bons perdreaux ? Si vous aviez aussi bob appétit que moi, vous leur aurez fait bonne chère, car je ne mangeai jamais tant ni ne fus il y a longtemps en si bonne humeur que je suis. Demandez-le à Rosny : il vous en dira les causes.
-Or, Monsieur, dit la Reine, nous nous sommes donc bien rencontrés ce jourd’hui car je ne fus jamais plus gaie, ne me portai jamais mieux. Et pour vous continuer en vos joies et allégresses, je vous ai fait préparer un ballet…

 
III. - Les félicités de l’âge d’or.
 
Ce ballet, qui est de son invention, mais où elle ne nie pas d’avoir eu l’aide de Duret et de la Clavelle, ce matin, pendant que le Roi était à la chasse, représente les félicités de l’âge d’or.
C’est un sujet à la mode, avec l’Astrée, avec le Théâtre d’Agriculture. Des rives du Lignon part un courant qui porte la France et ses poètes vers un royaume de prairies, de bosquets tout dorés d’un soleil pastoral.
- O m’amie, dit le Roi, que je suis aise de vous voir ainsi en bonne humeur ! Partant, je vous en prie, vivons toujours de même.
Il veut lui montrer maintenant les patrons de tapisseries que Fourcy a apportés, afin qu’elle dise son avis. Celui de l’homme qui goûte peu les babioles, il le sait déjà bien… « Mais pour faire danser et voir bien à l’aise votre ballet, il faut que ce soit chez lui, en cette grande salle que je lui ai fait faire exprès pour cela et qu’il ait le soin d’y faire entrer le monde par ordre. »
Le soin de l’ordre. Même pour ce ballet improvisé de la Reine, il convient que par l’homme au bâton tout soit réglé. Qu’un instant, du milieu des jours et des affaires, s’esquisse une sorte de suspens. Et comme si l’on était sur un gazon, à l’ombrage d’un large ormeau, près des bergers et des blanches brebis, qu’on bâtisse par le milieu de l’air le rêve renouvelé d’une félicité rustique.
 

Ce ne sont pas les grands mais les simples paysans
Que la terre connaît comme enfants complaisants.
La terre n’aime pas le sang ni les ordures.
Ils ne sont des tyrans et de leurs mains impures
Qu’ordures ni que sang. Les aimés laboureurs
Ouvragent son beau sein de si belles couleurs,
Font courir les ruisseaux dedans les vertes prées,
Par les sauvages fleurs en émail diaprées…
Ils sont peintres, brodeurs, et puis leur grand tapis
Noircissent de raisins et jaunissent d’épis;
Les ombreuses forêts, leurs demeures plus franches,
Eventent leurs sueurs et les couvrent de branches…

 
C’est cela, c’est cela. Les vrais brodeurs, les vrais tisseurs de tapisseries, ce sont les aimés laboureurs : ceux dont les droiturières mains, dit d’Aubigné, tracent au cordeau, par compas et par ordre, les carreaux des champs, les parterres, les allées des jardins azurés, et tirent de la terre les vendanges et les moissons. Labourage et pâturage, c’est déjà l’ordre et la règle.
Autrement, il n’y a pas de pastorale. La pastorale, ca n’existe pas. Sully le sait bien. Il a lu les histoires. Aux adversités d’hier succèdent aujourd’hui les prospérités. Mais demain peuvent revenir les adversités.

henri pourrat.
 

[1]. Henri Pourrat, Sully et sa grande passion (Flammarion, 1942).
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13 septembre 2011 2 13 /09 /septembre /2011 22:54
Azurine
 
Une nouvelle
de René Boylesve
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René Boylesve et l'automobile ! Voilà un bien curieux rapprochement ! Comment le charmant auteur de la Leçon d'amour dans un parc ou du Parfum des Iles Borromées aurait-il pu s'intéresser à cet objet sans âme ?  Et pourtant le monstre d'acier revient régulièrement dans l'oeuvre de notre Tourangeau. Boylesve a non seulement mis l'automobile dans ses romans mais il a longuement médité sur son apparition et sur la place qu'elle a prise dans nos moeurs. Il commença par en trouver l'invention plaisante, à une époque où elle n'était encore qu'un moyen d'agrément. Au début du siècle, c'était le chemin de fer qui apparaissait comme le symbole de la modernité stupide, avec sa rapidité brutale, ses horaires inflexibles, sa négation de l'espace, son entassement de bétail humain. Boylesve, en homme libre, a honnêtement cru que l'automobile réparerait tous ces méfaits et qu'elle nous restituerait le "Voyage", l'itinéraire que l'on choisit, le paysage qui déroule tranquillement sous nos yeux, l'imprévu charmant. Et puis il assista à la glorification saugrenue de la vitesse pour la vitesse, à l'arrivée des courses automobiles et de leurs publics imbéciles, à l'empuantissement de nos villes, à l'enlaidissement de nos campagnes. Et il déchanta. Au point de consacrer deux de ses dernières nouvelles, le Carrosse aux deux lézards verts (1921) et J'ai écrit une petite histoire (1925) à ce qui n'est plus pour lui que l'illustration assourdissante des Temps Modernes. Mais restons sur la première impression de Boylesve et suivons-le avec des amis choisis sur les routes encore désertes de l'Ile de France, de la Bourgogne et du Lyonnais. On est heureux, on s'embrasse, on regarde les jolis minois qui se montrent aux fenêtres au passage de l'automobile. Pour aller de Paris au lac du Bourget, on met neuf jours, mais peu importe... On sent que Boylesve s'amuse et ses tableaux sautillants auraient pu être filmés par les frères Lumière ou par Méliès. En avant donc, droit devant nous, en voiture à pétrole...
eugène charles.
 
Azurine ou le nouveau voyage
 
Un certain nombre de beaux esprits se plaisaient depuis quelque temps, à l'unisson de nos grand'mères, à défendre l'antique usage de la diligence qui créait entre le point de départ et celui d'arrivée, par l'intermédiaire au moins des cahots et de la conversation, un lien qui était à proprement parler «le voyage». Cela laissait à l'humanité en déplacement quelque chose de la personne originale et vivante, bien que contuse ne l'uniformisait pas en cette sorte de paquet de chair bourrue ayant serré son intellect avec des plastrons gaufrés ou des jupes, ayant dit adieu à la civilisation pour un temps donné, étant enfin devenue le véritable « colis voyageur ». Des tentatives de résurrection plus ou moins excentriques de la vieille manière d'aller n'eurent-elles pas lieu ces temps derniers, comme chacun sait? Mais une chose avait par trop vieilli c'était le cheval.
Du moins tel était l'avis qu'émettait devant nous, un soir de l'été dernier, mon excellent ami M. d’Éprouesse, sous les verdoyants ombrages de Passy. Et ce disant il nous ouvrait des perspectives inédites en nous déroulant, non la petite carte à gros filets noirs de l'indicateur, mais une bonne douzaine de belles et larges feuilles teintées sous la direction de l'état-major, dont la dernière contenait, parmi force hachures, la longue plaque bleue du lac du Bourget.
– Mes amis, nous dit M. d'Éprouesse, nous faisons, si vous voulez bien, nos cent kilomètres par petite journée C'est peu, trouvez-vous. Une bicyclette en rougirait. Mais nous en serons mieux pour faire escale à notre guise, bonne chère à notre appétit et dodo tout notre content : nous faisons un voyage d'agrément.
Car, M, d'Éprouesse voyage en voiture à pétrole.
Le lendemain même, nous, étions à Passy à. six heures du matin, avec notre petit bagage autant que possible réduit, et qu'on lie de chaque côté de la voiture avec des courroies. Je vous confierai le petit nom de la voiture, qui est Azurine, et qui prouve que les noms des « voitures à pétrole » comme ceux des bêtes et des gens, n'ont ni queue ni tête.
Ainsi accoutrée, munie de son grand parasol blanc, animée de la forte trépidation du mouvement rendu indépendant de la marche pour l'épreuve avant le départ, exhalant l'odeur ténue de la gazoline d'allumage, Azurine a vraiment bonne tournure. Sans doute elle ne peut se défaire de cette contenance gauche que donne l'absence du cheval. Mais pure habitude d'optique. Et il faut avouer que, pour qui s'accoutume à sentir la présence de la force emmagasinée soit à l'avant, soit à l'arrière du véhicule, la sensation de cet « incomplet », de ce « manque de tête » si vous voulez, disparait absolument, et l'appareil se suffit, comme un corps harmonieux, selon une esthétique bien entendu élémentaire. Ce n'est nullement élégant, mais ça se tient. Nous montons quatre : M. d'Éprouesse, qui conduit, M. Ottimo, Italien d'origine et excellent d'estomac ; à l'arrière, pour les menus soins des rouages, un mécanicien qui répond au nom de Dardare, et votre serviteur.
Par notre approvisionnement d'ustensiles, par le machiné des dessous de la voiture, par l'extrême réduction du bagage personnel et l'attroupement autour de notre équipage, nos préparatifs de sortie ont quelque chose d'un départ en ballon. Par notre tenue, négligée en pré- vision de la poussière, nous ressemblons à des voleurs, et de grands chemins, c'est le cas de le dire.
Nous traversons Paris tout humecté de l'arrosage du matin. Nous roulons en pleine boue, mais la satisfaction de la première heure nous fait trouver tout admirable. Les alentours de la gare de Lyon ne nous parurent jamais si pittoresques : Charenton, un petit coin du bois de Vincennes tout vaporeux et frais de rosée, où nous nous enfonçons pour le plaisir, au mépris de notre plus court chemin, et même la triste traversée d'Alfort nous paraissent également enchanteurs. M. Ottimo entonne un hymne à l'alliance latine; M. d'Éprouesse, la main au guidon et l'œil au compteur kilométrique, se délecte secrètement du ronflement régulier des « brûleurs », du tic tac vigoureux des pistons et de l'espace qu'Azurine enfiévrée dévore. Le mécanicien, qui est marin de sa nature, demeure seul en mélancolie, à cause de la température mal propice à la petite dégustation d'une chique.
On stoppe pour faire eau à Montgaron, sous un soleil de plomb dont l'allure vive de la voiture en marche nous a jusqu'à présent dissimulé l'ardeur. De minuscules jardins fleuris, peignés, brossés, lissés, aperçus au travers de grilles blanches, au pied de bourgeoises maisons proprettes, excitent une fureur inopinée chez Ottimo, sans doute par suite d'un goût naturel pour les pampas et la forêt vierge, qu'en effet il se met à nous développer à l'ébahissement des naturels de l'endroit, groupés autour d'Azurine qui présente pour le moment ses entrailles nues au délectable épanchement des «graisseurs».
Hop, nous voici à la lisière de la forêt de Fontainebleau, et la plaisante vision d'un déjeuner à Barbizon commence à nous dessiner le mirage de ses reliefs sur la route poussiéreuse de Melun. Hélas ! voici les brûleurs qui faiblissent tout à coup, et nous étonnions un village par notre traversée vertigineuse quand nous sommes bruyamment arrêtés. Il faut visiter les mèches. Dardare, du geste dont un prélat dit la messe, amène avec ordre, un à un, ses petits tiroirs, où les outils reposent en des creux de molleton comme des bijoux en leur écrin ; on étire les mèches de coton, on souffle dans les petits cylindres de cuivre, on tourne la manivelle et nous voilà repartis. Deux kilomètres plus loin, même jeu. Un froncement se lit aux sourcils de M. d'Éprouesse, et je me permets de pousser les premières notes d'une lamentation.
- C'est dommage ! fais-je du côté de Dardare.
- Oh ! dit-il flegmatiquement, avec cette chaleur- là ! …
- Eh quoi! vous pensez que la chaleur est cause…
- Pour la chique, assurément, monsieur !
Ottimo est ravi : pas trace ici du moindre bout de jardin peigné des champs, rien que des champs à perte de vue.
Enfin nous revoici lancés ; l'aiguille du compteur enregistre des kilomètres vierges d'incidents nous faisons dix-sept ou dix-huit à l'heure; nous voyons pointer les clochers de Melun; nous opérons dans la ville une descente à tous freins.
A une heure, nous atteignons Barbizon. Tout le monde sait ce qu'est un déjeuner à l'hôtel de la Forêt, qui ne diffère pas sensiblement pour les voyageurs en voiture à pétrole, sinon par la condescendance que nous obtenons du personnel et l'inquiétude mal dissimulée qu'inspirent à d'élégantes jeunes femmes notre tenue et nos barbes saupoudrées de poussière, Une halte de deux grandes heures ne nous paraît pas exagérée. Puis nous faisons une délicieuse traversée en forêt, en vitesse moyenne, nous brûlons Fontainebleau, et, par la charmante vallée du Loing, parmi des prairies et un continuel et reposant voisinage d'eau, nous gagnons à sept heures précises la pittoresque petite ville de Moret aux portes fortifiées, à l'antique ceinture de murailles, où la rencontre fortuite de l'admirable artiste S… et de sa gracieuse femme nous vaut un dîner et une soirée inopinés durant lesquels la conversation, qui ne peut s'écarter du pétrole, nous amène à jeter les bases d'une idéale voiture dont je vous épargne le plan fantastique et que nous souhaitons à la postérité.
Les rêves de la première nuit sont légers, empreints d'images voletantes et fugitives, d'une remembrance d'objets innombrables qui passent et d'une crainte vague de s'arrêter : préoccupation du « brûleur » nouveau, souci humain ! La porte entr'ouverte de ma chambre, qui communique avec celle de M. d'Éprouesse, me fait assister à un brusque réveil où je l'entends prononcer un chiffre à haute voix : il continue de voir son compteur et totalise des kilomètres !
A huit heures du matin, nous inaugurons notre seconde journée par un temps frais, sous un ciel voilé. Azurine file à tout pétrole, nous avons la sensation de prendre un long bain matinal. Dardare silencieux, et confiant en la vertu des brûleurs, imprime à sa mâchoire un lent mouvement de ruminant, tandis que sa lèvre s'agrémente d'un caractéristique filet brun.
- A la bonne heure, Dardare, ça va bien, hé ?
Il explore l'horizon d'un œil de matelot et son regard signifie : de l'eau.
La seule idée d'avoir de l'eau plonge notre ami Ottimo en une expansive jovialité. Comme je me permets de n'y prendre qu'une part médiocre, il m'entame un discours philosophique où il est démontré que les intempéries sont la santé du corps, à l'égal du cresson de fontaine. M. d'Éprouesse, immuable en sa sérénité, se contente de soulever une des portions de son… assiette : « Prenez, dit-il, et soyez à l'abri. » Nous retirons cinq feuilles de caoutchouc soigneusement pliées, et nous avons de quoi transformer notre équipage en le plus imperméable des moyens de transport. On n'attend qu'un avis pour exécuter la manœuvre ; notre souci, dès lors, est que la pluie dédaigne nos préparatifs et manque à tomber. Ah ! voyageurs d'Orient-express et de coupés-lits, eûtes-vous jamais des émotions d'une aussi aimable puérilité ? Aussi bien, je vous dis que la voiture à pétrole est en train de réformer nos mœurs et de nous recréer les tempéraments de nos grand-pères guillerets et galants.
La pluie ne tombait toujours pas, et nous avions seulement trempé nos âmes en l'impression sévère des plaines de Montmirail, quand nous avons le plaisir de rencontrer nos hôtes de la veille partis pour nous surprendre, une demi-heure avant nous, en bicyclette, et qui nous attendent à la porte d'une auberge. Ces sortes de rencontres inopinées sur les grandes routes désertes ont un agrément que l'humanité ignore. On s'embrasserait. Vous verrez qu'on s'embrassera beaucoup plus, avec l'usage de la voiture ; tant pis pour les grincheux ! Nous invitons la jeune femme à goûter quelques kilomètres de notre locomotion. Ottimo chevauche la bicyclette, et tel est l'effet de la présence d'une dame, que Dardare lui-même renonce brusquement, d'un geste que je vous épargne, à toute autre douceur.
La pluie ! la pluie ! d'un coup, des torrents d'eau ! A la manœuvre ! En trois minutes la voiture est entièrement bâchée, et nous avançons, au milieu d'un déluge, parfaitement clos et intacts.
Mais bientôt nos bicyclistes crient grâce. Ottimo ne va pas le mieux du monde ! Nous stoppons et recevons les gens mouillés sous notre toit confortable. On rit : Mme S. ne s'amusa jamais davantage. « Mais si ! déclare Ottimo, tout va le mieux du monde ! »
Cependant, la pluie persistant, nous sommes obligés de déposer nos compagnons d'une heure à la première station du chemin de fer ; impossible de remonter à bicyclette. « Adieu ! Adieu ! » Et nous repartons à toute vitesse sous l'ondée, vers la ville de Sens.
Le trésor de la cathédrale de Sens, de merveilleuses tapisseries du quinzième siècle; les célèbres suaires gothiques de Saint-Potentien, de Saint-Savinien, etc., les verrières de Jean Cousin, quand me serais-je jamais arrêté là pour les voir ? Azurine se fait la servante des arts, et ses voyageurs, échauffés de beauté, éparpillent, sur la route étonnée d'Auxerre, une interminable discussion esthétique. Foin des préoccupations du chemin de fer ! « A quelle heure arrivons-nous à X. ? - Combien d'arrêt à Z. ? - Y a t-il un buffet ? - Aperçoit-on la ville en passant? » Nous nous moquons bien des arrêts et des heures ! Nous ne savons pas quand nous arriverons, nous repartons quand nous avons vu la ville, et nous avons des auberges tout le long de la route où l'on peut toujours tordre le cou à une volaille et où le vin commence à se faire bon ! Oui, foin du « grand frère » qui passe comme un boulet de canon au milieu du paysage qui nous a plu, et où, tranquilles au bord de l'eau, nous donnons à des instants nombreux de notre pérégrination la tournure perdue des idylles.
Avez-vous jamais ouï parler d'Auxerre-en-Auxerrois, si ce n'est en chantant ? Moi, non. Le fait est que le vin y est tout à fait délicieux. On chante dans la rue, on chante dans les cafés, on chante sur la place publique autour d'un lampion fumeux qui éparpille ses lueurs fantomatiques au-dessus d'un harmonium enfantin et d'une foule silencieuse. Oh ! ces refrains entendus à Auxerre, jamais plus ils ne me sortiront de la tête ! L'un surtout, patriotique et lamentable, suivi immédiatement d'un autre purement suggestif, et dont la formule de symbole est :
Avec son petit arrosoir ?
Avec son petit arrosoir !
Je demande la permission de ne pas soulever le voile qui donne à ces couplets leur vertu, et je vous renvoie à Auxerre qui s'en pourlèche, le soir venu. Quant à nous, c'est en chantant aussi que nous quittons Auxerre, le matin, par un ciel clément qui, cette fois, nous fait grâce :
Avec son petit arrosoir !
Bien nous prit de chanter au départ, car ce jour devait être celui de notre marche la plus pénible. Nous avions à escalader la côte d'Or, et toujours Azurine manifesta un médiocre entrain pour les pentes. En revanche, le pays est plus beau et nous avons la consolation, lorsqu'un de ces maudits brûleurs nous fait faux bond, soit à une côte soit à une descente, de reposer nos yeux décontenancés sur des environs pittoresques. Dieu sait, et Dardare aussi, pour avoir manié et remanié le contenu de ses petits tiroirs et tourné la manivelle, combien d'endroits charmants reçurent la caresse de nos mélancolies. Nous nous perdons en conjectures sur la cause de ces extinctions des brûleurs. Quelqu'un hasarde la supposition que le pétrole pourrait bien être mauvais.
- Dardare, vous achèterez du pétrole à Avallon, et nous verrons bien.
Entre temps, nous nous livrons à la chasse involontaire des vaches du pays qui sont blanches et peureuses. Ces bêtes fuient devant la voiture, et nul chien au monde, nulle voix de crécelle écorchante de petite gardeuse aux abois ne peut les faire retourner. Il faut stopper. Remarquez qu'en ces moments les brûleurs fonctionnent toujours à merveille. Par contre, au premier village qui nous contemple avec ébahissement, nous voici encore arrêtés, sans rime ni raison.
- Dardare, n'avez-vous donc pas changé le pétrole ?
- Monsieur ne m'a pas dit de le changer : j'ai mis seulement le nouveau par-dessus.
– !!!
Il ne nous reste qu'à vider complètement le carburateur qui contient le mélange du pétrole ancien et du nouveau. Azurine, après cette opération, et nourrie d'un plus pur aliment, est prise d'un regain de vélocité. N'étaient les maudites côtes, nous avancerions, mais l'intelligent ingénieur qui traça ici la route nationale, épris de la ligne droite jusqu'à la croire constamment idéale, l'a appliquée sur tout le pays sans aucun souci des variations de niveau : bosses, collines, monts et vallées lui sont indifférents, il va droit son chemin.
Depuis cinq grandes heures nous. n'avons pas vu âme qui vive : des mamelons, des vallons, des bois silencieux et déserts. Le soleil baisse. Nous commençons à manquer d'eau, la carte n'indique ni filet bleu, ni village. Enfin, une mare à cinq cent mètres de la route. Ferons-nous ce détour ? Il le faut. Et, arrivés à cette flaque d'eau isolée, large comme un petit lac, où le couchant envoie ses opales, ses émeraudes et des lambeaux épars d'orangé qui s'éteint, la beauté de l’heure nous retient, et nous voilà accroupis près des roseaux, immobiles et insoucieux du reste.
N'avions-nous pas espéré atteindre Dijon dansla soirée ? Hélas ! nous arrivons à lanuit en un petit endroit nommé Précy-sous-Thyl,où nous coucheronsà l'auberge.Une nuée de gamins tout près d'aller au lit,s'abat autour d’Azurine, ronflante ainsi qu'à ses plus beaux jours. Nous avançons parmi de la marmaille criante, sifflante, chantante et d’un effet pittoresque inouï dans la pénombre que nous perçons de nos feux blancs.
Nous devons à la vérité de dire que ce lieu de Précy nous fut mal favorable. A la suite de cette journée fertile en accrocs, M. d'Eprouesse, fatigué sans doute de tenir perpétuellement le guidon et de surveiller sa machine depuis trois jours, gagne aussitôt sa chambre par le moyen d'un escalier dé pierre d'un aspect étonnamment romantique et nous abandonne sa part de dîner. Las ! nous lui fîmes trop d'honneur pour la tranquillité de notre nuit et tentâmes d'oublier nos déboires par des moyens trop vulgaires. Une insomnie insurmontable me tenant vers l'heure de minuit seul à seule avec Phoebé qui planait, pure, sur Précy endormi, j'entends tout à coup 'des aboiements furieux mêlés à une voix humaine, s'il est juste de qualifier ainsi la vocifération de notre excellent ami Ottimo aux prises dans la cour avec le molosse de l'hôtel du Commerce et de l'Industrie.
- Qu'y a-t-il donc, monsieur Ottimo ?
– Mais, clame mon infortuné compagnon, n’est-il pas apparent qu'il y a là une rosse de chien vis-à-vis d'un homme incommodé ?
- Aussi quelle idée de s'exposer à pareille heure à là sévérité de ce gardien d'ailleurs honnête, j'en suis convaincu ?
̃– Je vous en souhaite, en effet, de plus continente, monsieur le maître d'école, me lance Ottimo dans l'instant qu'il atteignait, au fond de la cour, le lieu sans doute de ses désirs. Mais faites dont taire cette maudite bête, car, ajoutait-il par une lucarne en cœur, je compté repasser… malgré que ma santé soit altérée…
Et j'avisais un pot de fleurs que j'eusse certainement sacrifié aux dieux Pénates, pour le repos de la maison, sur le dos dû chien, quand différentes têtes apparurent aux croisées en même temps que grognaient des voix épaisses de sommeil. Quelqu'un cueillit sur l'appui de sa fenêtre des bribes de chaux et les lança à l'animal hurlant. Phœbé qui vit ce spectacle dut sourire. Mais la maîtresse de l'hôtel en faillit gronder. Elle se montra sur un palier de pierre, en jupe courte et en camisole. C'était une personne accorte et de tournure imposante ; le seul timbre de sa voix adoucit l'animal et nous engagea tous à la conversation. Elle s'établit sur le sujet de l'indisposition d'Ottimo que l'on nommait « le monsieur de la voiture ». De sorte que lorsqu'il se montra, il n'y eut qu'une voix aux cinq ou six fenêtres qui donnaient sur cette cour, pour lui demander de ses nouvelles.
- Mais cela va, dit-il, le mieux du monde. Et son sang méridional reprenant le dessus, il esquissa, tourné vers la lune, quelques entrechats qui tassèrent son indisposition et le rendirent aussitôt populaire.
Cependant nos mines étaient longues au matin. M. d'Éprouesse conservait la migraine ; et Ottimo, qui dut à son caractère familier d'expliquer à toute la commune assemblée les secrets des entrailles d'Azurine, rêvait d'interroger l'apothicaire sur de plus intimes rouages. Toutefois, tandis que nous achevions de monter la côte d'Or, Ottimo se rétablissait dans la mesure que nous paraissions nous affaisser davantage.
La descente nous remit. Le pays devint adorable, la route serpentant en une vallée infinie où nous voyions les teintes des collines se dégrader jusqu'au bleu pâle. Nous arrêtâmes le mécanisme, et pendant une heure Azurine descendit sur ses freins. Notre entrée, le soir à Dijon, fut des plus honorables, et nous n'eûmes plus d'embarras qu'en nous regardant les uns les autres sous le hall de l'hôtel de la Cloche, en face d'un maître d'hôtel dont la raie descendait jusque sous le faux col. Nous avions l'air d'anarchistes, nuance « par le fait », rien même des «intellectuels» [1]. La poussière et le soleil avaient brûlé nos vêtements, nos barbes incultes, poudreuses et desséchées nous donnaient la sensation d'un hérissement de fils de fer, et la légèreté de notre ballot nous permettait tout juste de changer de chemise. Ottimo ne retrouva pas son petit succès de Précy, et les dames, à table d'hôte, précipitèrent visiblement leur repas.
J'espère que tout le monde connaît Dijon. Cette ville a des églises et un palais des ducs qui valent mieux que sa moutarde. Azurine nous a promenés partout. Objet de curiosité pour tous les Dijonnais. Quand nous venons la rejoindre après la visite d'un monument, elle est entourée d'une si compacte ribambelle de gens que nous pensons malgré nous, et sauf votre respect, à un essaim de mouches abattu sur un petit tas douteux. A notre approche, tout s'écarte et se disperse. On nous entoure, mais à distance, d'une sorte de vénération muette.
Mais les chevaux bourguignons, sans doute mal renseignés, manifestent contre cette nouveauté une opposition déclarée. Quelques-uns nous lancent à la rencontre des regards obliques et partent à fond de train d'autres, pour plus d'éclat, arrivés à dix mètres de nous sans aucun signe d'effroi, virent tout à coup et complètement, rebroussant chemin avec un entrain sans égal. Nous allions quitter les faubourgs de Dijon, quand nous rasons une voiture de déménagement attelée d'un joli cheval noir, de tout repos probablement, puisque les déménageurs sont, à ce qu'il nous semble, au cabaret d'en face. Nous donnons, à distance, quelques coups de cornet. Rien ne bouge. Nous passons à toute vitesse et n'avons plus qu'à contempler le cheval qui fait un détour du côté d'un fossé profond. La voiture se penche et s'affaisse sur le côté de la façon la plus paisible du monde nous distinguons de loin quelques vases, des meubles, un ou deux matelas projetés. On sort du cabaret on lève les bras, on crie : Azurine traverse les catastrophes avec le dédain qui sied aux instruments du progrès. Nous comptâmes, ayant d'arriver seulement au clos Vougeot, quelques douzaines de choux, de salades et un nombre indéterminé, de carottes et menus légumes répandus par les maraîchères aux chevaux impétueux. Et c'est, de notre voyage entier, tout ce qui peut nous être imputé d'accidents.
Nous traversons les célèbres crus de Bourgogne, excellent entraînement à savourer le yin de Beaune que la plus jolie des maîtresses d'hôtel nous sert elle-même en des verres de la contenance d'un demi-litre. Nous allons voir le célèbre hôpital de Beaune, un coin intact du quinzième siècle, une cour fleurie ensoleillée, au cloître de bois, aux grands auvents pointus, aux pignons d'ardoises, aux délicates ouvertures gothiques, où la cornette et le visage gracieux des petites nonnes qui courent, enchantent un instant les yeux d'une déconcertante résurrection historique. Dans les salles, des Gobelins, des Aubussons, et le splendide triptyque attribué à Van Dyck et dont le Louvre serait fier. Ottimo ne veut plus s'en aller, il s'installe dans la cour et prend des croquis. Nous nous asseyons sur la margelle d'un puits en fer forgé du quinzième siècle, où des liserons soignés grimpent comme sur les images, et nous faisons durer ce ravissement rétrospectif. Nous savons qu’Azurine est patiente et qu'elle se rallume instantanément. Et dire qu'il y a de pauvres gens qui voyagent, en chemin de fer !
Ne nous flattons jamais ! Un des avantages du voyage en voiture est de vous induire à chaque instant en réflexions philosophiques. Voilà-t-il pas qu’Azurine a toutes les peines du monde à s'éloigner de Beaune ! Plus de côtes cependant, une belle route plane qui devrait nous mener en moins de deux heures à Chalon. On visite la machine, on renouvelle les brûleurs. Les mouvements font entendre un bruit inusité, une sorte de râle de mauvais augure. Nous sommes obligés d'aller en petite vitesse. Misère ! Nous rougissons en passant dans les nombreux villages de Bourgogne, où nous vîmes tant de jolis minois se pencher aux fenêtres. Il y a dans tout ce pays des figures charmantes. Le bruit de la voiture surprend des femmes à leur toilette ; quelques-unes se montrent, la serviette ou l'éponge à la main, curieuses ayant tout, découvrant une épaule ou davantage ; puis elles se cachent, mais veulent voir, et elles rient et nous rions, c'est délicieux. Mais Azurine va comme une tortue, nous nous donnons des airs pas pressés, nous n'atteignons Chalon qu'à l'heure du dîner.
Alors, pour la première fois, la grande ville nous intimide ; quelle piteuse figure nous allons faire ! Où se trouve l'hôtel X…? – A l'autre bout de la ville. Nous jurons tous à la fois, quoique Ottimo trouve la chose très bouffonne. Sauvés ! Sauvés ! la grande rue descend en pente rapide jusqu'à son extrémité. La main aux freins, en avant ! Nous faisons une entrée magnifique, troublés uniquement par l'angoisse de voir tout à coup le niveau s'aplanir. Cela descend encore ! Dieu, soit loué ! car tout Chalon est dehors comme exprès ; nous fendons une foule épaisse assemblée pour le passage de la course de cycles Paris-Lyon ; nous bénéficions de dispositions enthousiastes et pénétrons à l'hôtel au milieu des applaudissements.
Il n'y avait pas de quoi. Nous étions destinés à la suprême humiliation. - Quoi donc ! – Oh C'est terrible à confesser ! – Mais encore ?... hein ? le chemin de f… ? –Vous l'avez dit : le chemin de fer ! le « grand frère » dédaigné, bafoué tout le long de la route, nous l'allions prendre et faire prendre à Azurine jusqu'à Lyon, pour la raison qu'un des rouages essentiels que je n'ai point la mission de vous décrire était usé et ne se pouvait remplacer qu'à Paris, d'où il fallait le faire venir et l'attendre. J'affirme que jamais le train de P. L. M. ne reçut de voyageurs plus confus et plus mal disposés. Nous passâmes trois heures en chemin de fer et deux jours à Lyon, qui nous parurent des siècles…
- Eh bien ! Ottimo, cela va-t-il le mieux du monde?
- Rien ne pouvait nous être meilleur que ce qui nous arrive, répond, imperturbable, cet animal d'homme ; car nous eussions pu, avec un organe usé à demi, traîner quinze jours sur les chemins ; un organe usé tout à fait va nous en valoir un neuf, qui nous vaudra à Aix – les - Bains une entrée triomphale !
Et Ottimo avait encore raison. Azurine restaurée nous fit, à la sortie de Lyon, brûler tellement d'étapes que nous allongeâmes à plaisir notre itinéraire, allant jusqu'à toucher la Grande Chartreuse, d'où nous redescendions le lendemain, par le plus long toujours, Pierre- châtel, le col du Chat, aux bords du lac du Bourget. Des amis nous attendent près de l'arc antique de Campanus, et l'ombre du soir est assez favorable pour qu'Ottimo croie passer dessous et remercie en vocables sonores les populations de l'avoir élevé pour nous.
On nous embrasse : nous embrassons, et quiconque nous a touchés vient avec nous se débarbouiller, ce qui n'est pas inutile. Nous étions partis de Paris depuis neuf jours; enfin on allait pouvoir s'offrir la sensation du linge blanc Nous allons dans la soirée à la villa des Fleurs, on ne nous regarde pas avec effarouchement, des Parisiennes même ne s'éloignent pas de nous.
M. d'Éprouesse se penche de gauche à droite et murmure un chiffre énorme de kilomètres. Il triche un peu, car il ne défalque pas ceux que nous devons à la compagnie du P.-L.-M. Mais qui ne lui serait indulgent ? Il nous a donné l'occasion de faire un voyage long, agréable et sans fatigue, où nous avons éprouvé les points faibles de la locomotion à gaz - qui sont pour la plupart supprimés aujourd'hui, et l'an prochain nous emmènerons nos familles entières sans la moindre crainte qu'elles soient incommodées. L'inconvénient de la poussière est évité par une disposition nouvelle des places d'arrière ; les brûleurs ne sont pour nous qu'une institution tombée en désuétude ; nous emmagasinons de l'eau pour une journée entière et du pétrole pour une semaine ; nous transportons notre garde-robe grâce à un aménagement particulier; enfin, par la puissance d'un moteur mieux proportionné, nous nous soucions des côtes autant que des vieilles diligences où même du chemin de fer, moyen barbare destiné au transport des gens affairés et des marchandises, des aveugles et des névrosés, des gens bilieux ou sans conversation, mais contre quoi toutes les personnes bien nées, amies de la nature, des incidents aimables et de la bonne compagnie, doivent organiser la plus farouche réaction.
rené boylesve.
 

[1]. Allusion aux attentats anarchistes de 1894..
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17 juin 2011 5 17 /06 /juin /2011 18:42
Mademoiselle
Roxane
 
Un conte d'Anatole France
Anatole France.jpg
 
Ah! l'abbé Coignard, M. l'abbé Jérôme Coignard, l'excellent homme, bon chrétien, bon dineur, bon buveur, fin lettré et parfait connaisseur de l'âme humaine ! Combien d'heures de notre belle jeunesse avons-nous sacrifiées aux tribulations de cet ecclésiastique hors du commun, de son disciple, le gentil Jacques Tournebroche, entourés d'autres figures délicieuses dans un XVIIe siècle aussi faux que nature ! Le tout servi dans la langue splendide d'Anatole France. Talleyrand prétendait que "ceux qui n'ont pas vécu avant 1789 ne peuvent connaitre la douceur de vivre". C'est sans doute pour nous consoler - et pour se consoler lui-même - de notre triste purgatoire qu'Anatole France s'est plongé avec passion dans le dossier Coignard. Il en tira un roman d'aventures - La Rôtisserie de la Reine Pédauque -, un volume de causeries - Les Opinions de Jérome Coignard -, et une dizaine de petits récits qu'il publia dans diverses revues avant de les rassembler dans le volume des Contes de Jacques Tournebroche. Le roman mit du temps à se faire :  on sait que le XVIIe siècle était la période chérie d'Anatole France et il ne voulut pas décevoir. Les Opinions, aussi, car il fallait y être fidèle aux débats de l'époque, tout en y introduisant ceux d'aujourd'hui et Anatole, écrivain perfectionniste, voulait être irréprochable dans l'exposition des uns et des autres. Les contes de Jacques Tournebroche lui donnèrent moins de fil à retordre. C'était surtout l'occasion d'exhumer de vieilles histoires et de permettre au couple Coignard-Tournebroche de donner libre cours à sa fantaisie. On ne croit pas un instant à l'histoire de Mademoiselle Roxane, que nous présentons ci-dessous. Peut-on d'ailleurs parler d'histoire? Coignard ratiocine, Tournebroche prend sa leçon de choses sur la vie, une belle jeune femme retrouve l'espoir et Paris s'endort et s'éveille dans la douceur... Le plaisir du conte en veut-il davantage ?
 
eugène charles.
 
Mademoiselle Roxane
 
Mon bon maître, M. l'abbé Jérôme Coignard, m'avait mené souper chez un de ses anciens condisciples qui logeait dans un grenier de la rue Git-le-Cœur. Notre hôte, prémontré de grand savoir et bon théologien, s'était brouillé avec le prieur de son couvent pour avoir fait un petit livre des malheurs de mam'zelle Fanchon ; en suite de quoi il était devenu cafetier à La Haye. De retour en France, il vivait péniblement des sermons qu'il composait avec beaucoup de doctrine et d'éloquence. Après le souper, il nous avait lu ces malheurs de mam'zelle Fanchon, source des siens, et la lecture avait duré assez longtemps; et je me trouvai dehors, avec mon bon maître, par une nuit d'été merveilleusement douce, qui me fit concevoir tout de suite la vérité des fables antiques qui se rapportent aux faiblesses de Diane, et sentir qu'il est naturel d'employer à l'amour les heures argentées et muettes. J'en fis l'observation à M. l'abbé Coignard, qui m'objecta que l'amour cause de grands maux.
– Tournebroche, mon fils, me dit-il, ne venez-vous pas d'entendre de la bouche de ce bon prémontré que, pour avoir aimé un sergent recruteur, un commis de monsieur Gaulot, mercier à la Truie-qui-file, et monsieur le fils cadet du lieutenant criminel Leblanc, mam'zelle Fanchon fut mise à l'hôpital? Voudriez-vous être ce sergent, ce commis ou ce cadet de robe ?
Je répondis que je le voudrais. Mon bon maître me sut gré de cet aveu et il me récita quelques vers de Lucrèce pour me persuader que l'amour est contraire à la tranquillité d'une âme vraiment philosophique.
Ainsi devisant, nous étions parvenus au rond-point du Pont-Neuf. Accoudés au parapet, nous regardâmes la grosse tour du Châtelet, noire sous la lune
- Il y aurait beaucoup à dire, soupira mon bon maître, sur cette justice des nations polies, dont les vengeances sont plus cruelles que le crime même. Je ne crois pas que ces tortures et que ces peines, qu'infligent des hommes à des hommes, soient nécessaires à la conservation des États, puisqu'on retranche de temps à autre quelqu'une des cruautés légales, sans dommage pour la république. Et je devine que les sévérités qu'on garde ne sont pas plus utiles que n'étaient celles qu'on a abandonnées. Mais les hommes sont cruels. Venez, Tournebroche, mon ami ; il m'est pénible de songer que des malheureux veillent sous ces murs dans l'angoisse et le désespoir. L'idée de leurs fautes ne m'empêche pas de les plaindre. Qui de nous est juste ?
Nous poursuivîmes notre chemin. Le pont était désert, à cela près qu'un mendiant et une mendiante s'y rencontrèrent. Ils se blottirent dans une des demi-lunes, sur le seuil d'une échoppe. Ils semblaient assez contents l'un et l'autre de mêler leurs misères et, quand nous passâmes près d'eux, ils songeaient à tout autre chose qu'à implorer notre charité. Pourtant, mon bon maître, qui était le plus pitoyable des hommes, leur jeta un liard qui demeurait seul dans la poche de sa culotte.
- Ils recueilleront notre obole, dit-il, quand ils auront repris le sentiment de leur détresse. Puissent-ils alors ne pas se disputer cette pièce avec trop de violence.
Nous passâmes outre, sans plus faire de rencontre, quand, sur le quai des Oiseleurs, nous avisâmes une jeune demoiselle qui marchait avec une résolution singulière. Ayant hâté le pas pour l'observer de plus près, nous vîmes qu'elle avait une taille fine et des cheveux blonds dans lesquels se jouaient les clartés de la lune. Elle était vêtue comme une bourgeoise de la ville.
- Voilà une jolie fille, dit l'abbé; d'où vient qu'elle se trouve seule dehors, à cette heure ?
– En, effet, dis-je, ce n'est pas ce qu'on rencontre d'ordinaire sur les ponts après le couvre-feu.
Notre surprise se changea en une vive inquiétude quand nous la vîmes descendre sur la berge par un petit escalier fréquenté des mariniers. Nous courûmes à elle. Mais elle ne parut point nous entendre. Elle s'arrêta au bord des eaux qui étaient assez hautes, et dont le bruit sourd s'entendait à quelque distance. Elle demeura un moment immobile, la tête droite et les bras pendants, dans l'attitude du désespoir. Puis, inclinant son col gracieux, elle porta les mains à ses joues, qu'elle tint cachées durant quelques secondes sous ses doigts. Et tout de suite après, brusquement, elle saisit ses jupes et les ramena en avant du geste habituel à une femme qui va s'élancer. Mon bon maître et moi, nous la joignîmes au moment où elle prenait cet élan funeste et nous la tirâmes vivement en arrière. Elle se débattit dans nos bras. Et comme la berge était toute grasse et glissante du limon déposé par les eaux (car la Seine commençait à décroître), il s'en fallut de peu que M. l'abbé Coignard ne fût entraîné dans la rivière. J'y glissais moi-même. Mais le bonheur voulut que mes pieds rencontrassent une racine qui me servit d'appui, pendant que je tenais embrassés le meilleur des maîtres et cette jeune femme désespérée. Bientôt, à bout de force et de courage, elle se laissa aller contre la poitrine de M. l'abbé Coignard, et nous pûmes remonter tous trois la berge. Il la soutenait délicatement, avec cette grâce aisée qui ne le quittait pas. El il la conduisit jusque sous un gros hêtre au pied duquel était un banc de bois où il l'assit.
Il y prit place lui-même.
– Mademoiselle, lui dit-il, ne craignez rien. Ne dites rien encore, mais sachez qu'un ami est près de vous.
Puis, se tournant vers moi, mon maître me dit :
- Tournebroche, mon fils, il faut nous réjouir d'avoir mené à bonne fin cette étrange aventure. Mais j'ai laissé là-bas, sur la berge, mon chapeau, qui, bien que dépouillé de presque tout son galon et fatigué par un long usage, ne laissait point de garantir encore du soleil et de la pluie ma tête offensée par l'âge et les travaux. Va voir, mon fils, s'il se trouve encore à l’endroit où il est tombé et, si tu l’y découvres, apporte-le-moi, je te prie, ainsi qu'une boucle de mes souliers, que j'ai perdue. Pour moi, je resterai près de cette jeune demoiselle et je veillerai sur son repos.
Je courus à l'endroit d'où nous venions et je fus assez heureux pour y trouver le chapeau de mon bon maître. Quant à la boucle, je ne puis la découvrir. Il est vrai que je ne pris pas un extrême soin à la chercher, n'ayant vu, de ma vie, mon bon maître qu'avec une seule boucle de soulier. Quand je revins au hêtre, je trouvai la jeune demoiselle, dans l'état où je l’avais laissée, assise, immobile, la tête appuyée contre l'arbre. Je m’aperçus quelle était parfaitement belle. Elle portait une mante de soie garnie de dentelles, et fort propre, et était chaussée d'escarpins dont les boucles reflétaient les rayons de la lune.
Je ne me lassais pas de la considérer. Soudain, elle ranima ses yeux mourants et, jetant sur M. Coignard et sur moi un regard encore voilé, elle dit d'une voix éteinte, mais d'un ton qui me sembla celui d'une personne de qualité :
– J'apprécie, messieurs, ce que vous avez fait pour moi dans un sentiment d'humanité ; mais je ne puis vous en marquer mon contentement, car la vie à laquelle vous m'avez rendue est un mal haïssable et un cruel supplice.
En entendant ces paroles, mon bon maître, dont le visage exprimait la compassion, sourit doucement, parce qu'il ne croyait pas que la vie fût à jamais haïssable pour une si jeune et jolie personne.
– Mon enfant, lui dit-il, les choses ne nous font point la même impression, selon qu'elles sont proches ou lointaines. Il n'est pas temps de vous désoler. Fait comme je suis et dans l'état où m'a réduit le temps injurieux, je supporte la vie où j'ai pour plaisirs de traduire du grec et de dîner quelquefois avec d'assez honnêtes gens. Regardez-moi, mademoiselle, et dites-moi si vous consentiriez à vivre dans les mêmes conditions que moi ?
Elle le regarda ; ses yeux s'égayèrent presque, et elle secoua la tête. Puis, reprenant sa tristesse et sa désolation, elle dit :
- Il n'y pas au monde une créature aussi malheureuse que je suis.
- Mademoiselle, répondit mon bon maître, je suis discret par état et par tempérament; je ne chercherai point à vous tirer votre secret. Mais on voit clairement à votre mine que vous souffrez d'une peine d'amour. Et c'est un mal dont on réchappe, car j'en ai été moi-même atteint. Il y a de cela fort longtemps.
Il lui prit la main, lui donna mille témoignages de sympathie et poursuivit en ces termes :
- Je n'ai qu'un regret à cette heure, c'est de ne pouvoir vous offrir un asile pour passer le reste de la nuit. Mon gîte est dans un vieux château assez distant, où je traduis un livre grec en compagnie de ce jeune Tournebroche que vous voyez ici.
En effet, nous habitions alors chez M. d'Astarac, au Château des Sablons, dans le village de Neuilly, et nous étions aux gages d'un grand souffleur qui périt, depuis, d'une mort tragique
- Si toutefois, mademoiselle, ajouta mon bon maître, tous saviez quelque lieu ou vous pensiez pouvoir vous rendre, je serai heureux de vous y accompagner.
A quoi la jeune demoiselle répondit qu'elle était sensible à tant de bonté, qu'elle logeait chez une parente où elle était assurée d'entrer à toute heure, mais qu'elle n'y voulait point retourner avant le jour, tant pour n'y point troubler le sommeil des gens que par crainte d'être trop vivement rappelée à la douleur par la vue des objets qui lui étaient familiers.
En prononçant ces paroles, elle versa des larmes abondantes.
Mon bon maître lui dit:
-Mademoiselle, donnez-moi, s'il vous plaît, votre mouchoir et je vous en essuierai les yeux. Puis: je vous conduirai, en attendant le jour, sous les piliers des Halles où nous serons assis commodément à l'abri du serein.
La jeune demoiselle sourit dans ses larmes.
– Je ne veux point, dit-elle, vous donner tant de peine. Allez votre chemin, monsieur, et croyez que vous, emportez toute ma reconnaissance.
Pourtant elle posa la main sur le bras que lui tendait mon bon maître et nous prîmes tous trois le chemin des Halles. La nuit s'était beaucoup rafraîchie. Dans le ciel qui commençait à prendre une teinte laiteuse, les étoiles devenaient plus pâles et plus légères. Nous entendions les premières voitures des maraîchers rouler vers les Halles au pas lent d'un cheval endormi. Parvenus aux piliers, nous prîmes place tous trois dans l'embrasure d'un porche à l'image Saint-Nicolas, sur un degré de pierre que M. l'abbé Coignard prit soin de recouvrir de son manteau, avant d'y faire asseoir la jeune demoiselle.
Là, mon bon maître tint sur divers sujets des propos plaisants et joyeux à dessein, afin d'écarter les images funestes qui pouvaient assaillir l'âme de notre compagne. Il lui dit qu'il tenait cette rencontre pour la plus précieuse qu'il eût jamais faite dans sa vie, qu'il emporterait d'une si touchante personne un cher souvenir, sans vouloir lui demander son nom et son histoire.
Mon bon maître pensait peut-être que l'inconnue dirait ce qu'il ne lui demandait pas. Elle versa de nouveau des larmes, poussa de grands soupirs et dit
– J'aurais tort, monsieur, de répondre par le silence à votre bonté. Je ne crains pas de me confier à vous. Je me nomme Sophie T***. Vous l'aviez deviné c'est la trahison d'un amant trop chéri qui m'a réduite au désespoir. Si, vous jugez que ma douleur est démesurée, c'est que vous ne savez point jusqu'où allaient ma confiance et mon aveuglement, et que vous ignorez à quel rêve enchanteur je viens d'être arrachée.
Puis, levant ses beaux yeux sur M. Coignard et sur moi, elle poursuivit de la sorte :
– Je ne suis pas telle, messieurs, que cette rencontre nocturne pourrait me faire paraître 'à vos yeux. Mon père était marchand. Il alla, pour son négoce, à l'Amérique, et il périt, à son retour, dans un naufrage, avec ses marchandises. Ma mère fut si touchée de cette perte qu'elle en mourut de langueur, me laissant, encore enfant, à une tante qui prit soin de m'élever. Je fus sage jusqu'au moment où je rencontrai celui dont l'amour devait me causer des joies inexprimables, suivies de ce désespoir où vous me voyez plongée.
A ces mots, Sophie cacha ses yeux dans son mouchoir.
Puis elle reprit en soupirant :
- Son état dans le monde était si fort au dessus du mien, que je ne pouvais prétendre à lui appartenir qu'en secret. Je me flattais qu'il me serait fidèle. Il me disait qu'il m'aimait et il me persuadait sans peine. Ma tante connut nos sentiments et elle ne les contraria pas, parce que son amitié pour moi la rendait faible et que la qualité de mon cher amant lui imposait. Je vécus un an dans une félicité qui vient de finir en un moment. Ce matin il est venu me demander chez ma tante où j'habite. J'étais hantée de noirs pressentiments. Je venais de briser, en me coiffant, un miroir dont il m'avait fait présent. Sa vue augmenta mon inquiétude par l'air de contrainte que je remarquai tout de suite sur son visage. Ah! monsieur, est-il un sort pareil au mien ?...
Ses yeux se gonflaient de larmes qu'elle renfonça sous ses paupières et elle put achever son récit, que mon bon maître jugeait aussi touchant, mais non point aussi singulier qu'elle le croyait elle-même.
- Il m'annonça froidement, mais non sans quelque embarras, que son père ayant acheté une compagnie, il partait pour l'armée, mais qu'auparavant sa famille exigeait qu'il se fiançât avec la fille d'un intendant des finances, dont l'alliance était utile à sa fortune et lui procurerait assez de biens pour tenir son rang et faire figure dans le monde. Et le traître, sans daigner voir ma pâleur, ajouta, de cette voix si douce, qui m'avait fait mille serments d'amour, que ses nouveaux engagements ne lui permettaient plus de me revoir, du moins de quelque temps. Il me dit encore qu'il me gardait de l'amitié, et qu'il me priait de recevoir une somme d'argent, en souvenir du temps que nous avions passé ensemble.
» Et il me tendit une bourse.
» Je ne mens point, messieurs, en vous disant que je n'avais jamais voulu écouter les offres qu'il m'avait maintes fois faites de me donner des hardes, des meubles, de la vaisselle, un état de maison, et de me retirer de chez ma tante où je vivais fort étroitement, pour me mettre dans un petit hôtel fort propre, qu'il avait au Roule. J:'estimais que nous ne devions être unis que par les liens du sentiment et j'étais fière de ne tenir de lui que quelques bijoux qui n'avaient de prix que leur origine. Aussi la vue de cette bourse qu'il me tendait souleva mon indignation, et me donna la force de chasser de ma présence l'imposteur qu'un seul instant m'avait mise à même de connaître et de mépriser. Il soutint, sans trouble mon regard indigné et m'assura le plus tranquillement du monde que je n'entendais rien aux obligations qui remplissent l'existence d'un homme de qualité, et il ajouta qu’il espérait que plus tard, dans le calme, j'en viendrais à mieux juger ses procédés. Et remettant la bourse dans sa poche, il m'assura qu'il saurait bien m'en faire parvenir le contenu de manière à m'en rendre le refus impossible. Et sur cette idée intolérable, qu'il entendait être quitte envers moi par ce moyen, il prit la porte que je lui montrai sans rien dire. Demeurée seule, je me sentis une tranquillité qui me surprit moi-même. Elle venait de ce que j'étais résolue à mourir. Je m'habillai avec quelque soin, j'écrivis une lettre à ma tante pour lui demander pardon de la peine que j'allais lui faire en mourant et je sortis dans la ville. J'y errai tout l'après-midi et une partie de la nuit, traversant les rues animées ou désertes sans éprouver de fatigue et retardant l'exécution de mon dessein, pour la rendre plus sûre, à la faveur de l'ombre et de la solitude. Peut-être aussi, par une sorte de faiblesse, me plaisait-il de caresser l'idée de ma mort et de goûter la triste joie de ma délivrance. A deux heures du matin, je descendis sur la berge de la rivière. Messieurs, vous savez le reste, vous m'avez arrachée à la mort. Je vous remercie de votre bonté, sans me réjouir de ses effets. Les filles abandonnées, cela court le monde. Je désirais qu'il ne s'en trouvât point une de plus.
Ayant ainsi parlé, Sophie se tut et recommença de verser des larmes.
Mon bon maître lui prit la main avec une extrême délicatesse.
- Mon enfant, lui dit-il, j'ai pris un tendre intérêt au récit de votre histoire, et je conviens qu'elle est douloureuse. Mais je suis heureux de discerner que votre mal est guérissable. Outre que votre amant ne méritait guère les bontés que vous avez eues pour lui et qu'il s'est montré, à l'épreuve, léger, égoïste et brutal, je distingue que votre amour pour lui n'était qu'un penchant naturel et l'effet de votre sensibilité dont l'objet importait moins que vous ne vous le figurez. Ce qu'il y avait de rare et d'excellent dans cet amour venait de vous. Et rien n'est perdu, puisque la source demeure. Vos yeux, qui ont coloré des nuances les plus belles une figure sans doute fort vulgaire, ne laisseront pas de répandre encore ailleurs les rayons de l'illusion charmante.
Mon bon maître parla encore et laissa couler de ses lèvres les plus belles paroles du monde sur les troubles des sens et les erreurs des amants. Mais tandis qu'il parlait, Sophie, qui, depuis quelques instants, avait laissé fléchir sa jolie tête sur l'épaule du meilleur des hommes, s'endormit doucement. Quand M. l’abbé Coignard s'aperçut que la jeune demoiselle était plongée dans le sommeil, il se félicita d'avoir tenu un langage propre à communiquer à une âme souffrante le repos et la paix.
Il faut convenir, dit-il, que mes discours ont une propriété bienfaisante.
Pour me pas troubler le sommeil de mademoiselle Sophie, il prit mille précautions et se contraignit à parler couramment, dans la crainte raisonnable que le silence ne l'éveillât.
– Tournebroche, mon fils, me dit-il, toutes ses misères sont évanouies avec la conscience qu'elle en avait. Considérez qu'elles étaient toutes imaginaires et situées dans sa pensée. Considérez aussi qu'elles étaient causées par une sorte d’orgueil et de superbe qui accompagne l'amour et le rend très âpre. Car enfin, si nous aimions avec humilité et dans l'oubli de nous-même, ou seulement d'un cœur simple, nous serions satisfaits de ce qu'on nous donne et nous ne tiendrions pas pour trahison le mépris qu'on fait de nous. Et s'il nous restait de l'amour après qu'on nous a quittés, nous attendrions tranquillement d'en faire l'emploi qu'il plairait à Dieu.
Mais comme le jour commençait à paraître, le chant des oiseaux s'éleva si fort qu'il couvrit la voix de mon bon maître. Il ne s'en plaignit point.
- Écoutons, dit-il, ces passereaux. Ils font l'amour plus sagement que les hommes.
Sophie se réveilla dans le jour blanc du matin, et j'admirai ses beaux yeux que la fatigue et la douleur avaient cernés d'une nacre fine. Elle paraissait un peu réconciliée avec la vie. Elle ne- refusa pas une tasse de chocolat que mon bon maître lui fit prendre sur le seuil de Mathurine, la belle chocolatière des Halles.
Mais à mesure que cette pauvre demoiselle recouvrait la raison, elle s'inquiétait de certaines difficultés qu'elle n'avait point aperçues jusque-là.
Que dira ma tante? Et que lui dirais-je? s'écria-t-elle.
Cette tante demeurait vis-à-vis de Saint- Eustache, à moins de cent pas du pilier de Mathurine. Nous y conduisîmes la nièce. Et M. l'abbé Coignard, qui avait l'air assez vénérable, en dépit de son soulier sans boucle, accompagna la belle Sophie au logis de madame sa tante, à qui 'il fit un conte :
– J'eus le bonheur, lui dit-il, de rencontrer mademoiselle votre nièce dans le moment où elle était précisément attaquée par quatre larrons armés de pistolets, et j'appelai le guet d'une si forte voix que les voleurs épouvantés enfilèrent la venelle, mais non point assez vite pour échapper aux sergents qui, par grand hasard, accouraient à mon appel. Ils s'emparèrent des brigands après une lutte qui fut chaude. J'y pris part, madame, et j'y pensai perdre mon chapeau. Après quoi nous fûmes conduits, mademoiselle votre nièce, les quatre larrons et moi, devant monsieur le lieutenant criminel, qui nous traita avec obligeance, et nous retint jusqu'au jour dans son cabinet pour recueillir notre témoignage
La tante répondit sèchement
– Je vous remercie, monsieur, d'avoir tiré ma nièce d'un danger qui, à vrai dire, n'est pas celui qu'une fille de son âge doit le plus redouter, quand elle se trouve seule de nuit dans une rue de Paris
Mon bon maître ne répondit point, mais mademoiselle Sophie dit avec beaucoup de sentiment :
- Je vous assure, ma tante, que monsieur l'abbé m'a sauvé la vie.
Quelques mois après cette étrange aventure, mon bon maître fit le fatal voyage de Lyon qu'il n'acheva pas. Il fut indignement assassiné, et j'eus l'inconcevable douleur de le voir expirer dans mes bras. Les circonstances de cette mort n'ont point de lien avec le sujet que je traite ici. J'ai pris soin de les rapporter ailleurs; elles sont mémorables, et je ne crois pas qu'on les oublie jamais. Je puis dire que ce voyage fut de toutes façons infortuné, car, après y avoir perdu le meilleur des maîtres, j'y fus quitté par une maîtresse qui m'aimait, mais n'aimait pas que moi, et dont la perte me fut sensible après celle de mon bon maître. C'est une erreur de croire qu'un cœur frappé d'un mal cruel devient insensible aux nouveaux coups du sort. Il souffre au contraire des moindres disgrâces. Aussi je revins à Paris dans un état d'abattement qu'on a peine à se figurer.
Or un soir que pour me divertir j'allai la Comédie où l'on donnait Bajazet, qui est un bon ouvrage de Racine, je goûtai particulièrement la beauté charmante et le talent original de la comédienne qui jouait le rôle de Roxane. Elle exprimait, avec un naturel admirable la passion dont ce personnage est animé, et je frissonnai quand je l'entendis qui disait d'un ton tout uni et pourtant terrible :
Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime.
Je ne me lassai pas de la contempler tout le temps, qu'elle fut sur la scène, el d'admirer la beauté de ses yeux sous un front pur comme le marbre et que couronnait une chevelure poudrée, toute semée de perles. Sa taille fine, qui portait si noblement les paniers, ne laissa pas non plus de faire une vive impression sur mon cœur. J'eus d'autant plus le loisir d'examiner cette adorable personne qu'elle se trouva tournée de mon côté pour réciter plusieurs endroits importants de son rôle. Et plus je la voyais, plus je me persuadais l'avoir vue, sans qu'il me fut possible de me rappeler aucune circonstance de cette première rencontre. Mon voisin, qui fréquentait beaucoup à la Comédie, m'apprit que cette belle actrice était mademoiselle B***, l'idole du parterre. Il ajouta qu'elle plaisait autant à la ville qu'au théâtre, que M. le duc de La*** l'avait mise à la mode, et qu'elle éclipserait bientôt mademoiselle Lecouvreur.
J'allais quitter ma place après le spectacle, quand une femme de chambre me remit un billet où je lus ces mots tracés au crayon :
« Mademoiselle Roxane vous attend dans son carrosse à la porte de la Comédie. »
Je ne pouvais croire que ce billet me fût destiné. Et je demandai à la duègne qui me l'avait remis si elle ne s'était pas trompée d'adresse.
– Il faut, me répondit-elle, si je me suis trompée, que vous ne soyez point monsieur de Tournebroche.
Je courus jusqu'au carrosse arrêté devant la Comédie, et j'y reconnus mademoiselle B*** sous un capuchon de satin noir.
Elle me fit signe d'entrer, et quand je fus près d'elle:
- Ne reconnaissez-vous pas, me dit-elle, Sophie que vous avez tirée de la mort, sur la berge de la Seine?
– Quoi! vous! Sophie… Roxane… Mademoiselle B***, est-il possible ?
Mon trouble était extrême, mais elle semblait le considérer sans déplaisir.
– Je vous ai vu, dit-elle, dans un coin du parterre, je vous ai reconnu tout de suite et j'ai joué pour vous. Aussi ai-je bien joué. Je suis si contente de vous revoir !
Elle me demanda des nouvelles de M. l’abbé Coignard, et quand je lui appris que mon bon maître avait péri malheureusement, elle versa des larmes.
Elle daigna m'instruire des principaux événements de sa vie :
– Ma tante, me dit-elle, raccommodait les dentelles de madame de Saint-Remi qui est, vous le savez, une excellente comédienne. Peu de temps après cette nuit où vous me fûtes secourable, j'allai prendre des dentelles chez la Saint-Remi. Cette dame me dit que j'avais une figure intéressante. Elle me demanda de lui lire des vers et jugea que j'avais de l'intelligence. Elle me fit donner des leçons. Je débutai à la Comédie l'an passé. J'exprime des passions que j'ai senties, et le public me trouve quelque talent. Monsieur le duc de La*** me montre une extrême amitié, et je crois qu'il ne me causera jamais de chagrin, parce que j'ai appris à ne demander aux hommes que ce qu'ils peuvent donner. En ce moment, il m'attend à souper. Il faut que je le joigne.
Et comme elle lisait ma contrariété dans mes yeux, elle reprit :
- Mais j'ai dit à mes gens de prendre par le plus long et d'aller doucement.
 
anatole france.  [1].
 

 
[1]. Anatole France, Les Contes de Jacques Tournebroche, 1908.
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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 19:42
Vaudeville chez
Sherlock Holmes

Une nouvelle de Jean Giraudoux
SherlockHolmes--Basil-Rathbone-.jpg
 
Jean Giraudoux ne fut pas seulement un homme de théâtre doublé d’un romancier hors pair. Essais, conférences, discours, scénarios de films, articles de journaux ou de revues, il a touché à tous les domaines de l’esprit et tout lui a réussi. Cette aptitude au talent lui est venue très jeune. A partir de vingt ans, il écrit des nouvelles et à vingt-six ans, il publie sa première œuvre, un florilège de contes et d’histoires courtes, qu’il réunit sous le titre évocateur de Provinciales. Et c’est un peu plus tard que le jeune Giraudoux fait la connaissance du grand public. Au retour d’un premier séjour en Amérique – il fut lecteur de français à l’université Harvard – il fait son entrée au Matin, un des gros tirages de la presse parisienne, où on lui demande de renouveler la rubrique des « contes du matin ». Il sollicite les contributions d’écrivains connus mais aussi de romanciers débutants et il n’hésite pas à insérer ici ou là une douzaine de nouvelles de son cru. Celles-ci furent longtemps ignorées et ce n’est qu’en 1952 qu’elles furent publiées chez Gallimard sous le titre des Contes d’un matin. On y découvre un Giraudoux plein d’humour et de vie, farceur, presque potache, qui n’hésite pas à pasticher les classiques et à faire parler les héros d’hier avec la gouaille d’un parisien d’aujourd’hui. Un Giraudoux qui a voyagé, qui connait le monde incomparablement mieux que la jeunesse de son temps, et qui met à profit ses souvenirs de Londres, d’Amérique ou d’ailleurs pour épater le lecteur. L’expérience durera quatre ans, jusqu’au jour où deux nouvelles commandées à Paul-Jean Toulet, puis à Charles-Louis Philippe provoquent un scandale retentissant et le renvoi du jeune fautif. Peu importe, Giraudoux avait trouvé sa voie – la littérature – et sa raison sociale – la diplomatie – et l’une et l’autre allait l’occuper toute une vie. Il partait vers sa destinée d’un pas léger. Le conte que nous donnons ci-dessous illustre l’aplomb, voire l’effronterie avec lequel notre apprenti romancier traitait ses histoires. Il y est question de Sherlock Holmes, mais d’un Sherlock Holmes de comédie, qui est ici sa propre dupe. Ou sa propre victime. Comme on voudra.
eugène charles.
 
D'un cheveu.

 
Je sortais des bras de Mme Sherlock Holmes, quand je tombais, voilà ma veine, sur son époux.
– Hé ! bonjour ! fit l’éminent détective. On dîne avec moi ? Voilà des siècles qu’on ne vous a vu !
Quelque chose de mon émotion transparut sur mon visage. Sherlock sourit finement :
– Je vois ce que c’est, dit-il, Monsieur va chez une amie.
Si je disais non, j’avais l’air de faire des mystères. Si je disais oui, j’avais l’air de vouloir l’éviter. Je répondis donc, peut-être un peu précipitamment, que l’amie en question pouvait parfaitement attendre; que, si je n’arrivais pas à huit heures, ce serait à neuf, et que, d’ailleurs, si elle n’était pas contente, je ne rentrerais pas du tout.
Sherlock, pour toute réponse, posa les mains sur mes épaules, me fixa, et dit :
– Ne bafouillez pas, cher. Je vous avais tendu un piège. Vous sortez d’un rendez-vous !
Un frisson parcourut mon corps et sortit par mes cheveux, qui se dressèrent.

Par bonheur, il ajouta :

– Mais trêve de plaisanterie. Allons au restaurant. Désolé de ne pas vous emmener chez moi, mais on ne m’y attend pas. La bonne a son jour.
Je me crus sauvé. Mon ami rêvait bien sur son potage, mais je mettais ses rêveries sur le compte de quelque professionnel du vol à la tire et du vagabondage spécial. Soudain, du pied, il cogna légèrement ma cheville.
– Voilà la preuve, fit-il.
Cela le reprenait.
– La preuve indéniable, la preuve irréfutable, expliqua-t-il, que vous sortez bien d’un rendez-vous : vos bottines sont à demi reboutonnées : ou vous avez été surpris en flagrant délit, hypothèse inadmissible, car une main de femme noua à loisir votre cravate, ou votre amie appartient à une famille où l’on n’use point du tire-bouton, une famille anglaise, par exemple [1]. J’affectai de sourire.
– Toute femme, insinuai-je, a des épingles à cheveux. Une épingle à cheveux remplace avantageusement un tire-bouton.
– Votre amie n’en a pas, laissa-t-il tomber. Vous ignorez peut-être que certaines Anglaises ont formé une ligue contre les épingles à cheveux. D’ailleurs, sans chercher si loin, les femmes qui portent perruque ne s’en servent pas. Je suis payé pour le savoir. Ma femme est du nombre.
– Ah ! fis-je.
Il s’amusait évidemment à me torturer. De plus, l’imbécile m’avait placé dos à la fenêtre, et il en venait un courant d’air qui me pénétrait jusqu’aux moelles. J’éternuai. En tirant mon mouchoir, j’en fis tomber un second, orné de dentelles, un peu plus grand qu’une feuille et un peu moins grand que ma main. Sherlock le posa sur la table, et s’abîma à nouveau dans ses contemplations.
– C’est un mouchoir de femme, prononça-t-il enfin.
Puis il sourit.
– Enfant ! fit-il. Vous vous laissez trahir par un mouchoir. Depuis Iago et Othello, ce genre d’accessoires n’appartient plus qu’à l’opérette. Mais je ne veux pas être indiscret. Me permettez-vous de l’examiner ?
– Vous pouvez, balbutiai-je bêtement; il est propre.
Je sifflotai pour me donner une contenance, puis, comme j’avais par cela même l’air d’en chercher une, je me tus. On aurait entendu voler les mouches. Mais les sales bêtes, intimidées, s’en gardaient bien. Mon cœur, en quatrième vitesse, ronflait au milieu de ce silence comme un moteur. Sherlock but un doigt de bordeaux, en rebut un second doigt, et posa un des siens, l’index, sur le mouchoir.
– C’est la femme de quelqu’un qui se méfie et qui est malin, fit-il. Il n’a pas d’initiales.
J’avalai de soulagement deux grands verres d’eau. Sherlock respira le mouchoir, et l’approcha délicatement de mon nez.
– Qu’est-ce qu’il sent ? demanda-t-il.
Il sentait le Congo si affreusement qu’on pouvait prendre pour du pigeon la bécassine faisandée de quinze jours qu’on nous servait. C’était en effet le soir de l’ouverture de la chasse.
– Ce qu’il sent ? murmurai-je.
Heureusement, Sherlock n’écoute pas ses interlocuteurs. Les questions qu’il leur pose sont des réponses qu’il se fait.
– Pour moi, raisonna-t-il, il ne sent rien. C’est donc un parfum auquel je suis habitué. Celui du Congo, par exemple : celui de ma femme.
Ceux qui n’ont jamais été pris dans une machine à battre ou passés au laminoir ne pourront jamais concevoir quel étau broyait mon cœur. Je me penchai sur mon assiette et essayai de me trouver de l’appétit, dans un de ces silences qui doublent de hauteur la colonne d’air que supportent nos épaules. Sherlock continuait à me fixer.
– Un cheveu, fit-il.
Je me penchai vers son assiette.
– Ce n’est pas un cheveu, dis-je. Du poireau, sans doute.
Sans répondre, il se leva, allongea la main vers moi et me présenta, entre le pouce et l’index, après l’avoir cueilli sur le col de mon paletot, un fil doré, soyeux, souple, bref un de ces cheveux qui font si bien sur l’épaule de l’amant, quand toutefois la tête de l’aimée est au bout.
– Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Ça, fis-je, d’un ton que j’aurais voulu indifférent, mais qui malgré moi prenait des allures provocantes, vous l’avez dit vous-même, c’est un cheveu !
Il le posa sur la nappe blanche. Je profitai des facilités que me donnaient le courant d’air et la rêverie de mon bourreau, pour diriger un éternuement dans la direction du cheveu qui s’éleva, ondoya comme un serpent sur sa queue, sans pourtant, l’infâme, quitter la table.
– Rééternuez, commanda Sherlock Holmes, qui avait perçu évidemment mon manège.
Je la trouvai mauvaise.
– Si vous tenez à ce que j’éternue, protestai-je, éternuez vous-même.
Il éternua. Le cheveu s’éleva, ondoya (voir plus haut).
– C’est bien un cheveu de perruque, conclut-il, la racine colle !
Le cheveu était retombé en travers et nous séparait comme un cadavre. Il me paraissait plus long encore mort que vivant.
Sherlock vida son verre et s’en saisit comme d’une loupe, malgré mes efforts pour lui verser un chablis, d’ailleurs exécrable.
– C’est bien un cheveu de ma femme, dit-il.
Je dissimulai ma terreur sous le voile d’un aimable badinage.
– Eh ! eh ! marivaudai-je, Mme Sherlock est jolie. Vous me flattez.<
Il me regarda d’un air de commisération.
– Pauvre ami, fit-il, une Irlandaise qui a traîné tous les bars.
La mort valait mieux que l’incertitude. Je n’aime pas mourir à petit feu. Surtout en présence d’un garçon stupide qui vous écoute en vous servant. Je congédiai l’intrus dans les règles.
– Et vous, fis-je en me levant et en fixant Sherlock, expliquez-vous !
C’était prendre le taureau par les cornes. Mais j’aurais fait plus encore.
Mon adversaire, d’ailleurs, ne sortit pas de son ironie déférente.
– En deux mots, dit-il. Vous sortez d’un rendez-vous et vous vous troublez à ma vue, donc, vous avez intérêt à ce que je ne connaisse pas celle qui vous prodigue ses faveurs. Vos bottines sont défaites, donc... vous ne les avez pas reboutonnées. C’est le jour où ma bonne s’absente et laisse ma femme seule. Vous sortez un mouchoir qui appartient à ma femme. Je trouve sur votre épaule un cheveu de sa plus belle perruque. Donc...
Mes yeux ne firent qu’un tour. Le temps passait en raison inverse du battement de mon cœur.
– Donc, reprit Sherlock, qui me fixait toujours avec les yeux du boa qui va engloutir son bœuf... Donc... concluez vous-même.
Je conclus en me renversant sur mon fauteuil et en caressant fiévreusement la crosse de mon revolver, un excellent browning à douze coups. Quelle bêtise de ne jamais le charger !
– Donc... dit Sherlock froidement (avouez-le, mon pauvre ami, je ne vous en veux pas). Vous êtes... l’ami de ma bonne !
– Garçon, criai-je. Où diable vous cachez-vous ! Il y a une heure que je vous appelle ! Apportez du Champagne !
jean giraudoux, Le Matin, 9 novembre 1908.
 

[1]. Les Anglais et les Anglaises, on le sait, affectent de ne porter que des souliers découverts et à lacets, dits Richelieu.
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28 septembre 2010 2 28 /09 /septembre /2010 18:42
Villa d'Este
 
Un récit de Gabriel Faure
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Gabriel Faure (1877-1962), le délicat poète du Rhône, fut aussi un grand amoureux de Rome et de l'Italie. Il l'aima sous les parures diverses des saisons, toute fraîche et candide au printemps, plus sombre et plus voluptueuse à l'automne. Il rapporta de chacun de ses périples des livres curieux et pleins d'enthousiasme. On trouve encore dans nos bibliothèques ses Heures d'Italie (1910), ses visites aux lacs italiens (1922), ses Promenades latines (1946), son Paul Valéry méditerranéen (1954), ainsi que les  charmants guides de voyage qu'il donna à partir des années 1920 chez Arthaud (Aux bords du Rhône, Venise, Sicile, Riviera...). Le texte qui suit, extrait de l'Agenda du P.L.M. pour 1924, décrit l'allégresse du voyageur aux prises avec une pure merveille, la Villa d'Este, où verdures, marbres et eaux se composent.
jean-jacques bernard.
 
Dans les jardins de la villa d'Este
 
au début d'un article sur les Lacs italiens, publié dans un précédent Agenda, je disais quelle exaltation me donnaient ces deux mots. Il me suffit, écrivais-je, de les entendre prononcer, dans la vie fiévreuse de Paris, pour que mon cœur se mette à battre et pour ressentir l'envie irrésistible de partir... Il en est d'autres peut-être plus évocateurs encore; ce sont ceux de "villa d'Este" et de "Tivoli", dont les syllabes chantantes portent en elles comme une magie particulière et un sortilège.
La villa d'Este, à Tivoli, est la perle des villas romaines; elle n’a point usurpé sa gloire; elle fait à juste titre partie du programme obligatoire pour tout voyageur qui passe quinze jours dans la Ville éternelle.
Ce n'est pas que la première arrivée à Tivoli ne réserve quelque déception. Après une montée parmi des oliviers aux aspects fantastiques, qui sont parmi les plus beaux que je connaisse, on pénètre dans une petite ville sans grand caractère, sauf du côté des célèbres et pittoresques cascades. L'entrée du palais est assez difficile à trouver dans le dédale des rues étroites. Pour le voyageur non initié, tout ému de penser qu'il va voir l'une des merveilles de l'Italie, les désillusions se succèdent. Un pauvre vestibule donne dans une pauvre cour entourée d'une maigre colonnade; puis, ce sont de tristes couloirs, des salles abandonnées. L'Allée de la Villa où l'on a de la peine à imaginer les splendeurs d'autrefois. Des peintures délabrées accroissent encore l'impression de tristesse. Enfin, une porte ouvre sur une terrasse d'où l'on domine les jardins...
Et c'est l’éblouissement !
Un cri d'admiration vous échappe, cri répété dix, vingt, cent fois par jour — autant qu'il y a de visiteurs. C'est à se demander si tout n'a pas été conçu en vue de cet effet...
Comment décrire ce fouillis magnifiquement ordonné, qui donne à la fois l'idée de la plus libre fantaisie et de l'effort le plus discipliné ? Jamais n'a été poussé plus loin ce que Barrés appelle si joliment « l'art de disposer les réalités de manière qu'elles enchantent l'âme ». Jamais les trois éléments essentiels dont se composent les jardins italiens — verdures, marbres et eaux — ne se combinèrent plus harmonieusement. Pas un coin où les marbres ne fassent chanter les verdures; pas un coin où quelque bassin ne reflète leurs différentes teintes de blanc et de vert. Emouvante symphonie, sorte de cantate à trois voix, où les thèmes s'enchevêtrent avec un art souverain. Le bruit des eaux accompagne délicieusement la rêverie qui est mobile comme elles. Le chant des fontaines se mêle à la rumeur des branches balancées et des feuilles tremblantes. Mais il serait vain de vouloir dire avec des mots ce qui est par essence intraduisible et exprimer des harmonies si fluides qu'elles se décomposent au moment même où elles se forment. Même la musique est impuissante. Liszt s'y essaya, mais ne put se montrer égal au modèle. Dans un carnet de Sainte-Beuve, que j'ai récemment publié, figure la mention de sa visite à la villa d'Este avec Liszt. L'écrivain aussi eut le désir de célébrer ces jardins et de composer ce qu'il appelle « son paysage du Poussin ». Hélas ! la lyre du poète ne valait pas le pinceau du peintre, ni même l'instrument du musicien; et la pièce, qu'on peut lire dans le recueil de ses vers, est bien médiocre. Mais l'intelligent critique avait tout de suite observé qu’il avait sous les yeux un tableau de Poussin, dont les œuvres ne sont pas, comme on l'a cru, de simples constructions de l’esprit et des arrangements de convention. Ce qui est très intéressant à noter, c'est que ce sont des Français qui ont aperçu, les premiers, le parti décoratif qu'on pouvait tirer de la campagne romaine, de ses ruines, de ses villas et de ses jardins. « Chose curieuse, comme le dit si justement Chateaubriand, ce sont des yeux français qui ont le mieux vu la lumière d'Italie ».
Autant que Poussin, et peut-être plus fidèlement encore, Claude Gelée, à peine arrivé de sa Lorraine, fixait dans d'innombrables dessins et sépias la noble majesté des jardins et des horizons de Tivoli. Après eux, de Fragonard et d'Hubert Robert à Corot et à Vignal, on ne compte plus les artistes qui vinrent planter leur chevalet sous les cyprès de l'incomparable villa.
Ah ! délices des heures vécues au milieu de ces jardins d'Este, dans leurs parfums de fleurs, de verdures et d'eaux ! On songe à ces bosquets d'Armide, où, sous la persuasion odorante des roses, un héros sentit sa haine faire place à l'amour. Les allées sombres, que trouent à peine les rais du soleil, s'achèvent en terrasses lumineuses, d'où l'on découvre des collines fauves, aux lignes aussi élégantes que les monts toscans. Des marbres mutilés se dressent entre les buis. Une pluie fine tombe des cascades où la lumière se joue comme en d'irréelles écharpes de gaze. Des vasques aux reflets multicolores s'arrondissent aux courbes des rampes et des balustrades. Les nappes vertes, bleues, ou presque noires de vastes bassins mettent leur note apaisée et font comme une basse soutenue aux chants des fontaines. Et de partout s'élancent, rivalisant de hardiesse, les jets alternés des cyprès et des eaux.
Cette villa d'Este est la plus parfaite image de ce que pouvait être le décor de la vie princière à la campagne, aux années bénies de la Renaissance. Nulle demeure n'était mieux faite pour ce grand seigneur que fut le cardinal de Ferrare, Hippolyte II, fils de Lucrèce Borgia, à moitié français, archevêque d'Auch, ami et protecteur de Clément Marot. La brillante cour des cardinaux d'Este fut le rendez-vous de tous les lettrés et de tous les artistes du temps. Fêtes, concerts, banquets se succédaient sans interruption dans cette villa de Tivoli, où, malgré le décor un peu triste des montagnes nues et les horizons sévères du Latium, se continuait le faste princier des palais de Ferrare. On s'y occupait d'archéologie; on fouillait les ruines de la villa d'Hadrien; on transportait dans la villa nouvelle les plus riches mosaïques et les plus beaux objets d'art. Et, sous les ifs funèbres, le Tasse, achevant sa Jérusalem, promenait ses mélancolies passionnées.
 
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Du jour où l'Italie entra en guerre à nos côtés, la municipalité de Tivoli prit possession du domaine de l'archiduc François-Ferdinand; et c'est elle maintenant qui perçoit les droits d'entrée. L'aigle des Este partout sculpté, rongé par lé temps et l'humidité, semble le symbole de la lamentable fin de la monarchie austro-hongroise.
Je ne sais ce qu'il adviendra de la villa. Mais n'est-ce pas l’occasion de rappeler le vœu d'Henri de Régnier qui voudrait la réserver aux poètes et aux hommes de lettres? « Je les eusse souhaités, écrivait-il, accoudés au balustre de pierre, respirant l'amère odeur qui, d'en bas, monte des buis sombres et des cyprès verts, et écoutant longuement et délicieusement le murmure des cascades, des jets d’eau et des fontaines dont le passant de ces beaux lieux emporte à jamais dans sa mémoire le bruit humide, harmonieux et frais. »
Où donc, en effet, mieux que sur ces terrasses, un jeune écrivain pourrait-il rêver, méditer, composer ? Presque tous ses aînés y vinrent s'exalter, surtout depuis que Chateaubriand révéla la grandeur et la poésie de la campagne romaine. Je ne vois guère que George Sand qui n'ait point goûté l'incomparable séduction de ces paysages. « Laide, s'écrie-t-elle, trois fois laide et stupide la steppe de Rome ! O mes belles landes plantureuses de la Marche et du Bourbonnais ! » Par delà les larges ondulations de la plaine, pareilles à une mer figée qui meurt au bord de la mer vivante, ne voyait-elle donc pas à l'horizon la silhouette de la ville qui dresse à la fois sur le ciel les hauts murs du Colisée et le dôme de Saint-Pierre ? Il n'est pas de plus magnifique spectacle au monde que ces environs de Rome, où est gravée, en lettres éternelles, la plus noble partie de l'histoire humaine. Ah ! comme je comprends mieux Stendhal écrivant : « Rien sur la terre ne peut être comparé à cela ! »
gabriel faure.
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26 mai 2010 3 26 /05 /mai /2010 18:42
San Miniato
 
Un récit d'Edouard Schneider
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La revue Le Divan publiait en 1922 ce très bel hymne à la Toscane du dramaturge  Edouard Schneider (1880-1960). L'homme de théâtre  a complètement disparu de nos scènes. Les bibliothèques ne conservent de lui qu'une histoire des monocales (Heures bénédictines, 1925) et de somptueux récits de voyages transalpins (Promenades d'Italie, 1926. -  Sur les traces de Saint François, 1926. -  Assise, 1933.). L'évocation des heures et des saisons qui passent sur le couvent des Olivétains rappelle insensiblement deux autres amoureux de Florence, plus proches de nous, Michel Déon et Jean d'Ormesson.
 
San Miniato al Monte
 
I. – D'inverno.
 
Comme un visage aux traits trop doux qu’il faut longuement interroger, il convient de fixer la colline sainte avec toute l’attention de notre curiosité recueillie. A cette condition, sans hâte, sans souci étranger, nous la laisserons gagner notre regard, puis chacun de nos sens, puis notre cœur, ce mystère de nous-mêmes qui ne cesse de nous étonner par son pouvoir d’intelligence spontanée.
Devant ma fenêtre, sous laquelle le fleuve roule son lourd fot d’ambre porteur d’herbes et de limons, dominant de haut les maisons couleur de terre du Lungarno Serristori, voici le sein gonflé de la colline. Des toits s’y étagent, aux tuiles roses, brunes, grises, des villini aux façades blanches ou boucanées de soleil, parmi la forêt moutonnante des oliviers, des pins verts dont les rameaux évoquent le temps de Noël, des peupliers, des cyprès surtout, des cyprès issus de cent jardins, qu’on dirait morts au monde extérieur. Stylisés dans l’attitude de la méditation, voici monter les arbres de la prière, en procession, d’une marche au pas invisible, vers le sommet où les attendent le temple consacré et la découverte des espaces parmi lesquels l’âme, libre de toute chaîne, prend le large.
Les beaux cyprès de Toscane, cierges sveltes et graves, sculptés dans l’air par la Puissance et par la Grâce, surgis en leur relief linéaire sur l’argent bleu de lune des oliviers, avec quelle netteté ils prennent ici leur sens et leurs valeurs ! Ici, comme à Fiesole, ils composent l’un des éléments forts de l’atmosphère liturgique. Avec eux, au milieu d’eux, soutenue par leur geste spirituel, l’âme gravit le flanc de la colline et d’un mouvement d’adagio joint la crête verte et rousse.
Voici le sein dormant, soulevé du rythme des joies calmes, couché au reposoir de sa paix mystique. Voici, ceinte de ses cyprès, la chiesetta de San Salvatore, et la tour, et la basilique aux marbres blancs et noirs, et le palais crénelé où s’abritèrent évêques, bénédictins, moines olivétains. Voici encore, voici toujours les cyprès et les peupliers, et les pins infléchissant la file de leurs cimes duvetées pour remonter aussitôt la pente voisine de San Giorgio .
Le ciel de janvier qui nimbe cette nature, même quand les vapeurs de pluie se sont dissipées et que tremble le jour dans sa flamme limpide, le ciel de janvier s’offre sans tache, en sa teinte d’azur qu’irise le gris de la perle. Le dôme céleste vers quoi, pareille au souffle d’un plein amour, se hausse l’oraison de la colline monacale, répond par le jeune sourire de sa lumière. C’est l’heure, c’est le lieu d’une harmonie entre la terre et le ciel. Si la mélancolie traîne ici sa vie ralentie, la main de l’exil ne nous oppresse plus, et cette frêle étreinte qui nous enserre le cœur, c’est la nostalgie qui porte en elle la promesse de guérison.
A s’oublier parmi la douceur de ces courbes féminines sur quoi brûle la flamme des cyprès immobiles, n’éprouve-t-on pas soudain, au fond de soi, un sentiment qui ne se peut comparer qu’à la seule Amitié ? Il semble alors qu’on découvre un trésor dont bien souvent nous avons parlé, mais parlé sans savoir, et de qui  le visage se lève pour nous du sein de la colline, frais de sa tendresse matutinale, indemne encore de toute atteinte humaine.
L’Amitié, il n’est pas d’autre mot. Une amitié, ce mystère du bon silence qui vient nous trouver dans la retraite sûre ou les choses essentielles ne se devinent et ne s’unissent qu’au-delà de la parole. Une amitié, cette chaleur secrète où de rares heures nous font glisser sur l’eau aérienne de la musique, au sein de quoi deux voix humaines ne sont plus qu’un chant prenant son vol sur un plein, sur un tendre accord. Une amitié, cet instant où le jour décline, où les nerfs tombent, où le regard ébloui par le vertige des horizons s’ouvre indéfini, absorbe l’espace livide des mourantes lumières, et ne voit plus qu’un petit sanctuaire, une tour, une basilique blanche et noire, un cloître immergé en la nuit des pins et des cyprès, puis se fixe sur l’océan du ciel, dans l’attente de l’étoile qui, tout à l’heure, y va jeter  le feu de son agrafe d’or.
 
II. – Di notte.
 
Soir sans lune. Abîme de velours. Nulle lueur au flot des ténèbres. J’entends mourir le trébuchement de bascule des derniers tramways sur les rails.  Le fleuve dort entre les quais taciturnes. Je ne le vois plus, mais je respire son haleine humide. Les lignes modelées sur la courbe de seins purs se dérobent à mon regard. Pourtant, l’ombre est lavée et fraîche. Une alerte présence y frémit à laquelle je ne puis donner un nom ni prêter une image. Vers l’ouest, un sifflet ouaté hurle, long cri d’exil au silence de l’espace.
Des tremblements d’or sablent le ciel, s’y noient le temps d’un éclair, scintillent de nouveau. Défiant tout calcul, la vie de l’éternel mystère palpite. Et plus bas, devant moi, ces points lumineux dont la flamme se lamente, ne sont-ils pas les rares flambeaux où se guideront cette nuit les promeneurs attardés sur les pentes de l’Erta Canina, au long des cyprès à présent invisibles, par l’allée d’oraison qui monte, dolent soupir, à la piazza déserte ?
Minuscules lanternes, de vieillards ou d’enfants, qui, dans l’heure avancée ont froid, grimpent, lierre de lumière, vers le dôme sans limites, y abordent enfin, s’y glissent avec humilité, étoiles pauvres parmi les astres limpides et durs.
 
III. – Al tramonto.
 
Six heures. L’angélus règne. Des vols hâtifs s’incurvent et se croisent. Un monde de pépiements ocelle la nue. S’éveillent les cloches dont les bourdonnantes lames moutonnent par l’espace en un concert à la majesté triste. Santa Felicità, San Spirito, Santa Maria del Carmine, Ogni Santi, Santa Croce, Santa Maria del Fiore, de tous les campaniles, de toutes les coupoles, de toutes les flèches, roule l’armée de bronze.
A la cime de ma terrasse, je suis au cœur de la symphonie. Chaque vibration assaille mes nerfs, ébranle mon sein. Ample beauté sonore ! Liquide clarté ! Les murs vieillis, les toits centenaires plongent en une mer aux ondes de musique. Et les choses qu’on croyait mortes s’ouvrent à l’universel émoi.
La rumeur du jour n’est point tombée que déjà ce baume du chant apaise les fatigues. Du montant crépuscule nagent aux horizons les premières cendres. Et pourtant, au-dessus des plans brouillés, limpide sur le ciel, se découpe la tendre arête des collines. De Fiesole j’aperçois la Rocca, la Badia, le palais médicéen. Je distingue l’étoile grise que forment les maisons de Settignano. Le reflet lunaire des cimes de Vallombrosa n’est pas encore fondu dans le soir. Et plus près de moi, de l’ancienne tour San Niccolo à l’église posée là comme un émail, voici les cyprès de San Miniato que coupe, en une libre clairière, la piazza Michelangelo au sein de quoi jaillit, comme une eau d’airain le jeune corps de David.
De ma terrasse qui veille au flanc de la Costa di San Giorgio, je saisis un aspect nouveau de San Miniato. On dirait que la colline, d’un mouvement souple et tranquille, descend au fleuve afin de s’y baigner. Mais, par la détente de cette heure d’angélus, rien se fait-il plus désirable que la paix de San Salvatore lové dans ses cyprès et les écartant d’un geste timide pour tendre au soir le front nu de sa façade ?
De lentes fumées montent de la ville. Leurs ouateuses colonnes d’ombre, voici que soudain un souffle les renverse, fantomatiques pins parasols qu’emporte le mol balancement de l’air. Des langues de cuivre mauve lèchent la crête des horizons. Les lilas du soir dénouent leur gerbe sur les nacres du ciel, s’essaiment au-dessus des collines et des toits. Le battement d’une cloche s’obstine, cœur mélancolique que n’étourdit point le bonheur de vivre, mais où résonne le volontaire appel d’une petite mort.
Et sous mes pieds, tandis que deux ailes apeurées rasent mon front, voici éclore aux bords obscurs du Lungarno deux rampes fraîches d’étoiles.
 
Firenze, janvier-mars 1922.
edouard schneider.  
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9 mars 2010 2 09 /03 /mars /2010 19:42
Le voyage
en Grèce

un récit d'Eugène Marsan
voyage en grèce
 
Voilà une série de cartes postales rédigées par Eugène Marsan lors d'un voyage en Grèce en 1927. L'écriture lumineuse de Marsan lèche ses sujets avec délice et son enthousiasme, plein de candeur, fait merveille. En hommage au pays des Hellènes, la patrie de coeur de tout honnête homme, victime la semaine dernière de la muflerie allemande. 
 
Le voyage en Grèce
 
I. – Jusqu’en Grèce.
 
Nous avons parlé des six écrivains français qui, le mois dernier, allaient partir pour la Grèce, Boissy, Billy, Marcel Boulenger, Meunier, Plessis et un autre... Ils sont partis, ils sont revenus ; et à présent, ils parlent, ils décrivent les merveilles qui les ont enchantés, ils répètent en tous lieux qu'aucune éloge de la Grèce n'a menti. La réalité passe même tout ce que l'on avait pu concevoir ou pressentir.
Leur bonheur a commencé à Marseille, au lever de l’ancre, bien qu'il plût, mais la promesse que leur esprit berçait leur tenait lieu, pour une fois, de cet ensoleillement des falaises bigarrées qui est inoubliable. Puis les six furent heureux sur la mer, qui changea seulement de couleur, sous leurs yeux, de la perle à l'améthyste, non point de forme. C'était une fuite insensible, quelquefois une légère oscillation ou pulsation. La chance apaisait le vent, leur composait un monde limpide, immatériel, sans obstacle.
Les bouches de Bonifacio, le Stromboli, Charybde et Scylla ou la Calabre et la Sicile. On passe dans la mer ionienne. Ithaque, par-dessus Céphalonie, lève la tête, semble-t-il, pour contempler Zante. Les six ne quittaient plus le pont... On entre en Grèce entre deux châteaux, entre deux anciennes forteresses dont on imagine à l'instant qu'elles ont inspiré le moyen âge de Moréas. De là, on passe dans le golfe miroitant. Le jour va partir et il étincelle comme une armure. La porte d’argent par où il s'en ira est doucement posée sur les flots, un peu à notre droite, en arrière, entre deux monts : mais il va devenir impossible à nos regards d'en soutenir l'éclat. Cette petite ville, à droite, ou ce grand village, enfin ces maisonnettes et cette étroite plage, ce n'est rien : c’est où Agamemnon réunit les rois.
Il se peut que d'autres couchants aient plus de splendeur. Aucune lumière ne fut jamais plus belle que celle-là qui doucement s'éteint entre tant de courbes heureuses où quelques couronnes de neige décorent le front de l’Eurymanthe, de l'Hélicon, du Cithéron...
La terre s'est resserrée de part et d’autre, en même temps que la nuit. Le bateau glisse entre deux parois comme dans le fond d'une trémie. Une odeur de chèvrefeuille, puis une odeur de foin coupé nous enveloppe. Et tel est le commencement du beau voyage des six.
Si vous allez jamais à Athènes, le premier jour, ne bougez qu’à la fin de l'après-midi, un peu avant la chute du soleil. Alors courez à l'Acropole. Mais arrivé en haut, ne prenez pas à droite, il est trop tard : à sept heures, la porte sera fermée. Prenez à gauche, par la route où se trouve une petite église vouée à saint Démètre. Derrière cette église, à cinquante pas, il y a un rocher qui affleure, c'est la pointe de la Pnyx. Gagnez ce rocher, les yeux baissés, et là, tournez-vous brusquement, et regardez, avec tout ce que vous avez jamais eu d'âme. Le miracle des hommes est là, le Parthénon rose et doré. Comme si tout l'espace avec ses légers flocons était Minerve, et qu'il reposât dans sa main ouverte. Il faudra que vous baissiez la tête parce que vous sentirez des larmes, homme trop heureux.
 
II. — Les roses d’Athènes.
 
Redescendre de la colline, entrer dans une maison amie, dans l’une de ces courtoises maisons d'Athènes, dignes de tout ce que l'on a jamais dit de plus flatteur de la politesse française, goûter d'une coupe de fruits exprimés, les plus riches en arômes qu'il y ait au monde, saluer Minerve, saluer Diane, saluer Héra toutes les trois vêtues en Parisiennes consommées, apprendre que Diane a été, un an en ça, championne de tennis à Paris, et puis tourner la tête pour découvrir tout a coup, dans le cadre d'une baie encore le Parthénon.
Il apparaît de profil. Dans ce commencement d’une douce nuit, après le soleil, avant les étoiles, dans ce reste de jour, dans cette calme lumière, le rose de feu du marbre s’est mystérieusement assombri ou violacé. L’on voit, comme sur un graphique, les marques de l’explosion. Les poudres, en éclatant sous la bombe, ont ouvert le temple en son milieu. A gauche et à droite, elles ont couché les colonnes dont les vestiges sont là par terre. De quoi s'embarrasse-t-on ? L’identité de tous ces fragments est-elle trop incertaine ? Messieurs les professeurs, à vous de vous efforcer. Mais comment ne relèverait-on pas, comment n’essaierait-on pas de remettre en place, tout ce qui est là, gisant ? Plus complète, la sublime figure n’en serait pas plus belle. Elle serait encore plus émouvante. Le souvenir et le songe ressembleraient encore mieux à la forme passée
Comme il faut prendre garde au mélange, à la superposition des images dans la mémoire ! Au balcon de cette gentille hôtesse, aux pieds de l'Acropole, l’heureux voyageur n'était pas allé si loin dans les raisonnements. Il avait subi, sans plus, et presque sans souffler mot, l’ascendant du rythme, l'enchantement des colonnes cadencées, la magie des proportions. C'est le lendemain matin, à pied d'œuvre, sous la conduite d'un archéologue, qu'il conçut la théorie, probablement très banale, qui vient d'être rapportée. Alors le Parthénon lui parut grand, dans l'espace, comme la plus vaste des cathédrales gothiques. Et il n'en est rien ; sous les instruments de mesure, la merveille est, paraît-il, bien plus petite. La grandeur que le regard lui prête, si elle est une illusion des sens n’en comble pas moins l'âme. L'on n'est contraint de ratiociner, l'on n'est contraint de traduire ainsi les choses par le biais des comparaisons qu'après, pour rendre sensible à autrui une telle grandeur morale non point diminuée mais parfaite par l'idée d'équilibre et de pondération. Le sentiment que l'on éprouve est ensemble d'une plénitude et d'une allégresse dont on avait pu avoir jusque-là le soupçon et l'envie, non pas cette radieuse possession. Comme une colonne dorique peut être forte ! Comme une colonne droite peut être galbée ! Dans cet ardent couloir des péristyles, choisissez des yeux deux beaux fûts, et bougez jusqu'à ce que le ciel vienne se loger entre eux, ce pan de ciel : attendiez-vous que les deux longs côtés de ce triangle curviligne— curviligne, oui vous saviez cela d'avance — fussent d'un arc si prononcé ?
Tout est divers ici, dans l'unité. L'ordre grec est vivant, plein d'approximations, de soins exprès, de décisions arbitraires et souveraines. Le sol a des pentes subtiles, calculées. Et le temple lui-même, orgueil d'Athènes, n'a pas été posé sur la colline en son centre, en son beau milieu. Il a été posé à gauche, au sud, à la place choisie, telle quelle, pour qu'il parût le plus beau possible. Et les jeunes filles de l'Erechthéion — pour parler d'elles, enfin, que l'on découvre avec saisissement — paraissent droites comme des peupliers ou sinueuses comme de l'eau selon qu'on les regarde de face ou que l'on se penche pour étendre leur silhouette. Double aspect bien voulu pour interpréter à la fois le mouvement, le frisson de la vie, et la stabilité, la fixité, la permanence. Si bien que les Caryatides, les filles de Caryae en Laconie, ont perdu leur nom, dérobé par les architectes.
Il faut redescendre, à la fin, Athènes au mois de mai est pleine de roses. Ces grosses roses rouges. Ya-t-il un Athénien, par un si beau soir, qui n'ait pas encore envoyé un bouquet de roses à la dame de ses pensées ?
 
III. – Les montagnes de la Grèce.
 
Pourquoi sont-elles les plus belles du monde? Elles ne sont pas les plus hautes, elles ne sont pas les plus escarpées. Elles ne sont pas les plus pittoresques au sens courant du mot, leurs gorges ne sont pas les plus creuses, leurs bois ne sont pas le plus profonds. Qu'est-ce donc qui, en elles, émeut à ce point ? Le prestige de leurs noms ? Mais celui lui qui sait distinguer le plaisir qu'il doit à ses yeux sent qu'il serait à peine moins ravi s'il ignorait ces noms, s'il ignorait tout. Avec sa belle plaie candide, miroir du soleil, le Pentélique serait aussi noble et harmonieux s'il n'était point le Pentélique. Sous la couronne des scintillants nuages, qui ne le quitte pas, le Parnasse, avec un nom barbare, n'en aurait pas moins ce charme et cette douceur dans la gravité.
Non, ceux qui ont loué la Grèce n'ont pas menti. La beauté de la terre y répond à celle des cieux. La beauté de ces montagnes n'est pas une idée, ou c'est une juste idée des formes et des couleurs. Belles lignes infléchies dans le bleu du firmament, et tous ces gris indéfiniment rompus de roses innombrables et de violets légers... Mais le bleu du firmament n'est pas un bleu cruel. Le ciel de la Grèce en mai ressemble à celui de l'Ile-de-France par un doux mois de juin. La même gamme, dans le haut. Il est transparent aussi, il est clément, il est à la fois allègre et serein, et toujours floconneux, pour mieux briller, pour soudain saisir et répandre entre deux volutes un faisceau de rayons.
La voiture roule vers Sunium sous un tel ciel. Elle a traversé les landes, puis les flancs pourprés du Laurium. Elle débouche aux pieds d'une dernière élévation qu'il faut gravir, et la mer paraît entre les colonnes étincelantes, les colonnes élancées du temple à Poséidon, blanc comme un cygne. Les premières Cyclades, l'Argolide, Egine : le « sublime promontoire » est pareil à la forme d'un navire entouré par une escadre d'îles et de rivages qui ne semblent pas peser, qui semblent flotter dans l'espace si clair. Les courbes s'entre-croisent ou se prolongent bien : tout est grâce et grandeur, eurythmie. La mer de Myrto est tout entière un saphir, mais fluide, sans la densité des pierres. On croit songer. C’est échapper au temps. Un autre jour, la voiture a quitté la ville pour traverser l'Attique, gagner le bourg charmant et ombragé qui s'appelle Thèbes, cingler vers Delphes. Tous ces noms, oui. A Thèbes, Boissy et Meunier n'ont de cesse qu'ils n'aient découvert l'Acropole, le rocher sacré, et dans la belle plaine ils croient voir, comme dit le texte, « étinceler les armures », mais c'est une eau d'un bleu de fer bien poli. Les montagnes sont de plus en plus belles et majestueuses. La majesté croît sans que l'élégance disparaisse. Celles-ci, après la grasse terre rouge de l'incomparable oliveraie, celles-ci, où nous allons atteindre au terme du voyage, ont peu à peu acquis une âpreté ... Dans ces roches que travaillait une vapeur de feu, les Anciens avaient vu le centre du monde. Apollon qui était adoré là n'a pas été ce dieu riant et facile, il n'a pas été ce génie frivole que les barbares ont attribué aux peuples méditerranéens. Il a été plein de mystère. Sa face éclatante et révélée était la cime, l'accomplissement d'un univers où  la flamme comptait avec ses deux pouvoirs, dévastateur et bienfaisant.
Les hautes roches tournent à pic au-dessus de la vallée fertile. Sur la pente des monts les troupeaux épars ressemblent à des poignées de raisins de Corinthe. Et la voiture qui tourne magistralement sur les lacets vertigineux est saluée par des bouquets de fleurs. C'est à l'entrée de chaque village dix gerbes de fleurs des champs qui sont jetées dans la voiture à la volée. Non pas d'un geste de commande, pour nous inventé par le poète qui nous attend, mais par gentillesse et par goût, spontanément, selon la coutume de ces bergers. Dites-moi un autre pays où l'on ait le cœur si amène, et l'aménité si ingénieuse, si poétique ? En vérité, nous étions baignés de poésie. C'est la poésie dans tous ses modes que nous rencontrons. Ce qu'on appelle ainsi : inanimée et latente dans les choses, et captée par l'homme qui en nourrit sa rêverie, sa religion, son habitude, le chant de sa bouche.
 
IV. – Prométhée à Delphes.
 
Les terrasses de Delphes n'ont pas coulé dans la vallée. A peine les années ont-elles émietté leur bord.
Tout en haut, contre la roche à pic, le Stade. Sur le premier palier, la ville, c'est-à dire le temple à Apollon entouré des monuments de toutes les cités de la Grèce. Le temple a eu toutes ses colonnes jetées contre le sol pour redevenir poussière. Sa puissante assise creusée de mystérieuses galeries garde encore dans ses dalles l'ondulation de la terre qui tremble. Mais il fallait qu'Athènes fût privilégiée dans les siècles. Les débris retrouvés ça et là ont permis de reconstruire l'adorable Trésor de cette merveilleuse blancheur qu'enveloppe un voile, une buée, et comme le rayonnement d une chair vivante.
Entre les deux, à mi-chemin des cimes, dans le plein de la coupe, le Théâtre. Il est intact. Tous ses degrés sont là, peut-être émoussés, mais présents, émouvants. Il a perdu juste ce qui le bornait du côté du Levant, un mur plus ou moins haut, ou quoi que ce fût : les archéologues en disputent. Il est donc tout ouvert sur l'espace. Les destins lui ont donné ce fond où le ciel et les montagnes se répondent comme deux voix.
Nous sommes arrivés le soir, venant de Thèbes, par les vertigineux lacets. Nous avions le cœur saisi de la grandeur quasi farouche des ombres et des cimes mêlées. Le poète Angelos Sikelianos, l'hôte qui nous a appelés à toucher de la main le songe parfait qu'il a conçu, est là au bord de la route. Impatient de nous voir, inquiet à frémir, et — plus profondément — tranquille, serein, assuré dans la compagnie des idées et des formes.
Il nous reconnaît, s'empare de nos mains, de nos regards. Quelles gens sommes-nous ? Avons-nous confiance ? Sommes-nous déjà touchés ? Il nous parle de la courte pluie qui, devant nous, comme par l'intervention d'un dieu, a rabattu la poussière. Il n'en est pas alarmé et prédit paisiblement le soleil. Il connaît le rythme des nuages et des vents dans le ciel de Delphes. Puis il procède, avec une lenteur mesurée, avec 'une juste prudence, par allusions. Savons-nous bien pourquoi il a rêvé de faire entendre la voix de Prométhée, humain bienfaiteur des hommes sur ces sommets dont la majesté n'est pas indifférence, mais domination, sujétion de tous les éléments inférieurs. Ses raisons sont les mêmes qui conseillaient aux Anciens de situer dans ces rochers si grands moralement le centre, le nombril du monde.
Tout le jour nous avons couru sur les pentes, allant et venant entre les ruines et ces aires de pierre dure où dansaient les garçons et les filles. Il est cinq heures. Le soleil n'a plus sa force, bien qu'il doive croître en beauté. La foule. Plus d'une belle s'est assise dans son blanc ou noir costume du XVIe siècle ; et ce sont des Grecques, regardez-les, vraies filles de celles dont l’image a été sculptée et peinte pour émerveiller à jamais. Silence religieux.
Le rocher factice, qui depuis le matin attirait sans cesse notre attention un peu dépitée, a commencé de prendre dans la lumière du soir la légèreté, la couleur qui furent prévues. Et les syllabes d'un poème moderne dont nous allons admirer pas à pas la fidélité et le bonheur prennent leur vol. Ce chant de la parole grecque, toujours le même ; cette poésie égale dans la force et dans la nuance ! Nous sommes gagnés. Les têtes se baissent pour un plus grand recueillement, lorsque derrière les deux arcs ou les deux longs boucliers miroitants des Phaidriades, un Echo double et prolonge les cris de Prométhée.
Reproduire la pose d'une statue ne serait rien. Reproduire les poses de mille statues serait facile. Imaginez-les. Imaginez une théorie de jeunes filles rivales des statues, et représentez-vous ces mille attitudes. Mais de l'une à l'autre de ces poses, imaginez les passages, imaginez les mouvements qui les relient. Telles étaient les Océanides que nous avons vous vues. Elles bougeaient ainsi, dansaient ainsi, s'immobilisaient ainsi, et cependant chantaient. Lorsqu'elles allèrent — en deux files qui se rejoignaient au centre du cercle et de là s'avançaient — lorsqu'elles allèrent vers le rocher de Prométhée, élevant leurs mains vers le ciel invoqué ...
Nous avions vu, dans ce ciel, des aigles voler, si prés que leur aile dessinait contre l'azur un blason. Nous avions vu ce ciel peu à peu rougir. Les rayons du couchant, partis derrière nous et reflétés de l'autre côté sur les pentes, revenaient cerner d'un trait de feu les contours du rocher. Est-ce qu’il vous en faut tant pour avoir à contenir trop d'émotion ?...
Plus tard, et assez tard dans la nuit, la montagne passée ou tournée — comment savoir aujourd'hui par quels sentiers ? — nous sommes plusieurs qui disons de temps en temps deux ou trois mots, sous un bouquet d'arbres frais. Et parmi les veines d'eau qui chantent, ouvertes dans celle grande masse noire, il y en a une, selon nos désirs, qui est celle de la fontaine Castalie.
 
Mai 1927.
eugène marsan.  
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12 juillet 2009 7 12 /07 /juillet /2009 14:35

Paysages français               

Textes choisis

par André du Colombier

 

Léon-Paul Fargue publia cette petite merveille en 1946, au sortir de la Guerre. Il y est question de la France, de paysages qui nous sont familiers, d’une certaine douceur de vivre qui finit toujours par avoir raison de l’aigreur des hommes. Un texte d’espérance, qui trouve toute sa place dans ce premier numéro, qu’on lira sans bouder son plaisir.
 

Tout simplement.

 

En dépit de ce qui se passe, comme disent, sans le dire, tout en le disant, les flâneurs des deux rives, les gens du voyage et les compagnons de la solitude, en dépit du malaise menaçant, qui, de la distance d’un oiseau planant, se rapproche jusqu’à celle d’une brosse dure ; en dépit de l’écoeurement où nous ont jetés tous tant que nous sommes l’intellectualité pure, l’idéologie à tous les étages, la sociologie obligatoire, eh bien, en dépit et au delà de tout cela qui n’est qu’un prurit, un coup de cerveau, mais qui passera, qui nous rendra les cerises et leur temps, j’aime mon pays.

Je l’aime comme on aime une femme, physiquement et pensivement, je l’aime comme on aime une compagne. Il m’épaule et me console, et je me retourne dans notre confusion actuelle avec les souvenirs dont il m’emplit, je me débats dans nos convulsions avec les armes de ses images, avec toutes les images qu’il m’a données le long de ma vie, comme des cadeaux. Quelles images ? Mais, celles de la terre de France.

J’aime songer aux villages de la Savoie, renversés au fond des vallées comme des jeux de dominos, survolés dans l’aigue-marine du ciel par de grands oiseaux à lunettes. Je revois ces portes, ces jardins bien meublés, je crois entendre ces bruits de sabots par quoi se signale le train-train de la population de ces villages tricotés comme des gilets de chasse, bien au chaud dans leurs traditions. J’aime les chemins creux de mon Berry, ses clochers dorés comme une flèche de gypse, ses étangs bigles, ses légendes, ses chasses fantastiques, ses lavandières de nuit, les haies et les tournants de ses routes, pleines du nasillement des moyeux, des jantes, des ressorts d’une bande de vieilles voitures qui s’en vont à la foire et à la noce. Il me semble que je revois les images et que je sens encore les odeurs qui montent de ces spectacles charmants et dans lesquels se marient les tableaux parfumés de la nature et du cœur. Collerettes des filles à marier, touffeurs des beaux soirs de juin coiffés de foin ; peinture des soldats répandus dans les bourgs et colorations des boutiques, fines comme de vieilles soieries ; charme des amours et des forêts… J’aime les hautes toitures du Jura et l’ocre profonde de ses fermes, l’hospitalité de ses aubergistes, le silex de ses vins, l’âpreté suave de ses champignons.  Je regrette la sieste appliquée et créatrice du Midi méditerranéen, les pêcheurs étendus sur les dalles chaudes, les belles jambes nues et bien roulées des mareyeuses, et leur cri de liberté vraie. Si je me tourne du côté de l’Yonne, j’aime ses pentes douces où l’on aperçoit toujours, tantôt à gauche, tantôt à droite, des lointains à la Poussin, des premiers plans à la Chardin. J’aime la gaîté suave, mais sans arrière-pensée, des Charentes, aux verts délicats, presque saupoudrés de poudre d’oiseau… J’aime les bras rêveurs de nos rivières, les yeux pers de nos canaux, le beau font de nos forêts, la clarté de vue de nos horizons. Mais je me souviens aussi des menhirs et des dolmens perdus de Bretagne, qui s’en retournent vers les maisons du passé comme de vieux professeurs, les mains derrière le dos… Et j’aime les vaches et les dindons, les ports cochères et les peupliers élégants de ces beaux chemins qui vont de Roanne à Montluçon, de Chaumont à Langres, d’Orléans à Tours, et les mélodies qui naissent peu à peu de ce concert.  Je n’en finirai sans doute pas d’énumérer les enchantements de cette belle fresque heureuse et tourmentée. Mais je dirai tout d’un mot : la France c’est pour moi la poésie. La vraie poésie, nourrie par en-dessous, tenue par la mesure. La France émerge douce et triomphante, de cette poésie infiniment réussie, toujours renouvelée, qui est à la fois sa complexion et son secret.

Je songe aux métiers, aux familles, aux routes sans goudron, aux vieux ponts des provinces, aux chasubles des fenêtres, aux cachotteries des armoires, à l’étoffe même de la réalité française dans laquelle s’enveloppent les destinées particulières, les espérances et les gentillesses de notre vie à tous. Je songe à nos animaux familiers, aux patois, aux veillées des chaumières, aux réunions à la Flaubert, aux méditations à la Balzac, aux effusions à la Francis Jammes, à tout cela qui compose le merveilleux tableau de maître que nous ne savons plus voir, et qui, cependant, est là, face à notre sensibilité. La France est une salle de spectacle heureuse et soignée.  C’est une des sommes poétiques les plus éloquentes que la nature ait mises à la disposition des hommes de bonne volonté. Je voyage dans mes souvenirs, je cours après ma jeunesse à travers ces dons inestimables et réconfortants. Et je retrouve toujours des enseignements riches et frappants au bout de mes courses dans moi-même – dans moi-même intimement mêlé aux caprices du pays. Et ceux-ci me rendent l’espérance, me la posent sur le bord des rêves.

    Oui, en dépit de ce qui se passe, et qui ne provient que de la fureur intellectuelle, de cette manie sans analogue de vouloir placer le cerveau aveugle avant les mains et les intuitions, le raisonnement avant la méditation, le sujet avant l’objet, en dépit de tout cela, la France demeure, avec ses paysages, ses traditions, son labeur, et surtout sa poésie naturelle, semblable à une statue confiante et dorée au fond de nos consciences bourrelées, qui voudraient bien revenir « à la page où l’on aime »…

 

Léon-Paul Fargue.

 

Et voici une autre splendeur, née cette fois sous la plume de Paul Valéry. Là où Léon-Paul Fargue nous restituait un pays charnel, une terre pleine d’odeurs et de sucs, sûre de son charme, Valéry met en scène une Méditerranée fière, lumineuse, changeante, pur produit de l’esprit et de son mouvement. L’extase sensuelle de Fargue, l’intelligence au travail de Valéry : deux images du paysage français.

Regards sur la mer.
 

Ciel et Mer sont les objets inséparables du plus vaste regard ; les plus simples, les plus libres en apparence, les plus changeants dans l’entière étendue de leur immense unité, et toutefois les plus semblables à eux-mêmes, les plus visiblement astreints à reprendre les mêmes états de calme et de tourment, de trouble et de limpidité.

Oisif, au bord  de la mer, si l’on tente de déchiffrer ce qui naît en nous devant elle ; quand, le sel sur les lèvres, et l’oreille flattée ou heurtée de la rumeur ou des éclats des eaux, on veut répondre à cette présence toute puissante, on se trouve des pensées ébauchées, des lambeaux de poèmes, des fantômes d’actions, des espoirs, des menaces ; toute une confusion de velléités excitées et d’images agitées par cette grandeur qui s’offre, qui se défend ; qui appelle par sa surface, et effraie par ses profondeurs, l’entreprise.

C’est pourquoi il n’est point de chose insensible qui ait été plus abondamment et plus naturellement personnifiée que la mer. On la dit bonne, mauvaise, perfide, capricieuse, triste, folle, ou furieuse ou clémente ; on lui donne les contradictions, les sursauts, les sommeils d’un être vivant. Il est presque impossible à l’esprit de ne pas animer naïvement ce grand corps liquide sur lequel les actions concurrentes de la terre, de la lune, du soleil et de l’air compensent leurs effets. L’idée du caractère fantasque et violemment volontaire que les anciens prêtaient à leurs divinités, et nous-mêmes parfois attribuons aux femmes, s’impose assez à qui  voisine avec la mer. Une tempête s’improvise en deux heures. Un banc de brume se condense où se dissipe par magie.

 

Deux autres idées, trop simples, et comme nues, naissent encore de l’onde et de l’esprit.

L’une de fuir ; de fuir pour fuir, idée qu’engendre une étrange impulsion d’horizon, un élan virtuel vers le large, une sorte de passion ou d’instinct aveugle du départ. L’âcre odeur de la mer, le vent salé qui vous donne la sensation de respirer de l’étendue, la confusion colorée et mouvementée des ports communiquent une inquiétude merveilleuse. Les poètes modernes, de Keats à Mallarmé, de Baudelaire à Rimbaud, abondent en vers impatients qui pressent l’être et l’ébranlent, comme la brise fraîche à travers les gréements sollicite les navires au mouillage.

L’autre idée est peut-être cause profonde de la première. On ne peut vouloir fuir que ce qui recommence. La redite infinie, la répétition toute brute et obstinée, le choc monotone et la reprise identique des ondes de la houle qui sonnent sans répit contre les bornes de la mer inspirent à l’âme fatiguée de prévoir leur invincible rythme, la notion tout absurde de l’Eternel Retour.  Mais dans le monde des idées, l’absurdité ne gêne pas la puissance : la puissante et insupportable impression d’un éternel recommencement se change en désir furieux de rompre le cycle toujours futur, irrite une soif d’écume inconnue, de temps vierge et d’événements infiniment variés…

 

Pour moi je me résume tout cet enchantement de la mer en me disant qu’elle ne cesse de se montrer possible à mes yeux. Que d’heures j’ai consumées à la regarder sans la voir, ou à l’observer sans parole intérieure. Tantôt je n’en reçois qu’une image universelle ; chaque vague me semble toute une vie. Tantôt je ne vois plus que ce que l’œil naïvement éprouve, et qui n’a point de nom. Comment se détacher de tels regards ? – Qui peut échapper aux prestiges de la vivante inertie de la masse des eaux ? Elle joue de la transparence et des reflets, du repos et du mouvement, de la paix et de la tourmente ; dispose et développe dans l’homme, en figures fluides, la loi et le hasard, le désordre et la période ; offre la voie ou barre le chemin.

  Une rêverie à demi savante, à demi puérile, brouille, élucide, combine à propos de la mer quantité de souvenirs ou d’épaves spirituelles de divers ordres et de divers âges : lectures de l’enfance, souvenirs de voyages, éléments de navigation, fragments de connaissances exactes…

Nous savons quelquefois que cette immense mer agit comme un frein sur le globe, en ralentit la rotation. Elle  est au géologue le gisement d’une roche liquide qui tient en suspension des atomes de tous les corps de la planète. Parfois l’esprit se risque dans la profondeur. Il en ressent la pression croissante ; il en invente l’épaisseur de plus en plus ténébreuse. Il y trouve des flux d’eau plus pure, ou plus tiède, ou plus froide ; des fleuves intestins qui circulent et se ferment sur eux-mêmes dans la masse ; qui se divisent et se renouent, effleurent les continents, transportent le chaud vers le froid, rapportent le froid vers le chaud, fondent les carènes de glace des qui s’arrachent des banquises polaires, - introduisant une sorte d’échanges, analogues à ceux de la vie, dans la plénitude et la substance continue de l’eau inerte.

    Ce grand calme, d’ailleurs est ému assez fréquemment par les vibrations très rapides, plus promptes que le son, qu’y excitent les accidents sous-jacents, les brusques déformations du support de la mer. L’onde sourde se propageant d’une extrémité à l’autre d’un océan, se heurte tout à coup au socle monstrueux des terres émergées, assaille écrase, dévaste les plateformes populeuses, ruine les cultures, les demeures et toute vie.

Paul Valery.   
 
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1 décembre 2008 1 01 /12 /décembre /2008 23:48

La Fontaine

chez les voleurs (2)            

 

Une nouvelle de Jules Lemaître

 

Jean de La Fontaine passa trois journées charmantes dans la maison du capitaine. Il se levait tard, mangeait bien, buvait sec et s'amusait extrêmement des spectacles imprévus que lui donnait l’étrange compagnie. Pendant que les autres étaient dehors, il revoyait les vers de Cascaret, fit même pour lui la chanson de Dupont et la Guimbarde et Dieu gard’ de mal Lubin et sa loyale amante; conversait avec dame Angilberte, à qui il trouvait beaucoup de sagesse, et, le reste du temps, il dormait.

L'après-midi du quatrième jour, comme il était seul dans la salle, somnolant parmi les pots, un jeune robin entra, vêtu à la dernière mode, petit chapeau, vaste perruque blonde, petit pourpoint grand collet et grandes manches, avec de larges canons et une abondance de petite oie qui le faisaient ressembler à un pigeon pattu. Le galant s'avança vers La Fontaine et lui dit :

— Le capitaine Cascaret, sans doute ?

Jean inclina le menton, non pour tromper le visiteur, mais parce que, dans l'état d'agréable torpeur où il était, l’effort de parler ou seulement de remuer la tête en signe de dénégation lui eût semblé trop rude.

Alors le jeune robin expliqua qu'il avait recours aux bons offices de l'illustre capitaine Cascaret pour se venger d’un seigneur qui lui avait soufflé sa maîtresse. Il s'agissait de bâtonner son rival, puis de le défigurer par quelque estafilade. On le rencontrerait tel jour, à telle heure, en tel lieu et sortant de telle maison. « D'ailleurs, ajouta le robin, je serai là tout proche, et je vous le désignerai moi-même, à vous et à vos lieutenants. Et je paierai ce qu'il faudra. »

Jean de La Fontaine, que ce discours avait à demi réveillé, ré pondit simplement :

— Monsieur, ce que vous demandez est fort vilain. Je n’en ferai rien, je vous assure.

Le jeune bourgeois aurait eu bonne envie de se fâcher, s’il n’avait réfléchi aux dangers d'une querelle avec un homme d'épée aussi réputé que le capitaine Cascaret. Il se contint, allégua qu'il n'avait jamais été dans les académies, sans quoi il ne s'en fût remis à nul autre du soin de châtier son rival; qu’il n’entendait, du reste, lui faire appliquer que des coups fort légers, humiliants et non pointdouloureux; qu’il adorait sa maîtresse, et qu'il était désespéré de 1’avoir perdue; enfin, qu'il donnerait à Cascaret jusqu’à cinquante écus s'il consentait à se faire le vengeur d'une flamme injustement méprisée. Sur quoi, il laissa échapper quelques larmes.

— Mon enfant, dit Jean de La Fontaine touché, je compatis à votre chagrin; mais, quand vous m’offririez les trésors de Golconde, je refuserais de faire ce que vous attendiez de moi. Mon naturel répugne à la violence, et principalement dans les choses de l’amour...

— S'i1 le faut, dit 1e jeune homme, j'irai jusqu'à soixante écus.

Mais Jean continua sans l'entendre :

— Votre dessein, outre qu'il marque peu de bravoure et peu de loyauté, me paraît fort déraisonnable. J’ai quelquefois aimé sans être aimé moi-même. Je me réfugiais alors dans le vin, dans le sommeil ou dans un autre amour. Faites comme moi, mon cher enfant. On ne force point les cœurs. Je n’ai pas l’honneur de connaître votre maîtresse; mais je suis sûr qu'en vous préférant un autre amant, cette charmante fille a cédé à un mouvement irrésistible. Si elle aime vraiment votre rival, elle me paraît non seulement excusable, mais intéressante et vous devez même la louer de sa sincérité. Que si elle l'a préféré parce qu'il est homme de cour, ou à cause de ses grands biens, dites-vous qu'elle n'est qu'une personne vaniteuse ou intéressée et qu'elle ne vous méritait pas. Les raisons de nous consoler ne nous manquent jamais si nous savons nous y prendre. Au surplus, vous êtes jeune, bien fait, galamment habillé, et j'ai vu que vous aviez de l’esprit; vous ne pouvez donc manquer de faire impression sur quelque autre belle personne, qui vous dédommagera du mauvais procédé de votre infidèle. Et ne dites point que vous êtes à jamais incapable de vous éprendre d'un nouvel objet. Les belles personnes, mon enfant, nous apportent toutes à peu près le même plaisir, qui est vif, mais court; c'est notre imagination qui l'embellit, le rend plus fin et plus délicat, le diversifie, l'agrandit par l'attente et par le souvenir... Un garçon fait comme vous trouve peu de cruelles, ou, s'il en trouve, les consolatrices ne sont pas loin... Allez, allez, mon enfant... plus un mot... laissez-moi... j'ai beaucoup à travailler aujourd'hui.

Et il poussa affectueusement vers la porte le jeune bourgeois stupéfait d'avoir rencontré chez un spadassin tant de douceur et de désintéressement, ravi d'ailleurs de ses dernières paroles et, pour le reste, à peu près consolé.

Mais, comme Jean de La Fontaine regagnait son banc, il heurta Cascaret qui l'attendait les bras croisés :

— Monsieur, dit froidement le capitaine, j'étais au haut de l'escalier et j'ai entendu toute votre conversation. Je vous croyais mon ami, et vous venez de me faire perdre soixante écus.

— Monsieur, répondit La Fontaine, je vais les chercher et je vous les apporte.

Et il sortit, après un grand salut.

 

  *  *
  *

 

Il rentra chez lui tout d'un trait, prit soixante écus dans sa cassette qui, par grand hasard, était assez garnie, et se dirigea vers la maison de Cascaret. Mais il rencontra en chemin un ami qui le mena souper, puis à la comédie.

Le lendemain, il dormit tard, puis fut rêver dans la forêt de Boulogne.

Le jour suivant, il prit le coche pour Reims où il passa deux semaines chez son ami Maucroix.

Et ainsi de suite...

Mais, trois mois environ après sa rencontre avec Cascaret, il entra chez le digne capitaine :

— Monsieur, voici les soixante écus que je vous ai promis il y a quelques jours.

— Je ne vous attendais plus, Monsieur, dit sèchement Cascaret.

— Avez-vous donc cru. Monsieur, que je consentisse à vous faire tort ?

Alors Cascaret, cessant de feindre :

— Et vous, avez-vous cru, Monsieur, ou plutôt mon maître et mon ami, que je doutasse de votre parole? Et croyez-vous, à présent, que j'aie le cœur assez bas pour accepter ces misérables écus? Il est vrai que vous m'en frustrâtes, mais ce fut par un de ces mouvements débonnaires et gracieux dont je voudrais que l'élégance me fût quelquefois permise. Au reste, ne vous ai-je pas aussi frustré, en quelque manière, des vers divins que vous avez daigné, ça et là, semer dans mes humbles chansons? Et j'aurais l'âme assez ravalée pour admettre dans mon escarcelle avare cet argent qui, sans doute, est le prix de vos doctes veilles? Non, non, de par tous les diables! Mais, si vous le voulez bien, nous l'allons manger et boire en compagnie de ces gens simples et de ces bonnes créatures.

Toute la maison fit fête à Jean de La Fontaine. Il ne la quitta que le surlendemain, embrassé et caressé de tous, et sur la promesse d'y revenir souvent.

Il y revint quelquefois.

Jules Lemaître.

 

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N°1 - 2009/01
 
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