Les masques tombent
L'histoire est à peine crédible et pourtant elle est vraie : lors des réunions préparatoires au sommet européen du 30 janvier, l'Allemagne, soutenue semble-t-il par plusieurs autres pays européens, a exigé la mise sous tutelle de la Grèce et la nomination d'un "commissaire européen au budget" doté d'un pouvoir de veto sur les finances de chaque Etat-membre. La proposition a évidemment provoqué un véritable tollé à Athènes et même le Premier ministre grec, qui est pourtant l’homme lige de Berlin et de Bruxelles, s'est senti obligé de crier au scandale. Le Royaume Uni a trouvé là de nouveaux arguments pour justifier sa prise de distance vis-à-vis d'une Union européenne qui ressemble de plus en plus à une prison. Dans les autres grandes capitales européennes, on a accueilli la demande allemande avec une certaine consternation. A l'heure où les opinions publiques manifestent de plus en plus de réticences vis à vis de l'Europe, il est clair que ces déclarations tombent particulièrement mal. Décidemment, cette Mme Merkel n'est pas sortable et les Allemands toujours aussi imprévisible, murmurait-on à Paris, à Rome ou à Bruxelles. Même M. Barroso n'en demandait pas tant !
Il aura donc fallu moins de deux mois pour que l'Allemagne montre enfin son vrai visage. Le 9 décembre dernier, lors du sommet qui entérinait sa stratégie de discipline et d'austérité, elle avait tout fait pour dissimuler ses sentiments. Il ne fallait pas froisser le Royaume Uni, lui laisser quitter dignement le navire, pour se retrouver sans opposant sérieux à la tête de l'Union. Il ne fallait surtout pas brusquer la France et lui donner au contraire le sentiment que tout était conçu, concocté avec sa complicité. Il fallait endormir les Scandinaves, rassurer les dirigeants, toujours inquiets, d'Europe de l'est et veiller avec fermeté mais sans brutalité à ce que les pays du sud, ceux que les Allemands appellent obligeamment les pays du Club Med, ne bronchent pas. Le 30 janvier, à l'exception courageuse de la Grande Bretagne et de la République Tchèque, tous les dirigeants européens se sont rangés sous la loi de Berlin. Les jeux sont donc faits, en tous cas pour un temps. L'Europe étant désormais dans la seringue allemande, rien ne s’opposait plus à ce que le masque tombe, qu'un sourire de victoire éclaire enfin le visage de la Velléda germanique, sourire qui précède généralement les injonctions, puis les ordres, puis les aboiements.
Nous n'en sommes encore qu'aux injonctions. Mme Merkel s’est rendu compte que son droit de veto sur le budget grec ne passerait pas, qu’elle avait été un peu vite en besogne et elle accepté de retirer son exigence. Il sera toujours temps de remettre le sujet sur la table si, comme on le pense très fort à Berlin, Athènes est incapable de sortir de son débat inextricable avec ses créanciers ou si le Portugal, l'Espagne ou l'Italie, embourbés dans la récession, devaient solliciter de nouveaux secours.
Il n'empêche, le mal est fait. La Grèce sait maintenant à quel sort l’Allemagne la destine et l’option d’une sortie de l’euro gagne à nouveau du terrain dans l’opinion publique hellénique. Il est vrai que les représentants du FMI, de la BCE et de l'Union européenne s'y comportent actuellement comme de véritables affameurs, allant jusqu'à exiger une nouvelle baisse de 15% des salaires du privé, alors que le pouvoir d'achat des salariés grecs a déjà diminué de 14% en moins d'un an. Les discussions sont devenues extrêmement vives entre le gouvernement grec et la « troïka » des financeurs. Au sein même de l’équipe Papadémos les querelles entre les ténors politiques sont reparties de plus belle et les places se remplissent à nouveau de manifestants. Dans ce climat très tendu, le cycle de renégociation de la dette grecque n'a quasiment plus de chance d'aboutir. Et les élections générales, prévues en avril, devraient logiquement porter au pouvoir un gouvernement nationaliste qui saura traiter les ukases de Bruxelles et Berlin comme il convient.
Le sage Portugal est sur la même voie : l'austérité imposée par Bruxelles ruine, chaque jour davantage, ses efforts de redressement. Malgré les purges sociales acceptées par les Portugais, la production s'effondre, le chômage explose et les taux d'emprunt atteignent des sommets. La perspective d'un défaut de paiement portugais devient crédible si une aide financière de 30 milliards d'euros n'est pas rapidement débloquée. Mais, là encore, l'Allemagne renâcle. Elle estime qu’elle a déjà trop payé. Elle s'oppose toujours à ce que la BCE puisse intervenir directement au secours des Etats en péril, alors même que la BCE croule sous la trésorerie des banques et qu'elle ne sait plus à qui prêter. Quand au "fond monétaire européen", dont M. Sarkozy attendait des merveilles, il est toujours dans les limbes, tout comme la fameuse taxe sur les transactions. L'Allemagne s'est engagée à les mettre en place ? La belle affaire ! Les promesses allemandes n'engagent que ceux qui les ont reçues.
Pourquoi d'ailleurs l'Allemagne se préoccuperait-elle de la Grèce, du Portugal, ou, demain, du sort de l'Espagne et de l'Italie ? Elle a feint d'être solidaire lorsqu'il fallait ruser, convaincre, appâter, attirer dans son système tous ceux, pétochards, peureux ou apeurés, que la crise de l'euro effrayait. Elle a su alors, selon l'expression du poète, faire la chattemite et dans ce registre, les talents de Mme Merkel n'ont rien à envier à ceux de Raminagrobis. Mais maintenant que l'accord est fait, qu'importe ces pauvres, ces éclopés ! qu'ils sortent ! qu'ils disparaissent ! Son plan étant désormais adopté, gageons que Berlin ne portera plus beaucoup d’attention aux difficultés de l’Europe du sud.
Car il ne faut pas se méprendre sur la stratégie de l’Allemagne. Nous l'avons dit ici même à longueur de colonnes : son dessein n'est en aucune façon de sauver l'euro, ni même l'Union européenne à 27. Foin de toutes ces chimères françaises qui ont échoué ! Berlin travaille depuis des mois à un autre projet beaucoup plus conforme à ses intérêts : celui d’une nouvelle zone euro-mark constituée de pays qui partagent le même modèle économique, la même culture financière et une vision identique des relations internationales. Voilà l’espace dont Berlin a besoin pour conforter ses ambitions de grande puissance mondiale. Le Benelux, l'Autriche, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont vocation à faire partie de cette nouvelle union, les pays scandinaves y seront plus ou moins associés. Quant à la France, aucun doute, elle s'y ralliera, contrainte et forcée !
On peut toutefois se demander si, pour une fois, l’Allemagne n’est pas sortie du bois un peu trop vite. Ses manœuvres ont déjà découragé le Royaume uni, dont elle a malgré tout besoin, et la République tchèque qu’elle espérait bien mettre dans son jeu. Elles inquiètent non seulement Athènes mais l’ensemble des pays du sud qui commencent à comprendre que leur présence à de la table européenne n’est plus désirée. La Hongrie de Viktor Orban est prête à jouer le jeu de la discipline allemande pour peu qu’elle retrouve les instruments de sa souveraineté, et en particulier de sa banque centrale, ce qui ne rentre pas du tout dans les vues de Berlin. On sait que le Danemark, la Suède ont émis des objections sur le texte même du nouveau traité, laissant entendre qu’ils auraient beaucoup de mal à le faire accepter par leurs Parlements. Que fera l’Irlande où la ratification des traités par référendum est la règle constitutionnelle ? Que feront les Finlandais et les Hollandais, chez qui de puissantes minorités eurosceptiques mèneront un combat sans merci contre la nouvelle hégémonie allemande ? Que fera la France, si, par bonheur, elle se libère au printemps prochain du sarkozysme ? Autant de questions, autant d’obstacles sur le chemin du grand dessein de Mme Merkel. Sans parler du défaut de paiement grec et de celui du Portugal qui peuvent intervenir maintenant à tout moment et provoquer en quelques jours l’effondrement du château de cartes européen.
Une certaine anxiété commence à apparaître chez les dirigeants allemands. Elle était perceptible dans les réunions préparatoires au sommet du 30 janvier et elle l’était encore plus pendant le sommet lui-même, où Berlin a du, à plusieurs reprises reculer sur des points essentiels. Dans la partie de poker qui s’ouvre, l’Allemagne occupe la position la plus difficile, celle du gagnant désigné. Elle commence à comprendre qu’elle a joué gros, que le jeu est semé d’embûches et que si, à un moment où une autre, les peuples s’en mêlent le résultat est loin d’être écrit d’avance. C’est pourquoi nous risquons de passer dans les semaines qui viennent des injonctions à des propos plus musclés. Mme Merkel, qui n’avait visiblement pas prévu un échec de M. Sarkozy à la présidentielle de mai, s’agace de voir M. Hollande et ses alliés demander ouvertement une renégociation du traité européen. Elle mettra toute la pression qu’il faut pour avoir gain de cause et l’on sait, par expérience, que les socialistes français ne sont pas indifférents aux sirènes germaniques. M. Jean-Pierre Bel, le nouveau président socialiste du Sénat, n’a-t-il pas cherché il y a quelques semaines à rassurer ses interlocuteurs allemands du Bundestag et d’une Bundesrat en leur confirmant l’attachement des socialistes français à la rigueur budgétaire ? M. Hollande saura-t-il sur ce point essentiel s’en tenir à la ligne qu’il s’est fixé ? Les prochaines semaines nous le diront.
François Renié.