Le procès des Lumières essai sur la mondialisation des idées de Daniel Lindenberg Mis en ligne : [22-02-2010] Domaine : Idées |
Présentation de l'éditeur.
Critique de Gérard Leclerc. - Royaliste, n°955, 19 octobre 2009.
D'une certaine façon, je m'en félicite. Autant son petit livre m'avait assez indisposé sans jamais me convaincre, autant cet essai plus substantiel m'a intéressé, instruit, parfois remis en cause. Convaincu? Non, car mes objections n'ont fait que se renforcer au fur et à mesure. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait méprise. Mon intention n'est nullement de réfuter les thèses de Daniel Lindenberg, pour en prendre carrément le contre-pied. Il voudra bien me pardonner de ne pas rester dans son piège, qui consiste tout de même à imposer une grille parfaitement manichéenne de lecture de l'histoire des idées, qui suppose l'exaltation d'un camp forcément lumineux (celui des Lumières) et la diabolisation du camp adverse. Pour moi les choses sont infiniment plus complexes, plus mêlées, à commencer par les trop fameuses Lumières. Je puis admettre, certes, qu'on se réclame d'un grand moment de la Pensée, un peu comme Todorov prenant appui sur le célèbre texte d'Emmanuel Kant. Mais je ne suis pas sûr que le philosophe des Critiques condense à lui seul tout le XVIIIe siècle européen (pour faire court). Un historien comme Pierre Chaunu, dont on peut contester les options, mais sûrement pas l'ampleur du savoir, a écrit un grand livre sur l'Europe des Lumières, que François Furet considérait comme son chef d'oeuvre. Or, ce qui me frappe dans ce vaste tableau de la culture d'une époque, c'est son extraordinaire diversité. De l'Angleterre à la Pologne, les contrastes dominent par rapport aux ressemblances, en dépit d'un fond commun qui est l'expression d'un certain rationalisme.
Encore une fois, j'admets qu'on se reconnaisse dans cette haute époque, mais peut-être pas au point d'en épurer les ambiguïtés, parfois les lourdes erreurs. Daniel Lindenberg passe un peu vite sur l'anthropologie naturaliste d'une grande partie des philosophes généralement qualifiés d'humanistes. Et s'il dénonce à juste titre un racisme renaissant, il fait silence sur les travaux de Léon Poliakov montrant que les concepts du racisme contemporain sont liés au scientisme caractéristique d'une partie de la pensée du XVIIIe qui se prolonge sur les siècles suivants. De même, il peut citer les travaux de Xavier Martin pour se gausser de son féminisme traditionaliste, il passe à pieds joints sur une recherche encyclopédique qui met en évidence le biologisme dixhuitiémiste prolongé par les Idéologues et qui pose des questions gravissimes sur le concept même d'humanité. Je sais bien que Kant n'est pas du tout dans cette ligne mais son humanisme est précisément en rapport avec le piétisme religieux dont il est profondément imprégné. Sans doute Daniel Lindenberg entend-il introduire quelques nuances dans son tableau, mais c'est pour radicaliser plus fortement "alors même que le bilan des anti-Lumières, du fascisme d'hier aux fondamentalismes d'aujourd'hui, est plutôt terrifiant". Evidemment, en ces termes il peut être difficilement contredit. Mais n'est-ce pas au prix, encore une fois, d'un manichéisme qui ostracise tous ceux qui hier, et aujourd'hui, ne sont pas exactement dans la ligne ?
Je prends deux exemples, pour aller vite. Pourquoi cette vindicte à l'encontre de Burke qui dénonce l'emballement terroriste de la Révolution française ? On peut ne pas partager son analyse et sa postérité intellectuelle mais il est téméraire de prétendre qu'il ne pose pas de vraies questions. François Furet s'est précisément mis en travers de l'historiographie classique, sans crainte de se rapporter à un historien réactionnaire comme Auguste Cochin. Daniel Lindenberg a sans doute raison de marquer les nuances d'un auteur qu'on ne saurait ranger dans la mouvance contre-révolutionnaire, mais la radicalisation dont il fait preuve dans son attachement à l'histoire canonique de la Révolution est quand même étrange. Elle semble défier tout effort de complexification en dehors des camps balisés. Deuxième exemple : Léo Strauss. J'admets encore que ce philosophe intempestif ne fasse pas partie de sa paroisse. Mais rien ne fera contre le fait qu'il s'agit d'un penseur considérable, qui par son érudition et sa solide réaction même, peut rendre de signalés services à ceux qui ne le suivent pas dans ses conclusions. A son propos encore: pourquoi Daniel Lindenberg ironise-t-il sur les athées dévots qui semblent aujourd'hui prospérer, alors que lui-même se fait l'avocat fervent du rationalisme antireligieux lorsqu'il s'agit d'exégèse biblique ?
Je ne parlerai pas de Charles Maurras, qui semble d'autant plus universellement redivivus, qu'il est sans cesse fantasmé et que sa survie semble aujourd'hui assurée par des adversaires qui ont besoin d'une sorte de pantin désarticulé. Pardon de ces sévérités. Je répète que je ne considère nullement cet essai comme négligeable, qu'il peut parfois faire utilement réfléchir, qu'il apporte dans certains domaines des informations précieuses. Mais comment réagir impartialement, alors que son auteur vous somme de choisir entre deux camps qui ne vous conviennent vraiment ni l'un ni l'autre. Pour ma part, je ne me suis jamais reconnu dans la révolution conservatrice. Les néo-conservateurs américains ont provoqué chez moi plus que des sentiments mêlés. S'ils m'ont intéressé, j'ai récusé une bonne part de leurs choix politiques. Le libéralisme économique a toujours été aux antipodes de mes conceptions sociales.Par contre il est vrai que certains réactionnaires fustigés par Daniel Lindenberg, comme Philippe Muray, me sont proches, mais en raison de leur profondeur et de leur lucidité humanistes. Je demande la simple liberté de ne pas adhérer à une modernité obligatoire. Grâce au ciel, la vie est plus riche et nuancée qu'un certain combat des idées le donne à croire.