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6 octobre 2009 2 06 /10 /octobre /2009 18:42
L'intelligence
et son avenir

 

 

Bernard Stiegler est un esprit au travail. Philosophe, directeur du développement du Centre Pompidou, la pensée ne semble l'intéresser que dans la mesure où elle se double d'une action, où elle produit. On sent chez lui le lecteur de Nietzsche, attentif à l'esprit qui fouille, qui avance et qui crée. Rien d'étonnant à ce que cet esprit, qui s'est complu pendant des années à surveiller de près les aventures de la technique - et notamment celles qui occupent la scène depuis  deux à trois décennies, les techniques de communication - surgisse maintenant dans le champ du politique. Après la Télécratie contre la Démocratie, publié en 2006 sous la forme d'une lettre ouverte aux politiques, et dont la campagne présidentielle de 2007 fut une terrible illustration, il livrait quelques mois plus tard un livre programme, Réenchanter le Monde, passé presque inaperçu à l'époque et qui devient avec le temps d'une  remarquable actualité.

Que nous dit Stiegler ? Que depuis une décennie, la "baisse de la valeur esprit", pour reprendre une expression de Paul Valéry, a atteint des niveaux inégalés. Que cette situation correspond à la pointe extrême de ce capitalisme industriel qui a fait du consumérisme son unique moteur de développement, de la publicité et du marketing ses seuls ressorts et dont l'objet essentiel est désormais de canaliser les désirs, de contrôler les cerveaux au seul bénéfice du commerce des biens. Que cette organisation pulsionnelle du capitalisme, démultipliée par les médias de toutes natures qui ont envahi notre quotidien, finit par provoquer une forme d'atrophie du désir, d'écoeurement, de nausée collective, qui se retournera inévitablement contre le système économique lui-même, pour provoquer l'émergence de quelque nouvelle barbarie. Terrible diagnostic. Selon Stiegler "la régression mentale, l'avilissement moral qui l'accompagne, et l'anesthésie de l'intelligence et donc de la volonté qui traduit l'intelligence en actes, sont désormais ce qui gouverne le monde hyperindustriel - et pour une très large part, le discours de ceux qui, prétendant aux fonctions gouvernementales, s'adaptent à cet état de fait au lieu de le combattre". Nous voici maintenant pleinement dans le champ du politique.

Bernard Stiegler, avant d'en venir aux remèdes, met en lumière les ruses d'un système qui cherche à perdurer sous d'autres formes et qui nous sert aujourd'hui  l'imposture de ce que l'on appelle l'économie de la connaissance ou le capitalisme cognitif.  Importées récemment en France par le MEDEF, à partir de sources anglo-saxonnes d'un niveau conceptuel assez médiocre, ces théories prétendent dessiner une nouvelle forme de société, la société du savoir, dont Tony Blair en Grande-Bretagne s'était fait il y a quelques années le champion. Or, malgré les colloques, les expériences, les programmes sponsorisés par les grandes congrégations économiques, avec la complicité de la Commission européenne, cette nouvelle société n'advient pas. Comme le montre Bernard Stiegler, elle n'adviendra pas tant que le  modèle capitaliste, faussement régénéré dans  un monde de l'image et de l'innovation, continuera à dissocier les sphères de la production et de la consommation, à surveiller les comportements des consommateurs et à faire des intellectuels, porteurs de connaissance, les ingénieurs ou les contrôleurs de ses intérêts. Ce que l'on appelle aujourd'hui l'industrie des services, et qui se traduit en réalité par une "marchandisation" de tous les instants de la vie humaine, y compris la vie de l'esprit, est au coeur de ce processus, qui ouvre grandes les portes à un devenir barbare, à un nouveau règne de l'ignorance.

On l'aura compris, combattre ce modèle, dans sa vieil acceptation fordiste et consumériste ou dans sa nouvelle apparence, moderne et "branchée", appelle quelques changements radicaux. C'est d'abord à une lutte généralisée contre la bêtise, à laquelle Stiegler nous convient, retrouvant dans son livre des accents rafraîchissants, tout droit issus de Mai 68 et de feu le situationnisme. Reprendre le contrôle de soi, "du temps de la conscience, c'est à dire celui de l'intelligence, de la volonté, de l'action, de la lucidité et de la responsabilité", refuser le travail en miettes, la division des tâches, jouer au contraire la carte de la longue durée, se remettre au centre du monde par ses capacités propres d'innovation, de création et de contribution: tels sont les quelques maximes de l'art de vivre prôné par Stiegler, d'une hygiène de vie qui lui semble accessible à tous. Mais la désintoxication du consumérisme passe aussi par de nouvelles aventures collectives. Le refus de la dissociation, le retour du désir social passent par ce qu'Aristote appelait la philia, l'amitié, ce ferment des cités anciennes qui peut aujourd'hui déboucher sur de nouvelles associations, des sociétés de producteurs libres, loin du monde finissant de l'entreprise. Stiegler a mis ses paroles en actes en créant en 2006 avec quelques amis l'association Ars industrialis, qui préfigure ce que pourraient être ces nouveaux clubs de l'esprit.

Les idées de Stiegler nous comblent, même si elles ne figurent ici qu'à l'état d'ébauches. Elles nous ravissent d'autant plus qu'elles recoupent la pensée anticipatrice de certains de nos maîtres, le Proudhon de la Justice, le Sorel des Réflexions sur la violence, le Péguy de l'Argent, le Maurras de l'Avenir de l'intelligence... Un regret toutefois : que ces idées ne soient pas servies par une plus belle langue et par un discours plus  personnel. Stiegler abuse des tics d'universitaire (abus de notes, de citations d'ouvrages anglo-saxons obscurs, expressions jargonantes...) et il a parfois, l'art d'exaspérer le lecteur le plus indulgent. Gageons que pour son prochain essai, il saura trouver un ton plus juste.  D'ici là, surveillons du coin de l'oeil cet esprit qui cherche et fouille.

 

Paul Gilbert.

 


[1]. Bernard Stiegler, La Télécratie contre la Démocratie. (Flammarion, 2006, 268 pages)

[2]. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel. (Champs essais, octobre 2008, 178 pages)

 

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