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22 avril 2011 5 22 /04 /avril /2011 22:00
Régis Debray, avec   
et sans frontières
DEBRAY Régis

Régis Debray nous a livré à la fin de l'année dernière un petit livre  [1] que nous regrettons de ne pas avoir lu et commenté plus tôt. Il n'y a pas d'oeuvre mineure chez Debray et cette conférence donnée en mars 2010 à la maison franco-japonaise de Tokyo aurait du mobiliser plus vite notre attention. Pensez-donc ! Debray au Japon, loin des hâbleries parisiennes et des faux débats qu'il déteste ! Debray en liberté ! Et Debray qui profite de l'occasion pour entretenir ses auditeurs d'un concept qui n'a pratiquement pas de sens pour eux mais qui en a beaucoup pour nous : la frontière. S'entourer de frontières, voilà une occupation bien inutile lorsqu'on est séparé du monde par une vaste mer, lorsqu'on a vécu si longtemps loin de l'Occident, hors du temps et qu'aujourd'hui encore on n'a pas besoin "de barbelés, de quotas, ni de censure pour filtrer les apports nutritifs du grand large". "Vos poissons crus", dit Debray à son auditoire nippon, "vos caractères d'écriture, vos rues sans adresse, vos entrelacs religieux, vos kimonos font, sous la surface d'une ultramodernité sans complexes, un filet aux mailles fines, étonnamment résistantes". Pourquoi vouloir dresser des frontières, marquer des limites lorsqu'on sait si bien, d'instinct, comme au Japon, discerner ce qui est proche du coeur et ce qui lui est étranger ?
Avec l'Europe, c'est autre chose. Dans ce petit finistère de l'Asie, les peuples ont toujours vécu entassés, les uns sur les autres. D'où la nécessité, vite ressentie, de protéger sa tranquillité, ses biens, ses dieux et ses valeurs vis à vis de voisins souvent envahissants. Alors, on a fait les nations, les langues ont divergé, les coutumes et les cultes se sont séparés. La civilisation, chez nous, s'est conjuguée au pluriel. Notre continent ressemblait hier encore à ce "ballet des nations" que Molière donne dans ses intermèdes. Gascons, suisses, italiens, espagnols et français y célèbrent l'amour et le vin chacun selon ses rites. Les frontières ont été, de tous temps, les ornements de l'Europe, ses rubans, ses dentelles, ses brandebourgs, ses passepoils. Et Debray de rappeler que sur les deux cent cinquante mille kilomètres de frontières européennes, "seulement la moitié d'entre elles suivent les lignes de partage des eaux, fleuves, rivières, lignes de crête. C'est à tort qu'on les a dites naturelles. [...]. La frontière est d'abord une affaire intellectuelle et morale". Ornements, disions nous, objets de galanterie mais aussi totems sanglants. Si "nous plantons des signes, érigeons des emblèmes", c'est souvent pour nous battre, pour nous tuer, pour faire l'histoire. Car les frontières, comme toutes les choses divines, ont deux faces, la plaisante et la hideuse. En cela, elles diffèrent de la démocratie qui n'en a qu'une seule.
Si Debray prend le risque d'écrire, et donc d'être impopulaire, c'est que les frontières sont en danger. Il va, clamant jusqu'au Japon, qu'une "idée bête enchante l'Occident : l'humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières". Pourquoi d'ailleurs s'échauffer inutilement ? "La démocratie y mène tout droit, à ce monde sans dehors ni dedans. Aussi tout ce qui a pignon sur rue dans notre petit cap de l'Asie - reporters, médecins, footballeurs, banquiers, clowns, coaches, avocats d'affaires et vétérinaires - arbore-t-il l'étiquette "sans frontières"." Un mot d'ordre absurde ? Une histoire déjà écrite ? De nouveaux conformistes ?  Il n'en faut pas plus à Régis Debray pour partir en guerre. Contre les mondains, contre les imbéciles, il va s'employer à défendre la thèse inverse : le droit à la frontière. Mieux encore : le devoir de frontière.  Contre tout ce qui tend à uniformiser le monde, à en lisser les contours, à en gommer toute trace de différence, donc de vie. Et le voilà qui part en croisade, le coeur content, l'âme sereine, un léger sourire au coin des lèvres.
C'est que, dans ce combat, Debray tient pour une fois le beau rôle. Le réaliste, c'est lui. A ceux qui lui opposent les mirages du sans-frontiérisme, les beautés de la ville-monde, les charmes du village planétaire, il répond murs, barrières électriques, miradors, caméras de surveillance. Ce monde que l'on dit ouvert n'a jamais été autant surveillé, fliqué, contrôlé. "Des frontières au sol, il ne s'en est jamais tant créé qu'au cours des cinquante dernières années. Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmés pour les prochaines années." Voilà la réalité que l'on prétend nous faire oublier, par discours ou par image interposés. Mais rien n'y fait. "Ce réel nous résiste et nargue nos plans sur la comète." Plus l'économie se globalise, plus les moyens de communication rapprochent, au point de nous faire croire que nous sommes tous voisins, plus les territoires se fragmentent, plus les sensibilités nationales, régionales ou locales sont à fleur de peau. On crée des frontières partout, là où elles étaient inimaginables il y a un siècle. Elles divisent nos provinces, elles passent même aujourd'hui au coeur de nos villes.  
Ceux qui, comme Debray, connaissent les lois de l'histoire ne s'en étonnent pas. "L'intempestif qui déjoue les programmes est vieux comme Caïn, assassin notoire et premier constructeur de ville. Il ne ferait pas retour avec tant d'insistance s'il ne tenait à la nature des choses, à une loi d'organisation que l'expérience indique, hélas, comme infrangible. Comment faire souche ? Comment mettre de l'ordre dans le chaos ? Configurer un site à partir d'un terrain vague ? En traçant une ligne."  Quelle que soient les traditions, nous sommes ramenés aux mêmes signes. C'est le geste du Dieu de la Genèse, séparant la lumière des ténèbres, les eaux d'avec les eaux. C'est Romulus et sa charrue, traçant le pomerium, et ouvrant la voie aux légendes des fondateurs de villes et des constructeurs de limes. Les limites sont choses sacrées, elles sont aussi - comme le terme latin limen - seuil et barrière, chemin et borne. Elles ont à voir avec la peau des êtres vivants "dont le rôle n'est pas d'interdire, mais de réguler l'échange entre un dedans et un dehors". La seule frontière que l'on ne franchit qu'une fois et dans un seul sens, c'est le Styx, c'est la mort. Il existe de bonnes, de vraies frontières, celles qui filtrent sans enfermer, qui permettent l'échange lorsqu'il est souhaitable et souhaité, qui préservent aussi la liberté et la tranquillité des peuples. Il existe également de mauvaises frontières, murs, clôtures, "rideaux de fer" qui confinent les nations et les conduisent à l'asphyxie ou à la révolte. Or, paradoxalement, ce sont les premières que notre modernité cherche à abolir, les secondes qu'elle essaime un peu partout. 
Debray agit en philosophe : il condamne et il construit. Il a beau jeu de dénoncer les duperies du sans-frontiérisme. Derrière la fable du "meilleur des mondes ouverts", on trouve toujours les mêmes rapaces et les mêmes canailleries. Qui a le plus intérêt à l'élimination des frontières, sinon l'entrepreneur globalisé, pour qui le monde n'est qu'un vaste marché et un vaste cimetière pour ses concurrents ? Sinon les spéculateurs, les "évadés fiscaux, membres de la jet-set, stars du ballon rond, trafiquants de main d'oeuvre" ? Tous ceux là n'ont plus besoin de frontières, ils ont leurs propres frontières - celles de l'argent, du pouvoir, de la caste - qui les séparent bien mieux du reste du monde. Et qui a le plus intérêt au maintien des frontières, sinon le pauvre monde, le travailleur que l'on exploite, le peuple du tiers monde que l'on rançonne ? Oui, le sans-frontiérisme, comme le dit Debray, "excelle à blanchir ses crimes" et ses mensonges. Oui, il a bien toutes les tares de la mondialisation - économisme, technicisme, absolutisme, impérialisme - et il en est même la fable la plus répugnante.
Mais c'est aussi une autre conception du monde - politique au plein sens du terme - que Debray nous livre dans son petit livre. Et c'est d'abord un hymne à la diversité humaine. La richesse du monde ne se mesure ni dans les statistiques de production, ni dans les coffres des banques. Elle ne repose pas sur les "performances" de quelques-uns. La richesse du monde, c'est d'abord celle de ses nations, l'étonnante diversité des cultures, des talents, des traditions qui composent chacun des peuples. Nier cette réalité, qui s'épanouit à l'ombre des frontières, c'est travailler à l'appauvrissement du monde et à sa mise en coupe réglée au profit de quelques uns. Car - et c'est l'autre belle leçon de ce petit opuscule - il n'y a pas de peuple autonome, responsable sans frontière, comme il n'y a pas de peuple sans Etat. Le choix d'un peuple, c'est l'échange mais c'est aussi le refus de l'échange lorsqu'il est injuste, inéquitable. Le choix d'un peuple, c'est aussi le droit au repos, à la quiétude, à la paix civile, le choix de faire ses affaires sans subir le bruit de l'autre, sa "culture" ostentatoire, ses marchandises de contrebande, sa religion dénaturée, ses leçons de morale ou de démocratie. C'est ainsi qu'on est un homme, nous dit Debray, qu'on devient un vrai "citoyen du monde" : en respectant les peuples, leur diversité, leurs couleurs, leur liberté et leur droit à l'indépendance. C'est ce monde courtois, éduqué, civilisé, adulte qu'il appelle de ses voeux. Une fois dissipées les nuées de la fausse modernité, c'est vers ce monde là que nous irons d'un pas léger.
Paul Gilbert.
 

[1]. Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard, 104 pages.

      

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