Hommage à Barrès par François Renié |
Nous ne pouvions pas ouvrir cette nouvelle série de la Revue Critique des Idées et des Livres, sans saluer la mémoire de Barrès. Il fut le maître, l'inspirateur et l'éducateur de la petite phalange qui, il y a un siècle, donna naissance à cette revue et l'hommage que nous lui rendons aujourd'hui s'adresse aussi à ces jeunes gens qui furent ses disciples et, pour certains, ses héritiers. Mais si la génération de 1900, marquée par des temps nouveaux et difficiles, choisit Barrès comme exemple et comme vigie, il nous semble que son oeuvre et que sa pensée peuvent être aussi utiles à notre génération, elle-même soumise à des vents violents et à des mers agitées.
On nous dira que Barrès sent le souffre et c'est vrai. Après avoir été adulé, porté aux nues, il fut tour à tour contesté, jugé, calomnié. Mais combien ces critiques nous paraissent aujourd'hui démesurées ou injustes. Patriote intransigeant, il le fut en effet, mais jamais dans les excès qu'on lui reproche et ses écrits, notamment les derniers, témoignent d'une volonté constante de s'élever au-dessus des querelles, de préserver l'unité de la patrie commune, de chercher derrière l'adversaire l'homme et le semblable. Il fut aussi sans aucun doute fasciné par le catholicisme mais en restant aux lisières de la foi, en conservant cette liberté d'esprit et cette malice qui lui firent écrire et défendre au grand jour la merveille de sensualité qu'est Un jardin sur l'Oronte. Egotiste et dandy, il en usa incontestablement tous les artifices et toutes les poses, au point de s'aliéner et d'exaspérer une partie de ses contemporains. Mais ceux qui le connaissaient bien nous ont livré depuis ce qui se cachait derrière le masque de la désinvolture et du mépris : une inquiétude qu'il fallait dissimuler, une angoisse à conjurer, un mal être qui l'ont souvent étreint jusqu'à l'extrême solitude.
Laissons le temps faire son office et rendre justice à Barrès. L'homme vaut bien mieux, en effet, que sa légende et son oeuvre dépasse de cent coudées les caricatures que la haine, l'injustice et l'ignorance ont trop souvent inspirées. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire ses livres ou de découvrir, à travers ses fameux Cahiers, une âme singulière, un personnage qui est loin d'être d'une seule pièce. Oui, Barrès fut ce « profond moraliste français, ce grand écrivain d'humeur, cet artiste, ce magicien des lettres (1) » que saluait Massis au moment de sa mort. L'analyste fut lucide, le témoin perspicace, l'orateur étincelant. L'écrivain lyrique, surtout, ne laisse jamais indifférent, lorsqu'au détour d'un récit de voyage ou d'une intrigue romanesque, il nous livre brusquement une de ces fulgurances qui font frissonner... Que l'on songe à certaines pages d'Un Homme Libre, du Jardin de Bérénice, des Déracinés, de la Colline inspirée, ou à ce terrible récit du sépulcre de Ravenne qui surgit en plein milieu des merveilles épicées du Sang, de la Volupté et de la Mort.
Mais par delà les situations, les idées ou les personnages, ce qui frappe dans l'oeuvre barrésienne, c'est sa cohérence. Prise dans son ensemble, elle dégage un sens, un mouvement, une recherche de perfection qui est le vrai moteur de la création chez Barrès. Il passe, presque sans effort, des confidences personnelles, des personnages à peine dessinés du Culte du Moi aux foules grouillantes, à l'agitation électrique, aux grandes fresques du Roman de l'Energie Nationale, puis au dépouillement, à la maîtrise et la profondeur des dernières œuvres. On a pu se méprendre sur l'extrême sensibilité de Barrès, son goût de l'exotisme, son "romantisme". Aucune anarchie intellectuelle derrière cela; beaucoup de discipline, au contraire. Tout tend chez lui à utiliser l'émotion comme un objet de travail, à chercher, à travers elle, à saisir le beau, le vrai, l'éternel. Ne disait-il pas : "Tout sentiment, s'il est mené à un degré supérieur de culture, prend un caractère classique", retrouvant là des accents qu'un Racine, qu'un Goethe ou qu'un Stendhal auraient pu avoir avant lui.
Le génie de Barrès tient aussi dans l'extrême variété de son inspiration, dans sa constante recherche de sensations, de ciels ou d'idées nouvelles. Il fut un écrivain voyageur, de Tolède à Sparte et jusqu'au Levant, trouvant - comme Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Gautier, Loti, Fromentin - dans chaque pays traversé, dans chaque nouvelle ville une autre conception de l'existence. La vie publique, la politique lui donnèrent aussi ce goût du mouvement, du débat d'idées, cette soif de saisir d'autres vérités et surtout celles qui sont impérissables. Cette curiosité, on la retrouve y compris dans ses propres controverses intérieures - Occident ou Orient, nihilisme ou religion, latinité ou germanité - qu'il ne souhaita jamais vraiment conclure. Jusqu'au bout, il chercha à surprendre, à rester mobile, rien en lui ne fut jamais sec ou desséché. Comme en témoigne cette confidence presque candide faite à Pierre Varillon quelques mois avant sa disparition : "Je ne suis pas né, disait-il, pour cesser d'avancer et de découvrir des aubes, des midis, des couchants, des étoiles, auxquels je dédierai les chants du printemps, de l'été, de l'automne et les plus beaux, ceux de l'hiver, où les espérances étincellent au milieu d'un firmament de souvenirs."
Il nous faut donc relire Barrès. Même si les multiples facettes de l'homme, ses ambigüités, ses sortilèges et ses charmes, font que cette lecture n'est ni sans piège, ni sans risque. Dans la belle biographie qu'elle lui consacre (2), Sarah Vajda place en exergue ces quelques lignes qui indiquent assez bien les desseins du jeune auteur d’Un homme libre : " Nous ne conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous prêtent-ils du talent, nous ne pouvons les émouvoir. A vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisis leurs poètes et leurs philosophes. Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi ceux de son âge ou mieux encore, parmi ceux qui le suivent." A peine y sent-on une pointe d'amertume vis à vis des maîtres qu'il fréquenta dans sa jeunesse et qui l'ont méconnu ou déçu. Mais c'est surtout l'orgueil qui y perce et cette sensation, à l'aune des premiers succès, que son oeuvre fait écho dans les générations nouvelles, qu'un vaste public l'y attend, qu'il est à prendre, à séduire et à placer sous influence. Car Barrès charma. Une partie de la jeunesse française se rangea un moment sous sa gloire. Il fut l'enchanteur d'une longue série de poètes, d'hommes de lettres ou de publicistes, qui - de Maurras à Blum, d'Aragon à Mauriac, de Drieu à Malraux, de Montherlant à de Gaulle - n'ont jamais fait mystère de ce qu'ils lui devaient. Malgré ses détracteurs, c'est avec l'appui des meilleurs talents de son siècle qu'il affronte la postérité.
Sans attendre l'hommage plus complet que nous ne manquerons pas de lui rendre prochainement, nous reproduisons aujourd'hui deux articles, deux témoignages sur l'homme et sur son influence. La Revue Critique des Idées et des Livres publia le premier, signé d'André Thérive, en décembre 1923 (3), quelques mois après la mort de Barrès et on y mesure bien l'impact qu'eut cette disparition sur toute une génération de barrésistes et de barrésiens. Quant au second, de la plume d'Henry de Montherlant, il parut dans le numéro des Nouvelles Littéraires consacré à Barrès, trente ans après sa mort (4). Rapide, excessif, injuste - en particulier pour Maurras qu'il retrouva plus tard - l'auteur des Bestiaires nous livre pourtant un portrait magnifique. Celui d'un homme enfin débarrassé de ses légendes et de sa part d'ombre, et dont l'oeuvre, décantée, peut maintenant apparaître en pleine lumière.
François Renié.
(1) Henri Massis, Jugements (Plon, 1923).
(2) Sarah Vajda, Maurice Barrès (Flammarion, 2000).
(3) La Revue critique des idées et des livres, 25 décembre 1923.
(4) Les Nouvelles Littéraires, 26 novembre 1953.