Après le scrutin européen.
Le Cabinet de M. Gordon Brown passera-t-il l'été ? On peut sérieusement s'interroger au vu des résultats des deux scrutins - élections européennes et élections locales - qui se sont déroulés la semaine dernière au Royaume Uni. Le Labour y subit deux défaites écrasantes. Aux élections locales, il réunit moins d'un électeur sur quatre et arrive en troisième position derrière les conservateurs de David Cameron, qui tangentent les 40%, et le minuscule parti libéral-démocrate. La potion européenne est encore plus amère à avaler: avec à peine plus de 15%, la gauche britannique se situe loin derrière ses adversaires conservateurs et eurosceptiques; et surtout, elle perd une grande partie de ses positions et de son influence à Strasbourg et à Bruxelles.
Dans ces conditions, on voit difficilement comment le Premier ministre britannique pourrait se remettre durablement en selle. La semaine dernière, dix de ses principaux ministres et secrétaires d'Etat, parmi lesquels M. Purnell, ministre du travail et étoile montante du blairisme, ont choisi de quitter le navire pour tenter de sauver leur fief aux prochaines législatives. M. Brown a du se contenter vendredi d'un remaniement minimaliste. Au sein du parti et du groupe travailliste du Parlement, de nombreuses voix réclament maintenant son départ, ce qui était impensable il y a encore un mois. M. Brown va sans doute essayer de grappiller quelques semaines ou quelques mois de répit mais il n'a maintenant plus d'autre choix que de gérer les affaires courantes et d'attendre la nomination de son successeur.
C'est l'usure du pouvoir qui a eu raison des travaillistes. Les britanniques se sont fatigués de douze années de règne sans partage du Labour et des multiples scandales qui auront marqué la dernière période. Ils ont particulièrement mal vécu l'affaire des notes de frais de Westminster qui a fait rire la moitié de l'Europe au détriment du vieux parlementarisme britannique, et l'on sait que les Anglais n'ont aucun humour lorsque leurs institutions sont en cause. Mais M. Brown paye également au prix fort la "facture sociale" que lui a laissée Tony Blair. Dans un pays qui souffre plus que d'autres de la récession et du chômage, le blairisme a fini par avoir très mauvaise presse. Il est vrai que la « financiarisation » de l'économie, la désindustrialisation, les dérégulations économiques et sociales laissent aujourd'hui un grand nombre de salariés pauvres, ainsi qu'une partie de la classe moyenne, sans perspectives et sans protection. Belle leçon de chose pour ceux, qui, au Royaume Uni ou ailleurs en Europe, continuent à penser que la social-démocratie peut apporter des réponses à la mondialisation ! Les seuls qui pleurent sincèrement le départ de M. Brown, ce sont ces banquiers de la City qui s'inquiétaient hier, dans la presse financière de Londres, de ne plus voir leurs intérêts défendus à Bruxelles, du fait de la défaite du Labour. On aura vraiment tout vu !
Le retrait de M. Brown est également une bonne nouvelle pour les adversaires du traité de Lisbonne. M. Cameron a d'ores et déjà annoncé que s'il arrivait au pouvoir après l'été, il provoquerait immédiatement un référendum sur le mauvais traité et, au train où vont les choses, cette consultation a toutes les chances d'aboutir à un résultat négatif. Mieux encore, les députés conservateurs européens ont confirmé leur intention de ne pas rejoindre le groupe du Parti Populaire Européen et de constituer, avec d'autres eurosceptiques, un puissant groupe antifédéraliste. Contrairement aux souverainistes français qui sont les champions de l'absentéisme au Parlement européen, on peut compter sur ces anglais patriotes, durs à cuire, retors à souhait, pour mener la vie dure à M. Barroso, sa Commission et la conjuration des cabris. Voilà qui va mettre un peu d'animation et de piment dans les débats à Strasbourg.
Quant au Gouvernement irlandais, son sort n'est guère plus enviable que celui de M. Brown. Alors que le pays s'enfonce, lui aussi, dans une récession sans précédent, l'équipe eurolibérale de M. Brian Cowen n'a pas hésité à sortir le grand arsenal des mesures d'austérité, avec l'appui sans faille des experts de Bruxelles. Résultats : le chômage explose, la consommation s'effondre, la production plonge et le malade mourra bientôt guéri. L'impopularité du Premier ministre atteindrait, selon les derniers sondages, 86%, niveau au dessus duquel on commence généralement à faire ses valises. C'est d'ailleurs ce que s'apprête sans doute à faire M. Cowen, qui vient de subir lui aussi une défaite retentissante aux européennes. Dans ces conditions, il est quasiment acquis que le nouveau référendum irlandais sur Lisbonne, que toute l'eurocratie attendait avec fébrilité, n'aura pas lieu cette année. Et, autant le dire, sans doute jamais.
L'horizon de Lisbonne s'éloigne et, avec lui, celui d'une certaine Europe. A cet égard, le scrutin européen de dimanche dernier est sans doute à marquer d'une pierre blanche, dans la mesure où il révèle des mouvements de fond - abstention record, rejet du fédéralisme, montée des formations nationalistes ou populistes - qui ne s'étaient jamais exprimés aussi nettement. Certains vont jusqu'à prédire la fin de cette Europe que nous n'aimons pas, celle qui s'est construit depuis plus d'un demi siècle sur le mépris des peuples et des nations. N'allons pas trop vite. Comme aurait dit Churchill, « ce n'est certainement pas la fin, ni même encore le début de la fin, mais c'est peut être la fin du commencement
La République de Bernard Tapie.
Allons-nous vivre une nouvelle Affaire Tapie ? On se souvient que l'été dernier notre ex chanteur, ex ministre, ex roi des entrepreneurs avait défrayé la chronique, en retournant à son avantage et contre toute attente, l'inextricable dossier Adidas. Quelques amis bien placés dans les coulisses du pouvoir, une procédure d'arbitrage rondement menée, des créanciers soudain très arrangeants, et l'affaire était faite. « Scandale d'Etat », s'étaient indigné M. Bayrou et quelques autres. Mais tout cela est maintenant oublié et l'ami Bernard devrait toucher à la fin de cette année un très joli magot, de l'ordre d'une centaine de millions d'euros selon la Tribune. De quoi se sentir à nouveau pousser des ailes et se mettre dans le sens du vent.
Certains annonçaient son retour en politique. A la tête d'un ministère « fracassant », créé à sa mesure par son ami Sarkozy, dans le cadre de l'ouverture. « Trop tôt, trop risqué, trop voyant », s'exclama le chœur de jeunes énarques qui monte la garde à l'Elysée. « Une carte utile, mais à sortir plus tard, quand cela en vaudra vraiment la peine », tempérèrent deux ou trois conseillers politiques blanchis sous le harnais. On remisa donc pour un temps le maroquin mirobolant.
A défaut de la politique, il y a les valeurs sûres, les entreprises et le sport. Au registre du football, notre homme a visiblement quelques rachats en tête. « Je commence à avoir ma petite idée » explique-t-il fin juin à l'Express, « il faut que ce soit un club qui n'a pas gagné de trophées depuis longtemps et qui fait du beau jeu » Et de citer « Nantes, Nîmes, Cannes, Nice... et une bonne dizaine d'autres ». Histoire de brouiller les pistes.
Mais c'est dans le monde des affaires que Tapie prépare son grand retour. Avec une cible de choix : le Club Méditerranée, une vieille valeur des années 60 qui peine à se trouver un second souffle sous la houlette d'un fils Giscard d'Estaing. L'offensive de Tapie contre les dirigeants du Club a commencé il y a de deux mois et elle fait déjà les choux gras de la presse économique. Déclarations fracassantes, démentis tout aussi tonitruants, attaques personnelles de part et d'autres, rumeurs et contre rumeurs, insultes, plaintes, manipulations, coups de bourse... Nous voilà subitement plongé dans une atmosphère qui n'est pas sans rappeler les belles heures de l'affairisme mitterrandien. Cette nostalgie là, Monsieur Tapie sait en jouer avec talent.
Ce qui retient l'attention dans ce nouvel épisode du feuilleton Tapie, c'est moins l'acteur-vedette, que nous connaissons par cœur, que le théâtre d'ombres qui s'agite en arrière plan, dans les coulisses, les cintres et les machines. On y rencontre bien sûr l'incontournable Claude Guéant, nouveau Foccart à qui rien n'échappe, qui reçoit, qui conseille et puis dément. Tous les échanges, arrangements et conciliabules se passent naturellement Avenue Georges V, chez Alain Minc, l'entremetteur patenté du CAC 40, Minc à qui Tapie lance, dans une réplique digne d'Octave Mirbeau, « Vous voulez aller dans la gadoue ? Tant mieux, j'y suis chez moi, puisque je n'ai jamais eu le droit de jouer ailleurs ». On y trouve également, parmi les figures méritoires du clan Tapie, un certain Pigasse, ex énarque socialiste, ancien directeur de cabinet de Laurent Fabius aux Finances, qui sévit depuis dans une grande banque d'affaires. Et tant d'autres, avocats mondains, conseilleurs intéressés, banquiers publics plus ou moins assermentés, hommes politiques, petits financiers, grands assureurs, sans oublier les officines de renseignements, les journalistes au noir, les larbins, les faquins, les fakirs et quelques passe-lacets.
Les prises de guerre de Bernard Tapie se limitent pour le moment à quelques fractions du capital du Club Med. Provisoirement. Il attend sans doute les munitions financières que l'affaire Adidas doit lui procurer pour reprendre sa campagne. Gageons qu'il arrivera à ses fins, parce qu'il est tenace, qu'il a une revanche à prendre sur l'establishment financier en place et qu’aujourd’hui il a dans ses mains les meilleures cartes. Car derrière ses allures bonnasses, il y a du Vautrin chez Tapie. Sa République singe chaque jour davantage le petit monde de la Comédie humaine, et chacun peut y désigner son Marsay, son Rastignac, son Ferragus ou son Bibi Lupin. Vous verrez, comme chez Balzac, il finira chef de la police, ou, pour parler comme aujourd'hui, Ministre de l'Intérieur !
D'ici là, profitez des vacances pour vous plonger dans l'excellente enquête publiée l'an dernier par Laurent Mauduit, Sous le Tapie [1]. La conclusion de l'Affaire Adidas a soulevé chez Mauduit des montagnes d'indignation et il a décidé de ne rien passer à l'ex homme d'affaires et à ses amis. En remontant les fils de ce qu'il appelle « un crime proprement fait », il met à jour un monde de réseaux d'influence dont les affinités ne datent pas d'hier. Les mêmes réseaux qui, après avoir tiré Tapie du Purgatoire, s'occupent aujourd'hui de lui redonner un avenir.
Total en procès.
Une semaine après l'explosion qui a causé la mort de deux jeunes ouvriers - âgés de 22 et 29 ans - et blessé six autres personnes, sur le site pétrochimique de Total à Carling, l'heure est à la colère en Lorraine. Syndicats, partis politiques et associations de protection de l'environnement dénoncent la « négligence » de l'entreprise, sa politique de sécurité incertaine et le manque de moyens consacrés à la modernisation et à la mise en sureté de ses installations.
Comme le rappellaient plusieurs journaux (Le Monde, l'Humanité, notamment), les incidents sur le sites pétroliers de Total ne sont pas rares. Carling est bien connu des associations écologistes et des dégagements de produits toxiques ont été constatés à plusieurs reprises depuis cinq ans : 6 tonnes de styrène en juin 2005, 4 tonnes de benzène en janvier 2007, des rejets d'hydrocarbures en février 2007 et novembre 2008... Le 1er septembre, prochain, Total sera d'ailleurs convoqué pour infraction à la législation sur les installations classées sur cette plate-forme. La CGT dénonce de son côté « l'allongement de la liste des morts » : deux autres personnes sont décédées sur les sites chimiques de Total depuis le début de l'année.
On stigmatise aussi le « laxisme » et le peu de moyens dégagés par les pouvoirs publics pour contrôler de façon sérieuse de telles installations. Même si le temps n'est plus où le service des Mines était soupconné de collusion avec les grandes entreprises minières, sidérurgiques et chimiques de la région, le personnel affecté aux contrôle des installations classées est notoirement insuffisant : 1200 personnes sur toute la France pour surveiller 51000 installations à risque. La Lorraine n'échappe évidemment pas à cette pénurie.
L'accident de Carling est-il de nature à faire réfléchir la multinationale pétrolière et son dirigeant, le pontifiant M. de Margerie ? Chez Total, on se rassure à bon compte en rappellant que 20 M€ ont été investis dans les deux vapocraqueurs de Carling depuis 2002. Notoirement insuffisants, disent les syndicats qui parlent "d'équipements vétustes et de campagnes de maintenance insuffisantes". Même son de cloche du côté des écologistes qui dénoncent : "Un matériel ancien, une absence de volonté d'investir dans la sécurité, et l'importance du facteur humain. Un jeune homme peu expérimenté a été envoyé pour rallumer le surchauffeur". Tout celà dans un contexte social particulièrement tendu : le site fait l'objet depuis mars dernier d'un plan de réduction d'effectifs qui porte sur une centaine de postes et cet accident n'est évidemment pas de nature à rassurer sur leur avenir les 850 salariés de Carling.
Pendant ce temps-là, le pétrolier continue à engranger les bénéfices et à choyer ses actionnaires. En 2008, le groupe annonçait des résultats inégalés (près de 14 milliards d'euros, en croissance de près de 14% par rapport à 2007) et versait plus de 5 milliards d'euros de dividendes. Il consacrait dans le même temps moins de 300 M€ à la modernisation de ses activités chimiques françaises et de l'ordre d'une vingtaine de millions d'euros sur Carling. Total, qui fut jadis un des fleurons de notre industrie, est-il définitivement passé du côté de l'économie de casino ? Ses ingénieurs, ses cadres, ses techniciens et ses ouvriers, et au premier chef ceux de Carling, sont en droit, ce soir, de se le demander.
hubert de marans.
[1]. Laurent Mauduit, Sous le Tapie (Stock, Novembre 2008).