Hommage à Barrès (2) Textes choisis et présentés par François Renié |
Barrésistes et Barrésiens
Tous les noms des grands hommes ne se sont pas prêtés à former le nom d'une école à la fois et d'une sensibilité, d'un goût du cœur et d'une doctrine de l'esprit. Si le nom de Barrés y était plus favorable qu'un autre, c'était sans doute en vertu d'une obscure nécessité.
Il y a des amis et des admirateurs d'Anatole France, il n'y a même envers lui, chez les délicats, que des reconnaissants. Mais il n'y a pas de « franciens » et il n'y a pas de francisme. Sans doute parce qu'il y a d'abord des Français.
J'ose réserver le nom de barrésistes à ceux qui ont emprunté de Barrés la nourriture même de leur philosophie. C'est assez dire qu'il n'en reste pas beaucoup. Car le grand drame qu'a joué Barrés vivant est la crise d'une âme très individuelle; son culte du relatif et du périssable, sa révérence envers tout ce qui semblait plus durable que lui, son instable position, presque désespérée, entre un individualisme qui ne peut se renoncer et les disciplines qu'il accepte, - voilà l'exemple le plus pathétique du monde, mais si j'ose dire, le moins facile à reproduire ou à imiter. A n'en pas douter, Barrés a éprouvé jusqu'au bout la solitude et la mélancolie du génie, qui suffit à occuper une vie intérieure, mais qui, au bout du compte, ne pouvant s'ériger en règle générale, marque le désaccord affreux qui sépare la pensée et la vie.
Imbu de philosophie, et d'une philosophie beaucoup plus sérieuse qu'on n'avait coutume de dire, Barrés n'a jamais quitté sa vérité particulière. Ou, pour mieux dire, s'il a atteint en somme la vérité, il n'a jamais réussi à révéler qu'elle était autre chose que son amante privée. Cela frappe, séduit, émeut, cela ne convertit point. Il eût pu devenir l'intellectualisme même; cela se serait à peine remarqué, telle couleur il donnait à ce que touchait son âme instable et subtile ! Comme dit René Gillouin, le oui et le non, le moi et le non-moi n'ont pas cessé de parler en lui aussi confusément que dans son œuvre. Cela forme une originalité passionnante. Cela nous a inspiré une amitié que nulle autre n'aurait pu suppléer. Mais disons que cet exemple ne nous a conduit que sur des voies d'accès, non à un but. Dans le barrésisme doctrinal, c'est Barrés lui-même qui offusquait tout; et devant sa mort, dont nous n'avons pas cessé de fré mir, répétons à son propos, à son honneur mais contre lui en quelque sorte, qu'il n'existe peut-être au monde qu'une poussière d'âmes.
Est-ce à dire qu'il ne saurait y avoir des barrésistes proprement dits ? Peut-être, à respecter le sens étroit du mot. Peut-être les vrais barrésistes sont-ils ceux qui ne le sont plus. C'est-à-dire ceux qui ont poussé, plus loin que lui, aussi bien dans la politique que dans la religion. Eux, du moins, ils ne forment pas des héritiers stériles et serviles; ils ont essayé de mettre à leur tour en terre les talents reçus, mais pour les faire germer; et si Barrés ne les a guère considérés qu'avec un peu d'éloignement et-de respect craintif; c'est qu'ils lui montraient sa propre doctrine arrivée à ses fins naturelles, bref, l'individualisme immolé sur son propre autel. Or de cette solution il eut toujours la divination et la peur.
Et c'est là que se montre le conflit personnel qui nous rend Barrés si cher et à jamais si vivant. Même ceux qui ne se sont pas limités au barrésisme, restent des barrésiens fidèles et passionnés. On ne leur enlèverait pas ce titre sans les amputer d'une des parties essentielles de leur âme. Les hommes qui approchent de trente-cinq ans, aussi bien que ceux qui vécurent au temps de Simon et de Bérénice, ne peuvent même pas supposer ce qu'ils seraient si Barrès ne leur avait été révélé dès leurs années d'adolescence. Il leur a appris un mode, un plaisir particuliers de l'introspection. Ne vous récriez pas que c'est là chose bien prétentieuse et que ces gens sont terriblement niais s'ils se vantent de savoir cultiver leur moi. Dirait-on pas vraiment que c'est chose si difficile et surtout si agréable ? En réalité, c'est une étude qui donne plus d'amertume que de plaisirs, car ladite méthode est applicable aussi bien aux âmes désolées qu'aux âmes voluptueuses. Puis, qu'on lui en veuille ou non d'avoir été répandue chez les hommes, elle est chose de dignité.
Tous les êtres humains, pour parler comme le sage antique, s'efforcent par l'esprit de l'emporter sur les autres vivants. Il est bien naturel qu'ils veuillent approfondir sans cesse le fond insondable de leur conscience. Si cela est une présomption affreuse, on peut être assuré qu'elle porte avec soi sa punition. La gratitude immense qu'ont vouée à Barrés ses lecteurs juvéniles, n'est pas celle qu'on donne à l'inventeur d'un plat nouveau ou d'un parfum; c'est bien celle que mérite un Pascal, un Stendhal, et quelques autres. Il n'y a donc pas trace d'égoïsme dans cette reconnaissance. Outre que l'admiration est toujours un sentiment soumis et qui fait sentir son infériorité au sujet qui admire, elle n'a jamais été plus désintéressée que lorsqu'elle émane d'un moi subjugué par un autre, et qui ne s'aime plus lui-même qu'en aimant l'autre à travers lui.
On ne s'étonne donc pas que Barrés ait été l'objet d'un culte familier, intime, inattaquable, et qu'il doive le rester auprès de tous ceux qui savent encore le lire et le comprendre. Ses grandes œuvres que l'on peut appeler « objectives » aussi bien que ses manuels de psychologie, ses pages de doctrine comme ses pages d'histoire, sont éternellement vivantes parce qu'elles participent d'une même substance individuelle. Et chose inouïe pour un penseur, plus que sa pensée même, c'est peut-être sa personne qui est impérissable chez nous et nos successeurs.
André Therive.
(La Revue critique des idées et des livres - décembre 1923).
Hommage à Barrès
Un de mes anciens articles sur Barrès commence par : « Je suis à la campagne, sans livres, sans notes... » D'un autre, « Barrès s'éloigne[1] », j'ai souvent fait pénitence en disant qu'il avait été écrit « dans des gares, dans des chambres d'hôtel, sans livres, sans notes... » En somme, chaque article, j'ai reconnu ensuite qu'il avait été écrit légèrement. Et voici qu'au moment de tracer ce qui suit, qui est un « Barrès en 1953 », je juge que l'honnêteté serait de relire la plupart de ses ouvrages, je ne le fais pas, parce qu'un travail de création pure me requiert ailleurs, j'en relis deux ou trois, et allez-y ! Une fois de plus, nous allons être comme les autres : nous allons être léger et injuste. Comme les autres et comme ils sont avec nous.
Barrès en 1953. - La situation littéraire de Barrès est très basse parce qu'il y a plus d'une quarantaine d'années qu'on s'emploie à la ruiner. L'opération ne fut d'abord que de commando ; puis tout le monde s'y mit par bon ton. Quand tout le monde s'y met, la résistance devient impossible. Dès 1919, on peut dire que « ça y était ». Barrès était, dans nos Lettres, l'ennemi public numéro un, l'homme à abattre. Pour des raisons politiques, et allant plus loin, et plus bas, que la politique. La droite y prêtait la main avec joie ; il y avait longtemps que Barrès l'embêtait, parce que intelligent ; et puis, il faut faire risette à gauche : les catholiques de droite furent les plus acharnés contre lui quand parut l'innocent « Jardin sur l'Oronte ». Il avait aussi contre lui les femmes, je ne sais pas bien pourquoi.
Politiquement, la phrase qu'on lui prêtait, sur Charles Maurras, aurait dû (vraie ou fausse) suffire à le sauver : « Nos petits-neveux riront bien quand ils verront la place que nous lui avons faite. » Mais il faut croire qu'on ne la connaissait pas assez.
Il est heureux pour lui qu'il n'ait pas atteint les quatre-vingts ans, limite normale de toute carrière littéraire bien menée. Souffrant déjà, « sous l'œil des barbares », que fût-il devenu, dans l'étreinte des gorilles ? (Il paraît qu'il murmurait, devant les articles d'insultes : « Je me demande comment on peut répondre par tant de haine à tant d'amour. » Quoi ! Barrès ingénu ?) De l'abandon où il serait aujourd'hui j'ai eu une image de prévoyance. En 1919, quelques minutes avant le « défilé de la Victoire », allant rejoindre sa place dans la tribune officielle, interminablement au milieu de la chaussée vide, reconnu de tous, son nom prononcé, mais sans un vivat, dans un silence absolu. C'était le merci du peuple auquel il s'était donné tête et âme pendant quatre ans, le servant dans la dure épreuve, car il le servit vraiment. Pareil à ces chefs hindous victorieux, et qui néanmoins, dans le défilé, allaient à pied derrière les chefs anglais à cheval, comme des captifs, lui aussi chef des victorieux et cependant chef des vaincus, ou plutôt, pour continuer notre comparaison hindoue, chef dans sa nation de la caste des parias.
Ses perfides secrétaires, qui lui ont consacré un livre, y rapportent une parole de lui, que voici à peu près : « Je plains les pauvres écrivains quand ils ne sont plus là pour entretenir la petite flamme de leur renommée. » Maintenue férocement en veilleuse, la petite flamme de Barrès aura-t-elle la force de ne pas s'éteindre avant l'heure où tout se tasse, où les pouvoirs, et l'opinion derrière eux, oublient plus ou moins que Bossuet était chrétien, que Balzac se prétendait monarchiste, que Chateaubriand se prétendait l'un et l'autre, et les acceptent en vrac sans y regarder de trop près ? Je ne saurais dire.
Ce qui m'est personnel dans son « message » reste exactement ce que c'était au lendemain de sa mort.
Au lendemain de sa mort, « L'Illustration » publia la plus émouvante photo que je connaisse de lui. C'est pour moi le masque même de la lassitude et de la tristesse. Comme je faisais part de cette impression à son fils, celui-ci me dit : « Mais non, c'est seulement la mine maussade de quelqu'un que le photographe dérange dans son travail » Non, non, Philippe Barrès, ce n'était pas que cela !
Je suis frappé que personne n'ait attiré l'attention sur ces soupirs de fatigue qui s'élèvent si souvent des dernières années de Barrès. C'est un homme qui est excédé de toutes les heures ennuyeuses qu'il s'est imposé durant sa vie. Il dit : « J'ai compris, j'ai travaillé, j'ai servi, j'ai satisfait les parties hautes de moi-même. Mais qu'ai-je fait pour mon bonheur ? »
Dans le « Chant funèbre pour les morts de Verdun », paru en 1924, j'ai rappelé que, quelque temps avant sa mort, Barrès disait à un rédacteur du « Temps », qui le rapporta dans ce journal :
Je ne voudrais plus m'occuper que de poésie. Je n'ai aucune passion partisane ; les hommes m'apparaissent parfois comme par trop ressemblants, et je me surprends à ne plus les haïr, non plus qu'à les aimer beaucoup. Néanmoins, on a des devoirs, et il faut les remplir. Mais ceux de ces devoirs qui ont surtout forme d'obligations, qui compliquent ma tâche, augmentent mon labeur, je souhaiterai qu'on m'aidât à les accomplir : qu'on me soulageât de cette partie de ma besogne qui m'est devenue fastidieuse, et que je néglige un peu d'ailleurs, parce que je n'ai plus le temps ni le goût de m'y soumettre assidûment...
« L'Enquête aux pays du Levant », publiée après la guerre sur des notes de voyage prises en 1913, est pleine des cris qui peuvent échapper à un homme dont la vie quotidienne est sèche et grise. Sans cesse reviennent des phrases telles que : « Pour me donner une récompense, j'ai fait ceci ou cela... » Pauvre Barrès ! Se donner une récompense, c'est, pour lui, faire enfin quelque chose qui lui soit agréable après les corvées officielles dont il a empoisonné son voyage. « Il s'agit qu'enfin, après tant de contrainte (...) et oubliant des obligations de tous genres, je me laisse aller à ma pente naturelle », écrit-il en s'embarquant pour l'Orient. Après « tant de contrainte » ! Quel aveu que le rôle qu'il avait décidé à jouer, et qu'il soutint jusqu'au bout, n'était pas sa pente naturelle, et que, pendant la plus grande part de sa vie, il s'est contrarié !
« L'Orient, dit-il encore, est mon véritable destin. » Quel aveu que son autre destin (Lorraine, etc.) fut un destin postiche ou à demi postiche !
Dix ans plus tard, les conseils qu'il donnait à ses cadets, l'année même de sa mort, dans certaine « Enquête sur les maîtres de la jeune littérature », sont tous dirigés dans ce même sens. Ses dernières paroles, son testament, c'est : « Aimez la fantaisie, la poésie, le loisir... » Mais citons-le plus avant :
Il nous faut des fleurs en surabondance. Aimez l'or, l'azur et la flamme. A tous ceux qui sont capables de prendre la vie par le côté poétique, nous demandons des images et des chants.
C'est un grand défaut, l'excès de volonté claire dans la vie spirituelle. Il faut errer, battre le pays, suivre un sentier, l'appel d'une lumière, d'un chant, d'une nostalgie, d'un archange, se faire des loisirs.
Las des systématisations, puissé-je jusqu'à ma mort faire étinceler tous ces germes de feu qui reposent dans l'âme.
Il faut des songes, des ombres, une espèce d'oisiveté et de solitude, et aussi quelque inquiétude. Librement offerts au destin, prêtez-vous aux quatre vents de l'Esprit qui souffle où il veut.
« C'est un grand défaut, l'excès de volonté claire dans la vie spirituelle. Il faut errer, battre la campagne... Las des systématisations... Prêtez-vous aux quatre vents de l'Esprit. » Comment n'a-t-on pas pris garde, à l'époque, qu'il y avait là autant de démentis formels donnés aux proclamations de sa quarante-cinquième année (« Spartam nactus es, hanc adorna »), hélas ! trop bien accomplies ? Comment ne serais-je pas frappé à distance par le fait que, aussitôt Barrès mort, je larguais l'amarre, rompais pour des années avec la vie parisienne et littéraire, afin de « ne plus me consacrer qu'à mes désirs et à la poésie » ? Les dernières années de Barrès furent-elles pour quelque chose dans cette libération, où les caïds de la littérature « libératrice » ne furent si certainement pour rien, et ne serait-il pas piquant que celui qui se voulut un maitre de devoirs ait été pour moi un maître de plaisirs ? En vérité, je pense que je suivis surtout ma pente, mais que, sur cette pente, ce que je ne cesserai d'appeler le testament de Barrès contribua à me pousser.
Nous autres écrivains, Barrès, par son art, nous montre ce qu'il faut faire ; par sa vie, ce qu'il ne faut pas faire. Ces travaux forcés de la célébrité, cette connaissance des hommes réduite, j'en ai peur, aux trois mille frelatés de la « société » parisienne, ces plaintes de la fin, ces horribles honneurs de l'après-fin, et tout cela parce qu'il faut ne cesser jamais d'occuper la scène, parce que la vanité sociale vous martèle sans cesse les oreilles de son : « Marche ou crève ! » - il y a là un climat suffocant, et qui le suffoqua. Il chercha à préserver de soi-même quelque chose. Seulement, quoi ? Ses « rêveries » ? Son « chant » ? « Tout désirer, tout mépriser », c'est très joli, mais enfin, il y a aussi ce qu'on obtient, et qu'on aime, et qu'on ne méprise pas. Est-ce qu'il n'avait pas de vie privée ? Ou est-ce que, vraiment, comme les confrères d'un rang plus humble, il lui préférait ses satisfactions de vanité ? Est-ce qu'il n'a eu, après tout, que ce qu'il préférait et voulait, quitte à l'emplumer de quelques gémissements mélodieux ?
Tout cela, qui me parait très sombre, il le porta avec noblesse (malgré les ficelles, qui sont plutôt des cordages, tant elles éclatent au regard). Cette noblesse, et sa pente naturelle vers toute noblesse, son talent admirable, cette pente et ce talent, qui le mettent tellement plus haut, comme écrivain et comme homme, que ceux qui usurpèrent sa place après lui, sa lucidité, son honnêteté (« le flot, qui me roula sans me salir »), sa fragilité, et quasiment son je ne sais quoi de désarmé, qui perça sur la fin, et cette franche et tardive contrition de ses erreurs à l'heure où l'on ne doit plus être que ce qu'on est, n'ont pas cessé de m'inspirer admiration, affection et respect : si ces sentiments sont communs dans les Lettres françaises d'aujourd'hui, tant mieux. Je le répète, sur toute son étendue, de son meilleur à son pire, il dépasse de beaucoup ses tristes successeurs. Ceux qui l'ignorent, et tout en l'ignorant le méprisent, ne savent pas ce qu'ils perdent, humainement, à ne pas le connaître et à ne pas l'aimer.
Henri de Montherlant.
(Les Nouvelles Littéraires, 26 novembre 1953).
[Retour au début de l'article]
[1]. Les Nouvelles Littéraires, 26 décembre 1925.