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3 janvier 2009 6 03 /01 /janvier /2009 10:43

Beautés

de l'Astrée


par Pierre Gilbert




La littérature précieuse reviendrait-elle à la mode ? Elle inspire à nouveau, en tout cas, des créateurs et des œuvres de qualité. Eric Rohmer lança, il y a deux ans, le mouvement avec ses Amours d'Astrée et de Céladon - film librement inspiré de l'œuvre d'Urfé, qui connut un succès plus qu'honorable. Un autre cinéaste, Christophe Honoré nous a régalés, l'an dernier, d'une Belle Personne, qui transposait à notre époque, avec légèreté et justesse, l'illustre roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves. Un public plus averti trouvait dans les meilleures librairies en février dernier une réédition parfaite des œuvres du Chevalier de Méré[1]. Quant aux amateurs de musique, l'ensemble Faenza les comblaient avec un recueil d'airs anciens du temps de l'Astrée[2], du meilleur goût. Après tant d'années d'indifférence et d'oubli, les sectateurs de Voiture et de Benserade ne pouvaient être que satisfaits[3].

Rien n'était moins évident que ce retour en grâce de la préciosité. Molière a su si bien en brocarder les excès qu'elle a gardé chez nous mauvaise réputation. Et pourtant comment ne pas voir qu'elle est un trait constant des lettres et de l'esprit français. Les sommes romanesques du Moyen-Age, imprégnées d'amour courtois, en forment les prémices ; la préciosité avant l'heure, c'est aussi Marot, Maurice de Scève sous la belle influence de Pétrarque, puis nos jumeaux de la Pléiade, le du Bellay des Regrets et des Antiquités de Rome, le Ronsard des Amours. Mais avec la marquise de Rambouillet, Voiture, Malleville et Mademoiselle de Scudéry, c'est tout un monde d'élégance, de pureté du langage et de dignité des mœurs qui se forme. On y fait des vers, on y lit la comédie ou les romans à la mode. Et surtout, on y parle et d'abord de l'amour, qui est au centre de toutes les conversations.

Bien sûr, ce goût pour la préciosité ne touche pas seulement la France : en Espagne et en Italie aussi, on fait salons et nos précieux savent ce qu'ils doivent au Cavalier Marin, à Cervantès ou à Luis de Gongora. Mais la puissance d'assimilation, d'absorption de la langue française joue, une fois encore, son rôle, et ce qui n'est ailleurs qu'un moment ou qu'une mode imprime une direction durable à notre création littéraire. Molière, Racine, La Fontaine ou La Rochefoucauld sont encore tout imprégnés de la préciosité. On la retrouve aussi bien chez Marivaux, Bernardin de Saint Pierre ou Florian un siècle plus tard, et, plus proche de nous, Stendhal, le meilleur Verlaine, le Parnasse tout entier, puis Boylesve, puis Proust, puis Giraudoux en portent dignement l'étendard[4].

Mais c'est incontestablement Honoré d'Urfé qui cristallise le mieux l'esprit précieux. Sa vie vaut à elle seule plus qu'un roman. Aventurier, il participe à tous les désordres de son époque troublée ; il prend le parti de la Ligue auprès du duc de Nemours et combat pendant plus de dix ans les troupes royales ; l'exil l'amène au service du duc de Savoie, dont il est un des capitaines  et c'est au cours d'une des campagnes glorieuses des savoyards contre la République de Gênes qu'il trouve la mort. Poète, il est l'homme d'une œuvre presque unique et inachevée, l'Astrée, roman sentimental et paisible, dont l'atmosphère tranche en tous points avec la vie de l'homme de guerre ; sur les bords du Lignon, dans ce Forez qui fut la patrie d'Honoré d'Urfé, ses bergers et ses bergères dissertent à l'infini, sous le prétexte d'intrigues aussi charmantes qu'improbables, de l'amour idéal et de la vie des amants parfaits. D'Urfé fut d'ailleurs aussi de ceux-là et sa passion mélancolique pour sa belle-sœur, Diane de Chateaumorand, fut sans doute pour beaucoup dans sa réputation. On sait que cet amour fut deux fois malheureux.

C'est cette histoire d'amour et d'aventure que nous raconte ici Pierre Gilbert. Cet article, publié en 1913 par la Revue Critique des Idées et des Livres[5], n'a pas pris une ride et on y retrouve l'intelligence, le goût, l'ironie, mais aussi la bonté de son jeune auteur. Eternelle jeunesse de l'amour courtois.

Charles Andre.

 


[1]. Antoine Gombaud, Chevalier de Méré, Œuvres complètes, présentées par Patrick Dandrey, Klincksieck, février 2008.

[2].  Ensemble Faenza, dirigé par Marco Horvat, L'Astrée. Musiques d'après le roman d'Honoré d'Urfé, Editions Alpha, Septembre 2008.

[3].  En affichant ouvertement son ignorance pour l'œuvre de Mme de Lafayette, le chef de l'Etat lui rendit, sans le vouloir, un bel hommage ainsi qu'à toute la littérature précieuse.

[4] Sans oublier la jeune cohorte des poètes de la renaissance française qui firent, pour la plupart, leurs premières armes dans cette revue de 1908 à 1924 : Jean-Marc Bernard, Lionel des Rieux, Eugène Marsan, Tristan Dérème, Tristan Klingsor, Jean-Louis Vaudoyer, François-Paul Alibert... Aucun d'entre eux qui n'ait été touché par la grâce de la préciosité.

[5] La Revue Critique des Idées et des Livres, 10 Avril 1913.



Beautés de l'Astrée

Honoré d'Urfé dépassait à peine ses vingt ans quand il conçut pour Mlle de Chateaumorand une passion désespérée. Quel espoir eût-il gardé, puisque sa famille le destinait à l'ordre de Malte et bientôt le mit en route ?

Pendant son absence, d'ingénieux parents, aussi aveugles que charitables, s'avisèrent qu'un mariage réconcilierait les deux puissantes familles ennemies de Chateaumorand et d'Urfé. Funeste calcul. De retour après quelques années, le jeune d'Urfé  retrouvant sa maîtresse épouse de son frère, s'abandonna à  sa douleur et pensa en mourir. Il aima d'autant plus qu'il se savait mieux défendu et par ses vœux de chevalier de Malte et par la vertu de sa nouvelle parente. Entre eux s'établit un commerce auquel, dans le secret de son âme, le jeune chevalier prenait un plaisir merveilleux, car il lui prêtait des significations que, pour sa gloire, on pense qu'il eût rougi d'avouer. « II n'y a de toutes les flèches d'Amour, nulle plus acérée que celle de la conversation. »  C'est dans ce temps qu'il éprouva la vérité de cette maxime, en se laissant cribler de si délicieuses blessures.

Il devait connaître pire cruauté, et il y eut un moment où  sa position devint vraiment intolérable. Mlle de Chateaumorand ne donnait point d'enfant à son mari. Or, le bruit transpira que la cause n'en tenait qu'à lui. En effet, M. d'Urfé était dans le cas de pouvoir faire rompre son mariage canoniquement. Cette lueur d'espoir et toutes les images qu'elle réveillait brusquement, ravivèrent toutes les douleurs du jeune homme, en les mêlant de honte et de déception. Car M. d'Urfé aîné ne paraissait toujours pas disposé à aller en cour de Rome.

Enfin il s'y décida, ou bien on l'y décida. Le mariage fut annulé et l'ancien mari se retira dans un cloître. Coup de fortune inespéré qui relança le chevalier au comble de la félicité alors qu'il avait bu les amertumes injurieuses de la plus sombre destinée. Sans trop de peine, il rompit aussi les vœux qui de son côté s'opposaient au mariage et déclara sa passion. Enfin, ces amants modèles s'épousèrent, mais il fallut vaincre les frayeurs de Mlle de Chateaumorand, toute rougissante des innocentes privautés accordées naguère à un beau-frère dont elle ne soupçonnait pas la secrète ardeur.


Ce beau chapitre de roman, qui rappelle d'autant mieux la Princesse de Clèves que celle-ci naquit un peu de là, d'Urfé  n'a pas omis de le placer au centre, au cœur de son Astrée, roman, dirai-je, non seulement à  tiroirs, mais à  clé, bien digne, par conséquent, d'intéresser les femmes, qui sont toujours ménagères. Et non content de mettre son histoire dans son livre, d'Urfé  y fit aussi entrer celle de beaucoup de ses contemporains. Après cela, on s'é tonnerait qu'il y eût. réellement-dans ce roman, soutenu par une telle expérience, autant de fadeur qu'on le veut bien dire. Et la vérité est que, sous un appareil trompeur de bergerie, on sent bien de l'énergie souvent et beaucoup de vrais accents de passion, dans cette Astrée qu'on ne lit plus, mais qui a fourni de lectures et de méditations passionnées quelque dix générations.

Or, voici que M. Hugues Vaganay a eu l'ingénieuse pensée et la patience de tirer de l'interminable récit les très véritables maximes de messire Honoré d'Urfé. Et chemin faisant, il exhume de ces beautés, dont vous aurez votre part.


Il n'y a rien que les yeux qui fassent naître l'amour, ni rien qui le fasse croître davantage que de s'entrevoir souvent.

L'amour qui est couverte est beaucoup plus violente.

Il y a une certaine heure en la volonté  des femmes, que si on la rencontre, on obtient tout ce qu'on leur peut demander, et, au contraire, si on la perd sans s'en servir, jamais ou pour le moins fort rarement, se peut-elle recouvrer.

C'est un des meilleurs signes qu'on puisse avoir d'être aimé  d'une dame quand elle tâche de couvrir aux autres la recherche qu'elle sait bien qu'on lui fait.

La femme est fort ressemblante quelquefois à la mort, qui se donne à nous lorsque nous y pensons le moins.

Une fille un peu glorieuse est plus aimable.


Ne citerons-nous pas aussi la chanson :


Puisqu'elle était femme, il fallait bien juger

Qu'elle serait légère.

L'onde est moins agitée, et moins léger le vent,

Moins volage la flamme,

Moins prompt est le penser que l'on va concevant

Que le cœur d'une femme ?


Mais voici plus sérieux. D'abord un éloge de la réserve convenable au chagrin et à  la mélancolie :



L'extrême ennui a cela, que la solitude doit être son premier appareil.


Et puis cette théorie de notre théâtre, pour ne pas dire de toute notre littérature classique:


II n'y a rien qui touche plus vivement qu'opposer l'honneur à  l'amour : car toutes les raisons d'amour demeurent vaincues, et l'amour toutefois demeure toujours en la volonté le plus fort.


Enfin le petit recueil de M. Vaganay donnerait l'envie de lire L'Astrée, si la prudence ne nous l'ôtait

Pierre Gilbert.

 

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