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13 mars 2016 7 13 /03 /mars /2016 20:01
Pierre Boutang,
tel qu'en lui-même
 

 

IDEES
Pierre Boutang.
Stéphane Giocanti.
Flammarion.
Mars 2016.
458 pages.
 

 
Pierre Boutang (1916, 1998). Philosophe, poète et essayiste politique. Esprit libre, métaphysicien majeur, traducteur de Platon, T. S. Eliot, William Blake et Chesterton. L'hebdomadaire La Nation française, qu'il dirigea de 1955 à 1967, fut à l'origine du renouveau de la pensée royaliste. Publications récentes :  La Politique considérée comme souci. (Les Provinciales, 2014).
 
Stéphane Giocanti, né en 1967, est romancier et historien de la littérature et des idées. Il est l'auteur d'essais remarqués sur T.S. Eliot, Charles Maurras et le Félibrige. Publications récentes : Maurras, le chaos et l'ordre. (Flammarion, 2006), Kamikaze d'été. (Ed. du Rocher, 2008), Une Histoire politique de la littérature. (Flammarion, 2009), C'était les Daudet (Flammarion, 2013).
 
Présentation de l'éditeur.
En 1998, toute la presse française se fait l'écho de la disparition de Pierre Boutang et le monde intellectuel, longtemps divisé à son sujet, rend un hommage unanime à ce maître – à la fois méta-physicien, écrivain, critique, poète et traducteur. Aujourd'hui, en dépit du centenaire de sa naissance (1916-2016), la postérité semble oublier injustement celui qui fut aussi le fondateur du journal La Nation française (1955-1967). À ceux qui en ont une image toute faite – celle d'un personnage colérique, d'un penseur sulfureux ou même « facho » –, cette biographie fournira bien des démentis et des nuances : en politique, fut-il maurrassien ou gaulliste ? pétainiste ou giraudiste ? traditionaliste, anarchiste ou antimoderne ? Fut-il un homme de droite, ce pourfendeur de l'Argent qui appelle à voter Mitterrand en 1981 ? Un homme de gauche, cet adversaire du marxisme et du Progrès ? Et comment situer un catholique en proie aux formidables débordements d'Éros ? Ceux qui ne le connaissent pas encore découvriront ici quelle immense figure de la vie intellectuelle française fut Pierre Boutang – lecteur phénoménal, professeur adulé après avoir été longtemps exclu de l'université, mais aussi pamphlétaire à la plume acérée, et surtout philosophe de la transcendance de l'être et du désir.Traversant un demi-siècle de pensée et de débats, où se croisent les voix des maîtres et amis de Boutang – de Gabriel Marcel à Jean Wahl, de Philippe Ariès à Roger Nimier, de Maurice Clavel et Raymond Aron à George Steiner –, nourri de témoignages et de documents inédits, Stéphane Giocanti révèle la genèse d'une œuvre en forme d'« odyssée du secret » et, sans éluder sa part d'ombre, brosse le portrait d'un inclassable géant du XXe siècle.
 
L'article de Gabriel Matzneff. - Le Magazine littéraire - mars 2016.
Boutang, le tyran métaphysique. Le 3 avril 2013, je déjeune rue du Mail, à Paris, Chez Georges, avec le patron des éditions Hermann, Arthur Cohen. Le nom de Pierre Boutang vient dans la conversation quand j'évoque sa traduction du Banquet de Platon et sa préface, qui suscita un vif émoi parmi les spécialistes de l'Antiquité gréco-romaine. « En 2003, me dit Cohen, il nous en restait une quinzaine d'exemplaires. Nous avons mis dix ans à les vendre. » Puis il enchaîne sur l'hostilité que la Sorbonne persiste à témoigner à l'oeuvre de Pierre Boutang. Celui-ci est mort en 1998.
Souvent, l'ostracisme dont est, de son vivant, victime un philosophe, un écrivain, un peintre cesse après sa mort, mais, on le voit avec Boutang, il y a des exceptions. Espérons que l'importante biographie que lui consacre Stéphane Giocanti va mettre fin à cette imbécile quarantaine ; infusera aux éditeurs l'envie de rééditer les livres épuisés de Pierre Boutang, et aussi, c'est essentiel, de publier ses carnets intimes inédits, de recueillir les articles qu'il donna aux journaux, aux revues tout au long de sa vie - je pense en particulier aux beaux textes parus dans La Nation française -, et qui font partie de son oeuvre au même titre que ses essais, ses poèmes et ses romans ; bref, rendra à Pierre Boutang la place éminente qui est la sienne parmi les philosophes français du XXe siècle.
Schopenhauer soutenait que la plupart des livres durent peu « Seuls survivent, expliquait-il à son disciple Frauenstaedt, ceux où l'auteur s'est mis lui-même. Dans toutes les grandes oeuvres, on retrouve l'auteur. Dans mon oeuvre à moi, je me suis fourré tout entier. Il faut qu'un écrivain soit le martyr de la cause qu'il défend, comme je l'ai été. »
Boutang est un philosophe de cette espèce. Il y a les bâtisseurs de systèmes, les savants organisateurs de concepts et d'idées : Aristote, Thomas d'Aquin, Kant, Hegel. Et il y a les aventuriers de l'esprit, ceux qui se brûlent et brûlent le coeur des adolescents qui les lisent : Boehme, Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, Chestov. Pierre Boutang est un de ces aventuriers. Cela explique en partie l'hostilité que lui témoignent les penseurs officiels, le cénacle du politiquement correct qui décide qui est philosophe et qui ne l'est pas ; qui a droit aux honneurs et qui doit être mis au ban. Les jeunes gens qui rêvent de gloire liront ce Pierre Boutang de Stéphane Giocanti pour apprendre ce qu'il en coûte dans la France intello du XXe siècle (et j'ajoute, hélas ! du XXIe, car dans ce domaine c'est de pis en pis) à un écrivain d'être un esprit libre et d'exprimer dans ses livres les passions contradictoires qui lui dévorent le coeur.
Le délateur, la délatrice, ceux qui accusent, excommunient, dressent des listes de proscription, sont des personnages consubstantiels à notre vie publique. Lorsqu'en 1976 Pierre Boutang se voit confier la chaire de métaphysique à la Sorbonne, un de ses collègues, le très révéré et blanc-bleu Jacques Derrida, envoie une abjecte lettre de protestation au Monde.
Le journal la publie, mais - c'est à son honneur - publie quelques jours après la réponse d'un autre philosophe, René Schérer, qui, lui, prend la défense de Boutang, fait son éloge, ce qui, vu l'atmosphère intellectuelle de l'époque, est un acte de courage peu banal. Le fouriériste et anarchiste René Schérer est politiquement très loin du monarchiste catholique romain Pierre Boutang, mais son frère, le cinéaste Éric Rohmer, et lui furent ses élèves. Schérer lui conserve admiration, amitié et rappelle en souriant qu'ils furent, son frère et lui, présentés par Boutang à Charles Maurras, qui leur serra la main ! À cette amitié platonicienne qui unissait René Schérer à Pierre Boutang, l'adolescent de 17 ans à son génial jeune maître, Stéphane Giocanti consacre des pages d'une sensibilité, d'une intelligence qui m'ont, s'agissant de deux amis qui comptent parmi les rencontres marquantes de mon existence, ému, enchanté.
Ce lien particulier qui unit Boutang à ses élèves, qu'ils soient lycéens ou étudiants, et dont Stéphane Giocanti parle si bien, a sa source dans la nature ensemble socratique et donjuanesque de notre philosophe. Pierre Boutang est un séducteur. C'est le joueur de flûte du conte de Grimm qui charme les jeunes garçons et les fillettes de la ville de Hamelin. Pierre Boutang, qui était un très bel homme, eut une vie amoureuse active au suprême (j'en connaissais une partie, Giocanti m'apprend mille choses que j'ignorais), mais ses pouvoirs de séduction ne furent pas seulement d'ordre érotique ; ils régentèrent également ses relations pédagogiques et amicales. Boutang fascinait ses élèves, et pas uniquement ses élèves : sur tous les jeunes gens qui l'entouraient, journalistes à La Nation française, écrivains débutants, il aimait à exercer une sorte de magistère. Il fascinait ses élèves, mais parfois, surtout les filles, il les faisait pleurer. Il était un professeur et, simultanément, ce que les catholiques appellent un directeur de conscience, et les orthodoxes un père spirituel. Il aurait pu, s'il en avait ressenti le besoin, fonder une secte : ses jeunes disciples l'auraient suivi jusqu'en enfer.
Byron appelait sa mère « mon tyran domestique ». Pierre Boutang, lui, était un tyran métaphysique. Directif à l'extrême, il ne supportait guère que l'on ne partageât pas ses opinions, ses goûts, sa manière de vivre. À l'époque où il buvait comme un trou, tout le monde devait boire du vin à sa table. Durant un temps, il fut pris de la lubie d'être sobre, et du jour au lendemain il fronçait les sourcils dès que nous vidions un verre de rouge, nous faisait l'éloge de l'eau pure avec le même enthousiasme qu'il mettait à nous convaincre des bienfaits du vin de Collobrières. Longtemps il courut le guilledou, mais dès qu'il se calma il entreprit de persuader son entourage des joies de la fidélité, et de ce point de vue la double page qu'il consacra en 1979 dans La Nouvelle Action française à un jeune écrivain de ses amis qu'il conjurait de renoncer à sa vie de polisson se révèle, à la lumière des révélations de Giocanti, d'une extrême cocasserie.
Son despotisme (éclairé, tel celui de l'impératrice Catherine de Russie) s'appliquait à la vie quotidienne : Boutang avait une idée précise de l'huile d'olive que nous devions boire, de l'encre dont nous devions emplir nos stylos, de l'heure à laquelle nous devions nous lever (me jugeant trop sybarite, il m'avait proposé de me téléphoner chaque jour à 5 heures du matin) ; mais s'appliquait aussi, cela va de soi, à la philosophie et à la politique. Il était impérieux dans tous les domaines et ne souffrait pas d'être contredit. Chez un amateur du Banquet, c'est bizarre, mais c'est ainsi.
Avec moi, il fut toujours charmant, sauf deux fois. La première, en 1965 ou 1966, nous étions rue Cadet (quasi à la hauteur du Grand Orient !), il se mit à trépigner de rage (« trépigner », au sens propre du terme) parce que, pour le taquiner, je lui parlais avec ferveur d'un des dieux de mon adolescence, Arthur Schopenhauer, que je savais qu'il détestait. La seconde, en 1971, à propos de ce que j'écrivais dans Le Carnet arabe sur la vocation supranationale d'Israël, la Diaspora où ses enfants accomplirent leurs oeuvres les plus hautes : Moïse né en Égypte ; la Loi donnée au peuple sur le mont Sinaï ; Rachi, commentateur de la Bible et du Talmud, vivant à Troyes, en Champagne ; la kabbale, née en Provence ; le Zohar, composé en Espagne ; le hassidisme, créé en Pologne et en Russie. Cet éloge du vagabondage, du nomade, horripila Pierre Boutang, qui naguère, dans Sartre est-il un possédé ? [1], laissait entendre que celui qui aime vivre à l'hôtel est une créature du diable. À ses yeux, que les Juifs aient leur État avec drapeau, ambassadeurs, frontières, douaniers, soldats d'élite et tout le saint-frusquin, c'était nécessaire et heureux.
Cet antisémite (de type maurrassien, comme son ami de jeunesse, Maurice Blanchot) avait depuis longtemps cessé de l'être, mais il demeurait un nationaliste, il croyait en l'État, et sa religion était proche de celle de Chatov, le slavophile mystique des Démons de Dostoïevski, qui a foi en un « Dieu russe ». Théologiquement, ce philétisme [2] n'est pas soutenable, si Dieu existe il n'est pas plus russe que français ou israélien ou chinois, mais Boutang, lui, nationaliste chrétien, c'était au nom du Dieu d'Israël qu'il défendait l'État d'Israël, « nation exemplaire », comme c'était au nom de ce même Dieu que, tel Bossuet, il louangeait la monarchie de droit divin française.
L'intelligence crépitante de Boutang et son fougueux désir d'avoir raison ne laissaient guère de place à la riposte. La phrase que ses amis et ses élèves auront le plus souvent entendue dans sa bouche est celle-ci : « Ce que vous dites est absurde, à la lettre cela n'a pas de sens, et d'ailleurs vous le savez ! » Il nous écrasait de tout le poids de ses certitudes, et les italiques sont là pour marquer le ton enflammé sur lequel nous était assénée cette réplique. Une maïeutique à coups de marteau dont le but était d'amener son interlocuteur à une totale reddition. Cependant, comme il était d'une probité intellectuelle absolue, il lui arrivait de modifier son jugement : il le fit sur les Juifs, il le fit sur le général de Gaulle, il le fit aussi, un peu grâce à moi et surtout à l'essai que publia Alexis Philonenko en 1980 [3], sur Schopenhauer. Alors, il m'avoua en riant qu'il ne l'avait guère lu ; que le mal qu'il en pensait n'était que l'écho des anathèmes de Maurras, qui en disait pis que pendre.
Nous sommes quelques-uns à tenir Ontologie du secret [4], sa thèse, à la soutenance de laquelle j'eus le privilège d'assister à la Sorbonne le 27 janvier 1973, pour un livre essentiel, un chef-d'oeuvre. C'était le sentiment de Gabriel Marcel, de Jean Wahl, de Vladimir Jankélévitch et de bien d'autres, moins illustres. Nous sommes aussi quelques-uns à savoir que le philosophe Pierre Boutang, qui me fit lire Louise Labé, Maurice Scève et Catherine Pozzi, est un poète considérable. Parmi les aînés que j'aime et admire, je n'en ai vu, dans l'intimité du tête-à-tête, que deux pleurer devant moi : l'un, le comte Joseph Czapski, un homme merveilleux, peintre et écrivain polonais, russophile, lecteur de Rozanov, alors qu'il évoquait un de ses amis, mort en camp de concentration ; l'autre, Pierre Boutang, tandis qu'il me lisait un poème qu'il venait d'écrire, « La main sèche ». Ces larmes, cette tendresse du coeur, sont la marque des belles âmes. Outre les siens, Boutang m'a offert deux livres, Les Confessions de saint Augustin et un recueil des Traités de Maître Eckhart, dont le célèbre De l'homme noble. C'est le mot de noblesse qui me vient aussitôt à l'esprit quand je pense à lui. J'espère, après qu'ils auront lu cette passionnante biographie à laquelle Stéphane Giocanti a travaillé durant de longues années, que celles et ceux qui désireront lire Pierre Boutang seront très nombreux. Pour cela, il faut que ses livres soient disponibles en librairie. Mesdames et messieurs les éditeurs, au boulot !
 

[1] Pierre Boutang, Sartre est-il un possédé ? (La Table Ronde, 1946).

[2] Le philétisme (mot du vocabulaire de l'Église d'Orient), c'est le nationalisme religieux.

[3]  Alexis Philonenko, Schopenhauer, une philosophie de la tragédie (Vrin, 1980).

[4]  Pierre Boutang, Ontologie du secret (PUF, 1973).

 
Autre article recommandé : Gérard Leclerc, « Quand Pierre Boutang eut les cent ans » - Royaliste - 9 mars 2016.
 
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