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19 juillet 2015 7 19 /07 /juillet /2015 15:11

La musique
et le courage

 
 
 

 

LETTRES
Les forêts
de Ravel
Michel Bernard.
La Table Ronde.
Janvier 2015.
172 pages.
 

 
Michel Bernard, né en 1958, est écrivain et historien. Ancien élève de l’Ecole nationale d’administration, haut fonctionnaire, il est l’auteur d’une vingtaine de romans, de nombreux articles et d’ouvrages sur la Grande Guerre. Il a récemment publié : La Tranchée de Calonne. (La Table Ronde, 2007), La Maison du Docteur Laheurte. (La Table Ronde, 2008), Le Corps de la France. (La Table Ronde, 2010), Pour Genevoix. (La Table Ronde, 2011).
 
Présentation de l'éditeur.
« Quand Ravel leva la tête, il aperçut, à distance, debout dans l'entrée et sur les marches de l'escalier, une assistance muette. Elle ne bougeait ni n'applaudissait, dans l'espoir peut-être que le concert impromptu se prolongeât. Ils étaient ainsi quelques médecins, infirmiers et convalescents, que la musique, traversant portes et cloison, avait un à un silencieusement rassemblés. Le pianiste joua encore la Mazurka en ré majeur, puis une pièce délicate et lente que personne n'identifia. Son doigt pressant la touche de la note ultime la fit longtemps résonner. » En mars 1916, peu après avoir achevé son Trio en la majeur, Maurice Ravel rejoint Bar-le-Duc, puis Verdun. Il a quarante et un ans. Engagé volontaire, conducteur d'ambulance, il est chargé de transporter jusqu'aux hôpitaux de campagne des hommes broyés par l'offensive allemande. Michel Bernard le saisit à ce tournant de sa vie, l'accompagne dans son difficile retour à la vie civile et montre comment, jusqu'à son dernier soupir, «l'énorme concerto du front» n'a cessé de résonner dans l'âme de Ravel.
 
Recension de Françoise Le Corre. - Etudes. - mai 2015.
S’il fallait d’un mot qualifier ce livre subtil, discret et d’autant plus évocateur qu’il consent à une facture classique, ce serait celui d’élégance. Un style qui ne pouvait être mieux accordé à la réserve et à l’énigme qui entourent le personnage de Ravel. 1914 : si distant soit le compositeur dans son besoin de solitude et de calme, si entouré de ceux qui protègent en lui le créateur, si fervent dans ses amitiés, il ressent l’urgence de fuir l’arrière et de se jeter dans la guerre. En principe, cela lui est impossible. Vingt ans auparavant il a été réformé : trop fragile. Au moment de la mobilisation, il tente pourtant de se faire enrôler, est refusé, insiste et parvient à être admis comme conducteur de poids lourd de l’armée française. Direction Bar-le Duc et Verdun. Paysage apocalyptique, méconnaissable, défiguré à la fois par « l’ordre militaire et le désordre du soldat », routes pleines de pièges, fondrières, attelages, cavaliers et piétons que le conducteur débutant s’efforce d’éviter, arc-bouté sur son volant, si frêle pour la tâche, si décalé, tour à tour secoué par la formidable force destructrice du front et ses horreurs, puis englué dans l’ennui du casernement, avant de tomber lui-même gravement malade et de devoir renoncer. Prodigieuse approche du sensible – regard et écoute –, l’évocation des lieux et des perceptions de Ravel joue sur une délicate mise à distance : elle laisse au lecteur l’espace de l’hypothèse, de la substitution, de la personnalisation et du songe. Tout est précis, rien ne s’impose. Mais entendre les oiseaux avec Ravel, les reconnaître et les nommer, imaginer leurs déploiements d’ailes, fût-ce aux confins de la bataille, recevoir au ventre le choc de la canonnade, plonger dans les sous-bois de la Meuse, laisser errer le regard sur les crêtes de la forêt de Rambouillet, quand, la paix revenue, il s’installe à Montfort- l’Amaury, toute cette suggestion adressée aux sens éveille des résonances invitant à l’écoute de sa musique. Comme si Michel Bernard, passionné de la musique de Ravel et non moins du plateau barrois, conduisait patiemment ceux qui le suivent aux sources de la création, là où sont l’exaltation et le tourment, les lenteurs, l’attente et le travail patient.
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19 avril 2015 7 19 /04 /avril /2015 08:10

Nostalgie
de la grandeur

 
 
 

 

LETTRES
Le Professeur
et la Sirène.
Giuseppe Tomasi
di Lampedusa.
Nouvelles.
Le Seuil.
Avril 2014.
188 pages.
 

 
Giuseppe Tomasi, duc de Palma, prince de Lampedusa (1896-1957), romancier et poète. Descendant d'une des grandes familles de Palerme, il partage sa vie entre lectures, voyages et essais littéraires. Entre 1955 et 1957, il rédige son chef d'oeuvre Le Guépard, traduit dans le monde entier. Publications récentes : Shakespeare. (Allia, 2000),  Stendha.l (Allia, 2002).
 
Présentation de l'éditeur.
Au cours de l’intense saison créatrice qui coïncide à peu près avec les deux dernières années de sa vie, Giuseppe Tomasi di Lampedusa ne rédige pas seulement un des chefs-d’œuvre de la littérature italienne, mais aussi trois nouvelles et un long récit autobiographique. Au fil des pages rassemblées ici, le lecteur éprouvera la joie d’entrer, en quelque sorte, dans le laboratoire de l’auteur, de retrouver les lieux de son enfance, ces vastes demeures siciliennes qui rappellent les immenses palais du Guépard, les personnages du grand roman ou leurs descendants, et les thèmes universels de la mort et de la beauté. Le professeur de la merveilleuse nouvelle qui donne son titre au recueil évoque le prince de Salina, qui lui-même évoque Lampedusa : fiction et autofiction sont comme toujours intimement mariées. La nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro, un des plus grands traducteurs de l’italien, rend justice à la prose d’un des plus grands écrivains contemporains.
 
Recension d'Edith de la Héronnière. - Revue des deux mondes. - janvier 2015.
Contemporains de l'écriture du Guépard, ces quatre récits constituent une sorte de laboratoire du célèbre roman de Lampedusa. Le projet de l'auteur était à l'origine d'écrire ses souvenirs d'enfance, à la manière de la Vie de Henry Brulard de Stendhal (maquettes comprises), en les divisant en trois parties : première enfance, jeunesse, maturité. Ces évocations sensibles, très visuelles, odorantes et parfumées comme la Sicile elle-même, s'arrêtèrent à la première enfance. Ensuite Lampedusa se replongea dans le Guépard et n'ouvrit plus le cahier de ses souvenirs. Et l'on sait qu'il mourut peu après la rédaction de son roman, qui fut publié à titre posthume. La première édition française de ces textes datait de 1962; elle avait été en partie censurée par sa femme. Cette nouvelle édition, dans la belle traduction de Jean-Paul Manganaro, présente l'intérêt majeur d'être conforme aux manuscrits originaux et elle est enrichie d'une postface du fils adoptif de Lampedusa apportant de précieux éléments qui n'existaient pas dans la première édition.
La nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage plonge dans l'atmosphère brûlante de l'été sicilien en bordure de mer entre Syracuse et Augusta : dans la trame du récit merveilleux se mêlent certains éléments autobiographiques, dont sa rencontre avec un célèbre et intraitable hellèniste, G. E. Rizzo. Dans " Les chatons aveugles" dernier écrit de Lampedusa, la mutation sociale déjà en oeuvre dans le Guépard évoque la montée d'une nouvelle classe rurale, les barons de Garibaldi, en passe de déposséder de la terre les grandes familles patriciennes de l'île. Quant aux souvenirs de la première enfance - princière s'il en est - ils sont tissés de charme et de nostalgie. Lampedusa évoque avec une précision amoureuse les lieux qui l'ont vu grandir : le palais de Palerme, et celui de Santa Marguerita di Belice, sa résidence d'été préférée, avec ses trois cents pièces, ses coins et ses recoins, ses jardins et ses escaliers baroques qui ressemblent à des disputes d'amoureux. Il décrit le voyage interminable pour l'atteindre, les excursions familiales dans une campagne calcinée par le soleil, l'arrivée des guitti, comédiens ambulants, l'entourage et les hôtes, tous plus ou moins fantasques, des Filangeri di Cuto : un monde et un mode de vie disparus, des palais ruinés par la guerre ou détruits par les tremblements de terre, mais dont les traces éparses subsistent dans l'île et retrouvent consistance grâce au philtre de la mémoire.
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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 18:19
Aux rivages
d'Orsenna
 
 
LETTRES
Les Terres
du couchant
Julien Gracq.
Récit inédit. 
Editions Corti.
Novembre 2014.
260 pages.
 

 
Julien Gracq (1910-2007), romancier et poète. Inspiré par Nerval, le romantisme allemand et le premier surréalisme, il laisse une oeuvre incomparable, nimbée de mystère et de clair obscur, où dominent quatre grands romans : Au Château d'Argol. (1938), Un Beau ténébreux. (1945), Le Rivage des Syrtes. (1951), Un Balcon en forêt. (1958). Publications récentes : Plénièrement. (Fata Morgana, 2006), Manuscrits de guerre. (Corti, 2011).
 
Présentation de l'éditeur.
En 1953 Julien Gracq entreprend un roman qui se situe comme Le Rivage des Syrtes dans cette zone rêveuse où Histoire et Mythe, imaginaire collectif et destins individuels s'entrelacent. Il y travaille pendant trois étés. Travail lent, hésitant, suspendu en 1956 pour écrire Un Balcon en forêt et dont témoignent les quelque 500 pages manuscrites du fonds Gracq à la Bibliothèque Nationale. Le texte que nous publions est très proche d'une version définitive, même si aux yeux de l'auteur il n'a pas trouvé sa forme dernière. On est toujours tenté de présenter la publication posthume d'une œuvre comme une découverte sensationnelle, qui change l'image établie d'un écrivain. Pourtant, ce récit ne bouleverse pas la vision que nous pouvons avoir de l'œuvre de Gracq. Mais il la complète d'une manière significative et nécessaire. Il conduit à une compréhension plus intime, plus précise, de l'écrivain, des chemins qu'il emprunte, de son regard sur le monde et de son imaginaire. Ce constat, suffisant sans doute pour présenter ce texte au lecteur, n'est pas pourtant la raison première de sa publication. Ce qui compte le plus, c'est la singularité de ce récit qui trouve ses péripéties dans les incidents de la route et dont la narration se confond tout naturellement avec la vie des chemins et des saisons. Ce manuscrit trouvé dans une malle, et qui pour Gracq était une étape, est pour le lecteur un de ces beau que l'histoire littéraire offre à la postérité.
 
L'article de Bernard Fauconnier. - Le Magazine littéraire. - octobre 2014.
Les Syrtes II. La publication posthume de ce récit inédit de Julien Gracq est assurément un événement littéraire de première importance. En 1953, après Le Rivage des Syrtes et le fameux épisode du refus du prix Goncourt (1951), après la volée de bois vert de La Littérature à l'estomac (1950) adressée à la « République des lettres » (texte qu'il faudrait relire à chaque rentrée littéraire, par hygiène mentale), Julien Gracq entreprend la rédaction des Terres du couchant. Il s'y consacrera pendant trois étés : Louis Poirier, intègre professeur d'histoire et de géographie, prenait sur ses temps de vacances pour redevenir Julien Gracq, l'écrivain magnifique, trop souvent enkysté, disons-le en passant, et comme le rappelle Philippe Le Guillou à son propos, dans une image de vertu littéraire et d'austérité hautaine qui lui sied assez peu. Puis, comme le précise Bernhild Boie dans sa très utile postface, il abandonne le projet pour écrire Un Balcon en forêt et ne reprit jamais ce texte, oublié dans une malle.
Pourquoi ce renoncement pour une oeuvre d'une telle ampleur, dont la rédaction est déjà fort avancée ? Peut-être justement parce qu'un projet d'une telle dimension, indéterminé dans le temps et dans l'espace mais embrassant une totalité cosmique et tendant vers le constat d'un vide métaphysique, a pu aboutir chez son auteur à la crainte d'une impasse romanesque. Après les rivages déserts et les horizons d'attente des Syrtes, comment se hausser encore jusqu'à un universel embrassant tous les temps, tous les lieux, et tendant vers le rien ? Gracq se tourna alors vers un monde plus clos et un récit plus serré et entreprit Un Balcon en forêt. Pourquoi alors publier ce texte aujourd'hui ? Parce qu'un texte de Julien Gracq, même s'il n'a pas été entièrement revu par l'auteur et ne modifie pas fondamentalement la vision que nous avons de l'oeuvre dans son ensemble, reste une somptueuse fête du style et du sens, tellement au-dessus du niveau moyen de la production actuelle, celle en tout cas que les éditeurs publient sans barguigner, que cela en devient presque ironique...
Les Terres du couchant s'inscrivent en apparence dans le sillage du Rivage des Syrtes : même pays imaginaire, même situation politique de monde sur le déclin, de royaume fragilisé par la corruption, le laisser-aller, une certaine forme d'impuissance devant l'histoire. À ceci près que Le Rivage des Syrtes contait l'histoire presque immobile de la longue attente d'un ennemi et d'une guerre qui ne viennent pas, comme dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati ; Les Terre du couchant sont au contraire le récit d'un périple : celui qu'entreprennent le narrateur et ses compagnons qui quittent le royaume délétère de Bréga-Vieil, « qui s'ensevelissait dans l'hiver », pour rejoindre les confins, la frontière, là où l'armée ennemie se prépare à l'envahir, et tenter peut-être d'agir, de contrer la fatalité historique d'un monde gagné par l'entropie et le renoncement. Eux cherchent à infléchir ce destin historique, même si on entend les en empêcher et si leur départ se fait clandestinement : on lit sans peine, dans cette description d'un royaume agonisant, des allusions à des événements encore récents au moment de la rédaction de ce projet.
Les Terres du couchant prennent ainsi l'allure d'une quête, sinon d'une errance, où la route, motif gracquien par excellence, source de rêveries et de fabuleuses découvertes, tient un rôle essentiel. Ce long ruban troue presque pendant tout le récit un paysage proprement fantastique autant que matériel et charnel, que Gracq évoque dans un déploiement d'images que lui seul savait inventer, dans une prose poétique complexe, parfois touffue, infiniment riche de détails concrets mais ouvrant aussi sur le merveilleux des contes et des légendes médiévales : « En ces jours-là, le monde nous faisait cortège, chaud comme une bête, touffu comme un bois noir, plein de peurs et de merveilles - nous étions conduits - de grands signes se levaient pour nous sur la route, comme à celui qui s'est mis en chemin derrière une étoile - et tout autour de nous était calme, majesté, silence - un monde tendu à nous comme sur une paume, tout rafraîchi de palmes sauvages, fouetté de grands vents qui brassaient à pleins bras son écume verte, incliné, tout entier comme une voile qui prend l'alizé vers sa destination cachée, dans un roulis de long-courrier, un balancement d'équinoxe. » Où sommes-nous d'ailleurs ? Dans quel temps ? Quelque part entre un Moyen Âge réinventé et une époque imaginaire, moins historique qu'historiale, où la réflexion sur l'histoire et sa signification prend les formes d'une fable et d'une métaphore, où l'histoire et la géographie même se mêlent dans le même mouvement, qui dit le lien étroit du temps et de la terre. Et dans une prose si belle, si attentive aux phénomènes du corps et de la nature, qu'on délaisse volontiers les péripéties d'un récit inachevé pour s'immerger dans cette coulée d'images somptueuses.
 
Autre article recommandé : Cécilia Suzzoni, "Les Terres du couchant." - Esprit. - janvier 2014. 
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14 décembre 2014 7 14 /12 /décembre /2014 09:00
La sagesse
d'Alexandre
 

 

LETTRES
Un abécédaire.
Alexandre Vialatte.
Textes réunis par
Alain Allemand.
 
Julliard.
Octobre 2014.
272 pages.
 

 
Alexandre Vialatte (1901-1971), romancier et chroniqueur. Auvergnat fidèle, il est l'auteur de quatre grands romans - Battling le Généreux, Le Fidèle Berger, Les Fruits du Congo, Camille et les grands hommes  - et de nouvelles pleines de finesse et de nostalgie. Publications récentes : 1968, Chroniques. (Julliard, 2008), Lettres à Maricou. (Au signe de la Licorne, 2009), Critique littéraire. (Arléa, 2010), Le Cri du Canard bleu. (Le Dilettante, 2012).
 
Présentation de l'éditeur.
De son vivant "auteur notoirement méconnu", comme il aimait lui-même à se présenter, Alexandre Vialatte (1901-1971) vit pourtant, année après année, le cercle de ses lecteurs s’agrandir, et sa gloire posthume ne cesse de prospérer. Méconnu, Vialatte le demeure cependant encore du grand public. L’explication tient peut-être à la richesse et à la profusion de son oeuvre, dont témoignent les chroniques prodigieuses qu’il a livrées pendant vingt ans au journal La Montagne. Une richesse et une profusion qui peuvent également provoquer chez ceux qui souhaiteraient la découvrir un léger sentiment de vertige au moment de sauter le pas… Une autre raison explique le déficit de notoriété dont continue de souffrir l’auteur des Fruits du Congo : sa personnalité. D’un tempérament discret, peu porté sur les mondanités, ce graphomane, forçat des lettres, consacrait la majeure partie de son temps et de son énergie à l’écriture, laissant à d’autres le soin de s’exposer sous les feux de la rampe. "Un abécédaire" vient opportunément lever le voile à la fois sur l’oeuvre et sur l’homme et réparer ainsi une forme d’injustice. De l’Auvergne d’où il était originaire à Kafka qu’il traduisit, de l’hippopotame qu’il chérissait à l’Homme, motif d’inspiration inépuisable, en passant par Napoléon, Sempé ou le western, cet abécédaire, qui puise à toutes les sources de l’oeuvre (chroniques, romans, correspondance…) propose une manière ludique de faire connaissance avec l’univers à nul autre pareil de Vialatte et révèle en filigrane le portrait sensible d’un auteur désormais culte.
 
La recension de Marie Fouquet. - Le Magazine littéraire. - octobre 2014.
Bouquet de Vialatte. "Ainsi le monde courbé par l'ordre alphabétique : il montre un envers neuf, saugrenu, surprenant. Et poétique. L'esprit voyage." Est-ce sur ce conseil d'Alexandre Vialatte qu'Alain Allemand a entrepris d'adapter l'oeuvre de l'écrivain sous forme d'abécédaire ? Ici, l'esprit voyage entre chroniques, romans, poèmes et nouvelles. La finesse d'esprit ainsi que l'amour des mots que possédait Vialatte ne sont sans doute pas dissociables de sa fascination pour Kafka. Premier traducteur français du génie pragois, il écrivait dans Kafka ou l'Innocence diabolique : Kafka étant un dieu "Je me fis son prophète étonné". L'absurde et l'ambiguïté émergent de chacun d'eux. Chez Vialatte, il se traduit dans sa maîtrise des figures de style et dans sa tonalité enjouée, hyperbolique, qui génère un sentiment d'inquiétante étrangeté face à la réalité décrite. Cet abécédaire rend compte de ses obsessions : les animaux, les saisons, la géographie et la littérature notamment. Ces objets, il lestransforme en tableaux, décrivant des éléments isolés afin qu'aucun ne puisse être indépendant des autres, pour un résultat brillant et grinçant. Telle cette leçon de conjugaison : "N'écrivez pas: aimes, accueilles, ou pardonnes. Mais tue, épure, écorche, assomme, fusille. Vous posséderez la vérité."
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19 octobre 2014 7 19 /10 /octobre /2014 19:46
Portrait d'un
homme pressé
 
 
 

 

LETTRES
Paul Morand.
Entretiens avec
Pierre-André Boutang.
Ed. Montparnasse.
Juin 2014.
2DVD, 3h34.
 

 
Pierre-André Boutang (1937-2008). Réalisateur et producteur pour la télévision et le cinéma. Il participe dès l'origine à la série des Archives du XXe siècle, qui conserve la mémoire d'un grand nombre d'artistes et d'écrivains du siècle dernier. A partir de 1992, il dirige les programmes de la Sept puis de la chaine culturelle Arte. Entretiens récents : Raoul Girardet. (Série "Océaniques", 2003), Alexandre Soljenitsyne. (Océaniques, 2005), René Girard. (Océaniques, 2006).
 
Présentation de l'éditeur.
Fils du haut fonctionnaire et artiste Eugène Morand, Paul Morand a très tôt été immergé dans le milieu artistique et a pu côtoyer de grands noms comme Giraudoux, Cocteau ou Proust. Ses premiers recueils de nouvelles l’ont fait paraître comme l’une des voix les plus originales de sa génération. Son œuvre, qui marqua la littérature du XXe siècle par son style moderne, est le fruit de soixante années d’écriture, et se caractérise par une large diversité : nouvelles, romans, poèmes, essais, chroniques, portraits d’écrivains. Il connait une période de controverse après la Seconde Guerre mondiale, du fait de sa proximité avec le régime de Vichy. Il pâtit de cette position en subissant une longue disgrâce pendant les années De Gaulle. Ce dernier empêchera pendant longtemps son entrée à l’Académie française. Son nouveau statut d’académicien en 1968 lui permet enfin de trouver la consécration. Cette consécration, il la doit aussi à une nouvelle génération d’écrivains, les « Hussards », qui le prennent pour modèle dans les années 1950-1960. Mené par Roger Nimier, le mouvement littéraire se construit en opposition avec l’existentialisme de Sartre et prône un style bref, cinglant et incisif. Avec Jacques Chardonne, Paul Morand se positionne en père spirituel de ces écrivains. Ces entretiens, réalisés par Pierre-André Boutang, sont issus de La Collection des Archives du XXe siècle, réunies par Jean José Marchand rassemblant  environ 150 personnalités filmées et pour laquelle il n’existe parfois aucun autre document audiovisuel.
 
L'article d'Olivier Cariguel. - Le Magazine littéraire. - juillet-août  2014.
Le monstre de distinction. La parution récente du premier tome de la volumineuse correspondance de Paul Morand avec Jacques Chardonne (Correspondance, 1949-1960, éd. Gallimard, 1166 p.) a été abondamment commentée. Mais que sait-on de Morand par lui-même ? À l'exception d'un documentaire sur Proust dans lequel il s'exprimait cinq minutes, il n'existe qu'un entretien télévisé avec lui. Il dure... plus de trois heures. Le journaliste littéraire Pierre-André Boutang avait réussi à l'interviewer pour « Les Archives du XXe siècle ». Créée par Jean José Marchand, critique visionnaire, la série collectait les souvenirs des grands écrivains et artistes du siècle dernier. Cette conversation inédite avec le grand-père des Hussards vient de sortir en DVD. Né en 1888 à Paris, où il s'éteint en 1976, Morand retrace son enfance dans un milieu raffiné, sa réussite précoce, ses fréquentations, ses voyages, au fil d'une longue traversée du siècle... Une vie exceptionnelle, qu'on aime ou pas l'écrivain ou le personnage. Faire parler Morand relevait d'une chimère. Il s'est toujours bridé lui-même par souci d'une parfaite distinction, prévient Jean José Marchand qui a établi le questionnaire de base des interviews en plans-séquences. On voit Morand vêtu d'une chemise jaune canari assis dans un fauteuil à bascule à la campagne. Des papillons passent. Il a d'abord connu le Paris 1900, titre de l'un de ses livres, grinçant, qu'il a un peu regretté par la suite. IL a très souvent vécu à l'ombre de la tour Eiffel. Une enfance, rue Marbeuf près des Champs-Elysées, dans un immeuble situé en face de vendeurs de chevaux et de cochers. Sa grand-mère habitait rue de Marignan, "on se télégraphiait par signaux optiques pour dire qu'on venait déjeuner. C'était un Paris provincial!". Jean Giraudoux, normalien, fut son précepteur, leur amitié resta intacte et vive. L'un des premiers livres de Morand, le recueil de nouvelles Tendres stocks, a été préfacé par Marcel Proust, qui lui avait proposé de donner un bal pour la sortie de l'ouvrage, à défaut d'un texte. Eclats d'un monde à part dans lequel il évolua toute sa vie... 
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20 juillet 2014 7 20 /07 /juillet /2014 19:46
La force du
renoncement
  
LETTRES
Le Frémissement
de la grâce.
Le Roman du Grand Meaulnes.
Jean-Christian Petitfils.
Le Livre de Poche.
Novembre 2013.
264 pages.
 

 
Jean-Christian Petitfils, né en 1944, est historien et écrivain.  Grand connaisseur du XVIIe siècle français, auteur d'une trentaines d'ouvrages historiques, il a été couronné par l'Institut pour l'ensemble de son oeuvre. Il a récemment publié Louis XVI. (Perrin, 2005), Louis XIII. (Perrin, 2008), Testaments et manifestes de Louis XIV. (éd. des Equateurs, 2009), Jésus. (Fayard, 2011).  
 
Présentation de l'éditeur.
Alain-Fournier n'a que dix-huit ans lorsqu'il fait la rencontre, éblouissante et fugace, de la femme qui va transformer sa vie et devenir sa source d'inspiration la plus profonde. Des années durant il espère revoir celle qui hante ses rêves, et quand le hasard les réunit de nouveau, elle est mariée et mère de deux enfants. Malgré tout, elle continue d'incarner à ses yeux ce sentiment presque mystique qu'on appelle la grâce, sur lequel le temps qui passe semble sans prise. De cet amour impossible et sublimé naîtront les pages d'un roman au lyrisme subtil et mystérieux : Le Grand Meaulnes. Biographie librement inspirée, essai littéraire, mais aussi tentative d'exploration d'un « paysage amoureux » unique, ce récit nous conte, sur fond de passion amoureuse, la genèse d'une des oeuvres les plus célèbres de la littérature française.
 
L'article de Bruno Frappat. - La Croix. - 14 novembre 2012.
Trop pur amour. Un amour séraphique de fin d’adolescence ; une silhouette féminine élancée qui s’efface très vite ; des souvenirs évanescents pour hanter le cœur d’un jeune homme. De brèves retrouvailles, sept ans plus tard. Et, au bout, un grand livre, un roman devenu mythique depuis exactement un siècle : Le Grand Meaulnes. Pour finir, un jeune officier de vingt-huit ans fauché, en septembre 1914, dans une forêt de la Meuse. Ses restes ne seront retrouvés que trois quarts de siècle plus tard. Courte vie, longues disparitions et longue mémoire. Lorsque parut Le Grand Meaulnes, en 1913, Henri Massis eut cette formule qui résuma son admiration pour le roman : « Un drame de Shakespeare joué par des personnages de Madame de Ségur ». Il ne se moquait pas. Cette dualité apparemment insoluble entre un immense amour de campagne idéalisée et la fuite de l’aimée dans une réalité honnie, c’est tout le «drame». Quant aux «personnages», ils contiennent les caractéristiques de toute enfance rêveuse, l’absolutisme de la naïveté. Voudrait-on que cette nostalgie de l’enfance soit le péché des faibles ? C’est bien d’une femme qu’est né ce livre, le seul roman jamais écrit par Henri Fournier – alias Alain-Fournier – récit nostalgique mêlant une enfance qui colle à l’âme et l’ombre d’une blonde «chaste et désespérante». Récit d’une double fuite que reprend, dans un livre d’une très agréable lecture, l’historien Jean-Christian Petitfils, spécialiste du dix-septième siècle et auteur, l’an dernier, d’un gros livre sur le Jésus de l’histoire. Il n’y a pas de «scoop» dans ce livre. L’auteur ne prétend pas faire œuvre de «biographe», il existe de bonnes biographies. Il a eu seulement l’idée et l’envie de centrer son essai sur la relation entre deux personnes qui se sont, somme toute, fort peu connues et par l’effet du pur hasard. Une rencontre qui fit trace dans l’âme du jeune Fournier, au point de lui donner l’axe d’une œuvre universellement admirée et qui n’a pas vieilli.La rencontre qui marqua la vie de Fournier eut lieu 1er juin 1905, jour de l’Ascension, à Paris. Le jeune homme, âgé de dix-neuf ans, élève de khâgne au lycée Lakanal de Sceaux, est venu visiter, au Grand Palais, une exposition, la «Nationale». Descendant les escaliers qui donnent côté Seine, il entend derrière lui un pas et se retourne. Une jeune fille blonde, grande, magnifique, est au bras d’une dame plus âgée. Irrésistiblement, le jeune homme la poursuit de sa curiosité. Il prend avec les deux femmes, sans leur adresser la parole, la navette fluviale qui les ramène du côté du boulevard Saint-Germain. Il les suit jusqu’à ce qui semble être leur domicile. Il reviendra se planter devant les fenêtres où, finalement, la jeune fille, écartant les rideaux, esquisse un sourire. Le jour de la Pentecôte, il se risque à lui parler. Ils se promèneront brièvement. Une conversation «belle, étrange et mystérieuse» a lieu. Puis il faut se quitter. La jeune fille, Yvonne de Quiévrecourt, lui dit qu’elle n’est que de passage à Paris et qu’il faut en finir avec cette «folie». Elle le quitte au Pont des Invalides. C’est tout. Cette figure occupe désormais toute son âme de post-romantique, poète, dévoreur de livres et qui a des aspirations à l’écriture. Il pense constamment à cette apparition fugitive dans sa vie. Il tente de la retrouver et, pour cela, demande l’aide d’une agence de renseignements ! La disparue est signalée à Toulon où elle a suivi… l’homme avec qui elle s’est finalement mariée, officier de marine. Il lui envoie des textes écrits par lui, notamment un court essai sur… Le Corps de la femme. Las ! Elle a quitté Toulon pour Brest, sans laisser d’adresse précise. Cependant il finira par la retrouver, sept ans après leurs premières rencontres, à Rochefort. Ils s’y feront de simples serments d’«amitié», qui fendent le cœur du jeune homme. Entre-temps il a connu des femmes, des cousettes, des ouvrières, une prostituée, une femme mariée… Il a fini par nouer un amour orageux avec une grande actrice, Pauline Benda, alias «Madame Simone». Ils se promettent le mariage. La guerre en décidera autrement. Beaucoup de femmes, dans cette brève vie : une grand-mère adulée, une sœur (Isabelle) placée au-dessus de toutes. Mais, plus haut encore, la trop belle Yvonne, éthérée, la grâce même, l’absolu de l’impossible amour. L’on se dit, au terme du récit de Jean-Christian Petitfils, que le destin a bien fait les choses, dans sa cruauté, car, sans cet amour impossible, imaginé, nous n’aurions pas eu Le Grand Meaulnes. Il fallait qu’il fût pur pour être rêvé et flotter aussi dans nos cœurs d’enfants.
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18 mai 2014 7 18 /05 /mai /2014 09:13
Silence
de la mer
 
 
 

 

LETTRES
La grande
nageuse.
Olivier Frébourg.
Mercure de France.
Mai 2014.
153 pages.
 

   
Olivier Frébourg, né en 1965, est journaliste et écrivain. Grand reporter, critique au Figaro, passionné par la mer, il fut longtemps le directeur littéraire de La Table Ronde, avant de fonder en 2003 les Editions des Equateurs. Il a récemment publié : Un homme à la mer. (Mercure de France, 2004), Gaston et Gustave. (Mercure de France, 2011). 
 
Présentation de l'éditeur.
Cet été là, nous nous retrouvâmes plusieurs fois sur la plage du Fort Neuf. Une femme se révèle le matin au réveil et à la sortie du bain. C'est là où on voit la vérité des os. Son corps long et droit se dépliait en dos crawlé quand elle partait nager seule au-delà des voiliers mouillés à l'ancre. Après une heure de natation, je la voyais sortir le corps ruisselant, fortifié par l'Atlantique, les jambes légèrement tremblantes, le visage enfin souriant. Elle s'étendait sur une serviette toujours de couloir noire ou ardoise. Elle lut cet été-là Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux ; je revois très bien la couverture rouge du livre qui l'absorbait : c'était une lecture bien sérieuse pour la plage. Je profitais de ces moments pour crayonner dans mon carnet des croquis de ses jambes et de ses pieds. Originaires de Bretagne, Marion et le narrateur se connaissent depuis l'enfance. Marion a aussi des ascendances vietnamiennes et un corps à la beauté indolente. Tous les deux ont la même passion pour l'océan. Lui est marin, elle une nageuse silencieuse qui goûte un plaisir sensuel à avaler les kilomètres. Ils fondent une famille. Mais le narrateur aspire à d'autres horizons : il nourrit une passion de plus en plus vive pour la peinture. De son côté, Marion passe de plus en plus de temps au fond l'eau. La mer réunit ou sépare-t-elle ceux qui s'aiment ? .
 
L'article de François Cérésa. - Service littéraire. - juillet-août 2014.
Prendre l'eau. Une règle : quelques-uns nagent, beaucoup coulent, un seul surnage. C’est l’amour. La mer est abusive. Dans La grande nageuse (Mercure de France), Olivier Frébourg fait chavirer les rives. On fait la connaissance de la belle Gaëlle, puis de sa fille Marion, deux Bretonnes d’origine vietnamienne. Le narrateur se marie avec Marion. Il y a de la gîte. Marin ou peintre, l’auteur va à vau-l’eau. Cette eau chère à Bachelard n’a rien d’un rêve. Les passions se révèlent, se brouillent. Cela s’appelle prendre l’eau de toutes parts. Monsieur Frébourg, écrivain au long cours, est un homme de la mer. Sa nageuse lui échappe. Qu’il empanne ou qu’il vire de bord, il nous met la baume au cœur. Son histoire d’eau est une tempête. À bâbord comme à tribord, c’est la tempête. Pourquoi Marion lui échappe-t-elle ? L’encre est levée (celle d’une plume à la dérive), le naufrage n’est pas loin. Le livre de Frébourg est une aquarelle océanique : rapide et cruelle. C’est aussi une métaphore de la France actuelle. Quelques-uns nagent, beaucoup coulent, un seul surnage. Oceano nox ? Presque. Ce bonheur d’être triste. Avec l’ironie de l’amour déçu. Bravo, Frébourg.
 
Autre article recommandé : Bertrand de Saint-Vincent, « Peinture à l'eau. » - Le Spectacle du Monde, juin  2014. 
 
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20 avril 2014 7 20 /04 /avril /2014 09:13
Rome, grandeur
et démesure
 
 
 

 

LETTRES
Oeuvres
complètes.
Tacite.
Préface et traduction de Catherine Salles.
Robert Laffont.
Février 2014.
864 pages.
 

   
Cornelius Publius Tacitus (58 -120 ap. J.-C.), historien et sénateur romain. «Le plus grand peintre de l'Antiquité », selon Racine. Orateur brillant, écrivain au style vif et concis, admirateur de Cicéron, il fut l'ami de Pline, d'Hadrien et de Trajan. Autres traductions : Oeuvres complètes, traduction de Pierre Grimal. (Gallimard, La Pléiade, 1990). 
 
Présentation de l'éditeur.
Né en Gaule Narbonnaise, le plus grand des historiens romains a vécu entre la seconde moitié du Ier et le début du IIe siècle. Une période sombre durant laquelle se succèdent à la tête de l'Empire des souverains fous et sanguinaires, comme Tibère, Caligula et Néron, et des empereurs plus respectueux de la morale et du peuple, tels Vespasien, Titus et Domitien. Historien, Tacite l'est à part entière. Il s'appuie sur des informations vérifiées, évitant les deux écueils principaux qui menacent la relation exacte des faits : la flatterie et la haine du pouvoir. C'est aussi un portraitiste admirable de précision et de vitalité, un moraliste au patriotisme intransigeant qui dénonce les turpitudes des empereurs comme celles de la plèbe, un conteur dont les évocations de la Rome antique restent inégalées.Tacite s'est mis tardivement à la composition littéraire, vouant d'abord son talent à l'art oratoire. L'oraison funèbre qu'il consacre à son beau-père, La Vie de Julius Agricola, est un véritable manifeste politique contre le régime. Dans le Dialogue des orateurs, il traite des problèmes de fond et de forme liés à l'exercice de l'éloquence. Ces premières oeuvres et la suivante, De la Germanie, ont pour trait commun une analyse riche et documentée de l'histoire de son temps ; les trois livres sont présentés ici dans de nouvelles traductions de Catherine Salles. Suivront Les Histoires et Les Annales, sommes fondamentales dans lesquelles transparaissent les deux préoccupations majeures de l'auteur : la dégénérescence du pouvoir impérial et la menace étrangère aux frontières.Cette édition des oeuvres complètes de Tacite témoigne de la vigueur et de la puissance stylistiques d'un écrivain que Racine et de Gaulle, notamment, considéraient comme un de leurs maîtres.
 
Recension  de Ivan P. Kamenarovic. - Etudes. - mai 2014.
Catherine Salles a heureusement complété les travaux, parus il y a près de cent ans, d’Henri Goelzer. Elle nous permet d’avoir accès à tout ce qui nous reste de Tacite, conteur rare, historien scrupuleux, auquel des études de rhétorique ont servi à aiguiser des qualités toutes personnelles de réflexion et de probité. « Peu à peu, ils se laissèrent séduire par nos vices, les portiques, les thermes, les festins raffinés. Ces naïfs appelaient cela civilisation, ce n’est qu’un aspect de leur servitude », écrit-il ainsi, à propos des habitants de la Grande-Bretagne. Tacite a un sens évident de la mise en scène, que la traduction nous rend souvent avec bonheur. Le Dialogue des orateurs nous fait assister à une joute qui a pour thème la querelle des Anciens et des Modernes (déjà !). Dans ses autres écrits, il nous fait visiter les confins de l’Empire (de l’Écosse au Kurdistan, de la Germanie à l’Afrique du Nord) et il nous en fait vivre une période haletante, de la fin du règne de Tibère aux désordres qui ont marqué la fin de Néron et qui ont vu trois empereurs se succéder en deux ans. Cela lui donne l’occasion, avec, par exemple, la fin de Messaline et celle d’Agrippine la Jeune, d’écrire des pages dont on comprend qu’elles aient fasciné Racine. Comment la puissance romaine a-t-elle survécu à ces convulsions, à cet amas de corruption en tout genre ? Sans doute grâce à des gens comme Tacite, qui était un Romain de Gaule, venus enrichir et renouveler la vieille souche latine, Tacite, dont nous est donnée ici une traduction alerte et judicieuse.
 
Autre article recommandé : Pierre Pachet, « En relisant Tacite. » - La Quinzaine littéraire, 16 avril  2014. 
 
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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 22:43
Liberté
du monde
 
 
 

 

LETTRES
S'abandonner
à vivre.
Sylvain Tesson.
Gallimard.
Janvier 2014.
220 pages.
 

   
Sylvain Tesson, né en 1972, est écrivain, journaliste et grand voyageur. Prix Goncourt de la nouvelle en 2009 et prix Médicis essai en 2011. Il a récemment publié: Vérification de la porte opposée. (Phébus, 2010), Dans les forêts de Sibérie. (Gallimard, 2011), Aphorismes dans les herbes et autres propos de la nuit. (Ed. des Equateurs, 2011), Géographie de l'instant. (Ed. des Equateurs, 2012)
 
Présentation de l'éditeur.
Devant les coups du sort il n'y a pas trente choix possibles. Soit on lutte, on se démène et l'on fait comme la guêpe dans un verre de vin. Soit on s'abandonne à vivre. C'est le choix des héros de ces nouvelles. Ils sont marins, amants, guerriers, artistes, pervers ou voyageurs, ils vivent à Paris, Zermatt ou Riga, en Afghanistan, en Yakoutie, au Sahara. Et ils auraient mieux fait de rester au lit.
 
L'article de Tristan Savin. - Lire. - février 2014.
Le monde selon Tesson. S'abandonner à vivre ... Sous ce beau titre, que chacun pourra interpréter selon son humeur, Sylvain Tesson a rassemblé dix-neuf nouvelles. La brièveté va comme un gant au plus talentueux de nos bourlingueurs - on se souvient du recueil Une vie à coucher dehors, prix Goncourt de la nouvelle en 2009. A eux seuls, les noms de ces histoires courtes dessinent l'univers tessonien : "L'Exil", "L'Ermite", L'Insomnie", "Le Bar", "La Lettre", "La Gouttière", "Les Trains" ... Les personnages sont des touristes en voyage de noces, des jeunes femmes de Sibérie, un Nigérien en quête de travail, des alpinistes, des marins, des guerriers ou de simples amants. Ils "s'abandonnent à vivre" au Sahara, en Afghanistan, en Yakoutie, au Texas, à Paris, en Bretagne ou à Riga. Et, précise le facétieux Tesson dans sa présentation de l'ouvrage, "ils auraient mieux fait de rester au lit". Ces récits forment un état du monde, un constat plus sombre, presque désespéré, de la condition humaine à l'heure de la mondialisation. Dans "Le Barrage", joli conte philosophique qui ouvre le recueil, l'écrivain souligne la contradiction entre la sagesse de Lao-tseu et la destruction de l'environnement par la société chinoise. Sa critique du monde moderne, de sa cupidité, n'est jamais virulente, plutôt nostalgique - celle d'un poète déplorant l'annexion d'un verger par des promoteurs rêvant de construire un complexe commercial. "Les Amants" est une réflexion sur le temps : "Seuls l'artiste et l'amant nourrissent le sentiment de vivre dans le temps long". Dans "La Gouttière", on découvre que "la mort à crédit, c'est le mariage". "L'Exil" est une parabole sur l'immigration clandestine : il est "moins douloureux d'être une bête" - et quelle absurdité de laver les carreaux d'une agence de voyages parisienne quand on vient du pays du soleil. Dans "L'Ennui", la jeune Tatiana passe six mois à attendre "que quelque chose se passe" et fume pour donner vie à un rond de fumée : "Ici, seul le fatalisme permettait de supporter la vie." "La Bataille" oppose les nostalgiques de Napoléon à un homme politique corrompu. Et le narrateur de "L'Ermite" s'interroge sur le vol - non algébrique - des hannetons. La chute de chacune de ces histoires édifiantes résonne comme la morale d'une fable. Sylvain Tesson n'est pas seulement un géographe, un aventurier amoureux des mots, qui se contenterait de nous raconter le monde. C'est surtout un observateur des hommes. Un moraliste, un conteur.  
 
Autre article recommandé : Bernard de Saint Vincent, "Des hommes aux semelles de vent." - Le Spectacle du Monde, février  2014. 
 
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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 23:44
Un bretteur
des lettres
 
 
 

 

LETTRES
L'Esprit
des Lettres II.
Jacques Laurent.
Préface de Christophe Mercier.
Editions de Fallois.
Novembre 2013.
390 pages.
 

 
Jacques Laurent (1919-2000). Une des meilleures plumes de la littérature d'après-guerre. Ses talents multiples lui permirent de publier sous son nom des romans de grande facture (Les Corps Tranquilles, Les Bétises), sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent la série populaire de Caroline Chérie, tout en dirigeant des revues non-conformistes (La Parisienne, Arts). Publications récentes: L'Esprit des lettres I. (de Fallois, 1999),  Ja ou la fin de tout. (Grasset, 2000).
 
Présentation de l'éditeur.
1954 : Jacques Laurent prend la direction de l'hebdomadaire culturel Arts. Jusqu'en 1958, face à L'Express où trônent Mauriac et son "Bloc-Notes", face aux Temps modernes de son cher Jean-Paul Sartre, il y prône la liberté de plume et de pensée, le désengagement. Arts devient très rapidement le journal parisien à la mode, dans lequel les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague fourbiront leurs armes critiques, avant de passer à la mise en scène. Chaque semaine, Jacques Laurent publie un article en première page. D'une plume mordante et amusée, il y décrypte la France de René Coty, et ferraille contre ses dérives : le politiquement correct, la bonne conscience, l'essor de la publicité et de la presse à sensation. A le lire aujourd'hui, on comprend qu'il était un visionnaire : l'époque qu'il décrit est déjà la nôtre.
 
Le point de vue de La Revue Critique.
Jacques Laurent nous manque. Avec sa disparition, les lettres françaises ont perdu un peu de leur panache et de leur mordant. L'homme avait à peu près tous les talents : romancier de haut style, écrivain populaire à succès, essayiste, polémiste, journaliste, critique, créateur et animateur de revues littéraires… Un premier recueil de ses articles, paru à la fin des années 90 sous le titre L’Esprit des lettres, retraçait l’aventure de la Table Ronde puis de La Parisienne, où Laurent officia de 1948 à 1956 pour le malheur de Sartre et de Simone et le plus grand plaisir des amateurs de vraie littérature. Avec ce second tome, on retrouve les chroniques publiées dans l’hebdomadaire Arts, que l’auteur des Corps Tranquilles dirigea de 1954 à 1959. Toutes les figures de la France littéraire, politique, académique et cinématographique de l’époque y sont passées en revue, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, lorsqu’il s’agit du jeune cinéma français, de Stendhal, de Labiche, de Nourissier, de Grace Kelly - que Laurent idolâtre - ou de Françoise Sagan, dont il fait un portrait à croquer. Pour le pire, lorsqu’il règle ses comptes avec les gloires amidonnées de l’existentialisme, les obsédés du roman à thèses, les dactylographes staliniens, Camus et ses poses de prix Nobel, Gide et ses fausses pudeurs de vieilles filles. Mais le pire du pire, c’est à Mauriac qu’il le réserve. Au vieux Mauriac, éternelle girouette de nos guerres civiles franco-françaises, passé, dans un moment de sénilité précoce, des colonnes du Figaro à celles de l’Express. Mauriac, que Laurent éreinte presque chaque semaine d’une plume incandescente et jubilatoire et dont il saluera quelques années plus tard le retour au bercail gaulliste par un pamphlet au vitriol – Mauriac sous de Gaulle. Belle période où l’intellectuellement correct n’avait pas encore tout vitrifié et où Laurent pouvait gentiment s’amuser d’une enquête sur les écrivains de droite « en mettant en garde les lecteurs de l’Express contre le vocabulaire de leur journal. Car appeler romanciers de droite les romanciers qui écrivent des romans et non des thèses, aboutirait à ne laisser à gauche que de mauvais romanciers, ce qu’à Dieu ne plaise ! ». Aujourd’hui les romanciers sont tous centristes et Laurent ne s’amuserait plus. C’est sans doute pour cela qu’il est parti un soir sans demander son reste.
Paul gilbert.
 
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N°1 - 2009/01
 
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