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20 septembre 2010 1 20 /09 /septembre /2010 10:30
Accélération                               
Une critique sociale du temps              
 
de Hartmut Rosa
Mis en ligne : [21-09-2010]
Domaine :  Idées  
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Né en 1965, Hartmut Rosa est un sociologue et philosophe allemand. Professeur à l’université Friedrich Schiller de Iéna, il fait partie d’une nouvelle génération d’intellectuels travaillant dans le sillage de la  "Théorie critique" (Habermas, Adorno, Horkheimer...).   

  


Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, avril 2010, 474 pages.


Présentation de l'éditeur.
L'expérience majeure de la modernité est celle de l'accélération. Nous le savons et l'éprouvons chaque jour : dans la société moderne, " tout devient toujours plus rapide ". Or le temps a longtemps été négligé dans les analyses de la modernité au profit des processus de rationalisation ou d'individualisation. C'est pourtant le temps et son accélération qui, aux yeux de Hartmut Rosa, permettent de comprendre la dynamique de la modernité. Pour ce faire, il livre dans cet ouvrage une théorie de l'accélération sociale susceptible de penser ensemble l'accélération technique (celle des transports, de la communication, etc.), l'accélération du changement social (des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses) et l'accélération du rythme de vie, qui se manifeste par une expérience de stress et de manque de temps. La modernité tardive, à partir des années 197o, connaît une formidable poussée d'accélération dans ces trois dimensions. Au point qu'elle en vient à menacer le projet même de la modernité : dissolution des attentes et des identités, sentiment d'impuissance, " détemporalisation " de l'histoire et de la vie, etc. L'auteur montre que la désynchronisation des évolutions socioéconomiques et la dissolution de l'action politique font peser une grave menace sur la possibilité même du progrès social. Marx et Engels affirmaient ainsi que le capitalisme contient intrinsèquement une tendance à " volatiser tout ce qui est solide et bien établi ". Dans ce livre magistral, Hartmut Rosa prend toute la mesure de cette analyse pour construire une véritable " critique sociale du temps " susceptible de penser ensemble les transformations du temps, les changements sociaux et le devenir de l'individu et de son rapport au monde.

Entretien d'Hartmut Rosa par Frédéric Joignot.
Le Monde magazine - 29 août 2010
.
Au secours ! Tout va trop vite ! L'homme contemporain remonte désespérément une pente qui s'éboule. Nous fonçons pour rester à la même place, dans un présent qui fuit sans cesse. Car si nous arrêtons une seconde de courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations, notre argent, après le temps qui file – nous tombons. Dans le chômage, la pauvreté, l'oubli, la désocialisation. Voilà le portrait du moderne, selon le sociologue allemand Hartmut Rosa. Le temps désormais s'accélère et nous dévore, comme hier Cronos ses enfants. L'accélération technique, au travail, sur les écrans, dans les transports, la consommation, a mené à l'accélération effrénée de notre rythme de vie. Puis a précipité le changement social. Rien n'y résiste. Les métiers changent en quelques années, les machines en quelques mois, aucun emploi n'est assuré, les traditions et les savoir-faire disparaissent, les couples ne durent pas, les familles se recomposent, l'ascenseur social descend, le court terme règne, les événements glissent. L'impression de ne plus avoir de temps, que tout va trop vite, que notre vie file, l'impression d'être impuissant à ralentir nous angoisse et nous stresse. Ainsi Hartmut Rosa, 45 ans, professeur à l'université Friedrich-Schiller d'Iéna, développe sa "critique sociale du temps" de la "modernité tardive" dans sa magistrale étude, Accélération (La Découverte). Après les études inquiètes de Paul Virilio sur la vitesse, Hartmut Rosa examine la dissolution de la démocratie, des valeurs, de la réflexion, de notre identité, emportées par la vague de l'accélération. Entretien de rentrée, alors que déjà, tous, congés derrière nous, on se magne.

C'est la rentrée, le moment où on ressent avec le plus d'acuité la façon dont nos vies s'accélèrent. Nous avons même souvent le sentiment que les vacances se sont passées à toute allure. Comment expliquer ce sentiment d'urgence permanent ?

Hartmut Rosa : Aujourd'hui, le temps a anéanti l'espace. Avec l'accélération des transports, la consommation, la communication, je veux dire "l'accélération technique", la planète semble se rétrécir tant sur le plan spatial que matériel. Des études ont montré que la Terre nous apparaît soixante fois plus petite qu'avant la révolution des transports. Le monde est à portée de main. Non seulement on peut voyager dans tous les coins, rapidement, à moindres frais et sans faire beaucoup d'efforts, mais on peut aussi, avec l'accélération des communications, la simultanéité qu'elle apporte, télécharger ou commander presque chaque musique, livre ou film de n'importe quel pays, en quelques clics, au moment même où il est produit. Cette rapidité et cette proximité nous semblent extraordinaires, mais au même moment chaque décision prise dans le sens de l'accélération implique la réduction des options permettant la jouissance du voyage et du pays traversé, ou de ce que nous consommons. Ainsi les autoroutes font que les automobilistes ne visitent plus le pays, celui-ci étant réduit à quelques symboles abstraits et à des restoroutes standardisés. Les voyageurs en avion survolent le paysage à haute altitude, voient à peine la grande ville où ils atterrissent et sont bien souvent transportés dans des camps de vacances, qui n'ont pas grand-chose à voir avec le pays véritable, où on leur proposera de multiples "visites guidées". En ce sens, l'accélération technique s'accompagne très concrètement d'un anéantissement de l'espace en même temps que d'une accélération du rythme de vie. Car, même en vacances, nous devons tout faire très vite, de la gymnastique, un régime, des loisirs, que nous lisions un livre, écoutions un disque, ou visitions un site. Voilà pourquoi on entend dire à la rentrée : "Cet été, j'ai fait la Thaïlande en quatre jours." Cette accélération des rythmes de vie génère beaucoup de stress et de frustration. Car nous sommes malgré tout confrontés à l'incapacité de trop accélérer la consommation elle-même. S'il est vrai qu'on peut visiter un pays en quatre jours, acheter une bibliothèque entière d'un clic de souris, ou télécharger des centaines de morceaux de musique en quelques minutes, il nous faudra toujours beaucoup de temps pour rencontrer les habitants, lire un roman ou savourer un air aimé. Mais nous ne l'avons pas. Il nous est toujours compté, il faut se dépêcher. C'est là un des stress majeurs liés à l'accélération du rythme de vie : le monde entier nous est offert en une seconde ou à quelques heures d'avion, et nous n'avons jamais le temps d'en jouir.

Selon vous, l'accélération de la vie se traduit par l'augmentation de plus en plus rapide du nombre d'actions à faire par unité de temps. C'est-à-dire ?

Ces jours-ci, les gens rentrent de congés et déjà tous, vous comme moi, se demandent comment ils vont réussir à venir à bout de leur liste de choses "à faire". La boîte mail est pleine, des factures nouvelles se présentent, les enfants réclament les dernières fournitures scolaires, il faudrait s'inscrire à ce cursus professionnel, ce cours de langue qui me donnerait un avantage professionnel, je dois m'occuper de mon plan de retraite, d'une assurance santé offrant des garanties optimales, je suis insatisfait de mon opérateur téléphonique, et cet été j'ai constaté que je négligeais mon corps, ne faisais pas assez d'exercice, risquais de perdre ma jeunesse d'allure, si concurrentielle. Nous éprouvons un réel sentiment de culpabilité à la fin de la journée, ressentant confusément que nous devrions trouver du temps pour réorganiser tout cela. Mais nous ne l'avons pas. Car les ressources temporelles se réduisent inexorablement. Nous éprouvons l'impression angoissante que si nous perdons ces heures maintenant, cela serait un handicap en cette rentrée sur les chapeaux de roue, alors que la concurrence entre les personnes, le cœur de la machine à accélération, s'aiguise. Et même si nous trouvions un peu de temps, nous nous sentirions coupables parce qu'alors nous ne trouverions plus un moment pour nous relaxer, passer un moment détendu avec notre conjoint et nos enfants ou encore aller au spectacle en famille, bref profiter un peu de cette vie. Au bout du compte, vous voyez bien, c'est l'augmentation du nombre d'actions par unité du temps, l'accélération du rythme de vie qui nous bouscule tous.

En même temps, chaque épisode de vie se réduit…

En effet, la plupart des épisodes de nos journées raccourcissent ou se densifient, au travail pour commencer, où les rythmes s'accélèrent, se "rationalisent". Mais aussi en dehors. On assiste à une réduction de la durée des repas, du déjeuner, des moments de pause, du temps passé en famille ou pour se rendre à un anniversaire, un enterrement, faire une promenade, jusqu'au sommeil. Alors, pour tout faire, nous devons densifier ces moments. On mange plus vite, on prie plus vite, on réduit les distances, accélère les déplacements, on s'essaie au multitasking, l'exécution simultanée de plusieurs activités. Hélas, comme nos ressources temporelles se réduisent, cet accroissement et cette densification du volume d'actions deviennent vite supérieurs à la vitesse d'exécution des tâches. Cela se traduit de façon subjective par une recrudescence du sentiment d'urgence, de culpabilité, de stress, l'angoisse des horaires, la nécessité d'accélérer encore, la peur de "ne plus pouvoir suivre". A cela s'ajoute le sentiment que nous ne voyons pas passer nos vies, qu'elles nous échappent.

Nous assistons, dites-vous, à une "compression du présent", qui devient de plus en plus fuyant. Pouvez-vous nous l'expliquer ?

Si nous définissons notre présent, c'est-à-dire le réel proche, comme une période présentant une certaine stabilité, un caractère assez durable pour que nous y menions des expériences permettant de construire l'aujourd'hui et l'avenir proche, un temps assez conséquent pour que nos apprentissages nous servent et soient transmis et que nous puissions en attendre des résultats à peu près fiables, alors on constate une formidable compression du présent. A l'âge de l'accélération, le présent tout entier devient instable, se raccourcit, nous assistons à l'usure et à l'obsolescence rapide des métiers, des technologies, des objets courants, des mariages, des familles, des programmes politiques, des personnes, de l'expérience, des savoir-faire, de la consommation. Dans la société pré-moderne, avant la grande industrie, le présent reliait au moins trois générations car le monde ne changeait guère entre celui du grand-père et celui du petit-fils, et le premier pouvait encore transmettre son savoir-vivre et ses valeurs au second. Dans la haute modernité, la première moitié du xxe siècle, il s'est contracté à une seule génération : le grand-père savait que le présent de ses petits-enfants serait différent du sien, il n'avait plus grand-chose à leur apprendre, les nouvelles générations devenaient les vecteurs de l'innovation, c'était leur tâche de créer un nouveau monde, comme en Mai 68 par exemple. Cependant, dans notre modernité tardive, de nos jours, le monde change plusieurs fois en une seule génération. Le père n'a plus grand-chose à apprendre à ses enfants sur la vie familiale, qui se recompose sans cesse, sur les métiers d'avenir, les nouvelles technologies, mais vous pouvez même entendre des jeunes de 18 ans parler d'"avant" pour évoquer leurs 10 ans, un jeune spécialiste en remontrer à un expert à peine plus âgé que lui sur le "up to date". Le présent raccourcit, s'enfuit, et notre sentiment de réalité, d'identité, s'amenuise dans un même mouvement.

 
 
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22 juin 2010 2 22 /06 /juin /2010 10:30
Lectures                                    
Chroniques du New Yorker             
 
de George Steiner
Mis en ligne : [22-06-2010]
Domaine : Idées 
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Né en 1929, George Steiner est essayiste, critique littéraire et philosophe. Il est l'auteur de nombreux essais sur la théorie du langage, la traduction, la philosophie de l'éducation, la philosophie politique... Esprit européen, s'exprimant aussi bien en anglais, qu'en français ou en allemand, détenteur d'une imense culture, George Steiner est membre de la British Académy. Il a récemment publié : Une certaine idée de l'Europe. (Actes Sud, 2005),  Les Livres que je n'ai pas écrits. (Gallimard, 2008), Ceux qui brûlent les livres. (L'Herne, 2008), À cinq heures de l'après midi.(L'Herne, 2008). 

  


George Steiner, Lectures. Chroniques du New Yorker, Paris, Gallimard, mars 2010, 404 pages.


Présentation de l'éditeur.
George Steiner a écrit plus de cent trente articles pour le prestigieux magazine américain The New Yorker entre 1967 et 1997, et il est incontestable que son érudition exceptionnelle y trouve une expression particulièrement brillante et divertissante. Le présent volume en offre un choix significatif et nous permet de suivre l'intellectuel européen dans son intérêt pour des thèmes ou personnages extrêmement divers. Que ce soit le destin d'Albert Speer - son amitié avec Hitler, son rôle dans le régime nazi, puis son long emprisonnement dans la prison de Spandau - ou la singularité du roman 1984 de George Orwell, devenu une véritable jauge de l'évolution de nos sociétés, ou encore l'histoire d'Anthony Blunt - grand critique d'art, spécialiste de la peinture française du XVIIe siècle, conseiller de la reine d'Angleterre, et espion pour le compte de l'Union soviétique -, George Steiner raconte et analyse tout à la fois. Anton Webern, Graham Greene, Thomas Bernhard, Vladimir Nabokov, Samuel Beckett, Louis-Ferdinand Céline, Walter Benjamin, Cioran, Claude Lévi-Strauss, Hermann Broch, André Malraux, Michel Foucault ou Paul Celan - pour ne citer qu'eux - donnent lieu à d'autres développements passionnants, vifs et nuancés. Ainsi rassemblés dans un recueil pour la première fois, l'ensemble nous offre un formidable condensé de la pensée du grand George Steiner.  

Critique de Antoine Perraud.
La Croix - 19 juin 2010
.
L'oeil orfèvre. L'écrivain, universitaire et critique George Steiner, né à Paris en 1929, d'origine juive autrichienne, ayant grandi aux États-Unis d'Amérique et vivant en Grande-Bretagne, apparaît comme un humaniste pluriculturel de la Renaissance, fort moderne pour autant. Il fut ainsi le premier talent chassé par une presse en crise désormais incapable d'attirer à soi les meilleurs esprits. C'était en 1997. Le New Yorker se privait de ses services, malgré trente années d'une production exceptionnelle. Parmi les quelque cent trente chroniques publiées dans le magazine à la fois exigeant et chic d'outre-Atlantique, en voici vingt-sept qui donnent idée de l'art d'un esprit encyclopédique, moqueur, partageur, amoureux du beau et du vrai, au jugement à la fois sûr et anticonformiste, lorsque libre carrière lui est donnée. George Steiner se lit avec plaisir et profit, tant il ramasse sans fermer, abreuve de références sans pesanteur ni «trissotineries», provoque sans être infécond. Le recueil s'ouvre sur un modèle du genre, l'analyse perspicace de la psychologie, du rôle et de l'enjeu que représenta sir Anthony Blunt (1907-1983), historien d'art britannique scrupuleux, membre des «Cinq de Cambridge», ces étudiants raffinés qui trahirent au profit de l’URSS. Blunt, note Steiner, pose la question de «l'idée fixe chez un intellectuel», avec cette «coexistence, en une même personnalité, du plus extrême souci de vérité et du plus extrême mensonge», avec ces «germes d'inhumanité plantés à la racine même du mérite supérieur». Le courriériste européen œuvrant en Amérique s'avère moraliste, comme lorsqu'il se penche sur le cas Céline : «Si la littérature sérieuse et les arts peuvent éduquer la sensibilité, exalter nos perceptions, raffiner nos discriminations morales, ils peuvent, par la même occasion, dépraver et déprécier notre imaginaire et nos élans mimétiques, les rendre bestiaux. Au fil de quelque quarante années de lectures, d'écriture et d'enseignement, je n'ai cessé de me heurter à cette énigme.» Toutefois, le jugement moral n'interfère jamais plus que de raison dans les éblouissements de monsieur Steiner, qui écrit, à propos de deux auteurs devenus parias pour accointance avec le nazisme : «Ezra Pound et Martin Heidegger sont très probablement les deux grands maîtres de l'humanisme de notre temps. Je veux dire par là qu'ils se sont exprimés avec plus d'autorité, plus d'énergie lyrique qu'aucun autre poète ou penseur du XXe siècle contre les dégâts écologiques, la vulgarisation du style personnel, la cupidité aveugle qui caractérise notre régime de consommation de masse» (novembre 1981). Mais c'est lorsqu'il aborde la langue et le style des écrivains que le charme opère d'emblée : «l'allemand incisif et marmoréen» d'Elias Canetti; «la prose souple et claire» d'un Bertrand Russell comparé à Voltaire, qui se révèle «une garantie contre les brutalités et les mensonges». Qu'il moque le Malraux d'après 1945, étrille Cioran, ressuscite Orwell, expertise Simone Weil ou admire Nabokov, George Steiner nous met de l'or dans la cervelle.

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7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 10:30
Le croire pour le voir               
 
de Jean-Luc Marion
Mis en ligne : [6-06-2010]
Domaine : Idées 
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Né en 1946, Jean-Luc Marion est  philosophe. Titulaire de la chaire de Métaphysique à la Sorbonne et professeur à l'Université de Chicago, il  a été élu à l'Académie française le 6 novembre 2008 au siège du cardinal Jean-Marie Lustiger. Co-fondateur de la revue catholique internationale Communio, il dirige actuellement la collection "Epiméthée" aux Presses Universitaires de France. Il a récemment publié : Le visible et le révélé (Cerf, 2005), Au lieu de soi, l'approche de Saint Augustin (PUF, 2008), Certitudes négatives (Grasset&Fasquelle, 2010).

  


Jean-Luc Marion, Le croire pour le voir, Paris, Parole et silence, janvier 2010, 224 pages.


Présentation de l'éditeur.
La foi et la raison, dans le cas de la pensée chrétienne et plus particulièrement catholique, non seulement se contredisent aujourd'hui moins que jamais, mais la question même de leur supposé conflit n'a aucun sens et ne devrait même pas se poser. Peut-être peut-on perdre la foi (selon l'étrange expression reçue), mais sûrement pas parce qu'on gagne en raison. Il se pourrait que l'on perde en foi, parce qu'on imagine la raison incapable de comprendre une part - et une part décisive, la plus décisive même - de ce que notre vie nous fait expérimenter. Très vite, on fait la part du feu : la raison ne comprend pas tout, il faut donc admettre des espaces immenses qui restent incompréhensibles et irrationnels ; on les abandonne à la croyance et à l'opinion ; et, bientôt, on renonce définitivement à penser ce que nous avons déjà expulsé du champ du pensable. De ce sommeil de la raison, surgissent alors des cauchemars - idéologiques. Ainsi la séparation entre foi et raison, trop vite tenue pour allant de soi et toute naturelle, naît-elle d'abord d'un défaut de rationalité, de la capitulation sans combat de la raison devant l'impensable supposé. Mais si l'on ne perd pas la foi par excès de pratique de la rationalité, il se pourrait au contraire qu'on perde souvent en rationalité, parce qu'on exclut trop vite la foi et le domaine qu'elle dit ouvrir (en l'occurrence celui de la Révélation). Nous perdons de la raison en perdant la foi.

Recension de Gérard de Cortanze.
Service littéraire - avril 2010
.
Le Verbe et la Raison. Raison et foi se contredisent. C'est du moins ce qu'on nous enseignait au catéchisme. L'une et l'autre ne pouvant aller  l'amble. La raison, qui méconnaît les intérêts du coeur et n'emprunte qu'une seule voie, doit se dissocier de la foi qui est une sorte de folie et s'altère à son contact - et peut nous chaut alors de concéder que la folie ne gagne rien au contact de la raison. Remplacez "folie" par "foi" et le tour est joué. Aron prétend que toute foi nouvelle commence par une hérésie, et Amiel que l'homme de foi ressemble à s'y méprendre à l'homme sans foi. Certains font même de la foi une obscurité ou la consolation des misérables. L'opposition entre raison et foi est tenace.  Le grand Pascal énonce : "C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au coeur, non à la raison. "  Jean-Luc Marion, de par sa famille catholique et républicaine, de par ses études, d'ingénieur et de philosophe, est un homme de fidélités, un brouilleur de pistes, un réfractaire métaphysique qui refuse toute forme de capitulation. Après une vingtaine de livres et d'incessants voyages d'un bord à l'autre de l'Atlantique, il nous livre dans "Le croire pour le voir" une pensée nouvelle qui est comme une forme d'aboutissement, nous offrant au passage la possibilité d'un savoir nouveau, d'une renaissance, d'une redéfinition de notre rapport au monde. Dans son cheminement, j'entends Montaigne qui nous rappelle que la vraie raison loge dans le sein de  Dieu, et de nouveau Pascal qui nous met en garde : exclure la raison, n'admettre que la raison, voilà deux grands excès. C'est la belle proposition de Jean-Luc Marion : n'opposons plus la raison et la foi. C'est une évidence qu'on ne veut pas voir: la raison ne comprend pas tout et la foi peut trouver sa place dans une pratique de la rationalité. Des espaces entre l'une et l'autre existent : l'homme peut s'y révéler. Des zones sensibles où l'art existe, où la chair palpite, où des évènements surviennent. Mon grand-père italien, devenu français en pénétrant dans les tranchées de 14, y avait, me répétait-il souvent, utilisant cette étrange expression, "perdu la foi"; tout comme mon père, qui semblait avoir perdu la sienne dans les combats qui opposaient les Forces Françaises Libres, auxquelles il appartenait, aux Francs Tireurs  Partisans français d'obédience communiste...Je suis certain que cet ensemble, habité par la pensée rationaliste et la foi, leur aurait fait recouvrer une croyance en un Dieu qui pense juste, donc en l'homme.
 
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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 10:30

La fin de l'euro                         

 

de Christian Saint-Etienne
Mis en ligne : [17-05-2010]
Domaine : Idées 

la fin de l'euro

 

Christian Saint-Etienne est professeur titulaire de la chaire d'économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, professeur à l'université Paris-Dauphine et membre du Conseil d'analyse économique (CAE).  Il a été économiste au Fonds monétaire international et à l'OCDE. Christian Saint-Etienne a publié récemment L'Etat efficace (Perrin, 2007) et La France est-elle en faillite ? (Bourin Editeur, 2008).

  


Christian Saint-Etienne, La fin de l'euro, Paris, Bourin éditeur, avril  2009, 152 pages.


Présentation de l'éditeur.
L'euro, qui vient de fêter ses dix ans, passe pour être une monnaie forte, rivale du dollar, et à la pérennité assurée. Ce n'est pas l'avis de Christian Saint-Étienne. Non seulement la zone euro n'est pas une zone monétaire optimale, mais son avenir lui paraît gravement compromis. Au lieu d'accroître la coopération entre les pays membres, les disparités et les rivalités s'aggravent. Une concurrence fiscale de plus en plus exacerbée s'est installée. Mais plus inquiétant encore, l'Allemagne ne cherche-t-elle pas à faire éclater la zone euro pour en reprendre le contrôle ? Aujourd'hui, quel est l'avenir de l'euro ? Quel impact va avoir la crise économique et financière sur lui? Que penser de sa probable implosion? Que vont faire les grands pays concernés ? Dans cet essai court et limpide, Christian Saint-Etienne nous décrit la situation actuelle de l'euro, les risques qu'il court et les différents scénarios possibles pour éviter le pire, s'il en est encore temps.

Recension de Michel Drancourt.
Futuribles - mai 2010
.
Christian Saint-Etienne est un économiste qui sait chercher les réalités derrière les apparences. Ainsi, à l'occasion du dixième anniversaire de l'euro, il constate, dans un ouvrage publié en 2009, que cette monnaie est souvent présentée comme forte et étant une rivale possible du dollar US, alors que, faute d'assise politique réelle, son avenir n'est pas du tout assuré. Elle devait favoriser une croissance économique harmonieuse au sein de la zone euro; or les divergences entre les pays membres se sont accentuées, et la crise n'a rien arrangé.
Le livre est articulé autour de cinq chapitres. "La zone euro est-elle optimale?" d'abord. Elle le serait si l'on se penchait sur les questions suivantes :
- Les performances économiques des pays membres de la zone euro sont-elles satisfaisantes ? Elles sont très divergentes selon les pays. En dehors de l'Allemagne et des Pays-Bas, les exportations, notamment françaises et italiennes, ont été médiocres entre 2002 et 2008.
- Sont-elles meilleures que dans les pays non membres de la zone euro ? Non. La part de l'euro dans la facturation du commerce mondial est restée faible, de l'ordre du quart. Si l'on exclut le commerce intra-européen - très important, heureusement - cette part est plus faible encore.
La Banque centrale européenne (BCE) a mené une politique de renforcement de l'euro qui eût exigé une compétitivité des pays membres comparable à l'Allemagne. Christian Saint-Etienne rappelle que l'euro a été précédé par le système monétaire européen (SME) qui, de 1979 à 1999, a permis de réduire les fluctuations des monnaies des pays membres avant les crises de change de 1992-1993, largement dues aux difficultés de la France à ratifier le traité de Maastricht de septembre 1992 (devant mener à l'euro).
- Si l'euro a tant de faiblesses, pourquoi certains pays veulent-ils faire partie de la zone ? "Ce sont, écrit l'auteur, des pays fragiles qui veulent cacher leur faiblesse en bénéficiant des avantages apparents d'une monnaie forte sans en connaître les coûts réels. "
Le deuxième chapitre pose la question de la survie de l'euro. La crise actuelle va provoquer des débats considérables  dans l'économie réelle. Et les divergences de performances entre les pays membres de la zone euro risquent de s'accentuer. Pour les surmonter, il faudrait que la France et l'Allemagne aient une vue commune sur la politique à mener. Ce n'est pas le cas. La France, en raison de ses structures industrielles, préfère un euro faible. L'Allemagne le veut fort.
Le troisième chapitre s'interroge sur l'avenir de la construction européenne. L'auteur souligne plusieurs points : l'Union européenne (UE) manque de volonté commune; des erreurs on été commises; on n'a ni fixé de frontières à l'Europe ni chercher à harmoniser le contrat social; la construction européenne a été imaginée comme un processus "apolitique". L'UE ne se veut pas une puissance, elle se trompe de monde. La part des grands ensembles économiques évolue vite: la zone européenne pourrait ne plus représenter que 13% du produit intérieur brut (PIB) mondial en 2015.
A partir de là, Christian Saint-Etienne pose deux questions qui s'enchaînent (bien que dans des chapitres différents) : sur quelles bases reconstruire l'UE ? Aujourd'hui, l'Europe "magma", telle que l'aiment les Britanniques, risque de se prolonger. Or, pour que l'Europe existe, il faut être au coeur de "l'économie monde" ou acteur incontournable. Où est le projet stratégique réellement européen? Sur quelles bases reconstruire la zone euro? Ce chapitre est technique et passe en revue des transformations possibles qui renforceraient la position européenne, par exemple en pratiquant un fédéralisme fiscal et, surtout, en lançant des initiatives  en vue de position communes, quitte à demander aux récalcitrants de sortir de la zone euro.
Pour conclure, l'auteur s'interroge sur ce que peut faire la France face au risque d'implosion de l'euro. Après des recommandations relatives à l'efficacité des entreprises, à la créativité, à l'attractivité du pays, il évoque l'hypothèse, en cas de crise de l'euro, d'un retour au SME renforcé (qui semble assez sa préférence). Son raisonnement est cohérent. Mais le comportement récent de la BCE dans la crise prouve que la zone euro évolue. Il est vrai cependant que sans un plus politique, le risque existe d'un retour en arrière.

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10 mai 2010 1 10 /05 /mai /2010 10:30

Médias, la faillite

d'un contre-pouvoir                 


Par Philippe Merlant et Luc Chatel
Mis en ligne : [9-05-2010]
Domaine : Idées

 

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Philippe Merlant est journaliste depuis 1975 (France Inter, L'Equipe, Libération, Autrement, L'Entreprise, L'Expansion, Transversales Science Culture), aujourd'hui à l'hebdomadaire La Vie. Luc Chatel est rédacteur en chef de l'hebdomadaire Témoignage chrétien.



Philippe Merlant et Luc Chatel, Médias, la faillite d'un contre-pouvoir, Paris, Fayard, septembre 2009, 326 pages.


Présentation de l'éditeur.
Combien faudra-t-il encore d'affaires comme celles du "bagagiste de Roissy" ou du "RER D" pour que les journalistes s'inquiètent du fossé qui se creuse entre eux et les citoyens? Pourquoi ces derniers ont-ils de plus en plus le sentiment que les médias, passés du côté des puissants, ne constituent plus un contre-pouvoir susceptible de les défendre? Pour tenter de comprendre les raisons de cette défiance, Philippe Merlant et Luc Chatel nous invitent à visiter l'envers du décor. Nourrie de leur propre expérience de journalistes, leur enquête ne se contente pas de pointer les dérives - "suivisme", course au scoop, autocensure... Elle décrit de manière très concrète les conditions de formation des journalistes et de fonctionnement des rédactions, montrant notamment comment les impératifs de rentabilité et de rapidité ont des impacts sur les différents maillons de la chaîne. Une plongée au coeur du monde de l'information, qui ouvre des pistes vers un journalisme enfin réconcilié avec son public.

Recension de Antoine de Tarlé.
  Etudes - mars 2010
.
La littérature critique sur les médias est très abondante. Toutefois, le présent ouvrage retient l’attention à plus d’un titre. Tout d’abord, il est écrit par deux professionnels expérimentés qui s’appuient sur de nombreux cas concrets. Par ailleurs, Ph. Merlant et L. Chatel se gardent de tout discours idéologique sur les pouvoirs et les médias. Ils considèrent à juste titre qu’avant de fustiger des pressions exté­rieures d’origine politique ou écono­mique, il conviendrait que les journalistes reconnaissent leurs propres faiblesses. Ils mettent notam­ment en cause l’absence d’imagination et le côté moutonnier des rédactions, ce qu’ils appellent le mimétisme. Cela conduit les journaux à traiter tous de la même façon et en même temps les mêmes sujets. Or, de nombreux thèmes, tout aussi intéressants pour le lecteur, sont négligés parce qu’ils ne sont pas dans l’air du temps et qu’il faudrait déployer un effort de réflexion et d’écoute qui semble rebuter les respon­sables des rédactions. On saura gré aussi aux auteurs de ne pas proposer de solution toute faite à cette dérive préoccupante des médias. Ils se conten­tent d’ouvrir des pistes pour inciter les journalistes à mieux accepter la diver­sité de la société et à rester à l’écoute des lecteurs. Ils soulignent que le jour­nalisme citoyen prôné par certains ne peut être efficace que si des profession­nels prennent en charge la production de l’information. Ce livre empreint de bon sens devrait être étudié dans toutes les écoles de journalisme. 


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19 avril 2010 1 19 /04 /avril /2010 10:30

Toujours moins!                      

Déclin du syndicalisme à la française    

Par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé
Mis en ligne : [19-04-2010]
Domaine : Idées

 

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Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, spécialistes français de la question syndicale et de son histoire, animent depuis trente ans un réseau de recherche sur le syndicalisme et les relations professionnelles en France. Ils sont notamment les auteurs d'une Histoire des syndicats, 1906-2006. (Seuil, 2006)



Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française, Paris, Gallimard, février 2009, 220 pages.


Présentation de l'éditeur.
Pourquoi les salariés français reçoivent-ils une proportion toujours plus faible du produit de leur travail ? L'affaiblissement de la capacité d'action collective et le déclin des syndicats expliquent l'aggravation des inégalités, la détérioration des conditions de travail des salariés. Beaucoup d'idées fausses circulent à ce propos. Ce livre en démonte quelques-unes. Contrairement à ce qui est partout répété, les syndicats français n'ont pas toujours été faibles; le dialogue social existe mais ses résultats ne sont pas ceux qu'on imagine; notre pays n'est pas spécialement gréviste et la conflictualité est en régression; les syndicats ont beaucoup de ressources, mais l'origine de ces moyens est inavouable; au lieu d'être une chance, l'Europe représente une menace réelle pour les salariés français; enfin, ceux-ci n'ont rien de bon à attendre des réformes qui prétendent établir une " démocratie sociale " dans notre pays. Cependant, un renouveau du syndicalisme est possible. Il permettrait aux salariés français de sortir de la logique du " toujours moins ".

Recension de Julio Schumacher.
  Etudes - février 2010
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Le syndicalisme français ressemble à un arbre sans feuille. Ils ne porte plus les soucis des salariés qui aspirent à voir un peu de soleil : les conditions de tra­vail se dégradent, les suicides dans les entreprises font la une des journaux, mais la fatigue nerveuse, allant jusqu’au burn-out, s’accroît moins sous la pres­sion des cadences infernales de jadis que de la diminution des échelons hié­rarchiques. De plus, les écarts de reve­nus, difficilement justifiables par l’analyse économique, accentuent le poids des deux classes productives extrêmes : les working poor et les wor­king rich. Les auteurs voient dans le déclin du syndicalisme français la prin­cipale raison de cette situation sociale dégradée qu’accompagne une législation européenne assez molle. Ce déclin s’ex­plique, selon eux, par l’abîme qui sépare désormais les salariés de leurs représen­tants syndicaux. Ces derniers n’ont en fait plus besoin des salariés : de par la réglementation française et la pratique des patrons, les syndicats vivent non pas des cotisations, mais des subventions publiques ou patronales (devenues léga­les depuis la dernière loi de modernisa­tion économique), des mises à disposition d’hommes, de locaux, de temps de délé­gation, de services de transports, et par­fois même de corruption plus ou moins avérée. Les auteurs épinglent avec juste raison la Caisse Centrale d’Activités Sociales (CCAS) d’EDF-GDF, actuelle­ment sous enquête judiciaire.

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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 10:30
Démocratie et relativisme     

Par Cornelius Castoriadis
Mis en ligne : [29-03-2010]
Domaine : Idées

 

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Cornelius Castoriadis (1922-1997), philosophe, économiste et psychanalyste, fut un des grands critiques du totalitarisme communiste. Il a défendu le concept d'« autonomie politique ». En 1949, il fonde avec Claude Lefort le groupe Socialisme ou barbarie, d'où sort la revue du même nom, qui se dissout au printemps 1967. Castoriadis est l'auteur de La société bureaucratique (1973), Capitalisme moderne et révolution (1979),  Carrefours du labyrinthe (6 tomes de 1978 à 1998), Ce qui fait la Grèce (2 tomes, 2004-2008).



Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme. Débats avec le MAUSS, Paris, Mille et une nuits, février 2010, 142 pages.


Présentation de l'éditeur.
En décembre 1994, Cornelius Castoriadis (1922-1997), qui fut le principal animateur du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie (1949-1967), économiste, psychanalyste et philosophe, rencontre des chercheurs de La Revue du MAUSS (le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), dont Alain Caillé, Jacques Dewitte, Serge Latouche, Chantal Mouffe... L'auteur de L'Institution imaginaire de la société (1975) et de la série des Carrefours du labyrinthe (1969-1999) prend acte de la situation nouvelle créée par la fin de l'URSS et par l'idéologie qui se diffuse à la suite des thèses de Fukuyama. Accords et désaccords surgissent au fil du débat. Castoriadis aborde les problèmes de la mondialisation : la question de l'universalisme et du relativisme culturel, le retrait des citoyens de la sphère publique, la fragilité de la démocratie.

Recension de Serge Audier.
  Le Monde du 5 mars 2010
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Le diagnostic de Castoriadis. -  Le philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997) a été l'un des plus grands critiques de gauche du totalitarisme communiste, notamment dans le groupe Socialisme ou barbarie (1949-1967) animé avec Claude Lefort. Il est resté pour sa part attaché à un projet de démocratie directe dans un horizon anticapitaliste, mais en rupture avec Marx. Ce texte reprend un dialogue de 1994 avec des chercheurs du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (Mauss). Il traite du sens de la démocratie et de sa situation après la fin de l'URSS. Pour Castoriadis, les démocraties libérales ont sombré dans une phase d'apathie civique, sous domination d'une oligarchie économique et politique, et leur rayonnement décroît. Au coeur du débat, se trouve la question de savoir si les valeurs d'autonomie et de démocratie ont d'autres sources qu'en Occident et comment elles peuvent faire l'objet d'une appropriation originale dans les sociétés non occidentales.

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22 mars 2010 1 22 /03 /mars /2010 11:30
Le XXe siècle                             
idéologique et politique     


Par Michel Winock
Mis en ligne : [22-03-2010]
Domaine : Idées

 

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Michel Winock, né en 1937, est un historien spécialiste de l’histoire de la République française et des mouvements intellectuels du XIXe et du XXe siècles.   Il est professeur des universités en histoire contemporaine à l'institut d'études politiques de Paris. Il a récemment publié  La gauche au pouvoir : L'héritage du Front populaire, (Bayard, 2006), 13 mai 1958. L'agonie de la IVe République, (Gallimard, 2006), La gauche en France, (Perrin, 2006), La mêlée présidentielle, (Flammarion, 2007), Clémenceau, (Perrin,  2007), 1958. La naissance de la Ve République, (Gallimard, 2008), L'élection présidentielle en France, (Perrin, 2008).



Michel Winock, Le XXe siècle idéologique et politique, Paris, Perrin, collection Tempus, octobre 2009, 540 pages.


Présentation de l'éditeur.
Le XXe siècle a été le temps des grandes violences collectives : deux guerres mondiales, apogée et effondrement des régimes totalitaires, génocides, drames de la décolonisation et crises économiques. C'est donc peu de dire que les certitudes d'avant 1914 ont été ébranlées : la démocratie libérale à forme parlementaire, le patriotisme, la nation ou la stabilité des monnaies comme des statuts. Avec son sens habituel de la mise en perspective pédagogique, Michel Winock passe en revue les grandes catégories de l'histoire politique et idéologique de ce XXe siècle. S'intéressant aussi bien à la validité du modèle républicain après 1918 qu'au glissement vers la démocratie directe dans les années 1960-1980, aux avatars du sentiment national comme aux affrontements idéologiques, il éclaire des points d'histoire controversés, telles l'hypothèse d'un fascisme français ou les origines idéologiques de Vichy. Michel Winock écrit ainsi une sorte de manuel politique à l'usage du citoyen.

Entretien avec Michel Winock.
  Le journal du Dimanche du 23 décembre 2009.
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Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Le mot est apparu lors de l’affaire Dreyfus. Plusieurs pétitions avaient été lancées et signées par des universitaires, des écrivains, des savants en faveur de la révision du procès. Clemenceau, dans L’Aurore, pour les rassembler d’un mot, avait écrit : "C’est la protestation des intellectuels", un terme à peu près inconnu comme substantif. Barrès, dans le camp des antidreyfusards, l’a repris pour se moquer de ce "Bottin de l’élite" qui croit qu’une société se fonde sur la logique ; ces "aristocrates de la pensée", disait-il, sont coupés du peuple; ils ne sont plus en accord avec leur groupe naturel. Jacques Julliard et moi avons dirigé un Dictionnaire des intellectuels français (Seuil, 1997). Il offre une photographie assez large, mais déjà vieille de douze ans! Une chose est sûre: le "grand écrivain", devenu la figure par excellence de l’intellectuel, est mort dans les années 1980. Depuis Voltaire, l’écrivain s’identifiait le plus souvent à l’intellectuel engagé. Ce personnage a disparu. Nul "grand écrivain" – et il en existe en France – n’est pour autant une "conscience" qui prendrait parti avec autorité dans les combats de son époque. La figure s’est effacée avec les morts successives de Sartre (1980), Aron (1983), Foucault (1984).
Quelle est la situation actuelle des intellectuels en France ?
On peut distinguer quatre grandes catégories d’intellectuels. 1) Il y a d’abord l’"intellectuel professionnel". Ainsi Bernard-Henri Lévy qui a fait profession d’en exercer le "métier". C’est une rupture par rapport à la tradition. Jusqu’alors, l’intellectuel était un savant, un professeur, un auteur qui prend parti. En ce sens, l’intellectuel était un amateur, pas un professionnel. L’intellectuel professionnel se confond, à mon sens, avec l’intellectuel médiatique, convoqué par les journalistes, pour parler de tout et de rien. Bernard-Henri Lévy en est le prototype. Ils sont une poignée. Ils ont réponse à tout. Leur légitimité est surtout le fait des médias. 2) Deuxième catégorie: l’"intellectuel spécifique" dont parlait Michel Foucault. Il intervient sur la place publique, lui aussi, mais à partir de ses connaissances professionnelles. Les "spécifiques", de plus en plus nombreux, n’entendent pas se mêler de la politique en général. Ils témoignent à partir de ce qu’ils connaissent ou expérimentent dans leur profession. Ainsi de l’urgentiste Patrick Pelloux, de l’écologiste Nicolas Hulot ou de l’économiste Thomas Piketty. Pierre Bourdieu a été l’intellectuel spécifique le plus célèbre, voire autoproclamé. Une des tentations de l’intellectuel spécifique, toutefois, lorsqu’il est devenu médiatique, c’est d’échapper à sa spécificité pour donner des avis sur des choses dont il n’est pas expert… 3) Une troisième catégorie regroupe les "intellectuels anonymes", l’immense troupe de celles et ceux qui interviennent dans le débat public à travers le courrier des journaux, Internet, la radio interactive. Au temps de l’âge d’or des intellectuels, il n’y avait pas 10% de bacheliers. Aujourd’hui, nous en sommes à plus de 65% d’une classe d’âge. Les rapports avec l’élite intellectuelle ne sont plus les mêmes. Beaucoup de gens peuvent se prévaloir de lire, de réfléchir et de récuser les maîtres-penseurs. La parole publique n’est plus monopolisée par les politiques et les intellectuels. Aussi, les gens du spectacle (chanteurs, acteurs, cinéastes…) ont-ils paru d’assez bons porte-parole de M. Tout-le-Monde. On se souvient de l’audience de la pétition en faveur des sans-papiers. Reste à savoir si les "people" sont le peuple. En tout cas, ils ont mis fin au "grand écrivain". 4) Quatrième catégorie enfin: celle des "penseurs". Puisque de nombreux organismes catégoriels savent faire campagne contre toutes sortes d’inégalités, on a donc moins besoin d’un Jean-Paul Sartre pour protester. En revanche, on a besoin de penseurs: le souci de protester passe après le besoin de comprendre le monde indéchiffrable dans lequel on vit. Marcel Gauchet, les revues Le Débat, Esprit, Pierre Rosanvallon et toute l’équipe de La République des idées, pour ne citer qu’eux, s’efforcent d’analyser les évolutions actuelles. Le penseur a quitté le registre de "J’accuse" pour celui de "Je veux comprendre".
L’affaire Polanski semble avoir montré les limites des intellectuels médiatiques.
Elle n’a mobilisé, en effet, que ses pairs, ce qui ne l’a peut-être pas servie. La nouvelle génération préfère, je crois, la noria des "experts". On entend beaucoup les économistes. Il y en a, bien sûr, de grands, mais on a rarement vu un économiste nous éclairer sur le sens du monde et devenir une conscience.
L’intellectuel est-il de gauche ?
En 1898, quand Barrès moque les "intellectuels", ceux-ci sont de gauche mais, depuis l’entre deux-guerres, lors des grandes batailles, une certaine droite se veut intellectuelle et s’affirme telle. Maurras, Brasillach, Pauwels, les Hussards : Nimier, Laurent, Blondin, Déon, des historiens comme Raoul Girardet ou Philippe Ariès. La revue Commentaire (fondée par Raymond Aron et dirigée par Jean-Claude Casanova) fait appel à de brillants esprits de la droite libérale. Il faut aussi penser au philosophe Pierre Manent ou à l’économiste Nicolas Baverez.
Le peu d’estime de Nicolas Sarkozy pour les intellectuels est-il révélateur de l’époque ?
Le président de la République est assez représentatif de la nouvelle culture, médiatique et "people". On se demande toujours s’il lit autre chose que les discours qu’on lui prépare. Il affecte une vulgarité, voire une grossièreté, qu’il estime probablement efficace pour se rapprocher du "peuple". D’où une certaine dose chez lui d’anti-intellectualisme. En même temps, comme il est viscéralement politique, il se sert d’intellectuels pour les besoins de telle ou telle action, même s’il préfère les experts aux "professeurs de morale".
Entretien réalisé par  Marie-Laure Delorme et Jean-Maurice de Montremy.

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22 février 2010 1 22 /02 /février /2010 19:30
Le procès des Lumières          
essai sur la mondialisation des idées         
   

de Daniel Lindenberg
Mis en ligne : [22-02-2010]
DomaineIdées
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Daniel Lindenberg est historien des idées, professeur de sciences politiques à l’université de Paris VIII et membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Il a notamment publié Les Années souterraines 1937-1947 (La Découverte, 1990), Destins marranes (Hachette, 1997) et Le Rappel à l’ordre (La République des Idées/ Seuil, 2002).


Daniel Lindenberg, Le procès des Lumières, Paris, Seuil, Septembre 2009, 191 pages.


Présentation de l'éditeur.
Sept ans après son «enquête sur les nouveaux réactionnaires» qui avait déchaîné les controverses (Le Rappel à l'ordre, 2002), l'histoire semble avoir donné raison à Daniel Lindenberg. Le grand retournement idéologique qu'il avait identifié au seuil des années 2000 en France s'inscrit désormais dans une mondialisation des idées caractérisée par la montée des «révolutions conservatrices» un peu partout dans le monde. Retournant les Lumières contre elles-mêmes, à l'instar de leurs illustres devanciers des années 1930, les champions de ce nouveau backlash oeuvrent au recul de la rationalité et flattent des conceptions autoritaires et parfois racistes de la vie collective. Sous les apparences du mouvement, voire de la «rupture», c'est toujours une haine sourde de la modernité et de la démocratie qui les unit et constitue le fond de leur programme.

Critique de Gérard Leclerc. - Royaliste
, n°955, 19 octobre 2009.
La haine de la modernité ? Daniel Lindenberg récidive. Sept ans après son petit livre (Le Rappel à l'ordre), il persiste et signe. Les nouveaux réactionnaires sont partout présents et menaçants. Leur haine des Lumières, de la modernité et de la démocratie font des ravages universels. Car ils ne sont pas seulement Français. De l'Amérique à l'Inde en passant par tous les pays d'Europe (singulièrement l'Allemagne et l'Italie), ils submergent la culture contemporaine de leurs thématiques antirationnelles, autoritaires, et parfois carrément racistes. Avec Nicolas Sarkozy ils ont conquis le pouvoir en France, comme les néo-conservateurs hier avaient conquis l'Amérique avec les deux mandats de Bush. La victoire d'Obama signifierait-elle un répit face à la vague, voire même l'amorce d'un renversement de tendance ? " Il est sans doute un peu tôt pour annoncer haut et fort la revanche des Lumières, après plusieurs décennies de descente aux enfer."  Diable ! L'affaire est donc sérieuse, et il convient de l'examiner avec toute l'acuité possible. Le Rappel à l'ordre n'était pas un excès de mauvaise humeur. Daniel Lindenberg nous contraint à reprendre entièrement les principaux dossiers intellectuels de ces dernières décennies. 
D'une certaine façon, je m'en félicite. Autant son petit livre m'avait assez indisposé sans jamais me convaincre, autant cet essai plus substantiel m'a intéressé, instruit, parfois remis en cause. Convaincu? Non, car mes objections n'ont fait que se renforcer au fur et à mesure. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait méprise. Mon intention n'est nullement de réfuter les thèses de Daniel Lindenberg, pour en prendre carrément le contre-pied. Il voudra bien me pardonner de ne pas rester dans son piège, qui consiste tout de même à imposer une grille parfaitement manichéenne de lecture de l'histoire des idées, qui suppose l'exaltation d'un camp forcément lumineux (celui des Lumières) et la diabolisation du camp adverse. Pour moi les choses sont infiniment plus complexes, plus mêlées, à commencer par les trop fameuses Lumières. Je puis admettre, certes, qu'on se réclame d'un grand moment de la Pensée, un peu comme Todorov prenant appui sur le célèbre texte d'Emmanuel Kant. Mais je ne suis pas sûr que le philosophe des Critiques condense à lui seul tout le XVIIIe siècle européen (pour faire court). Un historien comme Pierre Chaunu, dont on peut contester les options, mais sûrement pas l'ampleur du savoir, a écrit un grand livre sur l'Europe des Lumières, que François Furet considérait comme son chef d'oeuvre. Or, ce qui me frappe dans ce vaste tableau de la culture d'une époque, c'est son extraordinaire diversité. De l'Angleterre à la Pologne, les contrastes dominent par rapport aux ressemblances, en dépit d'un fond commun qui est l'expression d'un certain rationalisme.
Encore une fois, j'admets qu'on se reconnaisse dans cette haute époque, mais peut-être pas au point d'en épurer les ambiguïtés, parfois les lourdes erreurs. Daniel Lindenberg passe un peu vite sur l'anthropologie naturaliste d'une grande partie des philosophes généralement qualifiés d'humanistes. Et s'il dénonce à juste titre un racisme renaissant, il fait silence sur les travaux de Léon Poliakov montrant que les concepts du racisme contemporain sont liés au scientisme caractéristique d'une partie de la pensée du XVIIIe qui se prolonge sur les siècles suivants. De même, il peut citer les travaux de Xavier Martin pour se gausser de son féminisme traditionaliste, il passe à pieds joints sur une recherche encyclopédique qui met en évidence le biologisme dixhuitiémiste prolongé par les Idéologues et qui pose des questions gravissimes sur le concept même d'humanité. Je sais bien que Kant n'est pas du tout dans cette ligne mais son humanisme est précisément en rapport avec le piétisme religieux dont il est profondément imprégné. Sans doute Daniel Lindenberg entend-il introduire quelques nuances dans son tableau, mais c'est pour radicaliser plus fortement "alors même que le bilan des anti-Lumières, du fascisme d'hier aux fondamentalismes d'aujourd'hui, est plutôt terrifiant". Evidemment, en ces termes il peut être difficilement contredit. Mais n'est-ce pas au prix, encore une fois, d'un manichéisme qui ostracise tous ceux qui hier, et aujourd'hui, ne sont  pas exactement dans la ligne ?
Je prends deux exemples, pour aller vite.  Pourquoi cette vindicte à l'encontre de Burke qui dénonce l'emballement terroriste de la Révolution française ? On peut ne pas partager son analyse et sa postérité intellectuelle mais il est téméraire de prétendre qu'il ne pose pas de vraies questions. François Furet s'est précisément mis en travers de l'historiographie classique, sans crainte de se rapporter à un historien réactionnaire comme Auguste Cochin. Daniel Lindenberg a sans doute raison de marquer les nuances d'un auteur qu'on ne saurait ranger dans la mouvance contre-révolutionnaire, mais la radicalisation dont il fait preuve dans son attachement à l'histoire canonique de la Révolution est quand même étrange. Elle semble défier tout effort de complexification en dehors des camps balisés. Deuxième exemple : Léo Strauss. J'admets encore que ce philosophe intempestif ne fasse pas partie de sa paroisse. Mais rien ne fera contre le fait qu'il s'agit d'un penseur considérable, qui par son érudition et sa solide réaction même, peut rendre de signalés services à ceux qui ne le suivent pas dans ses conclusions. A son propos encore: pourquoi Daniel Lindenberg ironise-t-il sur les athées dévots qui semblent aujourd'hui prospérer, alors que lui-même se fait l'avocat fervent du rationalisme antireligieux lorsqu'il s'agit d'exégèse biblique ? 
Je ne parlerai pas de Charles Maurras, qui semble d'autant plus universellement redivivus, qu'il est sans cesse fantasmé et que sa survie semble aujourd'hui assurée par des adversaires qui ont besoin d'une sorte de pantin désarticulé. 
Pardon de ces sévérités. Je répète que je ne considère nullement cet essai comme négligeable, qu'il peut parfois faire utilement réfléchir, qu'il apporte dans certains domaines des informations précieuses. Mais comment réagir impartialement, alors que son auteur vous somme de choisir entre deux camps qui ne vous conviennent vraiment ni l'un ni l'autre. Pour ma part, je ne me suis jamais reconnu dans la révolution conservatrice. Les néo-conservateurs américains ont provoqué chez moi plus que des sentiments mêlés. S'ils m'ont intéressé, j'ai récusé une bonne part de leurs choix politiques. Le libéralisme économique a toujours été aux antipodes de mes conceptions sociales.Par contre il est vrai que certains réactionnaires fustigés par Daniel Lindenberg, comme Philippe Muray, me sont proches, mais en raison de leur profondeur et de leur lucidité humanistes. Je demande la simple liberté de ne pas adhérer à une modernité obligatoire. Grâce au ciel, la vie est plus riche et nuancée qu'un certain combat des idées le donne à croire.

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1 février 2010 1 01 /02 /février /2010 11:30
Le Monde comme volonté
et comme représentation
        


de Arthur Schopenhauer
Mis en ligne : [1-02-2010]
Domaine : Idées

 

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Arthur Schopenhauer (1788, 1860). Dernières traductions en français :  L'amour sexuel, sa métaphysique (2008, Stalker Editeur), Penser par soi-même (2009, Coda), Sur la philosophie des universités (2009,  Coda), Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique (2009,  Gallimard, "Folio-Essais") .


Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation I et II, Traduit de l'allemand par Christian Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey, Paris, Gallimard "Folio-essais", octobre 2009, 2352 pages.


Présentation de l'éditeur.
L'oeuvre de Schopenhauer reste en France encore largement méconnue. Disséminée en de multiples opuscules de philosophie digeste et d'aphorismes divertissants, elle a ainsi vu son unité malmenée au gré des publications tronquées. La parution d'une traduction inédite et intégrale du Monde comme volonté et représentation offre ainsi l'occasion de reporter l'attention sur l'entreprise proprement philosophique de Schopenhauer, sur l'intention fondatrice qui unit tous ces développements éparpillés au gré des découpages éditoriaux. Le Monde est l'ouvrage dont il faut sans cesse repartir pour comprendre Schopenhauer. Voilà déjà longtemps que la nécessité se faisait sentir d'offrir aux lecteurs francophones une image plus moderne, et nous l'espérons plus fidèle, de la pensée du maître de Nietzsche.

La critique de Nicolas Weill. - Le Monde des livres, 9 octobre 2009.
La nouvelle vie d'Arthur Schopenhauer. On ne saura assez saluer l’excellente surprise éditoriale que constitue cette traduction, aussi magistrale que nouvelle, du Monde comme volonté et représentation, le chef-d’oeuvre du philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860). Certes, à elle seule, l’expérience de lecture d’un tel monument encyclopédique représente un événement. Isolat philosophique mal compris de son temps, la pensée schopenhauerienne se présente comme un geste de rupture avec l’idéalisme qui, en ce début du XIXe siècle, faisait de l’intuition intellectuelle et de la représentation la voie royale de la vérité. Ce que Le Monde… annonce, c’est que la pierre angulaire de toute réalité, ce que Kant avait désigné par l’obscure notion de “chose en soi”, est au contraire une volonté cosmique aussi aveugle que contingente, dont l’univers connaissable n’est que le reflet phénoménal. Il en résulte un pessimisme métaphysique aux antipodes du triomphalisme hégélien comme de l’esprit du capitalisme naissant, que seul tempère, aux yeux de Schopenhauer, l’art - en particulier la musique - ou la sainteté. Un pessimisme qui devait se révéler tardivement comme une philosophie adaptée à notre ère d’après- catastrophes. Au point de séduire de façon inattendue une figure déterminante de l’école de Francfort, Max Horkheimer. Mais Schopenhauer a marqué encore plus tôt les écrivains et les artistes : Wagner, Proust, Thomas Mann, Beckett et, plus près de nous, Thomas Bernhard. Comme si le contexte véritable dans lequel ce rentier bourgeois et solitaire, travaillant à l’écart de l’université, a produit son oeuvre-vie, était le nôtre. Lui, sorte de Monsieur Homais allemand d’outre-Rhin, à la fois thuriféraire du néant et amateur de Rossini, n’aura joui d’un début de consécration qu’à la toute fin de son existence. Pour ce qui est de sa carrière française, il aura été aussi moins chanceux que son maître à penser, Kant, sans cesse traduit et retraduit. Le Monde…, lui, ne l’avait pas été depuis 1885. Et il s’agissait de la première traduction, due à Auguste Burdeau, figure de kantien très “IIIème République”, croqué méchamment par Maurice Barrès dans ses Déracinés sous les traits du sentencieux professeur Bouteiller. Toujours disponible, cette traduction avait été, il est vrai, bruyamment saluée par l’élève le plus célèbre de Schopenhauer, Nietzsche. Schopenhauer, lequel lisait et écrivait dans la langue d’un Voltaire qu’il adorait, avait selon Nietzsche trouvé sa vraie place en français ! Le temps écoulé depuis justifiait en tout cas que le groupe de spécialistes dirigé par Christian Sommer remette la main à la pâte depuis le début des années 2000. Le résultat est à la mesure de l’énormité de la tâche. Tout concourt à ce que cette version-là, sortie directement en poche, fasse désormais autorité dans l’espace francophone. Elle propose au lecteur la première édition scientifique française de Schopenhauer. Des centaines de notes forment le commentaire linéaire d’un ouvrage qui, tout en étant à mille lieues de la rhétorique académique de son époque et de la nôtre, reste parfois difficile. Les traducteurs ont pris soin d’établir et de distinguer par des crochets les strates textuelles de l’écriture du livre. En se fondant rigoureusement sur l’ultime édition contrôlée et révisée par l’auteur, celle de 1859 (la première remontait à 1818-1819), ils ont mis fin à de nombreuses imprécisions qui grevaient la compréhension et la cohérence de l’ensemble. L’une des notions fondamentales du Monde…, celle de “Wille zum Leben”, a été systématiquement rendue par “volonté de vivre” et non plus “vouloir vivre”. Cette substitution n’est pas qu’une coquetterie : “volonté de vivre” rend mieux la nature intentionnelle et cosmique - et non pas simplement égoïste et psychologique - du concept de volonté chez Schopenhauer, qui s’éprouve certes dans le corps, mais qui s’incarne aussi dans la nature. Certaines réserves d’un autre âge ont été évacuées. Ainsi le célèbre chapitre 44 des Compléments (en réalité un deuxième volume aussi épais que Le Monde… lui-même) retrouve-t-il son titre plus conforme non seulement à l’original allemand, mais aussi à son contenu audacieux pour l’époque, de “Métaphysique de l’amour sexuel” (Geschlechtsliebe) au lieu du prude “Métaphysique de l’amour” chez Burdeau. Mais surtout il redevient possible de lire Le Monde comme volonté et représentation (ainsi que Les Deux Problèmes fondamentaux de l’éthique) moins à la lumière de ceux dont on dit que Schopenhauer fut l’inspirateur (psychanalystes, philosophes de la vie, nihilistes modernes de tout crin) qu’à celle de ses sources. Kant en premier lieu, mais aussi Spinoza ou Malebranche. Enfin, comme le souligne Sommer avec érudition, on sent plus que jamais à quel point Schopenhauer aura été le premier à introduire dans la philosophie occidentale la pensée de l’Inde, certes connue par lui de deuxième main, mais avec une bien plus grande information qu’on ne l’avait soupçonné jusqu’alors. Passage obligé de tout homme cultivé de la Belle Epoque, la philosophie de Schopenhauer avait peut-être subi une éclipse. Quand elle n’a pas été réduite aux aphorismes grinçants et folkloriques que le personnage débitait avec complaisance. Par leur masse, ces trois épais volumes la restituent pour ce qu’elle est : un système qu’il convient de prendre avec le sérieux de son inventeur, synonyme pour lui d’ascèse qui nous guérit du monde. »

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Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
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