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13 février 2011 7 13 /02 /février /2011 23:00
Monsieur Descartes                 
La fable de la raison         
 
de Françoise Hidelsheimer
Mis en ligne : [15-02-2011]
Domaine :  Idées  
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Conservateur général du Patrimoine,  Françoise Hildesheimer est  professeur associé à l'université de Paris I.  Elle a rémment publié :  Richelieu (Flammarion, 2004) et de La Double Mort du roi Louis XIII (Flammarion, 2007).   


Françoise Hidelsheimer, Monsieur Descartes, ou la fable de la raison. Paris, Flammarion, septembre 2010, 511 pages.


Présentation de l'éditeur.
Il pense, donc il est : sérieux, solitaire, méditatif et de noir vêtu, Descartes est depuis des siècles l'incarnation de la raison triomphante et du génie français. Tant de limpidité et d'éclat a éclipsé l'homme même, qui demeure très méconnu : fils d'un temps d'incertitude ? père de la philosophie moderne ? Qui était vraiment René Descartes et qu'en reste-t-il aujourd'hui, au-delà des idées reçues et de la référence obligée ? Mettant en lumière les contradictions du philosophe, Françoise Hildesheimer brosse le portrait d'un homme fort éloigné du mythe officiel. On le veut rationnel, on ne l'imagine pas rêvant ; c'est pourtant sur trois songes que Descartes a fondé son projet d'une science universelle qui devait faire de lui le nouvel Aristote. Il a côtoyé de très près les courants déviants de l'époque (Rose-Croix en Allemagne, libertins en France), avant de s'établir en Hollande en 1628 pour concevoir son système, dévoilé au fil du Discours de la méthode, des Méditations métaphysiques, des Principes de la philosophie et des Passions de l'âme. Sa vie durant, Descartes a balancé entre désir de reconnaissance officielle et soif d'incognito ; il invitait le monde entier à débattre de ses théories, mais n'aimait guère la contestation ; il affectionnait le repos, et n'a cessé de voyager, sans jamais s'établir durablement ; lui qui se tenait éloigné du pouvoir a fini ses jours, en 1650, à la cour de la reine Christine de Suède. Curieux paradoxe que cet obsédé du secret, ce maniaque du brouillage des pistes, se soit consacré corps et âme à la quête de la Vérité et à l'étude de la lumière...


Article d'Elodie Maurot. La Croix du 15 février 2011 .
Descartes, un philosophe pas si cartésien. Cogito, doute, méthode, bon sens, raison… Au nom de Descartes, les associations d’idées viennent rapidement à l’esprit. Mais qui était vraiment ce philosophe que chacun croit connaître ? Françoise Hildesheimer, conservateur général du patrimoine et professeur associé à l’université de Paris I, offre une biographie documentée de celui qui incarne depuis quatre siècles la raison triomphante et le «génie à la française», au point de susciter un narcissisme philosophique hexagonal parfois agaçant. Elle le fait en évoquant les idées, mais aussi la vie et l’époque du philosophe. Son ouvrage, qui se lit comme un roman d’idées, est une vulgarisation vivante des travaux universitaires déjà existants qu’elle cite avec soin. La figure de Descartes y apparaît plus complexe que ce que l’image d’Épinal nationale en a conservé. Fils du Poitou et de la Touraine, né en 1596, orphelin très jeune de mère, le père du doute sera l’élève des jésuites dès l’âge de 12 ans au collège de La Flèche. «Je dois rendre cet hommage à mes maîtres que de dire qu’il n’y a pas de lieu au monde où je juge que la philosophie s’enseigne mieux qu’à La Flèche», écrira-t-il en leur rendant hommage, même si vingt ans plus tard, dans Le Discours de la méthode (1637), il se fera plus critique à l’égard de l’éducation reçue. Au fil des pages, on découvre un Descartes très hésitant, tergiversant de nombreuses années sur l’orientation à donner à sa vie, renonçant finalement aux attaches familiales et à la carrière de magistrat pour prendre la direction du Nord. Il entreprend aux Pays-Bas, alors Provinces-Unies, un périple qui, en ce début de XVIIe siècle, s’est substitué au traditionnel voyage d’Italie dans le rôle d’initiateur des jeunes esprits à la science et à la connaissance. Pendant de nombreuses années, Descartes connaîtra une vie de militaire errant, au statut un peu flou, période de latence où se décante peu à peu son projet. Pied de nez au rationalisme étroit qui colle à la peau, c’est au cours d’une nuit de rêves que le philosophe décide de son destin : réaliser une grande découverte dans le domaine de la connaissance, un système qui engloberait «tout ce qui est soumis à l’ordre et à la mesure». De cette nuit révélatrice autant qu’ambitieuse, il conservera jusqu’à sa mort le récit par-devers lui. «Cet enthousiasme magico-sentimental ne cadre pas avec ce que l’on veut voir dans le philosophe identifié à la raison classique, mais ne surprend point l’historien de la première modernité, époque d’une particulière complexité, encore baroque et déjà classique, qui juxtapose des formes de pensées et de croyances qui nous paraissent aujourd’hui contradictoires», note sa biographe. Françoise Hildesheimer rappelle d’ailleurs les ambiguïtés et contradictions de Descartes, bien loin d’être aussi cartésien que sa propre postérité l’exigerait : sa fine connaissance des courants ésotériques et libertins, son perpétuel besoin d’itinérance, son hésitation entre le goût de la tranquillité et la soif de reconnaissance qui le conduira à la fin de sa vie jusqu’à la cour de Suède. Si Hegel reconnut en Descartes «le véritable initiateur de la philosophie moderne», c’est bien à l’imaginaire qu’il faut rapporter le rêve cartésien d’une science totale qu’aucune réalité ne saurait tenir en échec. Descartes n’invente pas le doute, présent chez Pyrrhon dès l’Antiquité et, plus proche de lui, chez Montaigne, mais il le radicalise. Il ouvre une nouvelle étape de l’histoire de la philosophie, en posant que seule une pensée claire participe de la raison, qu’il émancipe de la tradition. Mais son Discours de la méthode reste «une fable en forme de “tableau” recomposant méthodiquement (son) itinéraire biographique».
 
Autres critiques à signaler :   Etudes, décembre 2010. - Le Magazine littéraire, décembre 2010.
 
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23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 23:00
Mainstream                              
Enquête sur cette culture
qui plaît à tout le monde          
 
de Frédéric Martel
Mis en ligne : [24-01-2011]
Domaine :  Idées  
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Frédéric Martel est chercheur et journaliste. Il enseigne à HEC et anime le principal magazine d'information sur les industries créatives et les médias à Radio France.  Son dernier livre, De la culture en Amérique. (Gallimard, 2009), a été traduit et discuté dans de nombreux pays.  


Frédéric Martel, Mainstream - Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde. Paris, Flammarion, mars 2010, 457 pages.


Présentation de l'éditeur.
Comment fabrique-t-on un best-seller, un hit ou un blockbuster ? Pourquoi le pop-corn et le Coca-Cola jouent-ils un rôle majeur dans l'industrie du cinéma ? Après avoir échoué en Chine, Disney et Murdoch réussiront-ils à exporter leur production en Inde ? Comment Bollywood séduit-il les Africains et les telenovelas brésiliennes, les Russes ? Pourquoi les Wallons réclament-ils des films doublés alors que les Flamands préfèrent les versions sous-titrées ? Pourquoi ce triomphe du modèle américain de l'entertainment et ce déclin de l'Europe ? Et pourquoi, finalement, les valeurs défendues par la propagande chinoise et les médias musulmans ressemblent-elles si étrangement à celles des studios Disney ? Pour répondre à ces questions, le journaliste et chercheur Frédéric Martel a mené une longue enquête de Hollywood à Bollywood, du Japon à l'Afrique subsaharienne, du quartier général d'Al Jazeera au Qatar jusqu'au siège du géant Televisa au Mexique. Ce qu'il nous rapporte est à la fois inédit, fascinant et inquiétant : la nouvelle guerre mondiale pour les contenus a commencé. Au coeur de cette guerre : la culture " mainstream ". De nouveaux pays émergent avec leurs médias et leur divertissement de masse. Internet décuple leur puissance. Tout s'accélère. En Inde, au Brésil, en Arabie saoudite, on se bat pour dominer le Web et pour gagner la bataille du " soft power ". On veut contrôler les mots, les images et les rêves. Mainstream raconte cette guerre globale des médias et de la culture. Et explique comment il faut faire pour plaire à tout le monde, partout dans le monde.


Article de Yves Landevennec. Royaliste n° 979 du 22novembre 2010.
Courants dominants. On sort du livre de Frédéric Martel admiratif et quelque peu étourdi. L’admirable, c’est l’enquête menée dans trente pays, auprès de 1250 personnes aux fonctions très diverses, par un docteur en sociologie qui a suivi de près, à des postes de premier plan, les relations culturelles internationales en France puis aux États-Unis. Mais l’analyse des flux financiers, des stratégies des groupes industriels, des productions culturelles, des enjeux politiques et des questions de civilisation est d’une telle complexité que certains lecteurs auront l’impression de perdre tout repère.
Réflexion faite, ce sont surtout des préjugés que l’on perdra. La lecture de Mainstream dissipe une angoisse largement répandue : la mondialisation des techniques et les réseaux planétaires de diffusion massive de contenus culturels (films, musiques, écrits) n’aboutissent pas à l’uniformisation tant dénoncée. D’ailleurs, le titre du livre est démenti par la conclusion de l’enquête : Frédéric Martel constate que mainstream (la culture populaire, au sens positif du terme ou négativement la culture de marché) est à mettre au pluriel.
De fait, il y a plusieurs courants dominants qui se mêlent plus qu’ils ne s’opposent. Nous baignons, comme toujours, dans la diversité des cultures mais nous avons en même temps une claire perception, grâce aux médias, des éléments communs au monde entier. Il ne faut pas confondre le goût mondial pour certains types de spectacles modernes (le cinéma, la télévision) et la stratégie globale des groupes capitalistes qui produisent des contenus culturels destinés à être acquis par le plus grand nombre possible de consommateurs.
Quant à la stratégie des groupes, nous sommes obnubilés par les États-Unis en général et par Hollywood en particulier. Ce n’est pas sans raisons : le cinéma américain est prépondérant en Europe de l’Ouest, où il n’y a plus qu’une seule production cinématographique nationale – la nôtre. Sans oublier la richesse de l’héritage culturel accumulé dans le passé, Frédéric Martel n’a pas tort d’écrire que la culture mainstream américaine est actuellement la seule culture commune à l’Europe, réduite par lui à l’Union européenne.
Il y a bien un effet de domination, avec des particularités et des résistances qui ne sont pas locales comme le disent les firmes capitalistes et les altermondialistes, mais bel et bien nationales. Mais cette progression de la culture américaine de masse n’est pas un phénomène qui se vérifie dans le monde entier. Notre constant oubli de l’Inde nous fait ignorer ou sous-estimer la puissance et la séduction du cinéma indien (3,6 milliards de billets vendus en 2008) qui attire les foules bien au-delà des frontières du pays ; en Asie centrale, dans le Caucase, on chante, on danse, on vibre au rythme de ces comédies qui constituent, à l’opposé des productions américaines, un spectacle complet. De même, les Français ignorent - sauf s’ils sont familiers du monde hispanique - la popularité des telenovelas, ces séries télévisées qui sont appréciées aux États-Unis comme en Europe de l’Est.
Parfois charmants, parfois médiocres, ces films, ces chansons et ces séries sont adaptées aux marchés nationaux (les productions japonaises sont souvent déjaponisées pour être vendues partout enAsie) et ne détruisent pas les cultures traditionnelles. C’est une banalité qu’il faut souligner: on peut étudier Descartes et aimer la bande dessinée, réciter Omar Khayyâm, écouter de la musique soufi et fredonner Enta Eyh en regardant une vidéo de Nancy Ajram, chanteuse libanaise immensément populaire dans tout l’Orient chiite et sunnite, arabe ou non.
Ce mélange des genres a pris des proportions considérables en raison des moyens modernes de diffusion - il existe d’ailleurs aux États-Unis, qui ne se réduisent pas au petit monde de Disney. La culture hispano-américaine (entre autres) est pleine de vitalité, les classiques de la littérature américaine sont massivement diffusés (nous devrions imiter les Américains sur ce point) et ce sont les universités américaines qui assurent pour une large part la créativité du cinéma hollywoodien.
Il est passionnant d’observer en compagnie de Frédéric Martel les réactions chinoises à l’offensive des grands groupes occidentaux et d’examiner l’identité des nouveaux venus (les télévisions arabes) sans pour autant le suivre dans toutes ses conclusions. S’il ressort de son ouvrage qu’il n’y a pas de choc culturel des civilisations, on peut s’interroger sur la réalité de ces guerres culturelles qu’il annonce tout en décrivant une très large hybridation des cultures. Nous sommes plutôt dans une concurrence entre groupes industriels et financiers qui profitent du libre-échange pour vendre leurs productions sans trop se soucier de l’idéologie et de la politique.
Les groupes occidentaux qui veulent conquérir le marché chinois - très protégé - gomment toutes les critiques émises envers la Chine et le puissant groupe du prince Al Waleed (Arabie saoudite) affirme que son objectif est la défense des valeurs tout en misant sur le divertissement pour séduire la jeunesse. Mais toute affirmation mérite maintes nuances : elles se trouvent dans le livre de Frédéric Martel qui est conscient que les maintreams vont être bouleversés par les innovations technologiques qui sont en cours.
 
Autre critique à signaler :   Jean-Louis Lambert. Esprit, décembre 2010

 

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16 janvier 2011 7 16 /01 /janvier /2011 23:00
La nouvelle                               
idéologie française           
 
de Béatrice Durand
Mis en ligne : [17-01-2011]
Domaine :  Idées  
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Ancienne élève à l’École normale supérieure, Béatrice Durand vit à Berlin depuis vingt ans. Elle enseigne au Lycée français et à la Freie Universität. Elle a une double culture qui la place idéalement pour évaluer notre républicanisme et le comparer à ce qui se fait outre-Rhin. Elle est notamment l’auteur de Cousins par alliance. Les Allemands en notre miroir (Autrement, 2002).  


Béatrice Durand, La nouvelle idéologie française. Paris, Stock, septembre 2010, 228 pages.


Présentation de l'éditeur.
Depuis les années 1980, au moment où les projets marxistes et révolutionnaires quittaient la scène, une nouvelle idéologie typiquement française s’est installée dans le paysage : le républicanisme. Tout le monde s’est mis à se réclamer de la république et de ses valeurs ; aucun mot n’est mieux porté, à droite comme à gauche. Le « modèle républicain » serait maintenant le modèle français. L’identification à la République est devenue l’épine dorsale de notre identité. Ce républicanisme recouvre, en vrac, notre conception de l’État de droit, la manière dont nous comprenons la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État, notre conception de l’école méritocratique, etc. Et aussi la manière dont nous réglons les revendications particularistes, depuis le régionalisme jusqu’aux fameuses affaires du voile islamique et, maintenant, de la burqa. Un regard sur ce qui se passe chez nos voisins européens nous aiderait à comprendre qu’on peut conjuguer d’autres façons les idéaux qui sont les nôtres et leur mise en application. Non seulement la République n’est pas l’apanage de la France, mais son principe devrait permettre d’articuler les identités particulières et la vie commune en laissant à l’individu un maximum de liberté dans le choix et l’expression de ses convictions. Ne serait-ce que dans la manière de gérer les revendications identitaires. Ne serait-ce aussi que dans la manière d’aborder la question de la religion et de son articulation au politique. Il faut revisiter notre conception de la République, en espérant qu’on pourra ainsi la rendre moins arrogante, moins franchouillarde, en espérant aussi que notre actuel républicanisme cessera d’être un autoritarisme contraire aux principes d’une société démocratique.


Recension de Paul Valadier. Etudes, décembre 2010.
Ces pages agaceront. Surtout du côté des républicains intransigeants, s’ils ne s’avisent pas que l’auteur tient seulement à balayer du regard un « pano­rama des lieux communs de l’idéologie républicaine » dans ses récentes évolu­tions. S’en prenant à la « doxa républi­caine » ou encore au « républicanisme franchouillard », elle ne fait certes pas toujours dans la dentelle. Mais tous ont intérêt à entendre les critiques acérées, la plupart du temps justes et perti­nentes, adressées à ce qu’elle appelle une « idéologie » ; elle vise en particulier les adversaires d’une reconnaissance de différences de la part de l’Etat, caricatu­rée sous le nom de « communitarisme ». L’idéologie en cause est celle qui néglige d’admettre l’importance du culturel pour cimenter une société et asseoir un Etat respecté. Celle qui éradique les diversités au profit d’une idée de Nation devenue désuète. Et de fait, quoi qu’on dise, la République française n’aime guère ce qui va apparemment contre l’unité, pas plus les religions qu’elle res­pecte dans la mesure où elles se bornent au privé et se taisent, que les langues régionales. La défense des différences, en ce qui concerne voiles et burqas ou langues, aurait pu être plus nuancée, ou plus lucidement abordée la difficile pré­sence de l’islam dans l’espace public de ce pays. Mais ce discours rarement entendu ne doit pas être identifié à un anti-républicanisme de principe, ce dont Béatrice Durand se défend à juste titre. Les références à l’Allemagne, où vit l’auteur, sont aussi tout à fait éclairantes.

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26 décembre 2010 7 26 /12 /décembre /2010 23:00
Parlez moi de la France           
 
de Michel Winock
Mis en ligne : [27-12-2010]
Domaine :  Idées  
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Michel Winock, né en 1937, est historien. Il enseigne l'histoire contemporaine à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et est l'auteur de nombreux ouvrages sur la République, le nationalisme et l'histoire des idées. Il a récemment publié Clémenceau (Perrin, 2007), 1958, La naissance de la Ve République (Gallimard, 2008), L'Élection présidentielle en France, (Perrin, 2008), Le XXe siècle idéologique et politique (Perrin, 2009), Madame de Staël, (Fayard, 2010).


Michel Winock, Parlez-moi de la France. Paris, Perrin, octobre 2010, 347 pages.


Présentation de l'éditeur.
"Personne n'est plus convaincu que moi que la France est multiple", disait de Gaulle. Comment alors la décrire, pour la faire connaître et aimer ? " Les contradictions dont les siècles l'ont pétrie intimident le portraitiste, écrit Michel Winock. La France ne cesse d'être double, royaliste et républicaine, catholique et incrédule, parisienne et provinciale, hospitalière et xénophobe, classique et romantique, ancienne et moderne, on n'en finit pas de décliner l'interminable dualité d'un pays où tout et le contraire de tout paraît s'y être fait naturaliser. " Pourtant, à l'heure où l'Europe inquiète et où la mondialisation menace, les Français entendent bien demeurer cette vieille nation fière d'elle-même. Mais la France en a-t-elle encore les moyens ? II importe d'abord, pour en juger, de bien la connaître. Personne n'était mieux placé que Michel Winock pour en donner les clés. Voici donc sa France, qui est la nôtre.


Article de Thomas Wieder. Le Monde, 11 décembre 2010.
Paradoxes hexagonaux. Que tous ceux qui considèrent la France comme une sorte de "substance platonicienne" dotée d'une identité éternelle et immuable se plongent dans ce livre ! Avec la clarté qu'on lui connaît, Michel Winock y brosse un salutaire "portrait historique" qui se lit comme une réponse aux essentialistes de toutes obédiences. Son postulat est le suivant : "La notion d'identité nationale est mouvante, tributaire des événements qui se succèdent et des transformations en profondeur moins visibles qui modifient nos façons de voir et de juger."Paru en 1995, mais actualisé et augmenté des articles que l'auteur a publiés sur le blog qu'il a tenu sur le site du mensuel L'Histoire de décembre 2009 à mars 2010, cet essai ne renonce pas à faire la généalogie de quelques "passions" bien françaises. Celle, par exemple, de la révolution, scène fondatrice d'où découleraient "l'insuffisance de notre culture réformiste" et notre persistante "inaptitude à la négociation". Passion, aussi, de la propriété, "penchant séculaire" que l'historien fait remonter à l'Ancien Régime et qui expliquerait l'étonnant "poids des conservatismes au pays des révolutions". Autre passion, ce pessimisme "endémique" issu de la débâcle de 1940 et qui se traduirait par un "sentiment sous-jacent de dégradation nationale", dont l'auteur emprunte la définition à l'historien Pierre Nora : "La France se sait un futur, mais elle ne se voit pas d'avenir." Structurantes, ces passions n'en évoluent pas moins avec le temps. Exemple : la France reste marquée par son passé de "fille aînée de l'Eglise", mais cette fille est devenue une "fille perdue" - le pays où "le trône et l'autel" ont formé un couple si solide étant aussi celui qui a fait de la laïcité l'une de ses valeurs cardinales. Ces héritages pluriels font des Français les champions du paradoxe. Leur culte de l'égalité, ainsi, ne les a jamais vaccinés contre un "idéal plus ou moins aristocratique" : pour ces éternels "bourgeois gentilshommes", note l'historien, l'"esprit de caste" n'a jamais été soluble dans les institutions démocratiques. Autre paradoxe : ce pays qui a fait de la lutte le moteur de son histoire, et qui n'a pas son pareil pour changer de régime et récrire ses Constitutions, est aussi celui où le rêve d'unité est la chose du monde la mieux partagée. L'historien le résume ainsi : "Les gaullistes ont rêvé d'une nation unifiée par sa propre grandeur. Les communistes ont rêvé de voir un jour la société sans classes. Les catholiques ont eu la nostalgie d'une chrétienté où les enfants de Dieu chantent au diapason. Les nationalistes ont rêvé d'une société qui marche au pas au son de la musique militaire." Cultures politiques antagonistes, héritages contradictoires et horizons inconciliables : l'"arbre généalogique collectif" que dessine ici Michel Winock a des racines singulièrement ramifiées. Une telle complexité explique sans doute pourquoi toute tentative visant à définir "une" identité nationale est par avance vouée à l'échec. A moins de définir celle-ci par la négative, autrement dit par l'impossibilité, selon l'expression de l'historien, de "chercher une "essence" de la francité".
 
 Autre critique à signaler :  Bruno Modica. Les Clionautes. - 24 octobre 2010
 
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20 décembre 2010 1 20 /12 /décembre /2010 23:00
La Révolte des masses             
 
de José Ortega y Gasset
Mis en ligne : [20-12-2010]
Domaine :  Idées  
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José Ortega y Gasset (1883-1955) fut professeur de métaphysique à l'université de Madrid. Fondateur et directeur de la célèbre et influente « Revista de Occidente » de 1923 à 1936, il est contraint à l’exil de 1936 à 1946 par le déchaînement de violence des deux camps lors de guerre civile espagnole, il a été l’une des figures majeures de l’humanisme libéral européen du XXe siècle. Publications récentes : Etudes sur l'amour (Rivages Poche, 2004), La déshumanisation de l'art (Cabris, 2008).


José Ortega y Gasset, La Révolte des masses. Paris, Les Belles Lettres, octobre 2010, 314 pages.


Présentation de l'éditeur.
Paru en 1937 dans sa traduction française, soit sept ans après sa publication en Espagne (1930) sous le titre La rebellion de las masas, La révolte des masses demeure un opus majeur de la littérature intellectuelle mondiale. Et son auteur, le philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955), professeur de métaphysique à l'université de Madrid de 1910 à 1936 et fondateur de l'influente Revista de Occidente, est considéré comme l'un des plus éminents représentants de l'humanisme libéral européen du XXe siècle. Bien qu'il ait publié beaucoup d'autres ouvrages notables (dont L'Espagne invertébrée et Le thème de notre temps), c'est dans cette Révolte des masses à l'immense retentissement que la pensée d'Ortega s'expose avec le plus de saillance. Son rude diagnostic sur la nature de la maladie qui ronge l'Europe n'a rien perdu de sa pertinence : l'irruption de l'« homme-masse », un « enfant gâté » conformiste et égalitariste qui rejette le passé, la raison et l'exigence morale — corrélée à une inquiétante « étatisation de la vie » et à l'« idolâtrie du social ». Mais il y esquisse aussi ce qui peut l'en guérir : l'avènement d'« un libéralisme de style radicalement nouveau, moins naïf et de plus adroite belligérance », et l'édification culturelle d'une Europe réellement unie. En 1938, Ortega publie un Épilogue pour les Anglais prolongeant et actualisant la réflexion de La révolte des masses : la présente réédition inclut ce texte capital à la diffusion jusqu'alors demeurée confidentielle.


Article de Marcela Iacub. Le Monde - 19 novembre 2010.
Le dégoût de la démocratie. Voici un classique de la pensée conservatrice que l'on avait presque oublié, et dont l'humour époustouflant, poétique, justifierait à lui seul cette réédition. La Révolte des masses, de José Ortega y Gasset (1883- 1955), parut en Espagne en 1930. La traduction ici reproduite fut publiée chez Stock en 1937. A la différence de l'accueil enthousiaste que connut ce livre en Espagne, en Allemagne et aux Etats-Unis, il fut confiné au silence, en France, pendant quarante ans. C'est Raymond Aron qui le sortit de son inexistence, avec respect mais sans grandiloquence. Certes, avant Aron, Albert Camus avait été ému par Ortega y Gasset, mais il ne réussit pas à convaincre Gallimard de publier les oeuvres complètes du philosophe espagnol.
La Révolte des masses est un livre contre la démocratie. Plus précisément, l'auteur critique l'irruption des masses dans l'espace public. Le fait que, désormais, chaque voix vaille autant qu'une autre dans la représentation politique, que le débat public soit ouvert à tous, que la liberté de parler soit protégée, tout cela est pour lui la cause d'une dégénérescence culturelle et morale. Ce processus, qui se double d'une croissance économique, démographique et technique inédite dans l'histoire de l'Occident, aurait engendré, selon lui, une nouvelle forme d'humanité : l'"homme-masse", ce "barbare de l'intérieur" qui a désormais "le plein pouvoir social". Cet homme est "sûr de lui", "ingrat envers le passé", incapable de se soumettre "à aucun principe supérieur", en un mot fermé à la vérité.
Selon Ortega y Gasset, la démocratie est un régime incompatible avec la haute culture, les bonnes manières et la moralité. Car "il n'y a pas de culture là où il n'existe pas le respect de certaines bases intellectuelles auxquelles on se réfère dans la dispute". Or la démocratie ne se fonde sur aucune vérité transcendante mais sur la souveraineté du peuple. Le vrai et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal ne dépendent pas de règles surplombantes auxquelles on puisse se référer, car tout doit être soumis au consensus démocratique. Dès lors, la haute culture ne peut plus faire de l'espace public son terrain d'accueil principal. Elle doit se contenter de cercles plus restreints, plus spécialisés.
Telle est donc l'oppression que l'homme-masse fait subir aux minorités cultivées, intelligentes et "méritantes". Le scandale que dénonce Ortega y Gasset, ce n'est donc pas la violence de l'Etat contre les idées dissidentes. C'est l'irruption des masses comme productrices légitimes d'idées, d'oeuvres, de spectacles. Ce qu'il souhaite, ce n'est pas qu'on permette aux élites de s'exprimer, mais que personne d'autre ne puisse le faire, et que l'espace public leur soit réservé.
Certes, nous, lecteurs de l'an 2010, ne disons plus les choses de cette façon. Nous disons que certaines chansons sont des appels à la violence et non pas des chansons. Nous disons : "Ceci n'est pas une opinion mais un outrage à la police." Nous disons que la télé-réalité n'est pas un spectacle mais une atteinte à la dignité humaine. Nous pensons que, sur Internet, les communications ne sont pas des messages mais des déchets.
Mais, au fond, nous avons la même crainte de l'expression publique des masses, et donc de la démocratie, qu'éprouvait Ortega y Gasset en 1930. Ce livre nous permet donc de percevoir le lien qui existe entre, d'un côté, notre façon d'approuver certaines censures, notre mépris de la culture populaire et, de l'autre, les idées que nous nous faisons, sans nous l'avouer, de la démocratie.
Derrière la dénonciation des supposées "dérives" de celle-ci, si caractéristique de nombreux intellectuels français d'aujourd'hui, il y a la nostalgie d'un espace public contrôlé par le Bien, le Vrai et le Beau. Ce livre apparaît ainsi comme un miroir passionnant. Nous pouvons y contempler les impensés de nos débats contemporains. C'est pourquoi il mérite d'être lu.


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22 novembre 2010 1 22 /11 /novembre /2010 11:30
La fin du courage                       
    
de Cynthia Fleury
Mis en ligne : [22-11-2010]
Domaine :  Idées  
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Cynthia Fleury, philosophe, professeur à l'American University of Paris, travaille sur les outils de la régulation démocratique.Elle a publié de nombreux ouvrages, dont Les Pathologies de la démocratie (Fayard, 2005).


Cynthia Fleury, La fin du courage. Paris, Fayard, mars 2010, 203 pages.


Présentation de l'éditeur.
Chaque époque affronte, à un moment de son histoire, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d'épuisement et d'érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. Comment convertir le découragement en reconquête de l'avenir ? Notre époque est celle de l'instrumentalisation et de la disparition du courage. Mais ni les démocraties ni les individus ne peuvent en rester à ce constat d'impuissance. Nul ne résiste à cet avilissement moral et politique. Il s'agit de surmonter ce désarroi et de retrouver le ressort du courage, pour soi, pour nos dirigeants si souvent contre-exemplaires, pour nos sociétés livrées à une impitoyable guerre économique. Le plus sûr moyen de s'opposer à l'entropie démocratique reste l'éthique du courage et sa refondation comme vertu démocratique. Dans cet essai enlevé, Cynthia Fleury rappelle qu'il n'y a pas de courage politique sans courage moral et montre avec brio comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l'individuel et le collectif. Car si l'homme courageux est toujours solitaire, l'éthique collective du courage est seule durable.


Article de Yves Landevennec. Royaliste - 11 octobre 2010.
Depuis bientôt trente ans la classe dirigeante se flatte de prendre des décisions courageuses qui consistent à imposer des sacrifices à un peuple qui n’est en rien responsable des fautes des gouvernants. Pire : les artisans de la rigueur ont toujours vécu douillettement ou se sont enrichis de manière plus ou moins scandaleuse tout en nous expliquant qu’il fallait faire pénitence. La France, paraît il, vit au-dessus de ses moyens selon la formule consacrée qu’on est en train de ressortir pour justifier les restrictions de crédits.
Ce discours parfaitement hypocrite s’est accompagné d’une manœuvre torve : les oligarques ont demandé aux citoyens d’avoir le courage de sacrifier leur bien-être tout en cherchant à détruire leurs capacités de résistance : « on n’a pas le choix » ; « il n’y a pas d’alternative » ; toute contestation des réformes aggraverait le mal. Comme l’opposition socialiste et de puissants dirigeants syndicaux donnaient l’exemple du réalisme résigné, le découragement avait toutes chances de se propager.
Bien des facteurs idéologiques et politiques expliquent l’échec des révoltes et le report d’une possible révolution mais on aurait tort de sous-estimer l’aspect personnel de la démission de certains dirigeants. Je pense à ceux qui auraient pu prendre la tête de mouvements populaires et qui ont préféré la gestion sans péril d’une mairie et d’une circonscription...
Faut-il simplement dénoncer la lâcheté de quelques-uns ou s’interroger plus gravement sur le sinistre destin d’une société qui serait celle de « la fin du courage » ? Le récent livre de Cynthia Fleury, qui porte ce titre, a rencontré un écho justifié car on y trouve à la fois une réflexion sur le découragement et une incitation à reprendre courage.
Cynthia Fleury sait de quoi elle parle : cette philosophe avait perdu courage « comme on perd ses lunettes » puis elle est sortie de l’épreuve grâce aux autres et en prenant le temps nécessaire à la reconstitution des forces. Les autres, ce sont tantôt les parents, tantôt les amis : « il y a toujours quelqu’un ». Il est également roboratif de lire les poètes et les philosophes en se gardant, bien sûr, des sophistes qui vendent leurs petits traités de vertus et des histrions médiatiques : au lieu de perdre du temps avec eux, il faut interroger les plus grands esprits, riches de vérités simples et fortes.
Ceux qui redoutent de se plonger dans les classiques de la philosophie trouveront en Cynthia Fleury un guide très sûr. Avec elle, lisez Aristote : il nous dit que l’homme courageux vit la peur - c’est le téméraire, toujours dangereux pour les autres et pour lui même, qui ignore ce qu’il faut redouter. Découvrez comment Axel Honneth, encore peu connu, dépasse le formalisme de Jürgen Habermas en montrant que « pour être valable, le paradigme de la communication a besoin de s’inscrire dans une épistémologie du courage qui renvoie elle-même à une intelligibilité de la justice ». Et soyez surtout attentifs à la méditation de Vladimir Jankélévitch qui fit lui aussi , comme Résistant, l’expérience du courage et de la peur. Pour lui, le courage est la vertu matricielle - la plus difficile à vivre. C’est que « le courage est sans victoire » car passé l’instant de l’acte courageux, accompli dans la solitude, on peut tomber dans le découragement et la lâcheté. Nul ne peut se dire courageux : nous sommes seulement, en certaines circonstances, capables de courage. Et il faut une nouvelle épreuve pour savoir qu’on a été, une fois encore, courageux.

Bien entendu, le courage ne se délègue pas, contrairement à ce que pensent les dirigeants avilis qui nous commandent de prendre soin des autres sans jamais abandonner le moindre élément de leur propre confort ni compromettre leur notoriété. Cette lâcheté est facile à comprendre : le courage, c’est d’agir dans les marges, seul, sans être reconnu, félicité, décoré - sauf après coup, longtemps après, quand les rats ont mis des casquettes de capitaine et président les comités d’épuration devant lesquels ils auraient dû comparaître.
Il n’y pas de « fin du courage» car ils sont des millions, dans notre pays, et des centaines de millions, dans le monde, à affronter dans la solitude la faim, le froid, la maladie et la peur. Ils n’ont presque plus d’espoir mais ils s’accrochent à ce presque rien qui les retient sur la pente du suicide. Le miracle, dans une société ultra-par l’isolement, c’est qu’il puisse y avoir encore et toujours des révoltes collectives et des révolutions triomphantes - par la conjonction de tous ces courages individuels.
Le courage de Victor Hugo, exilé à Guernesey, c’est de proclamer dans la solitude l’imposture de Louis Bonaparte, non pour la beauté du geste mais par exigence de vérité et dans l’espoir que cette vérité se diffusera dans le peuple et qu’il y puisera la force de se soulever. Nous sommes loin du care, présenté par Cynthia Fleury comme sollicitude démocratique et pédagogie de la solidarité, alors que j’y vois une manière pernicieuse, pour la gauche sociale libérale, de se défausser de ses responsabilités politiques et de renoncer au devoir de justice sous prétexte que « l’État ne peut pas tout faire ».
L’éthique du courage ne doit pas seulement fonder une politique courageuse, qui n’est pas plus assurée de la continuité que l’acte de courage personnel. Il faut des institutions solides, elles mêmes éprouvées par l’Histoire, pour que le courage collectif soit possible et durable. À juste titre, Cynthia Fleury évoque Winston Churchill. Mais qu’aurait pu faire le vieux lion hors des institutions britanniques ?

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15 novembre 2010 1 15 /11 /novembre /2010 11:30
Ecrits, vies, témoignages        
 
de Saint François d'Assise
Mis en ligne : [15-11-2010]
Domaine :  Idées  
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Sur la vie de Saint François d'Assise (1182-1226), on lira avec profit :  André Vauchez, François d'Assise (Fayard, 2009), ainsi que le beau livre de Nikos Kazantzakis, Le pauvre d'Assise (Plon, 1957).  

  


Jacques Dalarun (dir.), François d'Assise. Ecrits, vies, témoignages. Paris, Cerf/Ed. franciscaines, mars 2010, 2 tomes, 3418 pages.


Présentation de l'éditeur.
Les Éditions Franciscaines et les Éditions du Cerf présentent une nouvelle traduction des « Sources franciscaines ». Jacques Dalarun, directeur au CNRS, est le maître d'œuvre de ce travail monumental. Il a su associer à cette entreprise nombre de collaborateurs français et étrangers, de l'université Saint Bonaventure dans l'État de New York à l'Antonianum de Rome. Ce travail éditorial constitue un événement à divers titres. Tous les textes ont été traduits par une équipe de spécialistes avec de nouvelles introductions. Certains écrits sont devenus accessibles alors qu'ils n'avaient jamais été traduits en français. Index et concordances sont des outils qui complètent avec rigueur et clarté l'ensemble de cette œuvre.  Ces deux volumes constituent un corpus élargi des sources les plus anciennes qui éclairent la personne du « Poverello » et l'événement historique qu'il représente dans l'Église. François d'Assise a inspiré des réformes diverses. Dans notre monde bouleversé, il nous offre un signe et une inspiration.


Recension de Jean-Louis Schlegel. Esprit - août-septembre 2010.
Pour le VIIIe centenaire de la fondation de l'Ordre franciscain, c'est un monument qui est offert aux "fils et filles de saint François" (Franciscains, Capucins, branches féminines, tertiaires...) et en fin de compte à beaucoup d'autres, pour lesquels François d'Assise est le "Frère universel" : une édition critique et une nouvelle traduction de ses oeuvres et plus largement des "sources franciscaines", en deux considérables volumes (rendus maniables par une reliure souple, très élégante par ailleurs). Travail irréprochables de l'équipe d'historiens spécialisés réunie autour de Jacques Dalarun, préface nette d'André Vauchez, qui rappelle qui fut François, la rupture qu'il a signifiée dans la trajectoire de l'Occident chrétien et ce qui en reste actuel, par exemple dans les rêves, écologiques et autres, de sociétés humaine et de vies échappant au pouvoir de l'argent et de la richesse. Vauchez le rappelle cependant : François et ses utopies furent refrénés, "cléricalisés" de son vivant déjà et remis dans des rails juridiques peu après sa mort. Il n'empêche: le mythe de la pauvreté heureuse, libérée, a traversé les siècles. Aujourd'hui, les textes très nombreux (une trentaine) et les "témoignages" de cette édition "historico-critique", nouvellement présentés et traduits, gardent une saveur forte, une force "poétique" au sens de créatrice, qui emporte toujours le lecteur par sa fraîcheur et une (fausse) naïveté constante, une ironie efficace finalement dans la contestation de Mammon, le dieu-argent qui, avec le sexe, fait courir le monde depuis toujours et plus que jamais.  Ce n'est pas que l'historicité de François, de sa vie et de son message, importe peu : au contraire, le lecteur trouvera dans ces deux volumes de quoi satisfaire sa curiosité sur  le "vrai François". Mais le "vrai François d'Assise" n'aura toujours qu'un intérêt limité par rapport à la légende de saint François et ce qu'elle a engendré dans l'imagination occidental et mondial. 
 
L'avis de Marilyne Chaumont. La Croix du 16 novembre 2010.
Le "Totum", ou l'oeuvre de saint François d'Assise. Quarante ans après la première publication française des documents, le nouveau «Totum» invite à redécouvrir les textes médiévaux imprégnés de la vie du Poverello.  Le profond Cantique de frère soleil, les rares documents autographes de saint François, la résonance de ses Vies sous la plume de Thomas de Celano, de Julien de Spire ou de Bonaventure… la publication du nouveau Totum, qui rassemble les Écrits, Vies et témoignages du pauvre d’Assise rédigés aux XIIIe et XIVe siècles, est un événement. Certes, plusieurs de ces textes sont loin d’être diffusés pour la première fois en France. Dès le XIXe siècle, un bon nombre d’entre eux ont été traduits. D’autres ont suivi au XXe siècle, jusqu’à aboutir en 1968 à une traduction des différentes sources par les franciscains Théophile Desbonnets et Damien Vorreux. Il y a quarante ans, cette naissance du Totum a eu l’effet d’un détonateur : tant dans la recherche sur saint François que pour la diffusion de son message. Pourquoi donc retourner aux sources originelles franciscaines, composées dans une langue – souvent latine – tantôt rugueuse, tantôt raffinée, selon que l’auteur soit l’un des premiers compagnons du poverello ou un Thomas de Celano, qui rédigea la première biographie officielle de saint François à la demande de Grégoire IX ? « Le fait de traduire et rassembler les textes avait créé en 1968 un intérêt hors du commun dans la sphère francophone, rappelle l’historien du Moyen Âge Jacques Dalarun, maître d’œuvre de ce chantier immense. Ayant été pionniers en la matière, nous étions un peu “victimes” de notre précocité. » Car entre-temps, nombre de nations ont prolongé cette tâche, constitué leurs propres volumes, ajouté des sources, affiné des traductions. Alors que l’ordre s’apprêtait à célébrer le 8e centenaire de sa fondation, un travail de restructuration et d’épaississement du corpus a donc été confié en 2005 à une équipe internationale de chercheurs. Dès lors, cette nouvelle édition du Totum représente l’une des plus grandes entreprises de traduction de sources latines pour un même ouvrage depuis plusieurs décennies. « Pour beaucoup de nos contemporains, saint François reste un mythe un peu flou, dont le contenu oscille entre une idéologie de la pauvreté proche de la théologie de la libération, un engagement en faveur de la paix entre les religions et une attitude écologique vis-à-vis de la création », souligne André Vauchez dans la préface de l’ouvrage. « Or, insiste-t-il, seule une connaissance précise des sources de son époque peut nous permettre de nous tenir à distance des interprétations hasardeuses qui ont fait tant de tort à sa mémoire. » Rares sont pourtant les saints qui, à l’époque médiévale, ont engendré une telle abondance d’écrits contemporains et posthumes. C’est en explorant ces sources que se révèle l’authenticité du saint d’Assise, d’une exigence radicale envers lui-même et ses frères – dans sa très grande attention à vivre selon la « sainte obéissance » – mais prêchant une miséricorde illimitée (lire extrait ci-dessous). De même, il s’agissait pour ce nouveau millénaire d’ajouter au «François historique» le «François vécu», selon Jacques Dalarun. Pour ce faire, «nous avons introduit nombre de sources liturgiques, explique l’historien, ainsi que des livres de miracles, qui donnent à voir l’impact de François dans la société». Outre ces attrayants apports comme le Traité des miracles de Thomas de Celano, qui trouve là sa première traduction complète, une place importante est accordée aux textes liturgiques, tels que la Légende de chœur, ou l’Office de saint François. De fait, alors même qu’une focalisation excessive sur la figure du poverello pouvait en réduire le message, le désir de rendre à l’œuvre de saint François toute sa dimension collective a tenaillé les historiens. «Il a parfois été utilisé comme un étendard, ou a pu faire l’objet d’un certain culte de la personnalité au risque de l’isoler du groupe, observe Jacques Dalarun. Nous n’avons pas essayé de le diminuer mais d’être simplement fidèles à ce qu’il a vécu en redonnant sa place à la fraternité dans l’histoire.» Certains textes, qui mettent en scène d’humbles frères bien après la mort de celui qui épousa «Dame Pauvreté», illustrent ainsi combien son esprit de louange et de simplicité a pu s’incarner plus tard au sein de l’ordre. Cette fabuleuse somme que représente le Totum convoque tout lecteur à une forme de pèlerinage, dont Jacques Dalarun ose prêcher l’intégralité. «Commencez par les autographes de François ! Parce que, là, on a le geste de sa main, fixant l’encre sur la peau de chèvre. Et puis, lisez son Testament, et puis passez à La Légende des Trois Compagnons, et allez ensuite vers Le Commerce sacré, cet extraordinaire chant franciscain du monde ! (…) Et finalement, vous lirez tout !» Tout ? Peut-être. Car ces textes font toucher la force de l’amour de saint François pour Dieu et toute créature ; et éprouver pourquoi ce dernier fut désigné comme un alter Christus, cet « autre Christ».

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25 octobre 2010 1 25 /10 /octobre /2010 10:30
La Russie             
entre deux mondes          
 
de Hélène Carrère d'Encausse
Mis en ligne : [25-10-2010]
Domaine :  Idées  
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Historienne, grande spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d'Encausse est depuis 1999 le Secrétaire perpétuel de l'Académie française.  Elle a récemment publié Alexandre II, le printemps de la Russie (Fayard, 2005), Russie, la transition manquée (Fayard, 2005), L'Empire d'Eurasie (Fayard, 2005), La  deuxième mort de Staline (Editions complexes, 2006).  

  


Hélène Carrère d'Encausse, La Russie entre deux mondes. Paris, Fayard, avril 2010, 323 pages.


Présentation de l'éditeur.
1991 : liquidant de son propre chef l'Empire soviétique et le système communiste, Boris Eltsine croit avoir payé le prix de la modernité et attend que l'Europe l'accueille à bras ouverts. Vingt ans plus tard, que reste-t-il de cette illusion ? Hélène Carrère d'Encausse montre ici la somme des malentendus, soupçons, épreuves de force, occasions manquées entre le pouvoir russe - auquel Poutine a rendu puissance extérieure et fierté intérieure - et les Occidentaux. Sa grande originalité est de ne pas se contenter de nous présenter la Russie " entre deux mondes ", mais aussi " le monde vu de Russie ". Une Russie confrontée à des problèmes immenses - démographie en chute, corruption galopante, terrorisme... - qui mise sur sa force extérieure. Mais elle rencontre partout la puissance américaine, acharnée à l'écarter du " grand jeu énergétique et à la remplacer dans sa " zone d'intérêts ". Quelle vision sous-tend aujourd'hui la stratégie russe ? Asiatique ? Démocratique et européenne ? Ou passerelle entre les deux mondes ?


Recension de François Euvé. Etudes - juillet-août 2010.
Il existe un malentendu entre la Russie et les Occidentaux. On s’inter­roge toujours sur cet étrange pays. Qu’est-ce que la Russie, cette mosaïque de peuples, de langues et de religions ? Est-elle vraiment sortie de la logique impériale du communisme ? Ce dernier n’était-il pas lui-même un phénomène typiquement russe ? Cette plongée dans la Russie actuelle vue de l’intérieur commence par un rappel de l’histoire à partir de la disparition de l’Union sovié­tique : les hésitations des années Boris Eltsine puis le retour de la puissance avec Vladimir Poutine. Les chapitres suivants offrent un tour du monde géo­politique, commençant par « l’étranger proche » (les pays issus du démembre­ment de l’Union soviétique, en particu­lier ceux intégrés dans la « Communauté des Etats Indépendants »). Les essais frustrés d’ouverture à l’Ouest se ren­versent en affirmation de puissance et en rapprochement avec la Chine. Mais les discours des responsables montrent que l’on conserve la conscience de l’identité européenne de la Russie. Elle s’enrichit d’un rapport particulier à l’is­lam dans la mesure où la Russie reste un grand pays musulman. Le dernier chapitre fait une analyse détaillée du cas géorgien. Le propos reste équilibré sans cacher toutefois ni la nostalgie impériale des uns, ni l’autoritarisme et les manoeuvres des autres. L’auteur garde une certaine sympathie pour la Russie, qu’elle s’efforce de com­prendre. D’où l’intérêt de mieux se connaître pour échapper aux jugements péremptoires. Mais la Russie a encore un long chemin à faire avant d’accéder au statut de puissance à la fois moderne et morale.
 
Entretien avec Gérald Olivier. Le Spectacle du Monde - juin 2010.
A l’occasion de la venue en France du Premier ministre russe, Vladimir Poutine, le 12 juin, et du voyage à Saint-Pétersbourg de Nicolas Sarkozy, le 19, Hélène Carrère d’Encausse répond à nos questions. Historienne, spécialiste de la Russie, elle avait annoncé l’effondrement de l’URSS, dès 1978, dans son livre l’Empire éclaté. Elle publie aujourd’hui la Russie entre deux mondes, étude sur l’évolution de cet immense pays depuis qu’il n’est plus un empire.
 
Votre dernier ouvrage s’intitule la Russie entre deux mondes. Quel est le sens de ce titre? La Russie, qui a toujours considéré qu’elle était un pays d’Europe, s’est aperçue, à l’effondrement du système soviétique, qu’elle était aussi un pays d’Asie. Elle s’est aussi aperçue que cette position pouvait favoriser la reconnaissance qu’elle cherche auprès du monde. Comme le centre de gravité de ce monde glisse vers l’Asie, elle a tourné son regard vers le continent asiatique. Il en résulte un pays tiraillé entre sa vocation européenne et les opportunités que lui offre l’Asie. Mon livre raconte l’histoire de ce tiraillement.
La question que vous posez est-elle celle de l’identité russe ? C’est une question qui torture les Russes. Depuis des siècles, ils se demandent non pas tant qui ils sont, mais quelle voie ils doivent suivre. Imiter totalement l’Europe? Ou tenir compte de leurs spécificités pour construire leur propre modèle de société? Pendant cinq siècles, la Russie a été un empire. Même sous son habillage soviétique, l’Empire russe demeurait en filigrane. Et puis, en 1990, cet empire a été liquidé. Du jour au lendemain. Les dirigeants n’ayant rien à proposer pour le remplacer, l’idée eurasienne a fait son chemin comme identité de substitution. La Russie est désormais face à une décision fondamentale: choisir entre se sentir vraiment asiatique, ou jouer la carte asiatique tout en restant européenne.
La tentation de l’Asie est donc une option récente ? Les Russes ont évidemment toujours su qu’ils étaient sur un continent qu’on appelle l’Eurasie. J’ai d’ailleurs écrit un livre, il y a plusieurs années, qui s’appelait l’Empire d’Eurasie parce que, dès le XVIe siècle, cet empire s’étendait sur l’Asie. Mais l’idée d’être asiatique n’a jamais séduit les Russes. Leur orientation actuelle est purement opportuniste. En agitant deux identités, en présentant deux visages, ils peuvent jouer dans toutes les cours.
Est-ce plus une attraction asiatique, ou un rejet de l’Occident ? C’est les deux à la fois. Les Russes de la rue ont aussi été choqués de remarquer, à partir de 1990, que, malgré la chute du communisme, malgré l’ouverture à la démocratie et à l’économie de marché, ils restaient aux yeux du monde un « pays bizarre », un peuple étranger, comme du temps du marquis de Custine. Parallèlement, les diplomaties occidentalesse refusaient désormais à les traiter avec les égards dus à leur rang. La seule prérogative qui restait à la Russie après 1990 était son siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Or, une décision aussi fondamentale que celle de bombarder la Serbie, a été prise en contournant le Conseil, donc sans la consulter. Cette négation même de son existence a été vécue comme une humiliation. Elle explique à la fois le tournant asiatique et la volonté acharnée de Vladimir Poutine de rendre son rang à la Russie.
Comment qualifieriez-vous le régime russe ? Peut-on réellement parler de « démocratie» même si on est loin du totalitarisme soviétique ? Le régime totalitaire a, en effet, disparu mais certains aspects déplaisants demeurent: un autoritarisme considérable, une centralisation constante. Mais soixante-quinze ans d’enfermement dans un système totalitaire, cela ne se défait pas facilement. Beaucoup de gens ont été façonnés par ce système. Cette société ne sait pas ce qu’est la démocratie. Celle-ci est donc partielle. On peut critiquer la mainmise d’un parti sur les élections mais elles ont lieu et il existe une opposition. Il faut aussi garder à l’esprit la dimension du pays, qui reste immense même amputée d’un cinquième de son territoire et de cent millions d’habitants.
Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 1999. Il a la possibilité d’y rester jusqu’à 2020, au moins, soit l’équivalent de trois septennats. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Le signal fondamental, c’est que celui qui est au sommet du système ne s’y accroche plus. En 2008, la popularité de Poutine était énorme et tout le monde l’encourageait à modifier la Constitution, qui interdit plus de deux mandats présidentiels consécutifs, afin de rester en place. Il a refusé. Précisément pour renforcer la confiance dans les institutions. C’est un pas considérable dans le développement d’un Etat démocratique. Poutine est l’homme de la centralisation. Ce n’est pas un dictateur, mais quelqu’un qui envisage la démocratie à la russe. Il a donc choisi de désigner quelqu’un pour lui garder la place. Mais il a fait ce choix en sachant que ce quelqu’un pouvait prendre goût au pouvoir. La situation qui se dessine est d’ailleurs celle où les deux hommes risquent de se retrouver face à face…
Est-ce à dire que Medvedev sera candidat à la présidence contre Poutine en 2012 ? Poutine voudrait briguer la présidence en 2012. Il me l’a dit à moi et à d’autres. Medvedev, de son côté, dit sa volonté de se présenter et vient de le répéter. Il existe politiquement, il a une clientèle électorale, les moins de quarante ans, c'est-à-dire la génération de demain, avec qui il a un lien privilégié via Internet, et il a sa propre vision quant à la modernisation du pays. De plus, Medvedev est persuadé d’être, en quelque sorte, un Obama russe…
La vie politique russe reste malgré tout marquée par une absence de liberté des médias et la mise à l’écart des gens qui dérangent, opposants ou journalistes, de façon parfois radicale, c'est-à-dire par l’assassinat… Ne jetons pas la pierre trop vite. Où sont les démocraties parfaites ? S’il est vrai que la télévision est dans l’ensemble muselée, il existe une radio totalement libre à Moscou. Quant à la Toile, elle échappe au système. Or, tout le monde se connecte, désormais, sur Internet. C’est ça la nouveauté. Les gens n’achètent pas forcément les journaux, mais leur contenu est véhiculé par la Toile. La société grandit et les instances d’une société civile grandissent avec elle.
Que pensez-vous du sort fait à Mikhaïl Khodorkovski, cet oligarque, ancien patron de Ioukos, dont la société pétrolière a été démantelée et qui est aujourd’hui dans une prison sibérienne ? En 2001, j’ai eu un très long entretien avec Vladimir Poutine. Il m’avait dit alors : « Je ne reprendrai pas l’argent de ceux qui l’ont volé. Mais si, avec cet argent, acquis malhonnêtement, ils veulent faire de la politique, alors je les casserai. » Et il l’a fait. Cet argent provenait du pillage de l’Etat. Il faut le rappeler. Dès lors que faire ? Arrêter tous les milliardaires ? Leur reprendre cet argent ? C’était illusoire, et ça n’a été fait que dans un seul domaine, celui de l’énergie, parce qu’il s’agissait là des richesses de la nation. Ce qui explique le sort réservé à Khodorkovski. Je ne crois pas, du reste, qu’il soit « cassé ». Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’a pas cherché à fuir. Il aurait pu. Il avait un avion privé, comme tous les oligarques. C’est un personnage digne de la littérature russe. Persuadé qu’il sera un jour président, il est resté, fidèle à son credo : « ils peuvent me tuer, mais je ne mourrai pas parce que j’incarne ce dont la Russie a besoin. »
Pour intégrer, comme elle le souhaite, le XXIe siècle, la Russie va devoir affronter de nombreux défis, économiques, politiques, démographiques, etc. Quelle est sa priorité ? Il y a un défi qui n’est pas gagnable, c’est le défi démographique. Le déclin de la population russe a commencé au début des années 1960 et s’est poursuivi jusqu’à la fin de l’ère soviétique. Sans qu’on n’en parle jamais. A l’heure actuelle, il semble s’atténuer, parce que, depuis 1990 et jusqu’en 2015, on rencontre un excédent de femmes en âge de procréer. Les Russes des anciennes Républiques soviétiques sont également rentrés au pays depuis que celles-ci sont devenues indépendantes. On a donc eu récemment deux apports de population. Mais cette amélioration est passagère, la tendance profonde va se poursuivre parce que les femmes en âge de procréer procréent peu. De plus, l’espérance de vie est basse : pour les hommes, cinquante-six ans en province et soixante-six ans à Moscou. Les mesures natalistes engagées par Poutine ne peuvent pas grand-chose. On ne rattrape pas en quelques mois des décennies de recul démographique. Or, la Russie a besoin d’une force de travail. La question est donc : quelle sorte d’immigration va-t-elle accueillir ?
Dans un tel contexte, le retour de la Russie à son statut antérieur de grande puissance est-il vraisemblable ? Poutine est un réaliste. Il est conscient que l’Empire russe, c’est fini. Il n’est donc pas dans son intention de le reconstituer. Lorsqu’il a qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande catastrophe du XXe siècle », il a ajouté : « Ceux qui ne regrettent pas l’Union soviétique n’ont pas de coeur, mais ceux qui la regrettent n’ont pas de cervelle ». Il a ainsi voulu dire qu’il regrettait l’Etat puissant et respecté qu’était l’Union soviétique, mais qu’il ne regrettait pas le système soviétique. Sa politique consiste donc à rétablir ce respect dans le contexte d’aujourd’hui. Regardez ce qui vient de se passer avec la Pologne, peuple jadis martyrisé par la Russie : l’aveu russe concernant l’épisode de Katyn est d’une portée considérable. Parce qu’il suppose que, sur un sujet extrêmement sensible, l’on puisse, côté russe, aller jusqu’au bout de la vérité. C’est inédit. Or, c’est Poutine qui a personnellement négocié ce rapprochement, et qui a autorisé la déclassification d’un nombre considérable de documents. C’est un signal fort.
Moscou considère néanmoins avoir une sorte de « droit de regard » sur ce qu’il appelle «l’étranger proche ». Alliant géographie et sentiment, La notion d’étranger proche concerne les pays de la première couronne, devenus des pays « étrangers ». A l’époque, Eltsine avait invoqué « la famille des peuples », une notion totalement mensongère héritée de l’Union soviétique. La mentalité soviétique entretenait en effet l’idée que la société était une grande famille mue par l’amour; que l’Union des Républiques était sentimentale et pas politique. Rien n’était plus faux, mais cela a entretenu un sentimentalisme que l’on retrouve dans le désarroi des Russes d’aujourd’hui. Ils disent tout le temps : « on ne nous aime pas. » Mais depuis quand l’amour fait-il partie de la politique?
La Russie n’a pas non plus apprécié que ces pays se précipitent dans les bras de ses anciens adversaires… Vu de Moscou, tous les pays n’ont pas la même importance. Le vrai problème, c’est l’Ukraine. La Sainte Russie est née à Kiev. D’importantes populations russes vivent en Ukraine. Les Russes y avaient des datchas. Aujourd’hui, on ne peut plus contester son indépendance. L’identité ukrainienne est en pleine renaissance. Ainsi MmeTimochenko, l’ex-Premier ministre, qui n’avait rien d’une Ukrainienne, s’est créé une tête de paysanne et a cultivé la langue et la culture ukrainiennes pour en faire sa marque politique, démontrant que l’on peut devenir ukrainien. De plus, l’Ukraine a entraîné dans son indépendance une part capitale de la Russie, la Crimée. Outre l’importance stratégique que revêt la base navale de Sébastopol, il faut se rappeler que, historiquement, il y a eu deux grands pôles d’ambitions et de conquêtes en Russie : la Baltique avec Pierre le Grand et la Crimée avec Catherine II. D’où un ressentiment russe, et une méfiance d’une partie des Ukrainiens à l’égard de Moscou.
La politique européenne à l’égard de la Russie a-t-elle contribué à entretenir ce ressentiment russe ? Ce qu’on a appelé, la « nouvelle Europe », les anciens pays de l’Est qui ont rejoint l’Union européenne ou l’Otan – ou les deux –, s’est constituée comme un bloc fermé à la Russie, créée pour s’en protéger. Les frontières de la guerre froide, qui passaient par le milieu de l’Allemagne, se sont vues repoussées à la frontière russo-polonaise. Les Russes se sont sentis rejetés, confinés, et l’ont très mal vécu. Ils n’ont jamais envisagé d’entrer dans l’Union européenne, même si d’un point de vue civilisationnel, ils pouvaient y prétendre. Mais ils ont eu l’impression que l’Europe ne jouait pas le jeu. Aujourd’hui, ils voient une Union divisée entre, d’une part, une Europe occidentale lointaine, et, de l’autre, une Europe centrale sous influence allemande, avec la Pologne comme tête de pont. C’est cette dernière carte qu’ils ont décidé de jouer. Du coup, la France s’est retrouvée isolée aux confins du continent. Ce dont notre diplomatie a mis du temps à se rendre compte.
Qu’en est-il de la relation avec les Etats-Unis ? Le début des années 2000 avait vu se profiler « une alliance occidentale de Vancouver à Vladivostok », puis plus rien. Pourquoi ? Les Etats-Unis, c’est l’autre. La Russie vit encore dans le souvenir des deux blocs antagonistes de l’époque soviétique. En 1992, ils ont pensé qu’ils continueraient à participer à une certaine forme de gouvernance mondiale. Au lieu de ça, la planète s’est organisée autour des seuls Etats-Unis. En 2001, à cause du 11-Septembre, les Russes ont cru qu’ils pourraient se faire entendre et occuper une position incontournable. Ils ont tendu la main, mais ont eu le sentiment d’être rejetés : d’où leur conviction que les Etats- Unis allaient continuer d’organiser le monde en fonction de leurs seuls intérêts et qu’on en revenait, de fait, à la guerre froide. Ce qui explique aussi ce basculement vers l’Asie dont je parle dans mon livre.
Dans sa vision du monde, la Russie, puissance continentale, a toujours dénoncé les tentatives d’encerclement des puissances maritimes, l’Angleterre, puis les Etats-Unis; cette vision stratégique domine-t-elle toujours au Kremlin ? Moscou estime que la suprématie des Etats-Unis sur le monde touche à sa fin. D’autres puissances émergent et c’est sur elles que la Russie entend s’appuyer. Parallèlement, la Russie est désormais convaincue qu’il ne peut y avoir de guerre froide. Elle ne se sent plus vulnérable. Il peut y avoir des guerres locales, et des problèmes liés au désarmement, ou au nucléaire iranien, mais, depuis la guerre de Géorgie, la Russie a réaffirmé sa présence.
Considérez-vous que ce conflit fut la plus grande victoire de Poutine ? En tout cas, ce fut un tournant. Jusqu’alors, les Russes étaient persuadés de leur faiblesse et considéraient que le reste du monde en abusait. La finalité de cette guerre aura été de tracer la frontière. De définir le monde tel que la Russie le voit. De réaffirmer la place qu’elle entend y occuper. Or, cette guerre comportait des risques. Les Russes gardent sur la conscience l’invasion de la Tchécoslovaquie. L’image de leurs chars envahissant un pays voisin pouvait apparaître terrible. Mais l’opération de Géorgie a été vendue comme une opération punitive, justifiée par l’attitude du président Saakachvili qui leur a offert un prétexte en or. Du coup, ils en ont fait une démonstration de force face à un monde qui était en train de se solidifier contre eux. La Géorgie n’est pas l’Ukraine. Elle compte cinq millions d’habitants, contre trente-cinq en Ukraine. Toucher à cette dernière n’était pas envisageable. Mais donner une leçon à l’une pour envoyer un message à l’autre l’était. C’est ce qui s’est passé. Depuis, la Russie se sent à nouveau respectée, c’est ce qu’elle demandait.
En une phrase, vous nous dites, en fait, qu’il ne faut plus la craindre. Ce qu’il faut craindre, c’est que la Russie ne trouve pas son chemin. La Russie a restauré sa puissance et est sereine. Mais elle continue de s’interroger. Derrière le tandem Medvedev-Poutine, il y a deux chemins possibles. La transition d’avec l’Union soviétique est achevée. Sa transformation, pas encore.

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18 octobre 2010 1 18 /10 /octobre /2010 10:30
L'administration                       
de la peur        
 
de Paul Virilio
Mis en ligne : [18-10-2010]
Domaine :  Idées  
Paul Virilio

 

Né en 1932, Paul Virilio est urbaniste et philosophe. Fondateur du groupe "Architecture principe" avec l'architecte Claude Parent, il est professeur émérite au sein de l'Ecole spéciale d'architecture. Compagnon de route d'Eric Rohmer, de Gilles Deleuze, de Félix Guattari, de Jean Baudrillard, d'Ivan Illitch et bien d'autres, il a livré de nombreux essais visionnaires sur la technique et la vitesse, et sur la réalité issue de leur rencontre, la dromosphère. Il a récemment publié : L'Art à perte de vue. (Galilée, 2005), L'Université du Désastre. (Galilée, 2007), Le Futurisme de l’instant. (Galilée, 2009), Accident de tempo in Regards sur la crise.Réflexions pour comprendre la crise… et en sortir, ouvrage collectif dirigé par Antoine Mercier avec Alain Badiou, Miguel Benasayag, Rémi Brague, Dany-Robert Dufour, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay… (Hermann, 2010), Le Grand Accélérateur, (Galilée, 2010).

  


Paul Virilio – L’administration de la peur, entretien avec Bertrand Richard. Paris, Textuel, mai 2010, 96 pages. 

 

Présentation de l’éditeur

Chaos climatique, paniques boursières, crise économique, périls techno-scientifiques, menaces pandémiques, suicides « professionnels »... L'énumération des peurs contemporaines est sans fin. Effet de loupe médiatique ? Construction paranoïque ? Fantasme ? Pour Paul Virilio, il y a bien de quoi avoir peur. Car le monde est plein comme un oeuf, qu'on y accélère toujours plus les flux en y contractant l'espace et que la peur devient l'objet d'une véritable gestion politique, les États étant tentés de substituer un globalitarisme sécuritaire à la traditionnelle protection des individus contre les risques de la vie.

 

Article de Nicolas Truong. – Le Monde, 4 septembre 2010

Architecte et philosophe, Paul Virilio est un enfant de la guerre. Pendant l'été 1940, il vécut à Nantes la débâcle de son pays en un éclair. Un matin, les informations indiquèrent que les Allemands étaient à Orléans. A midi, ils paradaient dans sa ville. La guerre qui opposait les belligérants lors d'interminables conflits n'était qu'un lointain souvenir.

Cette fulgurante occupation fut pour les hommes de sa génération une sidération. Et devint pour lui une constante préoccupation. Il ne cessa de chercher à comprendre cette "insécurité du territoire" qui articule politique et vitesse au cours de notre histoire. Depuis la "guerre éclair" (blitzkrieg), la peur ferait partie des données immédiates de notre conscience, explique-t-il dans un livre d'entretien avec Bertrand Richard. Autrefois circonscrite aux épidémies ou aux conflits, elle serait devenue notre environnement quotidien dans un monde saturé d'événements, de virus, de phobies, de prises d'otage, de paniques ou de suicides en série.

La peur a certes toujours existé, mais la voici aujourd'hui administrée, orchestrée, politisée. Ce sentiment est dû à une hypermodernité qui abolit les distances, pollue l'espace et plonge les sujets connectés à l'actualité dans un live permanent. Nous ne vivons pas la fin de l'histoire, mais la "fin de la géographie", assure-t-il.

Et à l'ancienne utopie collectiviste a succédé un "communisme des affects" qui synchronise les émotions de milliers d'individus réunis virtuellement devant leur écran pour assister aux attentats terroristes ou aux éclats sportifs en temps réel. Mais ce monde du mouvement permanent est aussi celui des communautarismes et du repli sur soi, effets collatéraux d'un monde rendu inhabitable par cette constante compression du temps.

Certaines analogies susciteront quelques allergies. Le rapport entre la rapidité de la blitzkrieg et l'ubiquité des nouvelles technologies de l'information et de la communication paraîtra aux yeux de certains comme un abus de langage. D'autres seront sceptiques devant une pensée qui semblerait nostalgique d'un monde d'hier rythmé par les saisons et les moissons.

Pourtant, Paul Virilio refuse le catastrophisme comme le rétropédalage. Et pense simplement, comme la philosophe Hannah Arendt, que "la terreur est l'accomplissement de la loi du mouvement". A la suite de la richesse, la vitesse, que les technologies accélèrent sans cesse, est donc pour lui la nouvelle économie politique à penser dans nos sociétés numérisées.

Car ce n'est pas l'histoire qui accélère, comme l'évolution rapide des techniques pourrait le laisser croire (où l'on passe du cheval au chemin de fer, puis du train à l'avion), mais bien le réel qui s'emballe à tel point qu'il sidère l'esprit humain, incapable de s'orienter dans ce changement permanent.

Chrétien convaincu, notamment parce que le christianisme s'oppose à cette tyrannie de l'immédiateté et à une certaine démiurgie technoscientifique, Paul Virilio considère même que notre début de XXIe siècle serait placé sous le signe des mythes bibliques : la chute des Twin Towers (Babel), les tsunamis (le Déluge) ou les réfugiés climatiques (l'Exode).

Intellectuel "révélationnaire" et non plus révolutionnaire, il souhaite révéler les dégâts de cette vie accélérée sans prétendre élaborer un programme ou délivrer de sésame. Tout juste suggère-t-il de créer un "ministère du temps" ainsi qu'une "université du désastre" qui permettrait de l'étudier afin de mieux le conjurer.

 

Extraits du livre

A vous écouter, la peur est à la fois le produit de la vitesse, qui stresse par abolition de l'espace, mais elle est également amplifiée et vectorisée par elle. Oui, la vitesse angoisse par abolition de l'espace, ou plutôt par défaillance de pensée collective sur l'espace réel car la relativité n'a jamais été vraiment comprise, sécularisée. C'est pourquoi Francis Fukuyama se trompe lorsqu'il pronostique la fin de l'histoire. Premièrement car il y a quelque chose d'inutilement apocalyptique dans ce pronostic; deuxièmement parce que l'histoire continue bel et bien avec la marche du temps et l'action des hommes; et troisièmement parce que Fukuyama nous égare et nous fait perdre du temps! En effet, ce n'est pas de fin de l'histoire qu'il s'agit mais bien davantage de fin de la géographie. Mon travail sur la vitesse et la relativité m'a conduit, dès 1992, à l'occasion du sommet de Rio sur l'environnement à évoquer la notion d'"écologie grise". Pourquoi grise? Au-delà de la référence à l'ontologie grise d'Hegel, il s'agissait pour moi de dire que si l'écologie verte c'est la pollution de la faune, de la flore et de l'atmosphère, c'est-à-dire en fait de la Nature et de la Substance, l'écologie grise s'intéressait quant à elle à la pollution de la distance, à la pollution de la grandeur nature des lieux et des délais. Près de vingt ans plus tard, je crains que nous n'ayons guère avancé sur la compréhension de cette pollution et donc sur les moyens de la résorber.

Parleriez-vous d'escamotage du réel, et rejoignez-vous en ce sens la pensée de Baudrillard, et sa théorie du simulacre. Davantage que Baudrillard, dont je ne partageais pas les conclusions sur le simulacre, je souhaiterais rappeler l'existence du livre de Daniel Halevy, paru en 1947, et intitulé Essai sur l'accélération de l'histoire. Il me semble que nous sommes sortis aujourd'hui de l'accélération de l'histoire pour entrer dans la sphère de l'accélération du réel. Quand on dit le live, le temps réel, on parle de l'accélération de la réalité, et non pas de l'accélération de l'histoire.  L'accélération de l'histoire, fort classiquement, c'est le passage du cheval au train, du train à l'avion à hélice et de ce dernier au jet. On est à l'intérieur de vitesses qui sont contrôlées et contrôlables. Qui peuvent être politiquement gérées de sorte que les concernant il peut y avoir une économie politique qui s'instaure et les gouverne. Le temps présent est marqué par l'accélération du réel : nous atteignons les limites de l'instantanéité, la limite de la réflexion et du temps proprement humain.

A l'oubli des lieux s'ajouterait donc l'oubli du corps ? Oui, et l'homme est obligé de transférer son pouvoir de décision à des répondeurs automatiques qui eux, peuvent fonctionner à la vitesse de l'instantanéité. L'accélération du réel est une mutation considérable de l'Histoire. Considérons par exemple l'économie. Le krach économique que nous avons vécu en 2007-2008 est un krach systémique qui a une histoire. Une histoire qui remonte au début des années 1980, lorsque les bourses mondiales furent interconnectées en temps réel. Cette interconnexion, baptisée "Program Trading" a également une deuxième appellation, hautement suggestive, le "Big Bang" boursier. Un premier krach, en 1987, entérina et concrétisera l'impossibilité de gestion de cette vitesse. Le krach de 2008, quant à lui, est lié en partie, au "flash trading", c'est-à-dire à des cotations ultrarapides opérées par des ordinateurs qui sont ceux-là même de la défense nationale. On parvient dès lors à des délits d'initiés dans le temps court. En effet, le temps commun de l'information financière n'existe plus, supplanté par la rapidité des outils informatiques, dans un temps qui n'est pus partageable par tout le monde et donc qui ne permet plus la concurrence réelle entre les opérateurs. [...] Alors, la régulation devient impossible car on a fui dans l'accélération du réel. On voit bien à quel point l'absence d'une économie politique de la vitesse est donc littéralement en train de faire exploser non pas le capitalisme, mais le turbo-capitalisme car celui-ci est pris à la limite de l'accélération du réel. Je suis conscient bien sûr que le krach systémique actuel, avec l'éclatement de la bulle immobilière en 2007, est plus complexe et entraîne à repenser le rapport à la valeur et aux normes comptables, néanmoins le court-termisme est une évidence. Mais le drame, c'est que la science elle-même est touchée, frappée de plein fouet. Millisecondes, picosecondes, femtosecondes, des milliardièmes de secondes, voilà désormais notre réalité devenue inhabitable.

Cette peur, n'est-ce pas la crainte d'être dépossédé du réel et donc de toute emprise sur lui ? La déréalisation est le résultat du progrès, ni plus moins. [...] Cet accroissement continu de la vitesse a entraîné le développement d'une mégaloscopie qui a conduit à une véritable infirmité puisqu'elle a réduit le champ de vision. Plus on va vite, plus on se projette au loin pour anticiper et plus on perd la latéralisation. Les écrans sont l'équivalent du pare-brise de la voiture : nous perdons, avec la vitesse, le sens de la latéralisation, ce qui est un élément d'infirmité de l'être-au-monde, de sa richesse, de son relief, de sa profondeur de champ. [...] Ce que l'on dit là n'est pas fatal. Ce qui le serait, c'est que l'on ne s'en préoccupe pas et que la vitesse continue à ne pas être prise en compte avec la richesse. [...] D'économie politique de la vitesse nous sommes dépourvus. Je ne suis pas économiste mais une chose est certaine, c'est que l'on ne pourra pas s'en passer, sous peine de basculer dans le globalitarisme, à savoir le "totalitarisme des totalitarismes". Je rappelle pour que la chose soit claire que, pour moi, la maîtrise du pouvoir est liée à celle de la vitesse. Un monde de l'immédiateté et de la simultanéité serait un monde absolument inhabitable et invivable.


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27 septembre 2010 1 27 /09 /septembre /2010 21:30
La méthode des études           
de notre temps          
 
de Giambattista Vico
Mis en ligne : [27-09-2010]
Domaine :  Idées  
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Le grand philosophe napolitain Giambattista Vico (1668-1744) est un des précurseurs de la philosophie de l'Histoire. Farouchement opposé aux thèses de Descartes, il cherche à élaborer une approche plus humaniste de l'homme et des savoirs et fonde sa théorie de l'histoire sur l'idée de cycles historiques. Principales oeuvres : De l'antique sagesse de l'Italie (Garnier Flammarion, 1993), La Science Nouvelle (Fayard, 2001). 

  


Giambattista Vico, La méthode des études de notre temps. Traduit du latin par Alain Pons.  Paris, Les Belles Lettres, mars 2010, 172 pages.


Présentation de l'éditeur.
Écrite en latin et publiée en 1709, La Méthode des études de notre temps n'avait jamais été présentée ni traduite en français. Dans ce discours, prononcé devant les étudiants de l'université de Naples où il enseignait la rhétorique. Vico oppose l'enseignement « humaniste », tel qu’il avait formé les hommes de l’Antiquité, puis ceux de la Renaissance, à l’enseignement moderne, qui s’impose à l’Europe entière depuis l’avènement des sciences de la nature et le triomphe du cartésianisme. En effet, Descartes (1596-1650) et ses disciples disqualifient toute méthode de connaissance qui ne repose pas sur la raison déductive, refusant tout rôle à l’imagination et à sa puissance inventive et créatrice, méprisant les disciplines « rhétoriques », l’étude du langage, de l’histoire, et ne préparant pas les jeunes à entrer dans la vie sociale et politique. Ce livre n’a pas seulement un intérêt historique. Depuis quelques années, à travers des traductions italiennes, anglaises, allemandes, son « actualité » a été soulignée par tous ceux qui s’inquiètent des directions prises par la culture moderne, et qui craignent que nos sociétés ne sombrent dans ce que Vico appelle, la Science nouvelle, la « barbarie de la réflexion ». Cette traduction, annotée et précédée d’une introduction, est l’œuvre d’Alain Pons, philosophe et italianiste. Président du « Centre Giambattista Vico », il a traduit récemment La Science nouvelle (Fayard, 2001). Le texte latin a été publié par Andrea Battistini dans son édition des Opere de Giambattista Vico, 2 vol., Milan, Arnaldo Mondadori, coll. I Meridiani, 1990. Andrea Battistini a bien voulu, pour cette publication aux Belles Lettres, rédiger une « note philologique » dans laquelle il évoque les différents problèmes posés par l’établissement du texte latin du De nostri temporis studiorum ratione.

Recension de Jean Montenot.
Lire - mai 2010
.
Raison et intuition. Au seuil du siècle des Lumières, Giambattista Vico est l'auteur d'une oeuvre originale relevant de la philosophie de l'histoire aussi bien que de celle de l'esprit. Dans le fil de l'humanisme renaissant, il montre comment l'homme crée poétiquement et par étapes un monde humain. Avec l'édition bilingue du De nostri temporis studiorum ratione (1709) est proposée en français la première oeuvre importante de l'auteur de la Scienza nuova (1725). Il s'agit d'un des discours de rentrée prononcés en 1708 par Vico en sa qualité de professeur de rhétorique à l'université de Naples. Y sont comparés les avantages et les inconvénients respectifs de la "méthode des études" moderne, autrement dit pour l'époque celle qui puise son inspiration dans l'oeuvre cartésienne et dont Vico reconnaît les mérites pour l'étude des sciences de la nature, et de la méthode ancienne plus à même de saisir les finesses et la complexité des affaires humaines. La méthode moderne privilégie la raison géométrique. Art de juger conformément aux règles de la logique, elle est fort appropriée à la connaissance dans les domaines où la raison démonstrative règne, mais elle demeure stérile quand il s'agit de comprendre ce qui relève des affaires humaines. Le Napolitain se livre ainsi à une réhabilitation des études rhétoriques, et notamment de l'art d'argumenter à la façon de la tradition de la "topique" aristotélico-cicéronienne. Il s'agit d'apprendre à s'appuyer sur le sens commun et à trouver les bons moyens termes pour juger droitement des réalités complexes. A travers la méthode des Anciens, Vico fait l'apologie de l'ingenium -l'esprit de finesse, aurait dit Pascal -, nourri de ce qu'il y a de meilleur dans l'imagination humaine, qu'un exercice purement intellectuel de l'intelligence dessèche. Vico en appelle donc à cette faculté intuitive qui, chez les enfants et chez les peuples jeunes, se caractérise par la confiance dans la puissance inventive et poétique de la métaphore. Cette dernière permet de voir des rapports entre des choses que l'on pensait d'abord séparées et auxquels la raison abstraite des cartésiens demeure obstinément aveugle. Au détriment de la science de l'homme (en témoigne l'indigence de la pensée politique d'un Descartes), et in fine de la science de la nature.

 

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N°1 - 2009/01
 
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