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31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 23:57
Les ancres dans le ciel      
 
de Rémi Brague
Mis en ligne : [1-08-2011]
Domaine :  Idées  

Remi-Brague.gif 

 
Rémi Brague, né en 1947, est philosophe et historien de la philosophie. Il enseigne la philosophie grecque, romaine et arabe à la Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Il est membre de l'Institut. Il a récemment publié: Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres. (Flammarion, 2008),  Image vagabonde. Essai sur l'imaginaire baudelairien. (Éditions de La Transparence, 2008),  Pour une métaphysique de base  in Regards sur la crise. Réflexions pour comprendre la crise… et en sortir. (ouvrage collectif dirigé par Antoine Mercier, Éditions Hermann, 2010).
 

Rémi Brague, Les ancres dans le ciel. Paris, Seuil, mars 2011, 135 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
"On n'a pas besoin de métaphysique, et encore moins de sa version populaire, la religion. Il suffit d'une bonne morale pour savoir quoi faire, d'un droit et d'une politique efficaces pour la faire respecter. ". C'est faux. Cela a pu être vrai. Cela reste vrai là où il s'agit de fournir des règles pour que les hommes vivent en paix les uns avec les autres. Seulement, aujourd'hui, l'homme a réalisé le projet moderne et pris son destin en main. Il peut décider librement d'être ou de ne pas être. Pourquoi y aurait-il de l'être et pas plutôt rien ? Désormais, une nouvelle question se pose, celle de la légitimité de l'humain. Pour lui donner une réponse positive, il faut que la vie soit un bien. Il ne suffit pas qu'elle soit agréable ou intéressante pour ceux qui sont déjà vivants-ce que nul ne nie. Il faut encore que la vie soit un bien tellement grand qu'on ait le droit d'y appeler d'autres. Et affirmer que l'être vaut toujours mieux que le néant, c'est une décision métaphysique.Pour que la vie humaine reste possible, il faut une métaphysique forte. La métaphysique n'est pas, ou plus, un édifice dans les nuages. Elle est devenue l'infrastructure même de la vie humaine. " Animal métaphysique ", l'homme est en train de le devenir le plus littéralement du monde.
 
Recension de Paul Valadier. Etudes - juillet-août 2011.
Ces pages denses et fermes posent un problème souvent écarté de nos jours : peut-on se dispenser de parler de métaphysique et tenir pour acquis que nous sommes dans une situation indépassable, dite « post-métaphysique ». S’appuyant sur Avicenne, auteur de la première tentative de « réduction de l’Être à l’existence », existence dépouillée de toute lumière qui vient du bien, Rémi Brague montre que loin d’être une « superstructure » inutile ou vague, la métaphysique est essentielle pour que les hommes trouvent que la vie est un bien et désirent non seulement la vivre mais la transmettre. D’où une analyse originale du suicide collectif toujours possible, et une critique non moins vive de l’athéisme estimé incapable de justifier la survie de l’espèce humaine. Or « nous avons besoin de raisons pour donner la vie ». Ce livre incisif et bref en dit plus que de longs pavés bavards et vains. Il suscite la réflexion ; il a peut-être surtout le mérite de ne pas laisser indifférent.
 
Critique de Jean Montenot. Lire - juillet-août 2011.
Rémi Brague réaffirme le besoin métaphysique de l'homme. N'en déplaise à Camus ou à Cioran. Camus ou Cioran avaient fait du suicide la question cardinale de l'existence humaine. Celle qui est à l'horizon des Ancres dans le ciel n'est pas : "Pourquoi continuer à vivre ?" - l'inertie et l'habitude sont des motifs suffisants puisque de toute façon "nous sommes embarqués" (Pascal) - mais plus originalement et non moins concrètement : "Au nom de quoi s'arrogerait-on le droit de transmettre la vie ?" Pourquoi continuer l'aventure humaine en y embarquant d'autres êtres sans de solides raisons ? Cela exige des repères, ces fameuses "ancres dans le ciel" dont Rémi Brague emprunte à Rivarol l'image paradoxale. Ceux-là ne seraient pas à chercher ailleurs que dans la métaphysique, cette science vénérable qu'Aristote qualifia de "science recherchée", puis qui fut reléguée au magasin des accessoires de l'impossible salut. L'ouvrage commence par tordre le cou à ce préjugé moderne : la métaphysique serait une affaire périmée, oiseuse, nuageuse et ne concernerait plus guère l'homme moderne qui, pour vivre, peut s'orienter à la lumière immanente des sciences de la nature et de l'homme. Pour vivre peut-être, mais pour donner la vie ? Le "besoin métaphysique" s'est exprimé dans les philosophies de l'existence sous la forme d'une expérience radicale de la finitude et de la limitation de l'homme. En rappelant que la "thèse" de "l'identification de l'Etre et du Bien" condense une tendance séculaire de la métaphysique qui trouve son origine chez Platon, Brague apparie la métaphysique déchue aux problématiques contemporaines. Ainsi réaccordée à "l'animal métaphysique", la vénérable discipline apparaît devoir porter en elle l'antidote aux nihilismes et aux pessimismes qui fermentent dans le monde moderne. Selon Rémi Brague, seule la reprise pensante de cette thèse séculaire permettrait de savoir pourquoi on peut en conscience "transmettre à [quelqu'un] les embêtements et les ignominies de l'existence" (Flaubert, Lettre à Louise Colet, 1852). Brague suggère que, si le XIXe siècle a été celui du Vrai et le XXe siècle celui du Bien, notre siècle pourrait bien être dominé par le troisième transcendantal majeur : celui de l'Etre. Le temps serait à nouveau venu d'"une métaphysique forte" qui puisse être "l'infrastructure indispensable de la continuation de la vie des hommes".
 
A lire également : la belle critique de notre ami Gérard Leclerc :"Retour de la métaphysique". - Royaliste n° 989 du 11 avril 2011.  
 
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10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 23:57
L'obsolescence de l'homme      
"Sur la destruction de la vie à l'époque
de la troisième révolution industrielle"
 
de   Gunther Anders
Mis en ligne : [13-07-2011]
Domaine :   Idées  

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Gunther Anders (1902-1992) est un penseur et essayiste allemand. Parmi ses oeuvres récemment traduites en français, on citera :   La Haine à l'état d'Antiquité (Payot & Rivages, 2007), La Menace atomique. Considérations radicales sur l'âge atomique (Le Serpent à Plumes, 2006).


Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, Tome II - "Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle". Paris, Ed. Fario, mars 2011, 428 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
"Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes." Gunther Anders.
 
Critique de Roger-Pol Droit. Le Monde du 10 juin 2011.
Les exagérations prophétiques de "Monsieur autrement". L'humanité est périmée. Date de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d'Auschwitz et les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Sont alors devenus désuets, pêle-mêle : l'avenir, l'histoire, les valeurs, l'espérance et l'idée même de ce qu'on appelait, auparavant, "homme". Cette "obsolescence de l'homme" - titre de deux recueils d'études de Günther Anders constituant son oeuvre majeure - est au coeur d'une pensée dont l'actualité est surprenante, en dépit d'un demi-siècle passé. C'est en effet dans les années 1950-1970 que cet auteur atypique explique, thème par thème, comment et pourquoi tout, à présent, se trouve frappé d'une caducité essentielle. Vraiment tout : le travail comme les produits, les machines comme les idéologies, la sphère privée comme le sérieux, la méchanceté comme... En lisant ces études rédigées au fil du temps, on est frappé d'abord par leur cohérence. Bien qu'Anders se refuse à construire un véritable système, la radicalité de sa critique tous azimuts de l'actuelle modernité soude cette collection de points de vue pour élaborer une véritable philosophie de la technique. Car son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Bien avant  Guy Debord, Enzo Traverso et quelques autres, Günther Anders avait mis en lumière la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale. Le principal étonnement du lecteur, c'est finalement de constater combien, sur quantité de points, Anders a vu juste avant tout le monde. Drôle de type, ce Günther Anders. De son vrai nom Günther Stern, il est né en 1902 à Breslau, dans une famille de psychologues. Elève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de  Bertoldt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. Mais ce choix fortuit finit par en dire long. Autrement, c'est sa façon d'agir : ce philosophe n'a jamais voulu être reconnu pour tel, il a refusé systématiquement les chaires d'université qu'on lui a plusieurs fois proposées, persistant à gagner sa vie, aux Etats-Unis, puis en Autriche, comme écrivain et journaliste. Cet inclassable a déserté longuement sa propre oeuvre pour militer activement contre l'industrie nucléaire, la guerre du Vietnam (il fut notamment membre du tribunal Russell). Il meurt à Vienne en 1992, à 90 ans. Autrement, c'est évidemment sa façon de penser. A partir de choses vues, de gens croisés, d'une kyrielle de faits en apparence microscopiques, Anders établit son diagnostic implacable. Sa méthode : l'exagération. A ses yeux, c'est une qualité. Cette exagération se révèle indispensable, selon lui, pour faire voir ce qui n'existe éventuellement qu'à l'état d'ébauche ou de trace, ou bien ce qui est dénié, négligé, voilé. Ou pour faire entendre ce qui semble d'abord inaudible. Car bien des thèses d'Anders semblent sidérantes : l'humanité est dénaturée, l'essence de l'homme a perdu tout contenu et toute signification, l'histoire est devenue sans lendemain... A première vue, tant de certitude semble dépourvue de réel fondement. Pourtant, à mesure qu'on avance dans la lecture, il devient difficile de ne pas reconnaître, dans la loupe d'Anders, notre monde tel qu'il est. Par exemple : "La tâche de la science actuelle ne consiste (...) plus à découvrir l'essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles elles obéissent, mais à découvrir le possible usage qu'ils dissimulent. L'hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu'il n'y a rien qui ne soit exploitable." Le fond du débat, évidemment, porte moins sur la justesse de tels constats que sur ce qu'on en fait. Anders les voit sous une lumière noire, comme autant de catastrophes sans issue. Personne n'est obligé d'en faire autant. Mais l'ignorer est impossible. C'est vrai qu'il aura fallu du temps. Le premier tome de L'Obsolescence de l'homme, paru en 1956, ne fut traduit en français qu'en 2002 (aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances). Ce second tome, qui regroupe des textes rédigés entre 1955 et 1979, est paru en 1980. Le lire aujourd'hui en français, à l'initiative d'un petit éditeur, est vraiment une expérience à ne pas manquer. Car dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.

 

A lire également : la belle critique de notre ami Gérard Leclerc :" Gunther Anders et le vertige technique". - Royaliste n° 991 du 9 mai 2011.  

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12 juin 2011 7 12 /06 /juin /2011 23:57
Le capitalisme à l'agonie          
 
de  Paul Jorion
Mis en ligne : [13-06-2011]
Domaine :   Idées   

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Paul Jorion, né le 22 juillet 1946, est anthropologue, sociologue et économiste. Il est l'un des rares chercheurs à avoir anticipé la crise des subprimes américains de 2006 et le risque de récession mondiale qui en a résulté. Il a publié récemment : Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte, 2007), L'implosion : la finance contre l'économie : ce qu’annonce et révèle la "crise des subprimes" (Fayard, 2008), La crise : des subprimes au séisme financier planétaire (Fayard, 2008) , L'argent, mode d’emploi (Fayard, 2009), Comment la vérité et la réalité furent inventées ( Gallimard, 2009), Le prix (Broissieux, 2010).
 

Paul Jorion, Le capitalisme à l'agonie. Paris, Fayard, mars 2011, 348 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
À la chute du mur de Berlin en 1989, le capitalisme triomphait. Vingt ans plus tard, il est à l’agonie. Qu’a-t-il bien pu se passer entre-temps ? Une explication possible est que le capitalisme a été atteint du même mal qui venait de terrasser son rival, et la complexité devrait alors être incriminée : l’organisation des sociétés humaines atteindrait un seuil de complexité au-delà duquel l’instabilité prendrait le dessus et où, sa fragilité étant devenue excessive, le système courrait à sa perte. Une autre explication serait que le capitalisme avait besoin de l’existence d’un ennemi pour se soutenir. En l’absence de cette alternative, ses bénéficiaires n’auraient pas hésité à pousser leur avantage, déséquilibrant le système entier. Autre explication possible encore : du fait du versement d’intérêts par ceux qui sont obligés d’emprunter, le capitalisme engendrerait inéluctablement une concentration de la richesse telle que le système ne pourrait manquer de se gripper un jour ou l’autre. Entre ces hypothèses, il n’est pas nécessaire de choisir : les trois sont vraies et ont conjugué leurs effets dans la première décennie du xxie siècle. Cette rencontre de facteurs mortifères explique pourquoi nous ne traversons pas l’une des crises habituelles du capitalisme, mais sa crise majeure, celle de son essoufflement final, et pour tout dire celle de sa chute. Anthropologue, sociologue et spécialiste de la formation des prix, Paul Jorion jette depuis plusieurs années un autre regard sur l’économie ; il annonçait ainsi dès 2005 ce qui allait devenir la crise des subprimes. Il est également l’auteur, chez Fayard, de L’Implosion, La Crise et L’Argent.
 
Critique d'Alain Faujas. Le Monde du 7 avril 2011.
Le spectre de Karl Marx.  Voici un livre au titre sensationnel - Le Capitalisme à l'agonie - qui débute franchement "marxiste" et par la critique implacable de ce qui, selon Paul Jorion, sociologue, spécialiste de la formation des prix et chroniqueur au "Monde Economie", n'est pas "un système économique, mais une tare de notre système économique". Il déploie ensuite une analyse très fine des mécanismes historiques et psychologiques où s'affrontent notamment la liberté et l'égalité, l'éthique et la propriété. Mais l'auteur se sépare de Marx et de son spectre en ce qu'il ne distingue pas deux classes d'acteurs (capitaliste et prolétaire), mais quatre : le capitaliste, l'entrepreneur, le salarié et le marchand. Dans la lutte implacable pour la captation du surplus dégagé par leur activité conjointe, c'est le salarié qui perd à tout coup, car l'intérêt versé au capital et les positions de force des trois autres acteurs concentrent peu à peu la richesse et le patrimoine dans les mains d'un tout petit nombre.  Ce n'est donc pas la baisse tendancielle des profits qui tuera le capitalisme, comme le croyait Marx, mais l'accumulation outrancière du capital, car l'intérêt versé aux capitalistes les enrichit toujours plus et les investisseurs substituant les machines au travail, le pouvoir d'achat et la consommation se tarissent. Il ne reste plus que le crédit pour maintenir la demande, jusqu'à ce que le paiement des intérêts de celui-ci achève d'appauvrir la cohorte des salariés. Le jeu s'arrêtera quand il n'y aura plus assez de joueurs. Faisant un long détour par la crise actuelle qu'il voit comme les prémices de l'effondrement, l'auteur met surtout en pièces la spéculation dont il décrit par le menu les turpitudes et les stupidités, les produits financiers "pourris", les modèles mathématiques et les ordinateurs chargés de grappiller des milliards de centimes en moins d'une seconde en détraquant sciemment l'offre et la demande. Non, dit Paul Jorion, la spéculation ne met pas de l'huile dans les rouages du marché, comme ses tenants le prétendent, mais elle y met le feu. Parce que les Bourses sont devenues des maisons de jeu légales et dangereuses, peut-on les contraindre pour autant ? Sacrifier la liberté à la vertu ? La propriété à l'éthique ? Le brillant renfort de Marat, Robespierre, Hegel, Freud ou Lacordaire, comme celui de l'anthropologie et de la psychologie des profondeurs ne lui permettent pas de trancher. Proche de John Maynard Keynes, Paul Jorion s'en distingue en ce qu'il ne croit plus à la possibilité de parvenir au plein-emploi qui remettrait le travailleur au centre et l'économie sur ses pieds. Il appelle donc à "un changement de civilisation". Pour réussir cette mutation, sa préférence va à l'instauration d'un système "où les revenus proviendraient d'une autre source que le travail", ce qui supposerait la création d'un "revenu minimum universel". Et ce qui supposerait encore plus une intervention de la puissance publique pour mieux répartir les richesses - sans pour autant tomber dans la dictature - à savoir la fiscalité. Il énonce quatre principes : "ne pas imposer le travail qui constitue sans conteste l'activité humaine la plus utile et la plus digne d'être encouragée" ; "imposer substantiellement les revenus du capital" (dont les stock- options) ; "imposer de manière dissuasive les gains du jeu" (y compris les opérations financières) ; "éliminer les rentes de situation". Autrement dit, il n'est point question de révolution, mais de "remettre les compteurs à zéro", de gré ou de force. Le capitalisme n'est pas vraiment à l'agonie, mais il a une fièvre de cheval et Paul Jorion fait partie des médecins qui se pressent à son chevet.

 

Autre critique :  , "Faut-il enterrer le capitalisme",

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7 juin 2011 2 07 /06 /juin /2011 23:57
La vie vivante                           
Contre les nouveaux pudibonds               
 
de  Jean-Claude Guillebaud
Mis en ligne : [9-06-2011]
Domaine :  Idées  

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Jean-Claude Guillebaud, né en 1944, écrivain, essayiste et journaliste, lauréat du prix Albert-Londres, est éditorialiste au Nouvel Observateur. Son cycle d'essais, "Enquête sur le désarroi contemporain", qui a connu un grand succès public, en France et à l'étranger, a été couronné par de nombreux prix. Il a notamment publié : La Force de conviction : à quoi pouvons-nous croire ? (Seuil, 2005),  Comment je suis redevenu chrétien  (Seuil, 2007), Le Commencement d'un monde (Seuil, 2008), La confusion des valeurs (Seuil, 2009).
 

Jean-Claude Guillebaud, La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds. Paris, Les Arènes, mars 2011, 276 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
Nous vivons un extraordinaire paradoxe. Les technoprophètes de la modernité tiennent le corps en horreur. Numérique, nanotechnologies, intelligence artificielle, posthumanisme, gender studies... Les nouveaux pudibonds veulent nous "libérer" de la chair et du réel. Au coeur de la mutation anthropologique, technologique et historique en cours, des logiques redoutables sont à l'oeuvre. Elles vont dans le sens d'une dématérialisation progressive de notre rapport au monde. Le biologique témoignerait d'une " infirmité" dont il faudrait s'émanciper au plus vite. Ainsi, sous couvert de "libération ", la nouvelle pudibonderie conforte étrangement ce qu'il y a de pire dans le puritanisme religieux hérité du XIXe siècle. Et pas seulement au sujet des moeurs. Dans le discours néolibéral, l'adjectif "performant" désigne le Bien suprême. Mais ni le "système" ni ses logiciels ne savent prendre en compte des choses aussi fondamentales que la confiance, la solidarité, l'empathie, la gratuité, la cohésion sociale. La Vie vivante, celle qu'il faut défendre bec et ongles, c'est celle qui échappe aux algorithmes des ordinateurs, à l'hégémonie des "experts" et des dominants, qui confondent "ce qui se compte" avec ce qui compte.
 
Entretien avec Jean-Claude Guillebaud. Le Pélerin, mai 2011.
Jean-Claude Guillebaud : "La technologie nous éloigne de la vie réelle". Écrivain et journaliste, Jean-Claude Guillebaud mène l'enquête dans un monde qui perd ses repères. Dans son dernier livre, La vie vivante, il dénonce le piège du virtuel et de la technologie qui éloignent de la vie réelle.
Dans votre nouveau livre La vie vivante, vous lancez un appel à « plus de vie », dans un monde envahi par la technique… Depuis vingt, trente ans, notamment avec l'apparition des nouvelles technologies, la généralisation de l'Internet, on assiste en effet à une dématérialisation du monde et du corps humain. En 1945, rentrant du Brésil, Bernanos disait déjà : « La modernité procède par l'incarnation à rebours. » Il soupçonnait la modernité de désincarner l'homme. Aujourd'hui, je m'alarme et m'inquiète de trouver sous la plume des techno-prophètes des projets un peu fous. Prenez l'exemple de l'utérus artificiel : délivrer les femmes de la grossesse, c'est faire preuve d'une haine de la matière et du corps.
Mais le corps est aussi sublimé : vous avez parlé vous-même de « la tyrannie du plaisir » !  Nous vivons un grand paradoxe. Le discours médiatique nous donne l'impression qu'il exalte le corps, mais c'est une vision trompeuse, parce que c'est un corps parfait... C'est l'utopie de la santé parfaite : le corps doit être jeune, lisse, mince, sans défaut, alors qu'évidemment, il vieillit, prend des rides... Mais il y a quantité de civilisations dans lesquelles le vieillissement n'est pas considéré comme une malédiction, et où les personnes âgées sont considérées comme belles.
L’Église prend part à ce débat. Son propos n’est-il pas parfois réduit à une morale ? Au XIXe siècle, l'Église s'est ralliée à tort à la défiance à l'égard du corps, qui venait des médecins scientistes. C'était oublier une part essentielle du message chrétien, l'incarnation : « Le Verbe s'est fait chair. » Autrement dit, il y a toute une partie de la tradition chrétienne, joyeuse, détendue, confiante à l'égard du corps qui a été oubliée. Aujourd'hui, nous risquons de reproduire la même erreur : on constate dans toutes les religions une espèce de regain de pudibonderie, de « jansénisme sexuel », pour parler comme Mgr Rouet, archevêque émérite de Poitiers. Cela nous introduit dans un monde triste, méfiant, obsédé par le chiffre, la quantité, qui s'oppose à ce que j'appelle la « vie vivante ».
Cette réconciliation avec la réalité humaine du corps est quand même possible Je suis retourné à Lourdes il n'y a pas très longtemps. Quand on parle de Lourdes, il est de bon ton de se moquer des marchands du temple, de toutes ces vierges en stuc ou en plastique, mais on oublie de dire que c'est à l'extérieur du sanctuaire. Ce qui m'a frappé dans l'enceinte, c'est cette incroyable pacification : les gens se présentent comme ils sont. Il manque une jambe à celui-ci, cet autre est vieux, sa voisine est paralysée... Cette acceptation paisible de mon corps et de celui de l'autre est bouleversante.
L’autre nom de la « vie vivante », ce serait le bonheur ? Le désir ? L’espérance ? Oui. Ce serait peut-être simplement l'humain. La « vie vivante » est une expression que j'ai empruntée au philosophe Michel Henry. C'est une autre façon de parler de l'humanisme pour dire : n'oublions pas les hommes, les femmes, dans leur quotidienneté. Ne nous perdons pas dans les songes, la perfection, la performance.
Ce serait encore le symptôme d’un monde illusoire…  Internet, le Web, constituent ce que j'appelle le sixième continent. On y trouve une impression de légèreté, de fluidité, de liberté, mais on perd contact avec la vie réelle. Car les outils de la nouvelle technologie donnent une priorité à ce qui peut se mesurer, se compter en économie, en politique... Or, je reprends une phrase d'Edgar Morin : « On finit par confondre ce qui se compte avec ce qui compte. » Et ce qui compte, c'est précisément ce qui ne peut pas se mesurer : la tendresse, la spiritualité, la poésie, l'amour, la gratuité. Tout ce qui nous constitue comme êtres humains.
N’est-il pas trop tard ? Ne sommes-nous pas déjà gagnés par le virtuel, le quantifiable ?  Je ne suis pas pessimiste. Le poète allemand Hölderlin disait : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Nous assistons aujourd'hui à une forme de résistance tâtonnante, confuse. Mais c'est une sorte de bouillonnement qui réinvente la politique, l'engagement. Regardez ce qui s'est passé dans les pays arabes : on a vu surgir, du cœur même de la jeunesse et de la société civile, une forme de résistance non violente. Ce qui s'est passé est un signe de printemps.
Comment résistez-vous ? Quelle est votre réalité ? Des choses toutes simples ! D'abord, reconnaître l'importance capitale de la présence, de l'échange concret. Et puis, essayer d'établir avec son corps, avec son âge, des relations pacifiées. J'ai 67 ans et j'essaie de l'accepter paisiblement. Enfin, j'essaie aussi de résister à quelque chose qui nous rend fous, c'est le culte de la vitesse, de la hâte, de la précipitation. Le temps humain s'est raccourci : il faut courir, courir, courir tout le temps, ne plus jamais prendre de temps. Je plaide pour le retour à une lenteur minimale.

Autre critique :  Gérard Leclerc, "Haine de la Chair ?", Royaliste, n° 988, 28 mars 2011.

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8 mai 2011 7 08 /05 /mai /2011 23:57
La démondialisation               
 
de  Jacques Sapir
Mis en ligne : [9-05-2011]
Domaine :   Idées  

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Jacques Sapir, né en 1954, est économiste, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et à l'université de Moscou. Il a notamment publié : Les Economistes contre la démocratie (Albin Michel, 2002), Les Trous noirs de la science économique (Seuil, "Points Economie", 2003), Quelle économie pour le XXIe siècle ? (O. Jacob, 2005), La Fin de l'eurolibéralisme (Seuil, 2006), Le Nouveau XXIe siècle (Seuil, 2008), (Tallandier, 2010). 
 

 Jacques Sapir, La démondialisation. Paris, Seuil, avril 2011, 258 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
Face à la crise globale du capitalisme, on voit désormais le FMI, des gouvernements ou des économistes célèbres brûler ce qu'ils ont adoré - le marché - et réhabiliter l'Etat qu'ils honnissaient. Nous vivons en fait l'amorce d'une "démondialisation". L'histoire, la politique et les nations reprennent leurs droits avec le retour des Etats, que l'on disait naguère impuissants, et le recul des marchés, que l'on prétendait omniscients. Ce mouvement réveille de vieilles peurs. Et si cette démondialisation annonçait le retour au temps des guerres ? Ces peurs ne sont que l'autre face d'un mensonge qui fut propagé par ignorance et par intérêt. Non, la mondialisation ne fut pas, ne fut jamais "heureuse". Le mythe du "doux commerce" venant se substituer aux conflits guerriers a été trop propagé pour ne pas laisser quelques traces... Mais, à la vérité, ce n'est qu'un mythe. Les puissances dominantes ont en permanence usé de leur force pour s'ouvrir des marchés et modifier comme il leur convenait les termes de l'échange. Dans ce fétichisme de la mondialisation, il y eut beaucoup de calculs et de mensonges. Il faut donc établir le vrai bilan de cette mondialisation - de ses apports et de ses méfaits - pour penser rigoureusement la phase suivante qui s'ouvre. Ce livre propose précisément les voies d'une démondialisation pensée et ordonnée par une nouvelle organisation du commerce et des relations financières internationales.
 
Entretien avec J. Sapir par V. de Filippis et C. Losson . Libération.fr, 7 avril 2011.
Jacques Sapir plaide pour une démondialisation négociée. Economiste hétérodoxe, Jacques Sapir est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il publie cette semaine un ouvrage intitulé la Démondialisation.
Pourquoi démondialiser ? La mondialisation ne marche pas. Nous avons atteint le point où il nous faut revenir en arrière. L’ampleur de la désindustrialisation que subit notre pays devient insupportable pour la population. Toutes les études montrent que la part de la mondialisation dans le chômage est estimée entre 35% et 45% du taux de chômage avant la crise. C’est un point incontestable.
C’est surtout un sujet à controverse… Il l’est politiquement. Toutes les tentatives qui tentent d’invalider ces chiffres impliquent des manipulations statistiques.
Quel plan de démondialisation la France devrait-elle adopter ? Deux approches doivent être complémentaires. En passant par une baisse du taux de change et en adoptant certaines protections.
Vous êtes favorable à une sortie de l’euro ? Non, si l’on peut convaincre nos partenaires de déprécier l’euro aux environs de 1,05 dollar. Si on ne peut pas, alors oui, il faut sortir de l’euro. Je ne fais pas de cette question un préalable. A chaque fois que l’euro prend 10% on perd 1% de PIB. A partir de là, on peut déjà faire un calcul en terme de hausse du chômage.
Quelles protections faudrait-il réintroduire ? Des protections ciblées pour certaines industries. Qui ne devront viser que les Etats qui se sont fortement rapprochés des pays européens ou des Etats-Unis en matière de productivité, mais qui n’ont pas fait converger les salaires de la même manière.
Du protectionnisme sélectif, donc ? Pas un protectionnisme généralisé, mais un protectionnisme ciblé à l’égard des produits de certains pays. Il s’agit des pays d’Extrême-Orient, mais aussi d’Europe, comme la Slovaquie ou la République tchèque, qui nous posent les mêmes problèmes que la Chine.
En brandissant la protection contre des Etats européens comme la possibilité d’une sortie de l’euro, vous vous rangez à certains arguments du Front national ? Je ne me pose pas ce genre de question. Cela ne me concerne pas. Je dis simplement que nous avons déjà eu ce type de mesure en Europe. Nous parlions à l’époque des montants compensatoires monétaires. Ces montants existaient essentiellement pour l’agriculture. Nous pourrions les réintroduire pour certains pays. C’est la combinaison de ces mesures qui donnera, à l’évidence, une première bouffée d’oxygène à notre pays.
Vous ne dites rien sur une définanciarisation ? C’est l’étape suivante. Il va falloir s’attaquer à la puissance de la finance mondialisée. De cette finance, qui par son poids, son exigence, pèse sur le niveau des salaires.
Démondialiser risque-t-il de pénaliser les entreprises qui profitent de la globalisation ? Il faut savoir de quel niveau de protectionnisme l’on parle. Si on décidait de faire monter les droits de douanes sur la Chine de 100% ou 150%, il y aurait des répercussions. Je crois que les mesures de rétorsion seraient très limitées. Et si les Chinois veulent en découdre sur le plan commercial, nous pourrons leur répondre qu’ils prennent le risque de nous perdre comme client, car nos réserves sont encore considérables…
Vous plaidez pour une démondialisation raisonnée et négociée… Négociée, si possible. Mais il va falloir revenir sur des directives européennes dans de nombreux secteurs. Les directives sur le démantèlement sont des opérations absurdes dans la plupart des cas. Soit nous les suspendons à l’échelle de l’Europe, soit nous les suspendrons nationalement.
Critique de D. Fo., Les Echos, 21 avril 2011.
La mondialisation, un mythe ? La crise de 2008 a-t-elle sonné le glas de la mondialisation ? C'est la thèse de l'économiste Jacques Sapir, qui signe ce mois-ci au Seuil un brillant essai sur ce moment de l'histoire humaine qu'à le lire, on a eu tort de considérer comme l'aboutissement inéluctable de notre évolution. L'auteur voit au contraire dans cette notion dominante des trente dernières années une pure construction politique qui prend sa source en 1973 avec l'abandon du système monétaire de Bretton-Woods pour s'épanouir avec la globalisation financière et la libération des échanges. Il s'agissait alors d'affranchir de toute contrainte le commerce international seul à même, selon les milieux libéraux, de porter la croissance. Or c'est ce mythe de la mondialisation heureuse, du « doux commerce », écrit Jacques Sapir, qui serait en train de se décomposer sous nos yeux. A l'appui de sa démonstration, l'auteur évoque les multiples impasses, écologiques, sociales et géopolitiques auxquelles cette philosophie du développement nous aurait conduit. Il règle aussi son compte à l'illusion de la paix éternelle entre les nations dont la mondialisation était abusivement porteuse. En réalité, elle a prospéré sur la multiplication de conflits locaux dont la planète est toujours le théâtre. Livre radical, étayé, que l'on doit lire pour la critique en règle d'un système qui, c'est incontestable, n'a pas apporté toutes les promesses de bonheur universel dont il s'était abusivement prévalu. Plus surprenante, en revanche, est l'affirmation de Jacques Sapir selon laquelle nous assistons au recul inéluctable de la toute-puissance des marchés. Les dirigeants de la zone euro, contraints d'adopter à vitesse accélérée des plans d'austérité et de réduction de leurs dettes pour ne pas sombrer sous les coups de boutoir des investisseurs donnent chaque jour le sentiment contraire. C'est pourquoi, si l'on peut suivre l'auteur déplorant le retour des pulsions nationalistes et des égoïsmes nationaux, il paraît néanmoins prématuré d'en déduire, comme il le fait, le début d'un processus de « démondialisation ». Persuadé que la mondialisation n'est nullement le fruit d'un ordre naturel mais celui de la volonté des hommes, Jacques Sapir fait le pari que, comme toute construction humaine, celle-ci est bornée dans le temps et que nous saurons le moment venu nous en défaire. Le problème est qu'à ce stade, cela ressemble davantage à un souhait de l'auteur qu'à un constat scientifiquement étayé.

Autre critique :  Laurent Pinsolle , "La démondialisation : la bible économique de Jacques Sapir", Blog gaulliste libre, 8 et 9 mai 2011.

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17 avril 2011 7 17 /04 /avril /2011 23:57
Lire Bergson                             
 
de Frédéric Worms
et Camille Riquier (dir.)
Mis en ligne : [17-04-2011]
Domaine :  Idées   

Frédéric Worms Lire Bergson

 
Frédéric Worms, né en 1964, est philosophe. Professeur à l'université de Lille, directeur du Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC) à l'ENS (Paris), c'est un des grands spécialistes français de l'oeuvre de Bergson. Il a récemment publié :  Bergson ou Les deux sens de la vie : étude inédite. (Presses universitaires de France, 2004), La philosophie en France au XXe siècle. (Gallimard, « Folio inédit », 2008).
 

Frédéric Worms et Camille Riquier (dir.), Lire Bergson. Paris, PUF, janvier 2011, 208 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Lire Bergson, se veut à la fois un volume indépendant d’introduction à son oeuvre et l’effet direct d’un travail collectif, celui-là même qui a conduit à une « édition critique » d’ensemble de cette oeuvre, et qui trouve son achèvement avec la parution simultanée des Ecrits philosophiques. Il offre ainsi l’occasion à chacun de ceux qui ont contribué à cette aventure, tout d’abord, de revenir (sans exclusive) sur la partie de l’oeuvre qu’il a plus particulièrement « éditée », en vue de reconduire à sa lecture. C’est ce qui explique aussi l’ordre des études, qui suivent celui des principaux livres et essais de Bergson. Mais si ce travail permet de donner Bergson à lire à nouveau pour lui-même, il fallait aussi que ceux qui se lancèrent dans cette entreprise, engagés par ailleurs chacun dans leur propre lecture, aient appris de cette autre relation à l’oeuvre, et la fassent partager. Il s’agit donc aussi pour chacun d’ouvrir la lecture de Bergson sur ses propres préoccupations ainsi que sur celles du présent. Ce volume voudrait donc montrer aussi, à partir de points de vue variés sur l’oeuvre, la diversité de ce qu’on peut tirer de son étude. C’est naturellement qu’il vient le clore, comme les vendanges viennent après les labours, ou plutôt le réouvrir en le transposant sur de nouveaux terrains.
 
L'article de Roger-Pol Droit. Le Monde, 11 février 2011.
Lire autrement un Bergson différent. Etonnant destin que celui de l'oeuvre d'Henri Bergson (1859-1941). Dès le début, elle rencontre une audience inhabituelle. Durant les premières années du XXe siècle, cet homme frêle, modeste, presque timide, devient une star. Le mot n'existe pas encore, mais ce philosophe, qui scrute la conscience comme le chimiste explore une molécule, est soudain au centre de tous les débats. Dans La Gloire de Bergson (Gallimard, 2007), François Azouvi a retracé cette ascension sans pareille et le brusque déclin qui suivit. Dans la France des années 1960 et 1970, à l'apogée du structuralisme, en effet, c'est le rejet. On écoute Paul Nizan ou Georges Politzer, qui le traitent de "chien de garde" et de "valet de la bourgeoisie". Alors que le marxisme triomphe et que le matérialisme domine sans partage, le malheureux Bergson passe pour un spiritualiste réactionnaire et obsolète. Mis à part quelques fidèles, personne ne le lit. Si... Gilles Deleuze. Contre la machinerie hégélienne et les pesanteurs de la dialectique, Deleuze trouve en lui une pensée de la radicale nouveauté, surgissant au coeur du flux temporel, émergeant d'un mouvement créateur. Sous l'influence de Jean Wahl, qui maintient en France le souvenir de William James - ami de Bergson, presque son alter ego -, Deleuze contribue à réhabiliter l'oeuvre. Il montre combien, pour penser notamment le cinéma et "l'image-mouvement", les intuitions bergsoniennes sont précieuses. Aujourd'hui, quelques décennies plus tard, le paysage est fort différent. L'oeuvre d'Henri Bergson paraît à nouveau centrale. Mais on la lit autrement, sous des angles inédits. On découvre aussi, par de nouveaux textes jusqu'alors oubliés ou inconnus, d'autres facettes. En témoignent, ces jours-ci, pas moins d'une dizaine de volumes de ou sur Bergson. Parmi les indices d'un bergsonisme vivace et renouvelé, rappelons le travail récent de David Lapoujade, éditeur et commentateur de Deleuze et de James. Dans Puissances du temps, paru il y a quelques semaines, il tente de résoudre deux questions laissées de côté par Bergson : la place des émotions et des affects - curieusement peu évoquée par le philosophe, alors que le regret, le deuil ou la mélancolie nous donnent un accès incomparable au temps -, et le sens de l'avenir, qui interroge évidemment une pensée ayant su rendre synonymes durée et mémoire. Toutefois, le volume le plus significatif des approches actuelles est l'ouvrage collectif intitulé Lire Bergson. Sous la direction de Frédéric Worms, grand artisan du renouveau bergsonien et responsable de la nouvelle édition critique, une brochette de philosophes de la nouvelle génération invente des éclairages imprévus. C'est ainsi, par exemple, que Frédéric Fruteau de Laclos, sous un titre surprenant ("La philosophie analytique d'Henri Bergson") rapproche de manière inattendue mais féconde l'homme des données immédiates de la conscience et Russell, Schlick, Goodman ou Meyerson. De même, "Bergson dans la société du risque" - celle qu'il n'a pas connue et qu'analysent diversement, bien après lui,Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre Dupuy ou François Ewald - fournit son thème à une étude de notre collaborateur Frédéric Keck. On le voit : il ne s'agit pas seulement, comme le souligne Frédéric Worms, de s'attacher à ce qu'on découvre seulement chez Bergson - en particulier ces thèses centrales : "Le temps n'est pas de l'espace" ; "Le néant n'existe pas" ; ou encore la différence entre les religions et les morales qui sont closes et celles qui sont ouvertes. Il convient également de faire l'apprentissage d'une lecture intégrale, suivie, raisonnée, qui permette de confronter cette pensée à des objets nouveaux et d'en découvrir des capacités inaperçues. A cela se reconnaissent les vraies philosophies. Encore faut-il disposer de tous les textes dans une édition fiable, sérieuse et accessible. C'est maintenant chose faite, grâce à l'excellente édition critique des Presses universitaires de France (PUF). Maniable, rigoureuse, peu coûteuse, c'est un modèle d'outil de travail utile à tous. Les derniers titres, qui viennent de paraître, reprennent sous forme de courts volumes des études que Bergson avait publiées séparément, puis regroupées, en 1934, sous le titre La Pensée et le mouvant. D'autre part, un fort volume d'Ecrits philosophiques offre lettres, articles, discours, débats ou interviews qui dessinent d'autres silhouettes de Bergson, où s'impose celle d'un maître animé par une indéfectible passion de l'explication lumineuse. On retrouve ce souci de clarté et d'exemples concrets dans les cours de lycée du professeur Bergson, qui ont fait récemment l'objet d'un colloque à l'Ecole normale supérieure (Paris). Deux nouveaux volumes, édités par Sylvain Matton et présentés par Alain Panero, sont disponibles. Comme les précédents, ce sont des cahiers de notes manuscrites prises scrupuleusement par les lycéens d'alors. Pour l'anecdote : ces archives, qui dormaient dans des greniers, ont été proposées à l'éditeur à la suite d'un article du "Monde des livres" relatant par quel hasard avait resurgi de l'oubli le précédent cahier inconnu. Comme quoi...


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10 avril 2011 7 10 /04 /avril /2011 23:57
L'apocalypse de la modernité  
La Grande Guerre et l'homme nouveau            
 
de Emilio Gentile
Mis en ligne : [11-04-2011]
Domaine :  Idées  

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Emilio Gentile, né en 1946, est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Rome "La Sapienza". Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur le fascisme, le totalitarisme et l'histoire des idées : Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes totalitaires en Europe (1900-1934). (L'Âge d'homme, 2001), La Religion fasciste. (Perrin, 2002), Qu'est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation. (Gallimard, 2004), Les Religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes (Éditions du Seuil, 2005).
 

Emilio Gentile, L'Apocalypse de la modernité - La Grande Guerre et l'homme nouveau. Paris, Aubier, janvier 2011, 415 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Le 11 novembre 1918, lorsque prennent fin les quatre années de combats, de sacrifices et de massacres qui ont bouleversé l'Europe, les hommes, hébétés, contemplent les ruines. Ces ruines, ce sont celles d'une époque: celle de la modernité triomphante. où les maîtres mots étaient progrès. science. culture, et où l'on avait foi en l'avenir de l'humanité. Beaucoup, alors, diagnostiquent le déclin de la civilisation européenne, et s'interrogent avec angoisse sur la destinée de l'homme moderne. Ces réflexions, révèle Emilio Gentile, étaient cependant loin d'être nouvelles: elles étaient en germe déjà, dans les années précédant la Grande Guerre. L'Europe de la " Belle Epoque", que l'on se représente resplendissante, sûre d'elle. conquérante, était minée par des courants sombres: isolées d'abord, puis de plus en plus nombreuses. des voix s'étaient fait entendre, qui prophétisaient la fin de la civilisation et appelaient à la régénération de l'homme par la guerre. En nous invitant à les écouter, l'historien italien dévoile pour la première fois une Belle Epoque traversée de cauchemars, rongée par l'angoisse, et entraînée malgré elle dans la spirale apocalyptique de l'autodestruction.
 
L'article de Marc Riglet. Lire, février 2011.
De l'étude à l'interprétation. Emilio Gentile est le grand historien du fascisme. Dans l'amoncellement des travaux sur le sujet, il est sans doute celui qui, avec Zeev Sternhell, aura le mieux contribué à donner une définition satisfaisante du phénomène, préalable indispensable à sa compréhension. Toutes variétés confondues, tous usages du mot disqualifiant considérés, et pourvu que l'on prenne le phénomène au moment où il trouve son nom, dans l'Italie des années 1920, le fascisme c'est, d'abord et avant tout, "l'assaut lancé contre les Lumières" pour reprendre l'expression de Zeev Sternhell. On perçoit tout de suite la différence avec sa variante germanique, le nazisme, qui lui est, de surcroît, "l'assaut lancé contre le genre humain". Dans son dernier ouvrage, Emilio Gentile ne traite pas du fascisme en tant que tel. Il part à la recherche de son terreau. C'est au tournant des XIXe et XXe siècles que se cristallisent les idées qui feront le lit des fascismes. Certes, la critique de la modernité, née de la Révolution française et des Lumières franco-kantiennes, n'a pas attendu la fin du XIXe siècle pour se développer. Antoine Compagnon et ses "antimodernes", de même que Zeev Sternhell avec ses "anti-Lumières", ont montré de manière définitive que modernité et réaction cheminent ensemble tout du long. Dans un autre registre, Philippe Muray, et son XIXe siècle à travers les âges, a aussi démontré, avec érudition et drôlerie, que le XIXe siècle est de façon intriquée tant celui de la raison en marche que celui de l'occultisme. Victor Hugo est le chantre de la science et du progrès mais, à Guernesey, il fait tourner les tables et communique avec les esprits ! Ce qui est nouveau avec les critiques de la modernité fin de siècle, c'est l'introduction du thème de l'apocalypse. Le monde moderne, l'homme et ses droits, la démocratie seraient des injures faites à Dieu et à la nature humaine qui, de plus, conduiraient l'humanité à sa perte. C'est l'heure de gloire des thèmes de la dégénérescence et du déclin. Même si l'ouvrage qui condense ces idées, Le déclin de l'Occident d'Oswald Spengler, est postérieur à la Première Guerre mondiale, c'est avant le cataclysme qu'elles ont été professées. Emilio Gentile montre, avec un luxe d'exemples tirés des mondes des idées, de la science ou des arts, combien cette perception d'une modernité qui conduit au désastre est une idée dominante de la mal nommée "Belle Epoque". C'est l'écrivain hongrois Max Nordau qui rencontre un succès retentissant avec son livre sur la décadence occidentale. En France, c'est Gustave Le Bon qui annonce, pour le pire, l'ère des masses et la corruption de la civilisation. La particularité de ce pessimisme tient alors au fait que ces prophètes de l'apocalypse l'appellent par ailleurs de leurs voeux. La guerre sera rédemptrice et d'elle naîtra l'homme nouveau. Et l'on voit là les liens avec les fascismes. C'est dans la continuité des penseurs de l'apocalypse d'avant-guerre que les fascismes s'inscriront et que le mythe d'un homme régénéré dans les tranchées, sous les Orages d'acier d'un Ernst Jünger, prospérera. 

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21 mars 2011 1 21 /03 /mars /2011 00:57
L'invention du progrès       
1680-1730                            
 
de Frédéric Rouvillois
Mis en ligne : [21-03-2011]
Domaine :  Idées  

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Frédéric Rouvillois, né en 1964, est professeur de droit public à l'université Paris V- Descartes. Il est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire des idées et des mentalités : L'avenir du référendum (François-Xavier de Guibert, 2006), Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours (Flammarion, 2006), Le coup d'État, recours à la force ou dernier mot du politique? (François-Xavier de Guibert, 2007), Histoire du snobisme (Flammarion, 2009), Le collectionneur d'impostures (Flammarion, 2010). 
 

Frédéric Rouvillois, L'invention du progrès, 1680-1730. Paris, CNRS Editions, janvier 2011, 510 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
C’est à une véritable archéologie de la modernité que se livre Frédéric Rouvillois dans cet ouvrage nourri aux meilleures sources : contrairement aux idées reçues, le « Progrès » n’est pas né avec les Lumières, mais au XVIIe siècle, avec la nouvelle philosophie, l’apparition du déisme et la diffusion de l’« esprit bourgeois ». De Bacon à l’abbé de Saint-Pierre, il devient une philosophie de l’histoire et, conformément à son inspiration cartésienne et mécaniste, prétend à une cohérence totale. Ses défenseurs définissent désormais le Progrès à partir du modèle de la Machine : comme un mouvement global de perfectionnement que caractérisent sa forme linéaire, sa nécessité radicale et sa permanence. Ce faisant, ils peuvent ainsi le transposer au réel. Au même rythme que la raison, la morale, le bonheur ou l’Etat sont appelés à progresser. L’histoire, enfin dotée d’un sens, devient ainsi le lieu où pourra s’accomplir la promesse de Descartes : l’homme, parfaitement libre et tout-puissant, sera bientôt « maître et possesseur de la nature ». Une démystification talentueuse, érudite et acérée, dévoilant les retombées contraignantes des utopies.
 
L'article de Gérard Moatti. Les Echos du 3 février 2011.
Aujourd'hui, alors que décline doucement la foi dans le progrès, on prend conscience que cette vision optimiste de l'histoire, qui régna pendant au moins deux siècles, est elle-même historiquement datée. Quand est-elle née ? On répond en général : au temps des Lumières, qui précéda la Révolution. Dans un livre subtil et plein d'érudition, le juriste Frédéric Rouvillois montre que l'« invention du progrès » fut nettement plus précoce : c'est entre 1680 et 1730, dans cette période de « crise de la conscience européenne » qu'a lieu le basculement décisif. Il fait écho à la révolution scientifique qui se produit au début du XVIIe siècle : face à la physique « qualitative » héritée d'Aristote émerge une science quantitative. Pour Galilée, qui meurt en 1642, le « grand livre » de l'Univers « est écrit en langage mathématique ». En quelques décennies, le modèle mécaniste va se répandre dans tous les domaines de la connaissance, jusqu'à la biologie (les « animaux-machines » de Descartes), la science politique, la psychologie (on disserte sur la « physique des passions ») et même la religion (Dieu est le « grand horloger »). Il imprègne aussi la conception de l'histoire et donne corps à l'idée de progrès. D'abord parce qu'il implique une humanité en perpétuel mouvement, mais aussi parce qu'il promet à l'homme un déchiffrage complet de la nature, puisque celle-ci est écrite en « langage mathématique » : il y a de l'inconnu, mais il n'y a pas d'« inconnaissable ». Mais l'idée de progrès ne va pas s'imposer sans résistances. Les plus vives sont de nature religieuse : peut-on parler d'un progrès autonome de l'humanité sans mettre en cause la toute-puissance divine ? Si la Réforme avait déjà fait beaucoup, au XVI e siècle, pour promouvoir le libre arbitre, on voit se répandre dans la seconde moitié du XVII e ce que l'auteur appelle un « christianisme des intellectuels » qui trouve une expression philosophique dans l'oeuvre de Malebranche : Dieu, qui a fixé les lois de l'univers, n'a pas voulu créer un monde parfait. Il autorise l'homme à gagner son salut en l'améliorant sans cesse. Le progrès n'est plus un simple moyen, mais une fin légitime. A partir de ce schéma explicatif, l'ouvrage analyse les déclinaisons de l'idée de progrès dans le domaine moral et politique. Il décrit aussi sa lente percée dans le fourmillement intellectuel d'une époque qui vit naître, à côté de la pensée « progressiste », des utopies d'une société immobile, et où certains exaltèrent, avant Rousseau, un « état de nature » idéal, malheureusement corrompu par la technique. Ce livre n'est pas d'un abord facile, notamment en raison de son écriture souvent allusive, mais l'effort du lecteur est largement récompensé.

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13 mars 2011 7 13 /03 /mars /2011 23:00
Parménide                             
 
de Martin Heidegger
Mis en ligne : [14-03-2011]
Domaine :  Idées  
Heidegger Parménide

 

Martin Heidegger (1889, 1976). Dernières traductions en français :  Hegel, la négativité (2007, Gallimard), La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (2008,  Gallimard), Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche (2009, Gallimard), Séminaires de Zurich (2010,  Gallimard).
 

Martin Heidegger, Parménide. Paris, Gallimard, janvier 2011, 290 pages.


Présentation de l'éditeur.
"Notre pensée d'aujourd'hui a pour tâche de penser de manière encore plus grecque ce qui fut pensé de manière grecque", confiait Heidegger dans son dialogue avec un interlocuteur japonais. Cet effort livre à l'ensemble de ce cours sur Parménide son itinéraire propre, au fil d'une méditation de la pensée grecque qui fait appel autant à Homère, Hésiode, Pindare, Sophocle et Platon qu'au Poème de Parménide. Réaccomplissant le voyage du penseur jusqu'à la demeure de la déesse qui l'accueille, au seuil du Poème, il introduit en même temps à ce qui forme le coeur de la pensée de Heidegger, c'est-à-dire le rapport de l'être à l'homme et de l'homme à l'être. "Le dialogue avec Parménide ne prend pas fin", notait Heidegger au terme du texte consacré au penseur grec dans les Essais et conférences, " non seulement parce que, dans les fragments conservés de son Poème, maintes choses demeurent obscures, mais aussi parce que ce qu'il dit mérite toujours d'être pensé. Mais que le dialogue soit sans fin n'est nullement un défaut. C'est le signe de l'illimité qui préserve, en lui-même et pour la pensée qui revient vers lui, la possibilité d'une mutation du destin."
 
L'article de Patrice Bollon. Le Magazine littéraire,janvier 2011.
Et Heidegger refit parler Parmédide.
Dans les manuels, Parménide (né à la fin du VIe siècle av. J.-C. dans la colonie grecque italienne d’Élée, et mort au milieu du Ve siècle), l’auteur du célèbre Poème didactique en fragments, qu’évoque un tout aussi célèbre dialogue de Platon , est invariablement classé parmi les présocratiques. Cette façon de le présenter comme le prédécesseur d’un autre penseur, bien qu’indéniable d’un point de vue chronologique (Socrate, né vers 470 av. J.-C., avait 20 ans, Parménide 65, quand ils se seraient rencontrés à Athènes), occulte ou menace d’occulter la singularité de sa propre pensée. Elle la « rabat » sur une pensée - en l’occurrence celle de Platon - qui, certes, en dérive, mais ne lui est pas forcément identique. Du moins la question doit-elle être posée. Cette interrogation devient essentielle si l’on considère la pensée de Platon non seulement comme un commencement - celui de la métaphysique occidentale - mais aussi comme la fin, en forme tout à la fois de synthèse et d’inflexion par rapport à cette synthèse, d’une époque antérieure et de la manière d’être au monde que cette époque avait développée. Si tel est le cas, on entrevoit ce que l’on risque de perdre à faire de Parménide un simple présocratique, un socratique en devenir, en quelque sorte non encore « abouti ». Retrouver sa parole singulière sous le recouvrement qu’en a effectué une autre parole peut même sembler vital, si l’on pense que s’est perdu dans cette évolution ce qui donnait à notre pensée sa valeur la plus insigne - autrement dit : si l’on pense que Parménide était au sens propre du terme un penseur « initial », proche de l’« essence », depuis barrée ou oubliée, de notre manière d’être la plus profonde ou authentique. Tel est le parti pris adopté par Heidegger quand, durant le semestre d’hiver 1942-1943, il entreprend de mener à l’université de Fribourg-en-Brisgau une longue réflexion - dont la traduction paraît aujourd’hui en France sous le titre de Parménide - sur dix vers du Poèmede Parménide, et même seulement sur deux ou trois expressions contenues dans ces vers. Des expressions, il est vrai, essentielles dans notre philosophie, puisqu’elles ne se réfèrent à rien de moins qu’à une de ses notions cardinales, sinon la plus centrale de toutes : ce que nous nommons « vérité ». Or le premier constat que fait Heidegger - et sur lequel il reviendra plusieurs fois - est que ce que nous avons décidé d’appeler « vérité », selon la racine latine veritas, n’entretient qu’un lointain rapport avec ce que les Grecs d’avant Platon nommaient, eux, alèthéia. Là où la veritas latine se définit positivement comme une correspondance, uneadequaetio , des mots aux choses, et une conformité, une certitudo, par rapport à la raison, l’ alèthéia évoquée par Parménide s’annonce d’emblée, par sa formation sémantique (« a-lèthéia », avec un a privatif, suppose une opposition avec la « lèthé »ainsi désignée), comme de nature conflictuelle, « adversative ». Littéralement,alèthéia se traduit par le « hors retrait ». Mais, si l’on tient ici un équivalent sémantique du mot, reste à comprendre de quelle épreuve il rend compte et en quoi cette épreuve diffère de la nôtre. Tout le mouvement du cours de Heidegger consistera à tenter de se défaire de notre expérience moderne des choses afin d’entrevoir s’il n’en est pas une plus originelle, que nous aurions délaissée et dont nous nous serions même, à la longue, « coupés » plus ou moins sans retour. Si la tâche est difficile, c’est que nous avons ainsi à comprendre une expérience du monde avec des mots, nos mots, qui résultent d’une expérience différente, la contiennent de part en part et sans cesse nous ramènent à elle. C’est toute la question, épineuse, de la traduction : comment faire en sorte qu’elle ne soit pas une simple projection de notre propre univers sur un autre ? Ce qui impose un long examen dont rien ne garantit qu’il réussisse. De fait, on aura compris que Heidegger chemine ici vers ce qui est au coeur de son oeuvre, la notion d’« oubli de l’être » ; mais, ce qui est passionnant dans ce cours, c’est que Heidegger ne fait justement pas de cette antienne une « notion » au sens doctrinal du terme, mais l’épreuve d’un autre rapport au monde. Réussit-il, au bout du compte, à définir cette attitude ? C’est selon. Parce que l’on se trouve ici en présence d’un cours, c’est-à-dire d’une exploration lente, malaisée et répétitive, on perçoit mieux à la fois la grandeur et les impasses de la tentative. Cette tentative est admirable par son exigence de rigueur et sa définition du travail philosophique non comme un savoir mais comme une méditation acharnée à modifier - ce qu’il est de plus difficile à faire dans la pensée, mais est peut-être justement la pensée même - notre « regard » sur les choses. Son exploration n’évite en même temps qu’à grand-peine le raisonnement circulaire, du type : l’ alèthéia est une autre expérience du monde, parce qu’elle est différente de la nôtre... À partir de ce constat, il serait loisible de tirer la conclusion, souvent faite, que Heidegger s’annonce ici plus comme une sorte de « gourou » qu’un penseur au sens rationnel du terme. Ce serait aller vite en besogne et très injuste. D’abord, parce qu’il y a tout ce que Heidegger établit en chemin - sur la question de la traduction, sur la définition de la philosophie, etc. -, les interrogations qu’il nous amène à soulever sur l’évolution de notre pensée, sur ce avec quoi elle a rompu à notre désavantage mais aussi, indirectement et à l’encontre de ses propres positions, à notre avantage. La seconde raison est que ce cours peut se lire comme une formidable réflexion sur la difficulté de comprendre, à partir de nous, ce qui se meut dans un autre champ d’expérience. Or il s’agit là d’une interrogation tout autre que théorique ou nostalgique. C’est au contraire un de nos enjeux les plus contemporains, dans un monde devenu ontologiquement pluriel, un monde dont nous n’occupons plus le centre, mais, au mieux, un des centres. Bref, Heidegger nous met ici sur la voie d’une « méthode » pour envisager ce que pourrait être un véritable « dialogue » entre les peuples. Enfin, il ne faudrait pas oublier le plaisir esthétique que diffuse un texte par instants d’une grande beauté littéraire. Pour toutes ces raisons, le Parménide de Heidegger est l’une des lectures les plus urgentes en ce début d’année.
 
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23 février 2011 3 23 /02 /février /2011 23:00
Crédit à mort                            
La décomposition du capitalisme
et ses critiques         
 
de Anselm Jappe
Mis en ligne : [23-02-2011]
Domaine :  Idées  
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Théoricien de la valeur et spécialiste de Guy Debord, Anselm Jappe a notamment publié: Guy Debord (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise, Pour une nouvelle critique de la valeur (Denoël, 2003) et Les Habits neufs de l'empire (Lignes, 2004).   


Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques. Paris, Nouvelles Editions Lignes, janvier 2011, 254 pages.


Présentation de l'éditeur.
La crise mondiale du crédit survenue à l'automne 2008 aurait conforté la théorie marxiste orthodoxe d'une crise tendancielle du capitalisme: ce dernier porterait en germe sa propre faillite. Les tenants de la " critique de la valeur" ne se satisfont pas de cette théorie, pas plus qu'ils ne se réjouissent véritablement de sa récente et apparente vérification. Car ainsi que l'expose ici Anselm Jappe, la question théorique principale doit demeurer celle de l'émancipation sociale. Or, jusqu'à preuve du contraire, la crise financière mondiale n'a nullement contribué à son progrès. Le présent volume réunit les récents travaux de recherche menés par Anselm Jappe. Revus et enrichis pour la présente édition, ils constituent à la fois une première approche de la théorie de la valeur et son application à différents objets, chaque texte s'appliquant à exposer ses propres présupposés théoriques.


Article de Nicolas Truong. Le Monde du 4 février 2011 .
Crise de civilisation. La période troublée que traverse le capitalisme mondialisé n’est pas une crise de régulation, mais bien une crise de civilisation. C’est le point de vue défendu par le philosophe Anselm Jappe, qui développe, depuis quelques années, l’une des pensées les plus originales de la mouvance radicale. Initiateur, avec Robert Kurz, en Allemagne, du groupe Krisis, connu pour son célèbre Manifeste contre le travail (Lignes-Léo Scheer, 2002), Anselm Jappe réunit dans Crédit à mort dix interventions récentes dans le débat français. Qu’il s’agisse de réflexions sur “La Princesse de Clèves aujourd’hui” ou d’analyses consacrées aux apories de la “décroissance”, le constat reste le même. Avec la crise du crédit hypothécaire, un modèle de civilisation s’effondre. Car le capitalisme ne signe pas sa marque par la domination et l’exploitation, qui n’ont pas attendu son avènement pour exister, mais se caractérise par la concurrence généralisée et une vie sociale et privée quasiment entièrement régentée par des rapports de marché. Une vie à crédit où les objets sont interchangeables et les salariés corvéables. L’auteur ne partage pas pour autant les principales critiques qui sont adressées au néolibéralisme globalisé. Il ne croit pas aux vertus du “citoyennisme” représenté par une association comme Attac, qui n’aspire, selon lui, qu’à moraliser le marché, à traquer les spéculateurs ou à taxer les produits financiers. Du sociologue Pierre Bourdieu au député José Bové, le disque serait rayé : réguler, réguler, réguler. Or inutile de sortir d’un système en cherchant à l’aménager. Anselm Jappe se situe également aux antipodes d’une surenchère révolutionnaire, notamment incarnée par le “Comité invisible” ou la revue Tiqqun, qui préfère le chaos au statu quo, la violence à la quiétude des fades démocraties, la barbarie plutôt que l’ennui. Ni accommodement ni renversement violent, donc. Mais comment dépasser une civilisation si bien installée ? L’auteur aborde cette épineuse question humblement. Car il n’a aucun modèle à proposer clé en main. Anselm Jappe refuse toutefois l’intimidation intellectuelle qui consiste à rejeter une autre voie sous prétexte qu’elle n’est pas éprouvée, à emprunter de nouvelles pistes parce qu’elles n’ont pas été testées. Une nouvelle morale des comportements s’avère certes insuffisante, mais bienvenue. Car le capitalisme n’est plus, comme autrefois, un conservatisme. Il a même totalement épousé la libéralisation des moeurs qui triompha justement en Mai 68. D’où la volonté d’Anselm Jappe de préserver des hiérarchies culturelles entre les oeuvres de l’esprit ou bien de refuser une certaine démiurgie technoscientifique qui met à mal sa conception bioéthique. Pour autant, M. Jappe récuse les arguments de l’essayiste Jean-Claude Michéa, qui considère que la décence ordinaire (”common decency”), dont parlait l’écrivain George Orwell à propos des classes populaires, constitue un puissant rempart contre le règne des conduites régies par les règles de l’intérêt et du calcul égoïste. Notamment parce qu’il y a autant de sagesse que de démesure populaire, autant de solidarité que d’incivilité, autant de don que d’exclusion. Anselm Jappe ne prétend donc pas avoir de solution à notre “crise de civilisation”. Avec un certain aplomb, mais aussi peut-être avec illusion, il considère que “le capitalisme fait beaucoup plus contre lui-même que ce que tous ses adversaires réunis ont pu faire”. Voilà au moins quelque chose à mettre selon lui à son crédit !
 
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