Crise et avenir du socialisme | | | | IDEES La Gauche et le Peuple. Lettres croisées. Jacques Julliard. Jean-Claude Michéa. Flammarion. Octobre 2014. 317 pages.
|
Jacques Julliard, né en 1933, est journaliste et historien. Directeur d'études à l'EHESS, éditorialiste à Marianne, directeur de la revue Mil Neuf Cent, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les idées contemporaines. Il a récemment publié : La reine du monde. Essai sur la démocratie d'opinion. (Flammarion, 2008), L'argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne. (Flammarion, 2008), Les gauches françaises. (Flammarion, 2012).
Jean-Claude Michéa, né en 1950, est philosophe. Il est l'auteur de plusieurs essais importants consacrés à la pensée de George Orwell, aux méfaits du libéralisme et aux dérives du socialisme. Il a récemment publié : Le complexe d'Orphée. La Gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. (Climat, 2011), Les mystères de la Gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu. (Climat, 2013).
Présentation de l'éditeur.
A l'heure où la gauche peut mourir, où la droite implose, et où les électeurs se détournent des urnes, il est plus que temps d'interroger et de clarifier notre alphabet politique. Que signifie "être de gauche" ? Qu'est-ce que "le peuple" en 2014, et est-il encore de gauche ? Quelle est la raison du divorce actuel entre le peuple et les milieux dirigeants ? Révolution, réforme, utopie ? Quel horizon donner à la gauche aujourd'hui et comment le mettre en oeuvre ? Au fil de ces questions, Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa débattent, argumentent et contre-argumentent avec une vigueur, une franchise et une bienveillance hors du commun. Leur conversation rend toute sa noblesse à un débat politique trop souvent réduit à la caricature.
L'article de Gérard Leclerc. - Royaliste. - 10 octobre 2014.
La gauche sans le peuple. Depuis son mémorable Orwell anarchiste Tory (Climats, 1995), Jean-Claude Michéa occupe une place singulière dans notre espace intellectuel. Défenseur farouche et éclairé d’une tradition ouvrière et socialiste, il s’attaque sans concession à la gauche actuelle, qu’il définit à l’exact contraire de cette tradition. Pour lui, la trahison était d’ailleurs comme inscrite dans les gènes de cette gauche, qui, dès le départ, se distingue de la cause ouvrière et du proudhonisme qui lui correspond. Michéa a pour lui toute la mémoire des XIXe et XXe siècles, il a une connaissance extrêmement pointue des textes, des hommes et des événements. Il a aussi pour lui son indifférence totale aux diktats de la pensée mainstream et de la culture installée. En un mot, il a des convictions plus fortes que tous les préjugés du moment, ce qui lui permet, à lui tout seul, de défier la doxa contemporaine.
Précisément, cette solitude, admirable en soi, fait quand même difficulté. Que peut un intellectuel, si brillant soit-il, contre toutes les puissances installées ? Par chance, il a rencontré sur sa route un autre intellectuel de belle stature, qui, a priori, pouvait passer pour son parfait contraire. Sans soupçonner un seul instant l’indépendance d’esprit de Jacques Julliard, on pouvait légitimement penser qu’il appartenait, à sa façon, à un certain establishment. Ne fut-il pas directeur délégué du Nouvel Observateur en même temps que son éditorialiste, ce qui lui conférait, aux côtés de Jean Daniel, une autorité enviable. Par ailleurs, il avait appartenu à la direction de la CFDT, à l’époque la plus effervescente de ce syndicat, avant que celui-ci ne s’aligne sur un réformisme tout à fait orthodoxe dans le cadre du libéralisme triomphant. Enfin, Julliard avait été l’un des principaux inspirateurs de ce qu’on appelait la deuxième gauche, celle qui trouva, dans son opposition à François Mitterrand, ses figures de référence, avec un Michel Rocard et un Jacques Delors.
En poussant les choses à l’extrême, on aurait pu définir Jacques Julliard comme intellectuel organique de la gauche et précisément de la gauche accusée par Jean-Claude Michéa des pires dérives, et un rapprochement, même dans un but d’échanges désintéressées, aurait pu paraître hautement improbable. Eh bien non ! J’avais pu me rendre compte, grâce à une première rencontre sur France Culture, comment le premier était presque passionnément intéressé par la pensée du second. Il y avait à cela une bonne raison. Julliard, en tant qu’universitaire, est un des meilleurs connaisseurs du terrain balisé par Michéa, et il ne pouvait que s’emparer de ses livres pour mesurer ses accords et ses désaccords. Mais il est une autre raison : le militant de gauche est lui aussi troublé par l’évolution actuelle du monde et la toute puissance d’un système hyper-capitaliste. On a beau vouloir, avec Rocard et Delors, moderniser la gauche, en la mettant en phase avec l’économie moderne, arrive un moment où éclate une véritable crise de conscience. Il y a d’abord cet évident divorce entre la gauche et le peuple: « François Mitterrand avait été l’élu d’une coalition classique, de type Front populaire ; quelques trente ans plus tard, François Hollande sera celui d’une coalition bobo, dans laquelle les éléments populaires n’ont joué qu’un rôle de supplétifs. » Sur ce point précis, il y a convergence totale entre les deux hommes qui partagent complètement l’analyse de Christophe Guilluy sur « la France périphérique ». Et Julliard de citer aussi le livre précurseur d’Éric Conan (La gauche sans le peuple, Fayard, 2004): « La gauche a cru le peuple disparu parce qu’il l’a progressivement quittée. Ou peut-être est-ce l’inverse : la gauche a perdu le peuple parce qu’elle l’a cru disparu. »
Et puis il y a aussi, pour un disciple de Péguy et de Simone Weil, l’évidence d’une considérable rupture morale. Même s’il résiste à la condamnation globale de Michéa à l’égard du libéralisme comme système d’assujettissement du monde, il lui accorde beaucoup sur ce terrain. Le fossé qui sépare la gauche du peuple est aussi d’ordre moral : « C’est votre mérite et votre courage de l’avoir mis en évidence, en soulignant que la common decency, qui est le fait du peuple, n’est nullement partagé par les élites. La preuve, ce sont les ricanements et les haussements d’épaule de la part de vos critiques les plus acharnés à l’énoncé de ce concept, dans lequel ils décèlent des éléments réactionnaires. Je me garderai bien de les suivre sur ce terrain, où la gauche radicale communie avec la gauche bobo contre toute évocation de la question morale. J’ai déjà dit qu’à mes yeux, c’est sur ce terrain que se joue l’avenir du socialisme et, si vous le permettez, de la gauche elle-même. » Il s’agit de bien mesurer comment l’affrontement avec la logique inhérente au système économique mondialisé a une portée anthropologique, qui met en danger, souligne Michéa, « la substance même de l’âme humaine ».
Ainsi il ne pouvait y avoir qu’un rapprochement entre le philosophe et l’historien, qui s’est traduit par un échange de correspondance, où l’un et l’autre se font part de leurs objections et de leurs différences, mais sur un fond d’accord qui ne cesse de grandir. L’historien estime, par exemple, que le philosophe minore l’alliance de fait entre le peuple ouvrier et la gauche républicaine, qui trouve ses origines dans les Lumières et le culte du progrès. Cela donne lieu à une discussion serrée, où les deux grands lecteurs évoquent avec délices tous les plis d’un passé qu’ils connaissent mieux que quiconque aujourd’hui. On retiendra aussi les distinguos très utiles de Julliard entre les différentes déclinaisons du libéralisme et les rapports ambigus que celui-ci entretient avec la démocratie et la technocratie. On constatera, qu’aiguillonné par son interlocuteur bienveillant, Michéa se montre au meilleur de sa forme pour exprimer ses idées, les approfondir et les défendre contre des adversaires souvent furieux.
Mais au terme de cet échange, on ne peut s’empêcher à la fois d’applaudir cette rencontre et de supputer, avec quelque effroi, la portée d’un accord, qui nous met en face du caractère démesuré de la tâche à entreprendre. En incitant Jacques Julliard à revenir à ses amours premières pour le syndicalisme révolutionnaire, ce n’est pas à un exercice de nostalgie que Jean-Claude Michéa nous invite, mais à un renversement sismique de l’ordre (ou plutôt du désordre) mondial. Julliard a beau énoncer avec le plus grand calme et la plus impavide assurance les mesures qui s’imposent pour transformer les choses, il annonce, ipso facto, un bras de fer impitoyable avec les forces triomphantes de ce temps. La réorientation totale de l’appareil productif, avec la nationalisation du crédit et le retour à une certaine planification, c’est un travail qui effraierait les titans eux-mêmes ! Et en appeler au peuple pour cette nouvelle révolution c’est un défi de plus. Que peuvent deux intellectuels isolés dans le fracas du monde ? Mais la simple affirmation de leur courage, c’est l’étincelle qui fait espérer l’aurore.