Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 février 2016 7 21 /02 /février /2016 22:45
La gauche, entre
le vieux et le neuf
 

 

IDEES
A demain
Gramsci.
Gaël Brustier.
Le Cerf.
Octobre 2015.
72 pages.
 

 
Gaël Brustier, né en 1978, est chercheur en sciences politiques. Passé du séguinisme au chevénementisme, actuellement proche de la gauche critique, il observe en profondeur les changements culturels qui affectent la société française. Il a récemment publié :  Voyage au bout de la droite. (Mille et une nuits, 2011), La Guerre culturelle aura bien lieu. (Mille et une nuits, 2013), Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la manif pour tous ? (Le Cerf, 2014).
 
Présentation de l'éditeur.
Et si la gauche continuait à perdre élection sur élection ? Et si la gauche se coupait définitivement de ceux qui croient encore en elle ? Et si la gauche n'avait plus rien à proposer ? Et si, tout simplement, la gauche avait définitivement perdu, au XXIe siècle, la bataille des idées, qu'elle avait pris pour habitude de gagner au XXe ? Revenant sur la vie et les leçons du philosophe italien Gramsci, notamment celle qui fait de la victoire idéologique le préalable de toute victoire électorale, les utilisant comme outils pour analyser la situation politique, morale mais aussi religieuse de notre pays, Gaël Brustier se livre à une critique frontale de la gauche telle qu'elle va, examinant tour à tour les raisons de son déclin, les échecs de sa façon de gouverner, la probabilité de sa mort prochaine et la possibilité de sa résurrection. Du quinquennat de François Hollande à l'influence du pape François, en passant par la crise néolibérale, les paniques identitaires et les attentats du 7 janvier, cet essai brillant et corrosif interpelle une gauche qui "recherche désespérément son peuple".
 
L'article de Jean-Paul Maréchal. - Esprit - janvier 2016.
En juin dernier, à l’occasion du dernier congrès du Parti socialiste, la motion proposée par Jean-Christophe Cambadélis le reconnaissait : la gauche « n’est plus en situation d’hégémonie culturelle ». C’est le moins qu’on puisse dire !
Comme le résume Gaël Brustier dans son lumineux petit livre, qu’il s’agisse de l’accélération de la mondialisation consécutive à l’entrée de la Chine dans l’OMC, de l’internationalisation d’un salafisme djihadiste toujours plus virulent ou du déclassement qui touche bon nombre de nos concitoyens : « tout cela n’a été anticipé ou compris ni par la gauche radicale, ni, a fortiori, par la social-démocratie » (p. 39-40).
Or, tandis que la gauche remportait toutes les élections (régionales, sénatoriales, présidentielles, législatives) – et se félicitait de l’excellence de sa stratégie –, la droite, elle, s’emparait d’un pouvoir essentiel: celui des idées, pouvoir qu’Antonio Gramsci nomme, justement, « hégémonie culturelle ». D’où la nécessité pour la gauche de découvrir ou redécouvrir Antonio Gramsci, de s’approprier certains de ses concepts les plus opératoires afin de comprendre la nature de la crise qu’elle traverse et d’imaginer des moyens d’en sortir.
L’une des grandes originalités de la pensée gramscienne est de considérer que dans le combat politique, la question culturelle – le « front culturel » – compte autant que les fronts économiques et politiques. Pour l’auteur des Cahiers de prison, aucune domination politique n’est envisageable dans la durée si elle ne s’accompagne pas d’une domination culturelle, c’est-à-dire de la capacité à « créer un univers d’idées, de symboles et d’images dans lesquelles un peuple se reconnaît » (p. 20). Les conseillers en communication n’y peuvent rien changer, le peuple ne signant jamais un contrat dans lequel il ne croit pas, le pouvoir est toujours contraint d’articuler le consentement des citoyens et la coercition. L’hégémonie culturelle, dans son acception gramscienne, suppose donc la réunion de la « société civile » et de la « société politique », la première disposant des instruments de persuasion et la seconde de ceux de coercition. « Lorsque le système économique et les représentations collectives s’articulent parfaitement, se forme [alors] ce qu’on appelle un « bloc historique », c’est-à-dire l’adhésion de classes sociales différentes à un même projet politique, correspondant à un niveau d’évolution donné du système économique » (p. 27).
Or, les sociodémocrates se sont lourdement trompés en pensant que l’Union européenne pouvait constituer un substitut à un socialisme auquel ils ne croyaient plus. Pouvoir non démocratique fonctionnant grâce à des élites qui se sont autonomisées des peuples et prennent de plus en plus de libertés avec la démocratie, théâtre d’une « souveraineté fragmentée » où les lobbys – notamment celui de la finance – font largement la loi, l’Union européenne est dans l’impossibilité de susciter un engouement susceptible de se transformer en « bloc historique ».
Si l’on ajoute à cela que la réponse de la gauche face à l’érosion de son électorat populaire consiste à répéter que les partis de droite et d’extrême droite « trompent » les ouvriers et les employés, on comprend mieux la difficulté qu’elle éprouve à mobiliser ces derniers. Les politiques de gauche ne comprennent pas que l’intérêt des dominés n’est pas donné une fois pour toutes mais « construit ». La gauche « réaliste » parle d’indices, de taux d’endettement, de notations financières et néglige ce qui mobilise l’électeur : une vision du monde. il est donc urgent pour elle de « proposer des réponses qui donnent sens à l’expérience quotidienne. » (p. 48) des citoyens.
Ce n’est pas un hasard si la droite a repris l’ascendant idéologique avec des thèmes tels que ceux de l’économie et de la nation. Le plus navrant dans tout cela, c’est aussi que, face à l’incapacité des politiques d’austérité à sortir l’Europe de la crise, la gauche aura trahi ses idéaux pour rien. « Le social-libéralisme, prévient Gaël Brustier, va sombrer avec le Titanic néolibéral » (p. 38)
Pour l’auteur, la « gauche d’après », celle qui s’enracinera sur le « sens commun » des gens, est en train de naitre aux marges de l’Europe : en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Ecosse. Et de citer en exemple, comme « héros gramscien », le pape François, qui par son langage simple sait toucher un grand nombre d’hommes et de femmes partout dans le monde.
Le chantier qui attend le camp progressiste est immense et passionnant. Il faut élaborer une pensée qui, comme l’écrivait Raymond Aron à propos du marxisme, puisse être expliquée en cind minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle. Ce fut la force du néolibéralisme. On voudrait croire que rien n’est perdu. Comme l’écrivait le célèbre penseur sarde dans son vingt-huitième Cahier de Prison :« Tout écroulement porte en soi des désordres intellectuels et moraux. Il faut créer des hommes sobres, patients qui ne désespèrent pas devant les pires horreurs et ne s’exaltent pas pour chaque ânerie. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. »
 
Autre article recommandé : Bertrand Renouvin, « Gramsci pour demain ? » - Royaliste - 17 novembre 2015.
 
Partager cet article
Repost0
15 novembre 2015 7 15 /11 /novembre /2015 15:23
Chronique d'une
France affaiblie
 
 
 

 

IDEES
Doit-on le dire ?
Jacques Bainville.
Les Belles Lettres.
Mars 2015.
366 pages.
 

 
Jacques Bainville (1879,1936), historien et journaliste. Un des esprits les plus lucides et les plus visionnaires de son temps. Chroniqueur à l'Action française, où il commente chaque jour la politique étrangère, il est l'auteur de nombreux articles dans La Liberté, Le Petit Parisien ou La Revue universelle. Publications récentes : Jacques Bainville : Histoire de France. (Tallandier, 2007). - Christophe Dickès : Bainville. La Monarchie des lettres. (Robert Laffont, 2011). 
 
Présentation de l'éditeur.
« Ce volume, formé des articles qui paraissaient chaque semaine dans Candide, est l'un des plus représentatifs du talent de Jacques Bainville. La variété des sujets traités y est le signe de la curiosité et de l'étendue de l’esprit de son auteur. L’article court, genre qui oblige à une concentration de pensée et d’expression devait tout naturellement tenter un écrivain comme Jacques Bainville. A lire ce recueil, on verra qu’il y a excellé. Sur toutes les affaires, petites ou grandes, qui ont occupé Paris et la France depuis 1924, Jacques Bainville confie ici ses impressions. Une représentation théâtrale, une lecture, une publication des lettres de Napoléon, une candidature aux élections législatives, les déclarations d’un ministre, les crises financières, les difficultés diplomatiques, tout est objet de remarques pittoresques et de réflexions valables. Mais ce qui fait la valeur exceptionnelle de ces articles séparés, c’est que Jacques Bainville qui avait une vaste culture et qui avait beaucoup réfléchi savait qu’il n’y a pas de questions isolées. Ce recueil est le livre d’un historien et d’un philosophe d’où sa sérénité constante et son unité. » André Chaumeix, extrait de la préface d’origine, 1939.
 
L'article de Bernard Quiriny. - Causeur - 7 juin 2015.
Bainville chroniqueur. En 1924, l’éditeur Arthème Fayard (deuxième du nom) lance Candide, hebdomadaire d’actualité politique et littéraire, plutôt à droite, dirigé par Pierre Gaxotte. Y collaborent des plumes comme Albert Thibaudet, Benjamin Crémieux, Léon Daudet ou le caricaturiste Sennep, pilier de la rubrique humoristique. Avec un tirage de 80 000 exemplaires dès l’année du lancement, Candide est l’un des premiers hebdomadaires français ; sa diffusion passe 400 000 exemplaires au milieu des années 1930, presque autant que Gringoire et plus que Marianne ou Vendredi. Jacques Bainville, 45 ans à l’époque, célèbre pour ses livres d’histoire (Histoire de deux peuples, Histoire de France) et ses essais (Les conséquences politiques de la paix, fameuse dénonciation du Traité de Versailles), est invité à écrire par Fayard. Aguerri au journalisme (il écrira durant sa vie pour plus de trente titres), il se voit confier un billet de deux colonnes à la une, sous le titre « Doit-on le dire ? », pour parler de ce qu’il veut, vie politique et parlementaire, actualité diplomatique, mœurs, arts, littérature. La forme étant libre, Bainville s’en donne à cœur joie, testant tout : dialogue, saynète futuriste (un débat à la chambre en… 1975), commentaire, etc. Très lue, cette chronique donne lieu en 1939 à un recueil de 250 papiers chez Fayard, avec une préface d’André Chaumeix. C’est ce volume qu’exhume aujourd’hui Jean-Claude Zylberstein dans sa collection « Le goût des idées », avec un avant-propos de Christophe Parry.
Y a-t-il un sens à relire aujourd’hui ces chroniques de l’entre-deux-guerres ? Beaucoup d’événements dont elles parlent sont sortis des mémoires, on n’en saisit pas toujours les subtilités. Deux ou trois mots de contextualisation n’auraient pas été de trop. Mais quand même, quel plaisir ! Plaisir de voyager dans le temps, déjà : on respire dans ces billets l’atmosphère de la Troisième République, avec les grands députés, les inquiétudes devant le franc trop faible et l’Allemagne trop forte, la démission de Millerand, les polémiques, les scandales. Il n’y a pas que la politique qui passionne Bainville : tout lui est bon pour réfléchir et plaisanter, du dernier prix littéraire aux vacances des Français en passant par les séances de l’Académie (il y sera élu en 1935) et le politiquement correct qui, déjà, fait ses ravages. Ainsi Bainville ironiste-t-il en 1928 sur le remplacement du Ministère de la guerre par un Ministère de la Défense nationale, tellement plus rassurant… Quant à ses opinions, elles n’étonnent pas, pour qui connaît son parcours : Bainville défend le capitalisme, critique les dérives du du parlementarisme, et réserve ses meilleures flèches aux socialistes, adorateurs du fisc et de l’égalité, ainsi qu’à tous les opportunistes et à tous les utopismes, qu’il estime toujours trompeurs et dangereux.
Ses armes sont l’ironie, la fausse candeur, la banderille plantée l’air de rien. Les chutes de ses papiers, souvent, sont excellentes. « Je ne vois qu’une difficulté à la défense des écrivains contre le fisc, dit-il. L’organisation de leur grève se conçoit assez mal. Il y aurait bien celle des chefs-d’œuvre. Malheureusement elle est déjà commencée ». On glane dans ces pages beaucoup de petits aphorismes malicieux, toujours applicables aujourd’hui. « A condition de ne donner ni chiffres ni dates, vous pouvez conjecturer tout ce que vous voudrez » : ne dirait-on pas qu’il parle de la courbe du chômage dans nos années 2015 ? De même, voyez ce papier de 1934 où il cloue au pilori deux députés radicaux qui ont fait campagne contre « les congrégations économiques et l’oligarchie financière » : « Jamais on ne s’est moqué du peuple à ce point-là ». Toute ressemblance avec un certain discours au Bourget, etc. Comme on voit, il y a de quoi rire dans ce volume. On y voit un Bainville, léger, caustique, différent du Bainville des grands livres, le Napoléon, les Histoires, le Bismarck. C’est sa facette voltairienne, si l’on veut, lui qui si souvent fut comparé à Voltaire, et qui ne pouvait mieux exprimer cet aspect de sa personnalité que dans un journal intitulé Candide. La façon de Voltaire, il la résume d’ailleurs dans une chronique : tout oser et, pour cela, «joindre beaucoup de style à beaucoup d’esprit».
Partager cet article
Repost0
18 octobre 2015 7 18 /10 /octobre /2015 15:49
Une leçon politique
 
 
 

 

IDEES
Situation
de la France
Pierre Manent.
Desclée de Brouwer.
Août 2015.
176 pages.
 

 
Pierre Manent, né en 1949, est philosophe. Normalien, directeur d’études à l’EHESS, fondateur avec Raymond Aron de la revue Commentaire, ses réflexions sur la pensée politique sont au cœur des débats contemporains. Il a récemment publié : Cours familier de philosophie politique. (Fayard, 2001). - La Raison des nations. (Gallimard, 2006). - Les Métamorphoses de la cité. (Flammarion, 2010). – Montaigne. La vie sans loi. (Flammarion, 2014).
 
Présentation de l'éditeur.
La réponse aux attentats de janvier 2015 appelait un renouvellement des idées, des dispositions et des actions de notre pays. Perdurent au contraire les manières de penser les plus paralysantes : la "laïcité" serait la solution au "problème de l'islam", l'effacement de la présence publique du religieux serait la solution au problème des religions. Tout est faux dans cette thèse. Au lieu de chercher une neutralité impossible, qui couvrirait en fait une guerre sournoise, nous devons accepter et organiser la coexistence publique des religions, leur participation à la conversation civique. En entrant dans la communauté nationale, l'islam est entré dans une nation de marque chrétienne, où les juifs jouent un rôle éminent. Toute politique qui ignore cette réalité court à un échec cuisant, et met en danger l'intégrité du corps civique. Il s'agit donc, tout en préservant la neutralité de l'Etat, de faire coexister et collaborer ces trois "masses spirituelles". Loin que la mondialisation réclame l'effacement de la nation et la neutralisation de la religion, c'est son indépendance politique et spirituelle, et son ouverture au religieux, qui permettront à la France de franchir en sûreté et avec honneur la zone de dangers dans laquelle elle est entrée.
 
L'article de Gérard Leclerc. - Royaliste - 22 septembre 2015.
Le diagnostic de Pierre Manent. En un essai court, mais d’une densité extrême, Pierre Manent opère un diagnostic un diagnostic impitoyable sur la situation de la France. Il aborde, en effet, toutes les questions qui fâchent, met le doigt où ça fait mal, mais à l’inverse des prophètes en désenchantement, il indique vers quelles solutions nous devrions nous diriger. Loin aussi de partager l’idée d’un déclin inéluctable des nations, il affirme leur caractère pérenne qu’aucune construction supranationale ne saurait suppléer. Il faut citer ici les quelques lignes décisives qu’il consacre au sujet : « Tandis que la vie politique nationale était de moins en moins satisfaisante, citoyens et gouvernants regardaient vers l’Europe comme vers le lieu naturel où la liberté et le gouvernement trouveraient également le repos. Le peuple mécontent du gouvernement et le gouvernement mécontent du peuple regardaient ensemble vers la terre promise de l’Europe où ils seraient enfin débarrassés l’un de l’autre. Cette douce espérance n’a plus cours. Gouvernants et gouvernés restent prisonniers les uns des autres, prisonniers aussi d’ailleurs d’une Union Européenne qui n’est désormais qu’un problème insoluble de plus. » Ce ne sont pas les plus récents événements qui démentiront ce jugement lapidaire : la crise migratoire a mis en évidence les contradictions insolubles d’une Europe incapable d’adopter une ligne de conduite commune. En d’autres termes, nous ne pouvons nous débarrasser de notre fardeau sur une instance qui nous en délivrerait. C’est d’abord à nous-mêmes, au peuple constitué que nous formons qu’il appartient de prendre son destin en main.
Mais ce n’est nullement évident d’accepter la lucidité qui conviendrait et les décisions qui s’imposeraient. Pour Pierre Manent, depuis le général De Gaulle, qui nous avait sorti du traumatisme de la défaite, c’est le renoncement qui s’est imposé : « Dans la Résistance s’incarne effectivement notre dernière grande expérience formatrice, mais en dépit des commémorations nous ne savons que faire de cette expérience depuis que nous avons renoncé à l’effort qui répondait à la défaite. Nous n’avons pas eu d’autre expérience politique significative, mais celle-ci a cessé de nous éduquer. » Ce regard sur le passé n’est nullement nostalgique, il invite à nous ressaisir au plus vite pour affronter nos défis présents qui ont changé de nature. Et l’auteur de pointer en priorité le phénomène religieux, qu’il faudrait enfin prendre au sérieux, en se dispensant de se retrancher derrière une laïcité de principe, parfaitement illusoire dès lors qu’elle ne constitue qu’un talisman qui nous cache l’objet très réel, en tant que fait social et politique. Inutile de biaiser pour se protéger du grief d’islamophobie, l’objet en question est bien l’islam qu’il ne s’agit pas de traiter en ennemi, en dépit des dérives terroristes auxquelles il donne lieu, mais précisément comme un phénomène spécifique, en sa désinence contemporaine. Il est vrai qu’un tel éclairage contredit nos préjugés à propos d’un religieux qui ne relèverait désormais que des convictions les plus intimes, en intervenant de moins en moins comme forme collective. Non, ce n’est pas la sortie du religieux qui a caractérisé l’évolution récente des pays musulmans, mais c’est sa réaffirmation. Pour ne l’avoir pas compris ou pas voulu l’admettre, c’est la terrible désillusion des printemps arabes qui nous est tombée dessus
Comment caractériser le phénomène religieux musulman dans une généralité qui s’impose à nous, avec la force d’évidence qu’impose l’existence d’une communauté qui est partie prenante de notre vie nationale, comme de notre vie la plus quotidienne ? « L’islam reste la règle évidente et obligatoire des mœurs. Cette règle est déclarée, explicitée, revendiquée comme telle. Elle est un thème constant de la vie quotidienne des musulmans, dont elle informe les dispositions sociales et morales, en particulier les dispositions selon lesquelles les hommes et les femmes conduisent leurs relations. Comme je l’ai déjà relevé, l’islam politique entend faire de la religion non seulement un état des mœurs, non seulement un thème insistant de vie commune, mais encore un projet collectif, une grande ambition, et cette perspective séduit des mouvements plus ou moins nombreux, plus ou moins radicaux, plus ou moins violents, qui agissent dans un registre inséparablement religieux et politique, parfois militaire. »
Ce phénomène nous atteint directement, sous des formes qu’il importe par ailleurs de distinguer, même si nous sommes contraints de les reconnaître toutes, et éventuellement de les contrer avec les moyens adéquats, donc policiers et militaires. Pas d’amalgame bien sûr, mais la reconnaissance, hors de l’extrémisme et a fortiori du terrorisme, du fait majeur que « nos concitoyens musulmans sont suffisamment nombreux, suffisamment assurés de leur bon droit, suffisamment attachés à leurs croyances et à leurs mœurs pour que notre corps politique soit substantiellement, sinon essentiellement transformé par leur présence. Encore une fois nous ne pouvons faire autrement que d’accepter ce changement. » Et cela implique d’admettre des habitudes qui ne sont pas les nôtres, auxquelles nous souffrons parfois de consentir. Il faudra bien qu’un compromis se dessine.
Il conviendrait de reprendre toute la démonstration de Pierre Manent, qui me paraît extrêmement convaincante et qui a ce mérite premier de dire les choses en vérité, sans les édulcorer et sans non plus les aggraver. Ce n’est pas la malveillance qui l’inspire, mais au contraire une sagesse civique qui recherche les moyens de redéfinition d’un bien commun perceptible à tous. On comprend à partir de là comment la laïcité à elle-seule ne répond pas à nos difficultés : « La laïcité est un dispositif de gouvernement qui n’épuise pas le sens de la vie commune, et qui d’ailleurs en donne une représentation abstraite et fort pauvre. On n’habite pas une séparation. » Voilà qui renvoie à des considérations historiques, en même temps qu’à des analyses très contemporaines. L’histoire à revisiter est celle de la Troisième République et de l’équilibre qu’elle avait établi, qui ne méconnaissait nullement le passé et donc l’identité chrétienne de la France : la preuve en est l’insistance mise sur le XVIIe siècle dans la culture de l’école républicaine. Le présent à interroger est celui des relations réciproques entre les grandes masses spirituelles aujourd’hui en mouvement. Pierre Manent relève qu’au sein de ces masses « l’Église catholique est la seule force spirituelle engagée dans une démarche qui prend en compte d’une manière délibérée et pour ainsi dire thématique les revendications et les vues des autres. » Il y aurait donc là une singularité à reconnaître et à utiliser dans un but de régulation d’une nation à faire vivre dans les conditions qui s’imposent à nous. Pour le meilleur, espérons-le.
Partager cet article
Repost0
21 juin 2015 7 21 /06 /juin /2015 13:46
Métaphysique
et politique
 
 
 

 

IDEES
La Politique.
Pierre Boutang.
Postface de
Michaël Bar-Zvi.
Les Provinciales.
Mai 2014.
160 pages.
 

Pierre Boutang (1916-1998), philosophe, essayiste politique et journaliste. Normalien, disciple de Charles Maurras et de Gabriel Marcel, il dirige de 1955 à 1967 l'hebdomadaire royaliste La Nation française, qui rassemble les meilleures plumes de l'époque.  Publications récentes : Dossier H - Pierre Boutang. (L'Age d'homme, 2002). - La Source sacrée. (Ed. du Rocher, 2003).
 
Présentation de l'éditeur.
« L’existence d’un homme dont je dépendais, qui me donnait le nom qu’il avait reçu, qui créait dans la relation à moi une situation irréductible, était l’inépuisable matière de ma première réflexion. Cela était ainsi, il était mon père, c’était un “fait”. Mais ce fait était originel, il était plus spirituel que l’esprit, il absorbait, pour ainsi dire, l’esprit, et remplissait la solitude. Il créait une “puissance” légitime que rien ne pouvait me faire contester. (…) Sans doute, les tristes abstractions dont la société libérale et bourgeoise, autour de 1928, continuait à se mystifier elle-même, pouvaient être facilement rejetées. J’étais boursier dans un lycée de province, et je savais par contact, quelle dérision c’était que l’égalité humaine proclamée par cette société. Je pense que les garçons de mon âge et de ma condition, si la crise française avait été aussi aiguë que la crise allemande, et s’ils avaient rencontré un message analogue à celui de Hitler, auraient été assez facilement “nationaux-socialistes” et auraient renié toutes les lois non écrites, dans le saccage des valeurs abstraites superficielles qui coïncidaient avec le contenu idéal de la “démocratie” (…) Pour moi, l’étonnement et l’ivresse devant les formes particulières, les idées naissant au contact même des choses étaient un risque certain. Elles créaient une indifférence morale complète, et m’absorbaient dans la particularité. Les préceptes, par eux-mêmes, auraient été sans force contre un mouvement toujours plus ivre de connaissance. (…) C’est l’autorité de mon père (le fait qu’il reconnaissait les lois non écrites), qui me maintint au moins théoriquement dans leur domaine. ».
 
L'article de Gérard Leclerc. - Royaliste - 12 septembre 2014.

La politique de Pierre Boutang. Rééditer La politique considérée comme souci de Pierre Boutang, qui date de 1948, constitue une heureuse initiative dont il convient de féliciter Olivier Véron, directeur des Provinciales, ainsi que Michaël Bar-Zvi, auteur d’une judicieuse postface. Ce n’est pas un texte facile que cet essai composé par le philosophe trentenaire, qui jamais ne ménage son lecteur. La difficulté conceptuelle persistera dans les œuvres de la maturité, au point parfois de désorienter des lecteurs très avertis. Gabriel Marcel, un peu décontenancé, avait ainsi demandé des éclaircissements à Jeanne Parain-Vial. Mais l’effort que requiert Boutang n’est jamais gratuit. Il est proportionné à la complexité et à la profondeur des sujets qu’il aborde et soumet à un intense discernement ainsi qu’à la densité d’une culture éblouissante. Mais dans le cas de «La politique», il est nécessaire de mettre en perspective cette réflexion, dont une des clés est l’itinéraire personnel du jeune philosophe. Pierre Boutang vient de vivre l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale, notamment depuis Rabat où il s’était installé, prenant de la distance par rapport à la France occupée et observant toute l’ampleur géopolitique du séisme. Le sentiment du tragique le hante, l’obligeant sans cesse à interroger cette infinie possibilité d’anéantissement de la réalité humaine. Auschwitz est présent dans cet essai, tout autant que la Kolyma, et le passage à la maturité du penseur se distingue par l’obsession de la dégradation humaine et de l’expérience du démoniaque.

Il faut tout de même se souvenir que la tentation totalitaire est alors le lot d’une part considérable du «parti intellectuel». Non seulement Boutang y échappe, mais sa lucidité lui permet de saisir ce que d’autres mettront plusieurs décennies à admettre. Avant même Hannah Arendt, il a compris que l’expérience du démoniaque est originelle: «Elle était en nous, elle attendait notre défaillance, le relâchement de nos mesures, pour apparaître à notre conscience, et c’est lorsque nous prétendons que la mesure va de soi et que l’histoire est une accumulation progressive de ces mesures, que l’échec se produit et que l’horreur est engendrée. L’Allemagne national-socialiste nous a rendu dans la révélation de l’horrible, un service analogue à celui de Kafka: des hommes ordinaires menant une vie ordinaire, des « fonctionnaires » (sur lesquels l’optimisme rationaliste pouvait fonder la plus grande espérance, car la fonction c’est la loi, la réciprocité, donc l’universalité) sont devenus les instruments d’une conspiration infernale pour briser, dissocier l’être même de l’homme...» Les pages écrites avec tant de force anéantissent d’avance les accusations misérables de l’adversaire qui voudra à toute fin démoniser Boutang. D’avance, sa pensée démasque ceux qui tenteront de faire oublier leur complicité avec les régimes de terreur. «Ceux qui pensent qu’en France la Révolution serait moins atroce qu’elle le fut dans la Hongrie de Béla Kun, oublient que la comédie et une certaine forme de plaisanterie paysanne ou de gouaille ouvrière accentueront l’atrocité. Le comique qui tourne mal et s’impatiente de soi-même, crée le pathétique sans issue. La vanité s’y ajoute: la terreur de 1793 fut en grande partie le fait d’hommes de lettres ratés et d’auteurs dramatiques sifflés.»
Il est vrai que ces propos se rapportent déjà à une époque enfouie et que l’on éprouve quelque mal à en ranimer le souvenir, les bassesses et les tristes illusions. Mais une autre coordonnée doit être aussi mise à jour pour percevoir l’originalité et la problématique de cette politique. En deux mots: Boutang est un normalien maurrassien. Il a été à une double école, celle de l’Action Française lue à l’ombre paternelle depuis l’enfance et celle de l’université française dans ses plus brillantes déclinaisons: le lycée du Parc à Lyon et la rue d’Ulm à Paris. Comment ont pu se concilier dans son esprit ce qu’il a appris de Maurras et ce qu’il a appris aussi bien de Jankélévitch, Jean Wahl, Léon Brunschvicg et bien d’autres ? Bien sûr, avec un étudiant de sa trempe, on peut s’attendre à une démarche tout à fait singulière et originale. Il n’empêche qu’il y avait un sérieux travail d’élucidation à opérer. La pensée de Maurras ne s’est jamais vraiment ordonnée dans un discours philosophique unifié. On a voulu souvent l’assimiler à un rameau du comtisme, mais sans voir qu’il avait répudié la structure même du positivisme, retenant simplement l’intention scientifique. C’était aussi la vision de Simone Weil, grande admiratrice de Comte et pourtant métaphysicienne absolue. Il y a donc chez l’auteur d’Antinéa un énigmatique cheminement à travers la haute culture humaniste mâtinée de politique positive, d’interrogations platoniciennes, de réminiscences chrétiennes...En dépit de la volonté de synthèse, il n’y a pas de théorisation vraiment centrale.
Pierre Boutang, justement, dans ce premier essai, va tenter d’esquisser le discours philosophique absent avec ses ressources de normalien aguerri. Le titre de l’ouvrage pourrait laisser penser qu’il a été inspiré par Martin Heidegger, et de fait, il n’a pas pu ne pas être impressionné par la découverte du disciple de Husserl et par ce dernier lui-même. Mais la référence principale quant au concept du souci est bel et bien platonicienne. Et si Heidegger est implicitement invoqué, c’est peut-être dans sa première acception du Sorge. Michaël Bar-Zvi est bien inspiré de recourir à La phénoménologie de la vie religieuse, «où il est défini comme la préoccupation inquiète du chrétien chez saint Augustin (...) Le souci n’est pas une pure et simple préoccupation, mais un mode fondamental de l’être de l’homme» Cette précision est indispensable pour comprendre l’intention de cette politique qui n’est réductible ni au modèle des sciences politiques classiques, ni à la démarche idéologique de qui veut s’insérer dans la systématisation des opinions. La réponse apportée dans l’essai est à la fois modeste et ambitieuse, puisqu’il s’agit de «découvrir un chemin, un sentier dans la forêt de l’existence, un sentier qui communique avec bien d’autres, mais qui doit être distinct».
Le chemin de la politique n’est pas directement celui de la recherche du Bien en soi, même si le Bien apparaît à l’issue ou au détour. Car le souci véritablement humain ne saurait se rigidifier dans l’impasse scientiste. Il y a une essence propre du politique, mais jamais détachée de la condition humaine totale...Voilà un faible résumé d’une entreprise étonnante, à certains égards foisonnante. Car le projet de Boutang est en même temps grandiose. Non content d’esquisser un statut du souci, avec la recherche des sentiments fondamentaux où se reconnaît la vocation politique, il ambitionne rien moins qu’une nouvelle approche de l’économie et des institutions. C’est dire que l’essai inachevé donne l’espoir de la grande œuvre à venir.
 
Autre article recommandé : Juan Asensio, "A propos de Pierre Boutang. La politique considérée comme souci." - Stalker, 2 septembre 2014.
 
Partager cet article
Repost0
14 mai 2015 4 14 /05 /mai /2015 09:36
Georges Sorel,
l'intempestif
 
 
 

 

IDEES
Sorel méconnu.
Revue Mil neuf cent.
n° 32 - 2014.
Mars 2015.
254 pages.
 

 
La revue Mil neuf cent a pour ambition d'explorer l'histoire intellectuelle au tournant des XIXe et XXe siècles. Dirigée par Jacques Julliard, elle est également le support privilégié des études soreliennes. Depuis 1983, elle a publié près de 800 pages de correspondances, de manuscrits ou de textes rares de Georges Sorel. 
 
Mil neuf cent - Sommaire du n°32, 2014 : " Sorel méconnu".
Jacques Julliard, Sorel inconnu, méconnu, reconnu. - Willy Gianinazzi, de l'ingénieur au philosophe social. - Alice Ingold, penser à l'épreuve des conflits. Sorel ingénieur hydraulique à Perpignan. - Georges Ribeill, Sorel, observateur critique des chemins de fer français. - Marco Saraceno, volonté, effort et valeur. La psychologie du travail de Sorel. - Tommaso Giordani, introduction au pragmatisme de Sorel. - Alexandre Moatti, de la valeur démonstrative du mot "science" chez Sorel. - Eric Brandom, l'institution et l'ethétique. Sorel, Vico et Croce. - Piotr Laskowski, Sorel, l'intempestif. Au prisme des stratégies contemporaines. - Hervé Duchêne, Sorel et l'histoire des religions. Lettres de Sorel à Salomon Reinach. - Georges Sorel, Orpheus et la critique des religions (1910). - Alain de Benoist, lecteur de Sorel
 
Avant-propos de Jacques Julliard.
Sorel inconnu, méconnu, reconnu. Inconnu du grand nombre et méconnu du petit, Georges Sorel pourrait bien avoir été post mortem la meilleure illustration du concept qui l’a sauvé de l’oubli : celui de mythe. Il y a un mythe sorélien, ou si l’on préfère, une légende sorélienne, sulfureuse et limitée à quelques idées-forces qui n’ont pas tenu dans sa vie et dans son œuvre la place qu’on leur attribue souvent : le mythe justement, en particulier celui de la grève générale, ainsi que la violence. Résultat : Sorel a l’image d’un monomaniaque, alors qu’il était un touche-à-tout !
C’est ce que démontre, de façon que l’on espère définitive, le dossier que nous présentons ici. Ingénieur de son métier, il aura été à la fois un praticien et un théoricien de la technique (hydraulique et ferroviaire) ; un philosophe réfléchissant sur le travail, notamment sous ses aspects psychophysiologiques, sur l’esthétique, sur l’histoire des religions, sur la science de son temps et finalement sur la philosophie elle-même, à travers le cas du pragmatisme. Sans parler évidemment de l’aspect le plus connu de son œuvre : sa réflexion sur le prolétariat et sur le syndicalisme, dont il se veut, non le théoricien, mais plus modestement le sociologue. De ce point de vue, l’homme dont il est le plus proche, et sur lequel il a beaucoup réfléchi, est évidemment Giambattista Vico. C’est en vérité toute l’œuvre de Sorel qui pourrait être placée sous la rubrique générale, chère à Vico, de « science nouvelle ». Comme lui, il est plus naturellement attiré vers ce qui est obscur que vers ce qui est clair ; vers ce qui est en train de se faire plutôt que vers ce qui est déjà accompli. Sa curiosité, son ambition sont encyclopédiques, mais ce qui l’intéresse au premier chef, c’est une encyclopédie du vivant.
Alors, Sorel serait-il un spécialiste des généralités, un « toutologue » comme disent les Italiens, avec la charge d’ironie que comporte ce néologisme ? Non pas. Car il ne se contente pas de parcourir à grandes enjambées les avenues du savoir de son temps. Il ne craint pas d’entrer dans le détail et de se mesurer aux spécialistes. La preuve du sérieux de ses enquêtes nous est fournie par le dossier ci- dessous. Alice Ingold n’est pas une sorélienne tombant sur les études d’hydraulique de son auteur préféré. C’est l’inverse : c’est une spécialiste des eaux qui, découvrant des travaux de qualité, se demande tout à coup si l’auteur de ces travaux, un certain Georges Sorel, ne serait pas le même que celui des Réflexions sur la violence. Et ainsi de suite. La plupart des auteurs de ce numéro sont partis de leurs propres centres d’intérêt pour découvrir à un moment donné Georges Sorel.
On ne saurait donc oublier que celui-ci, dont la vie et l’œuvre se déploient à la fin du xixe et au début du xxe siècle, est contemporain de tous les spécialistes qui, au spectacle du développement des sciences sociales de l’époque, se posent la question essentielle de l’unité de ces sciences. C’est en 1900 qu’Henri Berr, en réaction au positivisme historique régnant, fonde la Revue de synthèse, et qu’à la même époque François Simiand s’interroge sur la place de l’histoire dans l’ensemble des sciences humaines. Sorel ne participe pas à ce mouvement, mais il est comme eux très critique à l’égard d’une « petite science » qui s’épuise dans l’érudition. Il a le souci constant de mettre en relations les uns avec les autres les différents apports des sciences sociales de son temps. C’est, par tempérament personnel, un « passeur », comme en témoigne son abondante correspondance : passeur entre les foyers intellectuels nationaux, passeur aussi entre les disciplines, comme chacun pourra le voir à la lecture de ce numéro. Que l’on se reporte par exemple à sa correspondance avec Benedetto Croce, et l’on se convaincra que sa curiosité est quasi universelle à l’égard des diverses branches d’une science sociale en voie de constitution. C’est un homme du xixe qui se pose en des termes souvent saisissants les problèmes du xxie siècle. C’est cet essayiste encyclopédique, beaucoup plus que le théoricien de la grève générale, qui fait de lui notre contemporain, y compris en termes de religion. Ce rationaliste a compris que l’éclipse du spirituel qui caractérise la IIIe République commençante ne pourrait être que provisoire. Rien ne l’agace plus qu’une religion inscrite dans les limites de la pure raison, selon le schéma de Renan et de Loisy. Le modernisme catholique, celui de Loisy justement, suscite chez lui sarcasmes et hostilité : cet agnostique a la sensibilité d’un catholique traditionaliste, doublée d’un être d’une extrême pudeur quant aux questions sexuelles, à l’instar de Proudhon lui-même. On ne dira jamais assez l’extraordinaire sensibilité de ces misanthropes bourrus. En témoignent les lettres adressées à Salomon Reinach, où passées les politesses académiques telles qu’on les pratique à l’époque, Sorel paraît n’avoir qu’un souci : sauvegarder, à l’intérieur même de la vision positiviste de la religion, qui est celle de l’auteur d’Orpheus, ce qui peut être sauvé du traditionalisme catholique : le légendaire des saints qui appartiennent autant à l’Église de France qu’à l’Histoire de France, de saint Louis et Jeanne d’Arc jusqu’à saint Vincent de Paul et l’ancienneté de la présence réelle dans l’eucharistie : un défenseur de l’orthodoxie catholique ne ferait pas mieux : on se reportera ici à l’indispensable introduction d’Hervé Duchêne.
Sorel n’a jamais eu de son temps la reconnaissance publique dont jouissaient ceux qui furent ses principaux interlocuteurs, de Bernstein en Allemagne à Croce et Antonio Labriola en Italie, en passant par Lafargue et Péguy en France. De ce point de vue, sa destinée posthume n’est guère différente de celle qui fut la sienne de son vivant. Et pourtant, il reste un carrefour indispensable, fût-il peu visible et mal signalé, et de ce fait plein de périls. En témoigne ici l’article du philosophe polonais Piotr Laskowski qui synthétise son ouvrage confrontant les idées de Sorel avec la philosophie politique radicale à l’époque contemporaine. Centralité et invisibilité sont les deux aspects surprenants, mais complémentaires de sa situation. Qu’il s’agisse de Gilles Deleuze et Félix Guattari, d’Alain Badiou, de Giorgio Agamben et de nombre d’autres penseurs de la radicalité, comme on dit, le constat est le même : Sorel n’est pas une référence, c’est un point de fuite. Sorel est intempestif, c’est-à-dire à contretemps.
Est-ce à dire qu’il n’est pas lu ? L’existence de cette revue serait, s’il en était besoin, la preuve du contraire. C’est pourquoi on prendra connaissance avec intérêt des analyses d’Alain de Benoist qui, lui, a pris la peine de se confronter directement à Sorel et qui y a trouvé une stimulation exceptionnelle. Sorel pensait dangereusement, hors des sentiers battus, sur des pistes mal tracées en bordure des précipices. Ces itinéraires solitaires sont la condition pour secouer le voile des apparences. Les êtres et les choses y paraissent dans leur nudité et dans leurs contradictions. L’enquête que nous commençons avec cette interview sera, à n’en pas douter, la confirmation de cette rude contrainte : penser, c’est prendre des risques.
Partager cet article
Repost0
18 janvier 2015 7 18 /01 /janvier /2015 18:13
Bergson, culture
et création
 
IDEES
Bergson
ou l'humanité
créatrice.
Nadia Yala Kisukidi.
CNRS Editions.
Octobre 2013.
305 pages.
 

 
Nadia Yala Kisukidi est philosophe. Spécialiste de Bergson et de la philosophie française contemporaine, elle enseigne à l'université de Genève.
 
Présentation de l'éditeur.
Politique, la philosophie bergsonienne ? Engagé dans les affaires de la cité, le penseur de l'élan vital et de la durée ? La postérité n'a guère retenu cet aspect dans l'oeuvre immense du prix Nobel de littérature 1927. En palliant cette lacune, Yala Kisukidi ouvre une réflexion stimulante qui renouvelle notre connaissance du bergsonisme. De L'Evolution créatrice (1907) aux Deux sources de la morale et de la religion (1932), elle met en lumière une philosophie politique ambitieuse fondée sur une métaphysique de la vie. La fameuse distinction du clos et de l'ouvert joue ici un rôle central : l'homme se réalise dans l'ouverture nécessairement créatrice, et non dans la clôture (guerre, racisme) voulue par la nature pour satisfaire des besoins spécifiques. Ce constat conduit Bergson à promouvoir d'un point de vue philosophique et institutionnel la démocratie et la défense des droits de l'homme. Yala Kisukidi redonne à cette pensée toute sa portée actuelle et fait dialoguer Bergson avec les penseurs contemporains du "post-colonial", ou des auteurs favorables à une religion et une politique plus ouvertes, comme Mohammed Iqbal pour l'islam et Léopold Senghor pour l'Afrique..
 
La recension de Jean-Louis Thébaud. - Esprit. - décembre 2014.
Il est difficile de relire Bergson aujourd’hui sans se souvenir des critiques violentes dont il fut l’objet dans la philosophie française après sa disparition (Georges Politzer, Georges Friedmann) et de la méfiance que suscitait son engagement officiel dans la propagande de guerre après 1914. On ne peut, pour autant, négliger son statut dans la philosophie européenne et même cette gloire que celle de Husserl a ensuite recouverte, mais qu’il a gardée aux yeux d’auteurs aussi importants que Péguy, Simmel, Horkheimer ou Benjamin
Mais surtout, il faut entendre l’extraordinaire salut adressé à Bergson par Senghor : 1889, déclare-t-il, marque bien le centenaire de la Révolution et le triomphe de la République, mais cette date revêt en même temps une toute autre signification puisqu’elle doit aussi être fêtée comme l’année d’une autre révolution, égale ou même supérieure en importance historique à la première : la parution de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Pourquoi faire un sort particulier à cette prise de position de Senghor ? Parce qu’elle signifie qu’on peut faire du neuf avec Bergson, que celui-ci entame une révolution culturelle, que la portée politique de son œuvre, indépendamment de celle qu’il a pu avoir de son vivant ou jusque dans les années 1950, peut toujours se charger d’un sens bien vivant.
L’actuel renouveau de la réception de Bergson, auquel Frédéric Worms se consacre depuis quinze ans, n’est pas un simple projet relevant de l’histoire de la philosophie. Après une première « reprise » par Gilles Deleuze, il s’agit bien de réintroduire Bergson dans les problématiques actuelles de la réflexion. Dans cet ouvrage, Nadia Yala Kisukidi se propose ainsi de suivre la réflexion politique de Bergson et identifie dans les thèses des Deux Sources de la morale et de la religion (1932) une proposition de philosophie de la culture qui couronne toute l’œuvre. Bergson opère dans les Deux Sources une distinction entre le clos et l’ouvert qui lui permet d’en faire un critère de jugement moral et politique. La critique vise en particulier Durkheim et son idée de cohésion de la société. Pourquoi, en 1932, s’en prendre au fondateur de la sociologie, qui théorisa la République laïque et influença aussi le socialisme naissant et, à vrai dire, tout l’ « avant-guerre » ? L’expérience de la guerre de 1914 est passée par là, après laquelle on ne peut plus entendre, sans y voir un potentiel monstrueux, la défense d’une société fermée sur elle-même, assujettie à la loi d’airain de la cohésion et de l’obligation. C’est cette clôture mortifère que l’ouvert doit briser. Et derrière Durkheim se dessine une autre cible : Rousseau. Il s’agit bien de sortir de la dialectique du citoyen patriote, dur à l’étranger, et de « la société générale du genre humain ». Fausse dialectique, du reste, division inégale car, pour Bergson, on ne passe pas d’un bord à l’autre, il faut un saut. C’est le mystique qui, par sa rupture inaugurante, brise le cercle maléfique du même et ouvre à l’ouvert. L’espèce éclate à l’apparition de l’humanité et se révèle alors comme retard, obstacle, résistance à l’ouverture. Résistance à sa poussée et – c’est à ce point que se décide le bergsonisme – c’est une unique poussée qui est à l’œuvre : la vie.
C’est ici que les difficultés surgissent. Le concept de vie  - et son immanence _ a-t-il de quoi soutenir une politique ou une philosophie de la culture ? On devine la grandeur du projet : si nous n’avons plus de repères transcendants pour nous orienter, s’il ne nous reste plus que l’expérience de la vie (de la souffrance, du trauma ou de la joie) peut-on retrouver une ressource immanente dans la vie, dans la pensée de la vie comme ouverture ? Telle est l’enquête de l’ouvrage, qui établit que la pensée de l’art et celle de la politique doivent être envisagées ensemble, à partir de l’idée de création et de vie créatrice.
Partager cet article
Repost0
23 novembre 2014 7 23 /11 /novembre /2014 18:13
 Crise et avenir
du socialisme
 

 

IDEES
La Gauche
et le Peuple.
Lettres croisées.
Jacques Julliard.
Jean-Claude Michéa.
Flammarion.
Octobre 2014.
317 pages.
 

 
Jacques Julliard, né en 1933, est journaliste et historien. Directeur d'études à l'EHESS, éditorialiste à Marianne, directeur de la revue Mil Neuf Cent, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les idées contemporaines. Il a récemment publié : La reine du monde. Essai sur la démocratie d'opinion. (Flammarion, 2008), L'argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne. (Flammarion, 2008), Les gauches françaises. (Flammarion, 2012).
 
Jean-Claude Michéa, né en 1950, est philosophe. Il est l'auteur de plusieurs essais importants consacrés à la pensée de George Orwell, aux méfaits du libéralisme et aux dérives du socialisme. Il a récemment publié : Le complexe d'Orphée. La Gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. (Climat, 2011), Les mystères de la Gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu. (Climat, 2013).
 
Présentation de l'éditeur.
A l'heure où la gauche peut mourir, où la droite implose, et où les électeurs se détournent des urnes, il est plus que temps d'interroger et de clarifier notre alphabet politique. Que signifie "être de gauche" ? Qu'est-ce que "le peuple" en 2014, et est-il encore de gauche ? Quelle est la raison du divorce actuel entre le peuple et les milieux dirigeants ? Révolution, réforme, utopie ? Quel horizon donner à la gauche aujourd'hui et comment le mettre en oeuvre ? Au fil de ces questions, Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa débattent, argumentent et contre-argumentent avec une vigueur, une franchise et une bienveillance hors du commun.  Leur conversation rend toute sa noblesse à un débat politique trop souvent réduit à la caricature.
 
L'article de Gérard Leclerc. - Royaliste. - 10 octobre 2014.
La gauche sans le peuple. Depuis son mémorable Orwell anarchiste Tory (Climats, 1995), Jean-Claude Michéa occupe une place singulière dans notre espace intellectuel. Défenseur farouche et éclairé d’une tradition ouvrière et socialiste, il s’attaque sans concession à la gauche actuelle, qu’il définit à l’exact contraire de cette tradition. Pour lui, la trahison était d’ailleurs comme inscrite dans les gènes de cette gauche, qui, dès le départ, se distingue de la cause ouvrière et du proudhonisme qui lui correspond. Michéa a pour lui toute la mémoire des XIXe et XXe siècles, il a une connaissance extrêmement pointue des textes, des hommes et des événements. Il a aussi pour lui son indifférence totale aux diktats de la pensée mainstream et de la culture installée. En un mot, il a des convictions plus fortes que tous les préjugés du moment, ce qui lui permet, à lui tout seul, de défier la doxa contemporaine.
Précisément, cette solitude, admirable en soi, fait quand même difficulté. Que peut un intellectuel, si brillant soit-il, contre toutes les puissances installées ? Par chance, il a rencontré sur sa route un autre intellectuel de belle stature, qui, a priori, pouvait passer pour son parfait contraire. Sans soupçonner un seul instant l’indépendance d’esprit de Jacques Julliard, on pouvait légitimement penser qu’il appartenait, à sa façon, à un certain establishment. Ne fut-il pas directeur délégué du Nouvel Observateur en même temps que son éditorialiste, ce qui lui conférait, aux côtés de Jean Daniel, une autorité enviable. Par ailleurs, il avait appartenu à la direction de la CFDT, à l’époque la plus effervescente de ce syndicat, avant que celui-ci ne s’aligne sur un réformisme tout à fait orthodoxe dans le cadre du libéralisme triomphant. Enfin, Julliard avait été l’un des principaux inspirateurs de ce qu’on appelait la deuxième gauche, celle qui trouva, dans son opposition à François Mitterrand, ses figures de référence, avec un Michel Rocard et un Jacques Delors.
En poussant les choses à l’extrême, on aurait pu définir Jacques Julliard comme intellectuel organique de la gauche et précisément de la gauche accusée par Jean-Claude Michéa des pires dérives, et un rapprochement, même dans un but d’échanges désintéressées, aurait pu paraître hautement improbable. Eh bien non ! J’avais pu me rendre compte, grâce à une première rencontre sur France Culture, comment le premier était presque passionnément intéressé par la pensée du second. Il y avait à cela une bonne raison. Julliard, en tant qu’universitaire, est un des meilleurs connaisseurs du terrain balisé par Michéa, et il ne pouvait que s’emparer de ses livres pour mesurer ses accords et ses désaccords. Mais il est une autre raison : le militant de gauche est lui aussi troublé par l’évolution actuelle du monde et la toute puissance d’un système hyper-capitaliste. On a beau vouloir, avec Rocard et Delors, moderniser la gauche, en la mettant en phase avec l’économie moderne, arrive un moment où éclate une véritable crise de conscience. Il y a d’abord cet évident divorce entre la gauche et le peuple: « François Mitterrand avait été l’élu d’une coalition classique, de type Front populaire ; quelques trente ans plus tard, François Hollande sera celui d’une coalition bobo, dans laquelle les éléments populaires n’ont joué qu’un rôle de supplétifs. » Sur ce point précis, il y a convergence totale entre les deux hommes qui partagent complètement l’analyse de Christophe Guilluy sur « la France périphérique ». Et Julliard de citer aussi le livre précurseur d’Éric Conan (La gauche sans le peuple, Fayard, 2004): « La gauche a cru le peuple disparu parce qu’il l’a progressivement quittée. Ou peut-être est-ce l’inverse : la gauche a perdu le peuple parce qu’elle l’a cru disparu. »
Et puis il y a aussi, pour un disciple de Péguy et de Simone Weil, l’évidence d’une considérable rupture morale. Même s’il résiste à la condamnation globale de Michéa à l’égard du libéralisme comme système d’assujettissement du monde, il lui accorde beaucoup sur ce terrain. Le fossé qui sépare la gauche du peuple est aussi d’ordre moral : « C’est votre mérite et votre courage de l’avoir mis en évidence, en soulignant que la common decency, qui est le fait du peuple, n’est nullement partagé par les élites. La preuve, ce sont les ricanements et les haussements d’épaule de la part de vos critiques les plus acharnés à l’énoncé de ce concept, dans lequel ils décèlent des éléments réactionnaires. Je me garderai bien de les suivre sur ce terrain, où la gauche radicale communie avec la gauche bobo contre toute évocation de la question morale. J’ai déjà dit qu’à mes yeux, c’est sur ce terrain que se joue l’avenir du socialisme et, si vous le permettez, de la gauche elle-même. » Il s’agit de bien mesurer comment l’affrontement avec la logique inhérente au système économique mondialisé a une portée anthropologique, qui met en danger, souligne Michéa, « la substance même de l’âme humaine ».
Ainsi il ne pouvait y avoir qu’un rapprochement entre le philosophe et l’historien, qui s’est traduit par un échange de correspondance, où l’un et l’autre se font part de leurs objections et de leurs différences, mais sur un fond d’accord qui ne cesse de grandir. L’historien estime, par exemple, que le philosophe minore l’alliance de fait entre le peuple ouvrier et la gauche républicaine, qui trouve ses origines dans les Lumières et le culte du progrès. Cela donne lieu à une discussion serrée, où les deux grands lecteurs évoquent avec délices tous les plis d’un passé qu’ils connaissent mieux que quiconque aujourd’hui. On retiendra aussi les distinguos très utiles de Julliard entre les différentes déclinaisons du libéralisme et les rapports ambigus que celui-ci entretient avec la démocratie et la technocratie. On constatera, qu’aiguillonné par son interlocuteur bienveillant, Michéa se montre au meilleur de sa forme pour exprimer ses idées, les approfondir et les défendre contre des adversaires souvent furieux.
Mais au terme de cet échange, on ne peut s’empêcher à la fois d’applaudir cette rencontre et de supputer, avec quelque effroi, la portée d’un accord, qui nous met en face du caractère démesuré de la tâche à entreprendre. En incitant Jacques Julliard à revenir à ses amours premières pour le syndicalisme révolutionnaire, ce n’est pas à un exercice de nostalgie que Jean-Claude Michéa nous invite, mais à un renversement sismique de l’ordre (ou plutôt du désordre) mondial. Julliard a beau énoncer avec le plus grand calme et la plus impavide assurance les mesures qui s’imposent pour transformer les choses, il annonce, ipso facto, un bras de fer impitoyable avec les forces triomphantes de ce temps. La réorientation totale de l’appareil productif, avec la nationalisation du crédit et le retour à une certaine planification, c’est un travail qui effraierait les titans eux-mêmes ! Et en appeler au peuple pour cette nouvelle révolution c’est un défi de plus. Que peuvent deux intellectuels isolés dans le fracas du monde ? Mais la simple affirmation de leur courage, c’est l’étincelle qui fait espérer l’aurore.
Partager cet article
Repost0
21 septembre 2014 7 21 /09 /septembre /2014 09:13
La démocratie
sans le peuple
  
IDEES
Le Crépuscule
de la démocratie.
Nicolas Grimaldi.
Grasset.
Mars 2014.
155 pages.
 

 
Nicolas Grimaldi, né en 1933, est philosophe. Titulaire de la chaire d'histoire de la philosophie moderne puis de métaphysique à la Sorbonne, il est l'auteur de plus d'une trentaine d'essais sur Socrate, Proust, Descartes, Van Gogh, l'imaginaire, l'attente ou le refus du présent. Il a récemment publié : Les théorèmes du moi. (Grasset, 2013), Raison et religion à l'époque des Lumières. (Berg International, 2014), Les idées en place. (PUF, 2014). 
 
Présentation de l'éditeur.
« Tout a toujours très mal marché. » C'est la leçon que Péguy avait tirée de l'histoire. En observant que tout va mal, nous n'avons donc aucune raison de nous lamenter. C'est la preuve que tout va aussi bien que jamais. Dans ce court essai, Nicolas Grimaldi dresse un constat de la situation politique contemporaine. Ni critique, ni polémique, c'est un état des lieux. Qu'en est-il de ce qui nous tient lieu de démocratie ? Dans un aussi vaste pays que le nôtre, il va de soi que la volonté populaire ne peut être que déléguée. Son expression se résume donc à ce qu'en manifestent ses représentants. Toute la vie politique se réduit par conséquent au mode de leur désignation, à leur capacité d'instruire les problèmes de la nation, et à l'indépendance de leur jugement par rapport aux initiatives du gouvernement. Or que représentent aujourd'hui ceux qu'une ancienne coutume nous fait encore désigner comme « les représentants du peuple » ? Les plus audacieux représentent ceux qui les ont élus. Ils représentent les intérêts très particuliers d'une population locale. Les plus disciplinés représentent leur parti. Lorsqu'ils appartiennent à la majorité, la voix de leur parti est celle du gouvernement. Mais comme leur investiture dépend de quelques caciques du parti, ils représentent dans le parti la tendance de ces barons. Autant reconnaître, par conséquent, que ces régimes parlementaires n'ont quasiment plus rien ni de démocratique ni de républicain. Aussi ne peut-on se retenir d'en poser aujourd'hui la question : la démocratie n'est-elle pas chose trop précieuse et trop importante pour être abandonnée à ses représentants ? 
 
Recension d'Alexandre Solans. - Etudes. - septembre 2014.
La démocratie française a atteint un point critique : elle se meurt, elle est déjà morte, elle n’a jamais existé. L’illusion se dissipera bientôt, dès que le peuple s’apercevra que ses représentants ne représentent qu’eux-mêmes, et que les institutions n’existent que pour se perpétuer. Nicolas Grimaldi, dans une langue somptueuse qui semble tout droit venue du Grand Siècle, assène ses sentences lapidaires et tranchantes, sans citer un seul nom, à un système devenu à lui-même sa propre raison d’être : « Car en politique la recherche du bien commun est un autre nom du suicide. » Faut-il pour autant céder au fantasme du « système », qui ferait de la loi l’alibi de l’injustice et qui profiterait assez à certains pour qu’ils négligent d’y mettre fin ? L’auteur s’en garde bien : le vrai scandale de l’injustice réside plutôt dans un ensemble spontané d’affinités et de connivences qui fait bénéficier quelques-uns des initiatives que le pouvoir prend au nom de l’intérêt général. Nous vivons donc, plutôt qu’en démocratie, sous le joug d’une oligarchie de clients, esclaves eux-mêmes des disciplines de parti. Dressant un portrait savoureux de la comédie des campagnes présidentielles, réduites aux effets de communication, et de la guerre idéologique qui émiette la nation en transformant les adversaires en ennemis, Nicolas Grimaldi réserve ses coups les plus durs au présidentialisme, qui affaiblit la représentation parlementaire, et à ceux qui, en accordant les investitures, sont les vrais maîtres du jeu électoral – tout au plus, une centaine de personnes. Malgré la naïveté des solutions proposées, la force de ce livre réside dans son analyse, à un haut degré d’abstraction, du fonctionnement le plus concret de notre régime démocratique. Un constat aussi percutant que désenchanté ; une formidable énergie dans le désenchantement.
 
Autre article recommandé : Jérôme Serri, « Désolante démocratie. » - Lire, juillet-août 2014.
 
Partager cet article
Repost0
22 juin 2014 7 22 /06 /juin /2014 09:13
Un présent
sans passé, ni futur
 
 
 

 

IDEES
Modérément
moderne.
Rémi Brague.
Flammarion.
Mars 2014.
383 pages.
 

   
Rémi Brague, né en 1947, est un des grands spécialistes de la philosophie grecque et de la pensée médiévale, arabe et juive. Professeur à la Sorbonne et à l'université de Munich, il est membre de l'Institut depuis 2009. Il a récemment publié: Les Ancres dans le Ciel. (Seuil, 2011), Qui est le Dieu des Chrétiens ? (Ed. Salvator, 2011), Le Propre de l'Homme. Sur une légitimité menacée. (Flammarion, 2013). 
 
Présentation de l'éditeur.
Il faut être « modérément moderne » , et non « résolument » ; comme le préconisait Rimbaud dans un slogan aussi galvaudé que creux. Et prendre ses distances d'avec cette maladie, la « modernité » . De ces fameux « Temps Modernes » , que peut dire un philosophe qui a décidé de ne pas avancer masqué ? Complaisante modernité, qui se clame en « rupture » avec tout ! Et d'abord avec le passé pour lequel elle a inventé le nom de « Moyen Age » . Alors que la modernité en vit comme un parasite, dans une dialectique autodestructrice. Car au fond, qu'a-t-elle inventé ? Ni la révolution technique, ni l'urbanisation, ni la société civile, ni même la personne comme sujet de libertés... Les idées modernes ne sont que des idées prémodernes, maquillées comme une marchandise volée. Avec le recul et la capacité d'analyse que lui permet sa formidable culture, Rémi Brague nous offre une série de réflexions incisives sur les notions de Modernité, de Culture, d'Histoire, de Sécularisation, de Progrès... Chemin faisant, il met en avant des penseurs qui sortent des sentiers battus, des idées qu'on avait oubliées, des rapprochements qui font avancer. Peut-on guérir de la « modernité » ? C'est l'ambition de cet essai revigorant, qui n'interdit pas d'être résolument optimiste.
 
L'article de Roger-Pol Droit. - Le Monde des livres - 11 avril 2014.
La modernité serait-elle une arnaque ? Il n’y a pas trente-six manières d’envisager notre rapport aux temps anciens. C’est rupture ou continuité. Dans le premier cas, on veut à tout prix faire du passé table rase, on aspire à innover radicalement, on rêve d’inventer de l’inouï, qui auparavant n’aurait jamais été. On fait donc sienne l’injonction de Rimbaud, dans Une Saison en enfer : « Il faut être résolument moderne ». Dans le second cas, on se trouve convaincu que nous héritons toujours de plus d’idées, de règles, de valeurs que nous ne le croyons. On va donc discerner partout, dans le présent, de l’antique en filigrane. Foin des nouveautés, prétendues et non réelles ! Seuls comptent les liens entre hier et demain, les survivances et récurrences du passé dans l’actuel.Rémi Brague appartient sans conteste - et sans vergogne ! - à cette dernière espèce. Il intitule son essai Modérément moderne, par goût de la litote. Mieux vaudrait dire « résolument archaïque », en retrouvant dans ce mot français le grec archè, « principe fondateur » aussi bien que « commencement ». Etre archaïque serait avant tout rester fidèle aux vérités essentielles. Rémi Brague revendique cette fidélité première. Pour ce philosophe - qui tutoie Aristote en grec, Thomas d’Aquin en latin, Avicenne en arabe, Maïmonide en hébreu -, pratiquement toutes les idées qu’on croit modernes viennent... d’avant ! Or la modernité se prétend auto-suffisante. Elle se targue d’engendrer toute seule les notions éclatantes et nouvelles qu’elle brandit face aux ténèbres des vieux siècles obscurs. Pareilles prétentions font rire cet érudit qui compte par millénaire plutôt que par trimestre. Du coup, il n’oublie pas d’être sarcastique, à sa manière - un peu vacharde, pas franchement méchante. Son leitmotiv ? La modernité vit du passé, mais en parasite. Elle agirait même, si l’on ose dire, en loucedé : elle pompe continûment les Anciens, tout en les proclamant ringards, inutiles et incertains. Plus qu’une ère nouvelle, les Temps modernes seraient donc une vaste arnaque : on y trouverait quantité de marchandises intellectuelles et morales de haute époque, simplement maquillées en créations récentes, repeintes à neuf. Et pourtant ceux qui les fourguent ne cessent de prétendre qu’il faut répudier erreurs anciennes et aberrations d’autrefois. Contre cette supercherie, Rémi Brague ne donne pas dans le remède nuancé. Il prône carrément un retour au Moyen-Âge, qui fut, on l’aura compris, le temps des vraies Lumières. Une école selon ses vœux enseignerait les langues mortes, car elles ont le mérite d’être inutiles et précises. Elle ne négligerait pas la transmission des arts, car ils ont le mérite, eux aussi, d’être exigeants comme sans usage. Qu’on fasse du grec ou du piano, on n’apprend rien de pratique, sauf l’essentielle rigueur du moindre détail.  Surtout, cette école idéale ne se cacherait pas sous les pupitres pour parler de Dieu. « Au fond, la théologie serait, dans mon école, la science fondamentale » écrit Rémi Brague. Sa conviction est en effet que sans ancrage dans la transcendance la légitimité de l’humain devient impossible à justifier, le Bien impossible à discerner. L’arnaque centrale de la modernité, en fin de compte, ce serait la mort de Dieu. S’il pouvait advenir du nouveau sous le soleil, ce serait des athées heureux. J’ai entendu dire qu’ils existent.
 
Autre article recommandé : Alexandre Solans, « Le testament oublié. » - Etudes, juin 2014. 
 
Partager cet article
Repost0
23 mars 2014 7 23 /03 /mars /2014 09:59
Privilèges
de l'âge mûr
 
 
 

 

IDEES
Le bel âge.
Régis Debray.
Flammarion.
Avril 2013.
107 pages.
 

   
Régis Debray, né en 1940, est philosophe et écrivain. Il dirige la revue trimestrielle Médium, consacrée aux arts, savoirs et techniques de la transmission. Il a récemment publié : Eloge des frontières. (Gallimard, 2010), Du bon usage des catastrophes. (Gallimard, 2011), Jeunesse du sacré. (Gallimard, 2012), Rêverie de gauche (Flammarion 2012), Modernes catacombes. (Gallimard, 2013).
 
Présentation de l'éditeur.
"Un pays frileux et à l'âme vieillissante est-il condamné au culte de la jeunesse? " s'interroge Régis Debray. Ce pamphlet fournit une analyse de la société contemporaine. L’auteur met en évidence un culte voué à l’instant présent, sitôt énoncé, sitôt oublié, et où paradoxalement le vintage est à la mode. Il montre la nécessité de savoir se retourner sur son passé pour créer et pour vivre, que ce soit dans le champ politique ou le monde de la culture. 
 
Le point de vue de La Revue Critique.
Plus qu'à une critique du "jeunisme", c'est à une réflexion sur le temps et sur les relations entre générations que nous convie Régis Debray. L'omniprésence de l'information, l'idéalisation du présent, la recherche effrénée de la performance, la dictature du résultat immédiat, tout nous pousse à oublier que les choses difficiles se font dans la lenteur et qu'elles nécessitent mémoire et enracinement. Si le monde occidental connait un vieillissement prématuré, c'est parce qu'il est grisé par la vitesse et fasciné par l'accessoire. A la jeunesse, faussement adulée et qui en est en réalité la triste victime de notre époque, de réagir, d'organiser le ralentissement du monde et de préparer, par là même, son réenchantement. C'est à une révolution qu'appelle Régis Debray, mais à une révolution tranquille, où la lecture attentive, la saine digestion des idées et le goût des grandes aventures intellectuelles auront toute leur place. Le bel âge, n'est-ce pas celui où l'on retrouve les beaux élans de sa jeunesse ?
paul gilbert.
 
L'article de Philippe de Saint-Robert. - Service littéraire. - juin 2013.
Ras le bol du jeunisme ! Régis Debray nous avait avertis : « le médiologue se meuble en ancien ». Avec « Le bel âge », il s’agit d’arracher la nostalgie « aux arts d’agrément, lui enlever son parfum de violette et lui rendre son grondement de forge ». Parvenu à ce bel âge qu’est la septantaine, Debray éprouve l’exaspération que donne aux âmes bien formées les politiciens et les plumitifs qui les relaient dès qu’ils font le trottoir de la jeunesse dans l’illusion de récolter des voix et des articles élogieux. Régis Debray qui, dans sa jeunesse, chahutait une représentation du « Cardinal d’Espagne » avec ses petits camarades de la rue d’Ulm, ignore à quel point Montherlant fut son précurseur lorsque, dès « La relève du matin » (1920), il avertissait : « Vous travaillez à l’avènement d’un nouveau mal social, l’adolescentisme, si vous voulez, ou le juvénilisme, mal qui provoquerait vite une conception du monde où la jeunesse serait considérée comme tabou, le fait d’être mineur comme une preuve suffisante qu’on a raison. » En août 1941, le même Montherlant refusait les émissions qu’on lui proposait sur « Radio Jeunesse » : « Ainsi notre jeunesse, moins par sa faute que par celle de ses encenseurs intéressés, contribue en bonne place à l’hébétude de notre esprit critique et à l’abaissement du goût. » Au demeurant, le jeunisme, comme le féminisme, a le triste destin de changer l’or en plomb. Régis Debray découvrirait-il que c’est par amour de l’art qu’il a fait de la politique, rançon d’une « éducation intellectuelle » ? Il me souvient qu’il ne rechigna pas, lors d’un échange hautement intellectuel à Combourg, d’être titré « réactionnaire de progrès » par Marc Fumaroli. Cette position n’a rien d’une pose. C’est l’aboutissement d’une vie quelque peu romanesque, passée d’une jeunesse guévariste à un « À demain de Gaulle » de l’âge mûr, jusqu’à la mélancolie qu’il éprouve aujourd’hui lorsque personne n’est à ce rendez-vous, surtout pas ses amis d’antan. Il déplore : « Comment se fait-il, par exemple, que l’enseignement du fait religieux dans l’école publique ait été récusé comme vieillot par nos autorités gouvernementales, qui jugent sans doute plus moderne l’ignorance pure et simple dudit fait, dédain qui arme le bras des assassins ? Vincent Peillon a d’autres préoccupations. Régis Debray ajoute avec tristesse : « Tous les matins, l’humanité avance un peu plus dans la connaissance et, toutes les nuits, elle régresse dans ses rêves et ses désirs. » Quand on s’en est tant préoccupé, on ne peut s’abstraire tout à fait de la vie de la cité ; surtout, on n’existe que par sa langue, qui l’exprime. L’auteur ajoute qu’« il avait scruté les suppléments radio-télé pour ne pas rater les rendez-vous de la semaine, l’actualité politique lui semblait chaque année plus falote et les importants du jour normaux à pleurer », jusqu’à ce qu’il soit « devenu clair que le jeunisme est l’ennemi numéro un des jeunes », et que « le culte de la facilité cher aux pouvoirs en place ne leur prépare pas un bel avenir ». Avec l’ange noir de la mélancolie, Régis Debray mène ici un ultime combat, usant de métaphores, d’espiègleries, conseillant de coller des affichettes dans le métro proclamant qu’ « il faut être absolument antimoderne », et tentant enfin d’allier optimisme et désespoir dans l’illusion qu’il puisse encore nous arracher à notre nostalgie. Courage, Régis, ils nous auront !   
 
Autre article recommandé : Sylvie Fernoy, «Retour de flamme.» - Royaliste, 5 janvier 2014. 
 
Partager cet article
Repost0

 
Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
Présentation
 

Accueil

Présentation

Manifeste

Historique

Rédaction

Nous contacter

Recherche