La pensée française à l'épreuve de l'Europe par Justine Lacroix Mis en ligne : [21-11-2008] Domaine : Idées | |
Justine Lacroix est professeur de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles. Elle est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Michaël Walzer, le pluralisme et l'universel (Michalon, 2001) ; Communautarisme versus libéralisme : quel modèle d'intégration politique ? (Editions de l'ULB, 2003) et L'Europe en procès: quel patriotisme au-delà des nationalismes ? (Editions du Cerf, 2004).
Justine Lacroix, La pensée française à l'épreuve de l'Europe, Paris, Grasset, Juin 2008, 129 pages.
Penser à l’Europe n’est pas le passe-temps favori de la plupart des gens. Ce n’est pas non plus l’occupation la plus prisée des philosophes contemporains, notamment en France, où les principaux auteurs ne s’y sont intéressés que ré-cemment, et le plus souvent grâce à l’impulsion donnée par les deux référendums organisés en 1992 et en 2005. Pourtant, depuis le projet pour " la paix perpétuelle " de l’abbé de Saint-Pierre et celui de la confédération des peuples de Jean-Jacques Rousseau jusqu’au plan pour la " réorganisation de la société européenne " du comte Henri de Saint-Simon, la pensée française a, dans le passé, abondamment nourri les interrogations sur l’identité politique de l’Europe. Les idéaux cosmopolitiques du républicanisme kantien ont également joué un rôle décisif dans la reformulation des conceptions républicaines au XIXe siècle. Contrairement à ce que prétend une vulgate qui s’est parfois revendiquée comme l’héritière de la IIIe République pour promouvoir une vision étroite de l’État-nation, le combat pour un ordre politique et juridique international et pour une forme de patriotisme européen articulé au patriotisme national était au cœur des préoccupations d’un Célestin Bouglé ou d’un Léon Bourgeois . Quant à Jules Barni, il prônait l’instauration des " États-Unis d’Europe " en défendant, par référence à Emmanuel Kant, la mise en place d’une " confédération de libres démocraties " . En 1933, quelques décennies et une guerre mondiale plus tard, Julien Benda publiait son Discours à la nation européenne. Dans ce pamphlet, aujourd’hui largement oublié, l’essayiste livrait un vibrant plaidoyer en faveur d’une Europe identifiée à la victoire de la raison et de l’universalité sur les dangers du particularisme incarné par " l’ortie des caractéristiques nationales ". C’est pourquoi, contrairement à ce que suggérait le titre de son livre, l’Europe ne devait pas, pour Benda, " s’enclore dans un nationalisme à la seconde puissance " : la construction européenne n’a de portée morale que si, " loin d’être une fin à elle-même, elle n’est qu’un moment de notre retour à Dieu, où doivent sombrer tous les instincts, avec tous les orgueils et tous les égoïsmes " . L’unification européenne devait marquer, en somme, la victoire de la raison et de l’abstraction sur le concret et la particularité. Avec cette ambiguïté, cependant, que l’universalisme est alors fort opportunément identifié à la France et les dangers du particularisme à l’Allemagne. Quant à la question de savoir quelle serait la langue supranationale, il ne semble guère faire de doute, pour Benda, que les Européens choisiraient la plus rationnelle, à savoir le français. En d’autres termes, " le schéma directeur européen de Benda prend plutôt la forme d’un hexagone ". A la même époque, la question européenne faisait partie des préoccupations desdits " non-conformistes des années trente " et, plus particulièrement, de ces figures emblématiques de l’Ordre nouveau que furent Robert Aron et Alexandre Marc. Ces derniers refusaient de fonder leurs appels au fédéralisme sur une simple association d’États-nations condamnés, selon eux, à une rivalité aussi incessante que stérile. C’est pourquoi un des textes publiés, la même année que le pamphlet de Benda, par l’Ordre nouveau se prononçait pour une " organisation régionaliste de l’Europe ". Une idée approfondie dans la livraison de novembre 1934 où René Dupuis exprimait le vœu que les peuples européens s’acheminent vers une " révolution fédéraliste " propre à permettre l’épanouissement d’un pluralisme brimé par le morcellement de l’Europe " en unités politiques de plus en plus étanches et fermées " . Dans le même numéro, Robert Aron proposait notamment d’instaurer entre les peuples européens une " zone d’échanges planés " et de créer, pour ce faire, " un organisme supranational " ayant pour tâche de coordonner la production et la répartition des " produits nécessaires à la vie " . Après la guerre, tant les idées que les hommes autour desquels s’était constituée cette génération " non-conformiste " ressurgiront dans les mouvements fédéralistes - et notamment dans le groupe et la revue La Fédération où Marc et Aron seront rapidement rejoints par des anciens de la Jeune Droite d’avant guerre, tels que Jean de Fabrègues ou Thierry Maulnier . Curieusement, cette réflexion foisonnante a connu une sorte d’éclipse depuis le lancement effectif de la construction européenne, à la fin des années 1950. De la signature du traité de Rome, en mars 1957, à celle du traité de Maastricht, en février 1992, peu de grandes figures de la pensée politique française sont intervenues sur le processus d’intégration entre les pays du Vieux Continent. A quelques exceptions notables, parmi lesquelles Raymond Aron dans certains de ses écrits. On sait que ce dernier a régulièrement fait preuve d’une attitude réservée quant aux projets d’unification européenne. Pourtant, comme l’a montré Pierre Kende, le scepticisme du philosophe n’était peut-être " que l’expression d’une déception, elle-même conséquence d’un investissement affectif de tout premier ordre ". C’est du moins ce que semble indiquer cette véritable profession de foi adressée à des étudiants allemands : " La communauté européenne, ce n’est pas le thème pour l’enthousiasme d’un jour, c’est le terme de l’effort qui donne un sens à une vie ou fixe un objectif à une génération ". Ce discours fut prononcé en 1952, soit deux ans avant l’échec du seul projet d’unification politique (la Communauté européenne de défense) qu’Aron aura eu l’occasion d’observer. C’est pourquoi l’histoire des institutions européennes - qui s’est inscrite, durant son existence, dans le cadre d’une coopération principalement économique - n’aura pu que " nourrir son scepticisme " dans la mesure où elle éludait ce qui était essentiel pour lui, à savoir " le politique et le militaire " . Plus précisément, ce seraient avant tout des " considérations sociologiques " qui permettraient de rendre compte de la position dubitative d’Aron sur la question européenne. Dès 1962, dans Paix et guerre entre les nations, il estimait ainsi que la formation d’un Marché commun ne déboucherait " ni par nécessité juridique ni par nécessité économique sur une authentique fédération ". Penser que l’intégration économique engendrerait, " d’un coup de baguette magique ", l’Europe unie revenait, pour lui, à supposer que l’économique englobe le politique ou que la chute des barrières douanières ferait tomber d’elles-mêmes les barrières politiques et militaires. Or, pour Aron, " ces deux suppositions sont fausses ". La thèse du " fédéralisme clandestin " ou du " fédéralisme sans douleur " manquerait l’essentiel, à savoir le " pouvoir communautaire, animé d’une volonté communautaire, l’État et la nation, la collectivité humaine, consciente de son originalité et résolue à l’affirmer face aux autres collectivités " . Autrement dit, " le système d’obligations " tissé par les institutions européennes ne créerait pas de lui-même la volonté commune parmi les Français, les Allemands, les Italiens d’" être autonomes désormais en tant qu’Européens et non plus en tant que membres des nations historiques ". Ce qui ne signifie pas pour autant, pour Aron, qu’une autorité légitime ou la conscience d’une nationalité supérieure ne puisse émerger progressivement de la Communauté économique, mais cela ne pourrait se faire qu’à la condition sine qua non que " les peuples le veuillent et que les gouvernants agissent en fonction de cette volonté, ou encore à condition que les gouvernements agissent en vue de la fédération et que les peuples y consentent ".