Le ménage de Jean Racine
On connait tout, ou presque tout, de la jeunesse de Racine. Au sortir de Port Royal, lassé comme il le dit lui même de "faire l'hypocrite", notre poète mord la vie à pleines dents. A vingt huit ans, l'année où il donne Andromaque, il fait figure d'auteur comblé, éprouvant au sein d'une cour galante, où il jouit de la faveur du monarque, toutes les couleurs du bonheur. Les femmes, surtout, l'occupent. Ses maîtresses sont charmantes : grandes dames, femmes d'esprit, petites starlettes ou actrices en vue. On se souvient de ses démélés avec la Duparc, qu'il enlève à la troupe de Molière, de la Champmeslé, avec laquelle il vit une passion orageuse, de quelques autres. On sait moins que Racine n'attendit pas l'âge déclinant pour revenir à la sagesse. Lassé des passions, comme il l'avait été des règles du jansénisme, il se marie, fait beaucoup d'enfants et exerce le plus sérieusement du monde son office d'historiographe du roi. C'est ce Racine rangé, ce bourgeois parisien à la vie bien réglée, qu'évoque le poète Charles Le Goffic, dans un article plein de charme publié en 1913 par la Revue Critique des Idées et des Livres [1], que nous reproduisons ci-dessous.
P. G.
Crise de conscience provoquée par la vague terreur des suites éventuelles de ses relations avec la Voisin, nausée de dégoût à la pensée des indignes rivaux qu'on lui suscitait, désir aussi de se consacrer en toute liberté d'esprit à son nouvel emploi d'historiographe, il y eut évidemment de tout cela, et autre chose encore peut- être, dans la résolution que prit Racine de divorcer d'avec le théâtre après Phèdre.
Il avait trente-sept ans. La Champmeslé, qui avait créé le rôle de Phèdre à côté de la d'Ennebaut, qui jouait Aricie (on ne sait point exactement les noms des autres acteurs), s'était disputée avec Racine au sujet des vers fameux :
...Je ne suis pas de ces femmes hardies, etc.,
qu'elle ne voulait point réciter parce qu'elle craignait, sans doute, qu'on ne lui en fît l'application. Racine tint bon : la Champmeslé céda, mais son ressentiment put bien lui inspirer de faire payer à l'amant la défaite de la comédienne. Peu après la première de Phèdre, - si ce n'est un peu avant, - elle brisait avec le poète. On a invoqué, pour expliquer sa décision, de prétendues raisons d'intérêt professionnel : comme par suite de l'épuisement de Racine et du tarissement de sa veine, elle ne pouvait plus attendre de lui de nouveaux rôles, elle aurait saisi ce moment pour le congédier et le remplacer par le comte de Clermont-Tonnerre. Et il est vrai que ce fut ce grand seigneur, personnage qu'on nous peint, d'ailleurs, comme assez équivoque, poltron, escroc, mais fort spirituel, qui succéda au poète dans les faveurs de l'actrice. Mais on ne voit point en quoi ce changement pouvait servir ses desseins et, si la Champmeslé était tant soucieuse de se faire composer des rôles par ses amants, c'est Pradon ou Longepierre ou Boyer qu'elle eût donné pour successeur à Racine, et non un gentilhomme ignorant de la tragédie et probablement de la grammaire.
La vérité est qu'on ne sait rien sur la rupture de Racine et de la Champmeslé, sauf que l'initiative de la rupture vint de la Champmeslé. Et, quoiqu'il y eût dans son attachement à cette comédienne plus de sensualité que de passion véritable, il put fort bien éprouver du congé qu'on lui signifiait une assez vive mortification, qui, s'ajoutant à ses déceptions d'auteur et aux scrupules religieux dont il commençait de ressentir la pointe, ne laissa point de le confirmer dans son intention d'abandonner le théâtre et le fit même balancer un moment s'il ne quitterait point le monde en même temps que la poésie. Son confesseur, qui jugeait les choses avec plus de sang-froid, le détourna de ce parti extrême : il lui représenta, dit Louis Racine, « qu'un caractère tel que le sien ne soutiendrait pas longtemps la solitude ; qu'il ferait plus prudemment de rester dans le monde et d'en éviter les dangers en se mariant à une personne remplie de piété ; que la société d'une épouse sage l'obligerait à rompre avec toutes les pernicieuses sociétés où l'amour du théâtre l'avait entraîné ». Il parut sans doute à Racine que le mariage ainsi entendu était une pénitence qui valait bien les austérités du cloître ; il s'ouvrit de ses nouvelles intentions aux Vitart, qui entrèrent tout de suite dans ses vues et n'eurent point de peine à lui dénicher l'épouse qu'il souhaitait.
Elle était de leurs relations et un peu même leur parente par les Le Mazier : elle s'appelait Catherine de Romanet, née à Montdidier, domiciliée à Paris chez Louis Le Mazier, et fille d'un ancien trésorier de France en la généralité d'Amiens, deux fois maïeur (maire) de Montdidier. La mère de Mlle de Romanet appartenait elle-même par son père, Nicolas Dournel, notaire, à la bonne bourgeoisie parisienne. Le douaire de la future, sans être considérable, ne devait pas être trop médiocre. Le Mercure galant, qui annonçait le mariage, ajoutait que Mlle de Romanet était « une aimable personne ». Il n'y a point d'autre mot sur sa beauté chez les contemporains, et celui-ci n'est que de simple politesse, ce qui a fait penser que Mlle de Romanet n'était point très avantagée au physique. Louis Racine, du reste, prend grand soin de nous prévenir que « l'amour ni l'intérêt n'eurent aucune part » au choix de son père. Encore a-t-on peine à croire qu'il ait poussé l'esprit de pénitence jusque-là d'épouser un laideron. Mlle de Romanet n'avait point grande beauté peut-être, mais elle ne devait point être déplaisante. L'âge avancé qu'elle atteignit (quatre-vingts ans, 1652-1732) atteste tout au moins sa robuste constitution : elle était assez jeune enfin, n'ayant point passé vingt-cinq ans au moment de son mariage, qui fut célébré dans l'église Saint-Séverin, le 1er juin 1677, en présence de Nicolas Vitart et de Boileau-Despréaux, témoins du futur, de Claude de Romanet et de Louis Le Mazier, frère, cousin et témoins de la future.
Si les contemporains n'ont point été plus prodigues de renseignements sur la nouvelle mariée, il y a, du reste, une bonne raison à cela : c'est que la vie menée par Mmc Racine, ou, comme on disait alors, Mlle Racine, la mettait à l'abri des indiscrétions. Sans être la vie d'une recluse, c'était la vie d'une bourgeoise dont le mari avait de hautes relations dans le monde, mais qui n'était point admise elle-même à jouir de ses relations, et vraisemblablement ne souhaitait point d'en jouir. Racine passait presque tout son temps à Versailles, à Marly ou aux armées : sa femme ne l'y suivait point. Elle restait au logis, et il est probable que le roi ne demanda jamais à la voir (sauf après la mort de Racine, où elle lui fut présentée à titre de solliciteuse) ; elle n'était point priée chez les grands qui, à tout instant, comme Condé, quand il savait Racine à Paris, l'envoyaient quérir en carrosse. Bref, cette femme d'un gentilhomme de la chambre ne menait point une existence différente de celle d'une Mme Pernelle ou d'une Mme Jourdain, fors qu'elle n'avait point la disposition de son mari aussi souvent qu'elles. Quand Racine, au comble de la faveur, sera pourvu d'un appartement à Versailles, il lui arrivera, nous dit son fils, de ne pouvoir s'en échapper « une fois la semaine ». Du moins et pendant les trop courts relâches que lui laissait sa vie mondaine, prétendait-il se donner tout entier à sa femme et à ses enfants. En embrassant l'état matrimonial, il en avait épousé toutes les vertus bourgeoises, l'esprit d'ordre, le goût de l'épargne, l'amour de la tranquillité, etc. Il apparaît assez par ses lettres que très peu de personnes fréquentaient chez lui et qu'il n'y traitait que des intimes comme Boileau, Valincourt, La Fontaine, l'abbé Renaudot. Et lui-même, quand il va dîner à Auteuil chez Boileau, c'est presque toujours seul. Par exception, quelquefois, les siens l'y viennent chercher, comme ce jour où un orage épouvantable les prit « sur la chaussée » et où la grêle, le vent et les éclairs firent une telle peur aux chevaux qu'ils s'emballèrent et qu'une des filles du poète, ouvrant la portière, alla rouler dans le ruisseau. Le plus souvent, « Mlle » Racine ne se mêle point aux affaires de son mari : elle a bien assez de conduire son ménage et de former aux bonnes mœurs ses sept enfants : Jean-Baptiste, Marie-Catherine, Nanette, Babet, Fanchon, Madelon et Louis, le dernier, que ses parents appelaient plus familièrement Lionval, du nom d'une ferme près de la Ferté-Milon, qui n'appartenait point aux Racine, mais d'où l'on suppose qu'était la nourrice du poupon. Et les sept enfants sont élevés dans des sentiments d'une piété si ardente que peu s'en faut que le cloître ne les confisque tous les sept : Jean-Baptiste, avant qu'il n'entrât dans les bureaux de M. de Torcy, voulait se faire chartreux - comme son père ; Marie-Catherine, qui épousa M. de Moramber, n'aspirait qu'à se faire carmélite et n'en fut empêchée que par le faible état de sa santé. Mais Nanette, Babet, Fanchon, Madelon, tinrent ferme et se donnèrent à Dieu toutes les quatre.
Encore ne faudrait-il s'exagérer la sévérité de cet intérieur janséniste où les enfants prenaient de si bonne heure le dégoût du monde et la vocation du sacrifice. Si Mlle Racine suivait les offices avec assiduité, si la prière, matin et soir, se faisait chez elle à haute voix et devant les domestiques assemblés et si le chef de famille lui-même, quand il était présent, y ajoutait la lecture et un commentaire édifiant de l'évangile du jour, cela n'excédait point les pratiques courantes dans la bourgeoisie chrétienne de l'époque. Tout avait son temps chez les Racine, et les amusements comme le reste. Tel jour, Mlle Racine conduisait ses enfants à la foire, où le petit Lionval « eut une belle peur de l'éléphant et fit des cris effroyables » quand il le vit qui introduisait « sa trompe dans la poche du laquais qui le tenait par la main » et d'où « les petites filles, plus hardies », s'en revinrent « chargées de poupées » ; tel autre jour, à l'occasion, sans doute, d'un des anniversaires du poète, on mettait les petits plats dans les grands et l'on festoyait en famille autour d'une belle carpe de la valeur d' « un écu ». Et, d'autres fois, c'était le bon M. Despréaux qui régalait tout le monde, menait « Lionval et Madelon dans le Bois de Boulogne, badinant avec eux et disant qu'il voulait les mener perdre », et y attendait la « compagnie » qui venait l'y rejoindre et qui était composée de Mlle Racine, d'une autre de ses filles, de « M. et Mlle de Frescheville ».
Ce sont là de petits traits, mais qui suffisent pour montrer que l'intérieur de Racine n'avait rien de morose, si tout y respirait l'honnêteté et les vertus chrétiennes. Enfin cet intérieur (surtout dans les dernières années) n'était pas celui du premier bourgeois venu. Le 2 novembre 1692, Racine, qui se sentait un peu à l'étroit, rue des Maçons, achetait cet hôtel de Ranes, dans la rue des Marais (aujourd'hui Visconti), où il devait mourir et qui, habité avant lui par la Champmeslé, devait l'être par la Lecouvreur. Une maison de cette importance sans rien de somptueux pourtant - suppose un domestique à l'avenant, et le fait est que Racine avait tout un personnel à ses ordres : cocher, laquais et servantes. Nous le savons par ses lettres à son fils et qu'il avait aussi carrosse, avec deux chevaux pour le moins. C'est un train assez considérable. Joignez-y que, pour un homme qui fréquentait à la cour, il fallait bien que l'habit fût en rapport avec le rang. Racine parle bien de « sévère économie » que lui prescrivent l'état de ses finances et ses nombreuses charges de famille. Mais il a des armoiries sur sa vaisselle, qui n'est pas d'étain ; sa garde-robe d'intérieur est fort riche ; sa bibliothèque fort choisie et telle, avec ses Alde, ses Plantin, son Aristophane de 1540, son Platon in-folio d'Henri Estienne, etc., qu'un bibliophile de profession ne l'eût pas mieux composée [2]; il trouve qu'un parti de quatre-vingt-quatre mille francs, avec autant d'espérances, n'est point suffisant pour son fils Jean-Baptiste et, comme il fait figure dans son quartier, il s'indigne qu'un certain « cousin Henri, fait comme un misérable », ait osé venir chez lui et ait dit à sa femme, en présence de tous ses domestiques, qu'il était son cousin ; quand ce même Jean-Baptiste quitte les bureaux de M. de Torcy pour ceux de l'ambassade de France à La Haye, Racine s'empresse de mettre son hôtel à la disposition de l'ambassadeur, M. de Bonrepaux, qui est attendu à Paris. Et voyez encore l'insistance qu'il apporte près de M. de Bonac, neveu dudit ambassadeur, pour qu'il accepte « la petite chambre » de son cabinet, laquelle ne devait point être si petite pour loger un si grand personnage.
Que Racine ait trouvé l'aisance, sinon la fortune, dans son ménage, cela ne fait plus doute aujourd'hui. Y trouva-t-il aussi le bonheur ? De l'aveu de son fils Louis, on l'entendit répéter à plusieurs reprises : « Pourquoi m'a-t-on détourné de me faire chartreux ? Je serais bien plus tranquille. » Petits mouvements d'humeur, que les plus heureux maris ont connus ! A défaut du bonheur parfait, qui n'est point de ce monde, Catherine de Romanet procura du moins à Racine ce dont il était le plus avide : la paix du cœur et un établissement régulier. Qu'il se soit marié par pénitence ou par hygiène, il importe assez peu. Les sentiments religieux des deux époux suppléèrent à l'absence de sentiments plus tendres et conférèrent à leur union un caractère de gravité et de stabilité qui ne se démentit point jusqu'au bout. Ne nous étonnons point trop, par ailleurs, si Racine, sur le chapitre du mariage, ne raffinait guère plus que le bonhomme Chrysale et croyait avec lui qu'une ménagère n'a besoin que de s'entendre au potage et de savoir distinguer un pourpoint d'avec un haut-de-chausses. Il avait pu apprendre, par La Fontaine, ce qu'il en coûte d'épouser une précieuse et, par Molière, une coquette ; il voulait une femme sans complication et il fut servi à souhait : Catherine ne savait ce que c'était qu'un vers et une rime ; elle n'avait jamais assisté à une représentation des tragédies de son mari, ne les avait point lues et ne montra point davantage le désir de les connaître quand elle fut mariée. Cette sage personne ne perdit la tête qu'une fois dans sa vie, et ce fut seulement après la mort de Racine : prise à la contagion générale, elle hasarda une partie de sa fortune dans le système de Law et l'y laissa.
Charles Le Goffic.
[1]. La Revue critique des Idées et des Livres, N° 119, 25 Mars 1913.
[2]. La plupart de ces livres, paraphés et annotés par le poète, d'une belle écriture régulière, sont à la bibliothèque de Toulouse.