La Revue Critique des idées et des livres |
"Ce n’est pas seulement pour vivre ensemble, mais pour bien vivre ensemble qu’on forme un État." aristote |
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Mérites de Michel Houellebecq Réponse à Gilles Monplaisir | |
Limites de Michel Houellebecq | |
La carte et le territoire [1] retrace le parcours de Jed Martin – « l’artiste contemporain ». Sa vie se résume à sa carrière : « Lui non plus, croyait-il, n’avait pas tellement changé au cours de ces dix dernières années, il avait produit une œuvre comme on dit, sans davantage rencontrer, ni même envisager le bonheur. » La préparation d’une exposition amène Jed à rencontrer Michel Houellebecq dont il doit réaliser le portrait. Les deux hommes s’entretiennent à plusieurs reprises : « Il y avait dans la voix de l’auteur des Particules élémentaires quelque chose que Jed ne lui avait jamais connu, qu’il ne s’attendait pas du tout à y trouver, et qu’il mit du temps à identifier, parce qu’au fond il ne l’avait plus rencontré chez personne, depuis pas mal d’années : il avait l’air heureux. » Ce bonheur n’est que de courte durée : peu après que Jed Martin lui ait offert son portrait, Michel Houellebecq est retrouvé assassiné dans sa maison du Loiret. Jed Martin se retire dans la Creuse ; poursuit son œuvre ; vieillit ; meurt : « C’est ainsi que Jed Martin prit congé d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré. »
Jed Martin et Michel Houellebecq sont inaptes au bonheur. Leur vie, châtrée comme un écran plasma, exclut toute iruption du corps. Si les sensations s’invitent parfois, elles tournent aussitôt au négatif. Là où un autre écrivain, par exemple, sent « la projection des désirs» [2], Michel Houellebecq ne retient que la pourriture : « La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles tout particulièrement, et comme les animaux leur cadavre n’est qu’une grotesque parodie de leur être vital, et leur cadavre, comme celui des animaux, pue – tout cela, on le comprend dès qu’on a vécu une fois le passage des saisons, et le pourrissement des fleurs. » Résignés devant la castration du temps, Jed Martin et Michel Houellebecq ne perçoivent pas la chance que recèle toute angoisse : celle de jouir – sans contrepartie – de l’instant présent. L’un ne va pas sans l’autre.
Celui qui se résigne à mourir se place ipso facto dans un continuum biologique – base du totalitarisme – qui exclut toute émergence de la parole au profit d’une filiation matrilinéaire des êtres : « Qu’est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l’on pose en premier lieu à un homme, lorsqu’on souhaite s’informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d’abord s’il est marié, s’il a des enfants ; dans nos sociétés, on s’interroge en premier lieu sur sa profession. C’est sa place dans l’appareil de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l’homme occidental. » Produire et se reproduire sont les moteurs de toute société. Se définir à partir de ces critères fait entièrement dépendre votre vie de la matrice collective. Michel Houellebecq l’admet : « Ce que je fais, en tout cas, se situe entièrement dans le social. » Lui et Jed Martin demandent à la société qu’elle les reconnaisse, qu’elle leur attribue une valeur, comme une fille l’attend de sa mère : « On peut travailler en solitaire pendant des années, c’est même la seule manière de travailler à vrai dire ; vient toujours un moment où l’on éprouve le besoin de montrer son travail au monde, moins recueillir son jugement que pour se rassurer soi-même sur l’existence de ce travail, et même sur son existence propre, au sein d’une espèce sociale l’individualité n’est guère qu’une fiction brève. »
Pourquoi ne serait-ce pas l’inverse ? « Ce type semblait n’avoir pas de vie privée », remarque l’inspecteur chargé d’enquêter sur l’assassinat de Michel Houellebecq. En faisant du tableau – que Jed Martin donne à l’écrivain – le mobile du meurtre, La carte et le territoire révèle l’incapacité des deux personnages à vivre autrement que dans la valeur d’échange, et donc à être heureux. Car le bonheur, tout comme une fleur, est gratuit. Sa valeur est d’usage, et non d’échange. Il ne peut donc pas faire l’objet d’un contrat social. Incapable de s’extraire de ces rapports d’échange, Michel Houellebecq l’est également dans sa langue : les mots ne sont chez lui que les signes monétaires d’une réalité extérieure au livre : « Nous aussi, nous sommes des produits…», poursuivit-il, « des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d’obsolescence. » Michel Houellebecq dit juste : ses livres ne survivront pas à une société dont il n’aura été, finalement, que le téléspectateur.
Gilles Monplaisir.
Actualité de Bernanos | |
Des jours qui sont des îles | |
La bonne musique d'Albert Vidalie | |
Il y a un effet Vidalie. Oh, un tout petit effet ! Rien qui puisse inquiéter Olivier Adam, ni Christine Angot, ni Valérie Nothomb ni même Michel Houellebecq (de gaz) ! Qu'ils se rassurent, leurs piles de livres sont toujours en tête de gondole des supermarchés de la littérature et les critiques de Elle, du Nouvel Observateur, de l'Express ou des Inrockuptibles leur tressent toujours les mêmes couronnes. Vidalie, lui, n'a jamais mangé de ce pain là. Il a quitté ce monde il y a trente ans, juste à temps pour ne connaître ni la critique tarifée, ni la littérature aux hormones. S'il nous revient aujourd'hui, c'est doucement, discrètement, d'un pas tranquille. C'est un écrivain artisan qui ne s'adresse qu'aux artisans lecteurs. A ceux qui considèrent qu'un bon livre ne se lit pas, vite fait, dans une rame de métro ou sur le siège d'un coiffeur, mais confortablement assis, dans un bon fauteuil, un verre de fine ou d'Armagnac à portée de main, sans compter ses heures, ni son plaisir. Vidalie, c'est une musique, une petite musique, une de ces ritournelles des années 50 qui ne payent pas de mine mais qui vous reste indéfiniment au creux de l'oreille. La France de Vidalie, c'est cette France aimable, ni riche, ni pauvre, heureuse de vivre, parfois mélancolique, si proche de nous et qui nous a quittés, un jour, sans demander son reste.
D'où vient donc cet effet Vidalie ? D'une initiative toute simple et parfaitement heureuse: les éditions du Dilettante, qui ont décidément un flair à toute épreuve, viennent de remettre à flots onze nouvelles de l'auteur des Bijoutiers du clair de lune, parues dans diverses gazettes entre 1946 et 1964 [1]. Assez peu de choses finalement. Mais suffisamment pour faire ressurgir le fantôme d'un écrivain plus connu par ses amitiés et ses frasques à Saint-Germain-des-Près que par une oeuvre dont les titres se comptent sur les doigts de la main. Car le nom d'Albert Vidalie fut longtemps et presque uniquement associé aux équipées de la bande du Bar-Bac, cette phalange de copains qui sévissait dans les années 60, entre rue de Seine et rue de Buci, sous la conduite titubante mais magnifique d'Antoine Blondin. On se souvient des rôles de composition de Vidalie dans Monsieur Jadis ou l'école du soir, de la célèbre scène où, sous l'effet du vin de Loire, il transforme en champ de bataille le bistrot de Madame Blanche et bat la charge d'Austerlitz devant un parterre médusé. A cette époque, comme l'indique Blondin, Vidalie ne se souciait déjà plus beaucoup de l'avenir "sinon comme un champ promis à la célébration rétrospective de l'instant présent, qu'il s'ingéniait à rendre mémorable". De son passé, de sa jeunesse sans le sou à faire mille petits métiers, de ses cinq années de Stalag, il ne voulait plus tirer que des images pour ces moments d'amitié débordantes. Il avait déjà la quasi totalité de son oeuvre romanesque derrière lui. A commencer par ces Bijoutiers du clair de lune qui devaient lui valoir une petite célébrité, surtout après leur adaptation au cinéma par Vadim en 1958. Quelques nouvelles, quelques chansons pour Reggiani, Montand ou Greco, et voilà que les pas de Vidalie se perdent dans le gris des petits matins. Il disparaît au début des années 70, dans un Paris qui n'est plus vraiment le sien.
Le mérite du petit recueil du Dilettante, c'est de nous resservir toute une époque, dorée sur tranche. Car Vidalie est un fabuleux conteur et il sait jouer sur une palette extrêmement large. Il est chez lui dans le Paris des années 50, avec ses bougnats, ses poivrots héroïques, ses employés de bureau et ses boulevards extérieurs. Il raconte à merveille la banlieue, son populo au grand coeur, ses gamins qui jouent dans les flaques et dans les cours, ses trains enfumés, ses gares de triage et ses usines à gaz. Il est également à l'aise dans des histoires plus rurales, avec des sous-bois à l'automne, des feuilles qui craquent sous les pieds, de belles plaines fumantes comme celles du Hurepoix qui fut pendant un temps son décor familier. On l'attend moins dans le récit historique ou fantastique ou dans la fable poétique, et pourtant il y excelle. Il faut lire "L'Aimable-Julie", la nouvelle qui donne son titre au recueil, une histoire de marine à voile racontée à la façon de Florian ou de Bernardin de Saint-Pierre, avec ses côtes de Louisiane, ses Caraïbes, ses officiers de marine en dentelle et ses bals chez le gouverneur de Port au Prince. Il faut lire "Les amants bizarres", pastiche réussi d'un Dumas tourmenté ou d'un Barbey indulgent. Et on ne laissera pas de côté "Le petit chat d'Uzés", chronique moderne d'un couple qui s'aime. Chaque fois, Vidalie sait prendre le ton qu'il faut. Il passe en un tour de main de l'argot le plus cru au beau langage. Sa langue est riche, son récit jamais surchargé, la poésie vient s'y installer naturellement, comme chez elle, en bout de table.
Il y a un aussi un autre Vidalie, celui du Stalag et de la fraternité des prisonniers. On sent qu'Albert n'a pas facilement digéré son expérience allemande. Ses histoire de camps de travail, de troufions embarbelés, de caporaux épinglés et de shupos ne respirent pas la gaieté, la rigolade et la débrouillardise comme celles de Jacques Perret. Tout y est triste et pluvieux, les hommes y vivent mal, loin de chez eux, dans l'humiliation et la misère. Le boche en uniforme y est un boche en uniforme, braillard, hystérique, mauvais. On lui met son poing dans la gueule, quand c'est possible, chaque fois que l'on peut. Le civil allemand est plus humain, surtout lorsqu'il est du peuple et qu'il est paysan. Lisez "la Frontière", la dernière nouvelle du recueil, un récit d'évasion, une variante de la Vache et du Prisonnier, mais en solitaire, sans vache et qui tournerait très mal. En un peu moins de vingt pages, Vidalie en dit plus long sur le courage, le sens de l'honneur et la souffrance humaine que tout Céline, les grossièretés gratuites en moins. On ne peut pas s'empêcher de penser à Berger, le soldat fidèle de Vialatte, tourmenté par la faim, le froid et la honte de la défaite.
Soldats humiliés, purotins, bistrots, bandits de grands chemins, employés du gaz ou officiers de marine, voilà le petit monde d'Albert Vidalie. Les voix sont diverses, les époques sont différentes, mais c'est finalement la même France populaire qu'il met en scène en scène, joyeuse quand le soleil brille, triste quand il y pleut, fière, courageuse, fraternelle. La France de nos livres d'histoire, celle des récits de brigands, et, plus près de nous, des photos de Doisneau ou de Cartier-Bresson. Est-ce parce que cette France nous manque, parce qu'elle a disparu trop vite de nos écrans que le petit recueil de Vidalie est salué un peu partout avec enthousiasme ? Du Parisien à l'Express, de Valeurs Actuelles à Service Littéraire [2], les critiques sont bonnes, excellentes, sympathiques au sens premier du mot. Seuls le Monde et Libération manquent à l'appel, mais on ne le regrettera pas. L'air qu'on respire chez Vidalie est trop pur, il aurait pu leur tourner la tête !
Eugène Charles.
[1]. Albert Vidalie, L'Aimable-Julie, Monsieur Charlot et consorts, Le dilettante, 256 pages.
[2]. On lira notamment avec plaisir la critique d'Olivier Bailly ("Bonnes nouvelles d'Albert Vidalie", Le Parisien Libéré du 18 octobre 2010) et celle de Gérard Puissey ("Le Hussard du Hurepoix", Service Littéraire, septembre 2010).
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N°1 - 2009/01 |
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