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10 octobre 2011 1 10 /10 /octobre /2011 22:41
Boileau gourmet
 
Boileau avait tous les talents. Poète, grand érudit, défenseur de la langue et de la grammaire mais aussi sujet loyal, bon vivant, ami fidèle et gourmet. La cuisine française lui doit beaucoup. Il nous a débarrassé du goût espagnol et du goût italien, celui des plats magnifiques mais sans saveur, celui de l'innovation où l'on reste sur sa faim. Il employa pour la gastronomie tous les préceptes de son art poétique, la simplicité, la vérité et l'imitation de la nature. Toute chose qui distingue encore la cuisine française de ses copies pour l'exportation, des outrances qu'on nous sert pour de l'authentique, des fragiles constructions de la mode. Chaque plat est d'abord pour Boileau la saveur, le goût, la fraîcheur du fruit, du produit, de la chair qui le composent. Chaque vin raconte une histoire de chez nous, un coteau au soleil, des grammes embrumées de rosée, un château perdu dans les vignes, une noce, la chanson des vendangeurs. Chaque repas est une fête de l'amitié et l'on ne saurait imaginer Boileau assis à table sans trouver à ses côtés et Molière et Racine et La Fontaine et d'autres bons esprits. Boileau gastronome,régent des cuisines et des tables bien mises, voilà une autre figure du poète que nous retrace Jacques Cise dans un bel article publié en 1927 par Une Semaine à Paris et que nous redonnons ci-dessous.
E.C.
 
  Peu de gens savent, on, plutôt, l'on ignore généralement que Boileau a exercé une très réelle influence sur la cuisine française. Il ne tient qu'à vous de vous en convaincre en lisant la docte et charmante plaquette de Maurice des Ombiaux[1], L'Esthétique de la Table. Mais oui, l'auteur de L’Art poétique était un fin gourmet, et, soit à la Bonne Foi couronnée, soit à la Pomme de Pin, soit à la Croix Blanche, soit au Petit Bacchus, soit au Mouton Blanc, soit au Vieux Colombier, Maître Nicolas ne détestait pas de humer le pot à lu condition que le vin fut loyal, en savante et souriante et bien disante compagnie de ses amis Molière, La Fontaine, Racine, Chapelle et Bernier, sans compter les autres. Boileau ne méritait point du tout son nom, et, d'ailleurs, n’écrivait-il pas dès ses jeunes ans une chanson à boire qu'il ne désavouait pas dans son âge mûr.
L’importance qu'il accordait aux choses de la table, nous en avons la preuve dans sa fameuse satire, Le Repas ridicule. Vous vous rappelez, évidemment, la description de ce funeste déjeuner. Au potage de chapon, lequel chapon était un vieux coq, succède une langue en ragoût couronnée de persil, puis un godiveau brûlé et inondé de beurre gluant, puis un lièvre flanqué de poulets étiques, d'alouettes, de maigres pigeons, et couronné de trois lapins nourris de choux dans quelque clapier parisien, puis encore un jambon de pauvre mine, servi sous le nom de .jambon de Maxence, et enfin deux plats portés par des marmitons crasseux, l'un de ris de veau et de champignons, l'autre de pois verts noyés dans un jus saumâtre. Les vins ne valaient pas mieux. Le soi-disant Hermitage, fade et doucereux, révélait un mélange d’Auvernat et de Lignage, deux crus médiocres de l'Orléanais, et pour comble, la glace manquait alors que la chaleur régnait, accablante dans la trop étroite salle à manger encombrée de convives.
La satire de Boileau obtint un prodigieux succès. Elle n'était pas imprimée qu'on la lisait dans le salon de Mme de Guénégaud et chez le duc de Brancas. Le Repas ridicule avait déjà triomphé chez M. de Lamoignon et chez Ninon de Lenclos. On le réclama chez Gourville, chez Segrais, chez le cardinal de Retz, et chez Mme de Montespan. Un jour que du Ranché était de service à Versailles, Vivienne l'appela pour réciter la satire au roi qu'on voulait divertir. Louis XIV, qui avait reçu des remontrances sévères de M. Colbert, était assez morose ce jour-là; les traits de Despréaux le déridèrent. Tout l'intéressa. Comme il était doué d'un appétit qui le fit comparer à un Gargantua couronné, la description de ces mets, aussi prétentieux que mauvais, le ravit.
Mais, si le Repas ridicule avait diverti Paris lorsqu’il n’en circulait encore que des copies, ce fut bien autre chose lorsqu'il parut en .recueil chez Thierry, libraire du Palais. Il y eut une levée de poêles, de casseroles,' de marmites et d’écumoires contre ce railleur qui se mêlait de tout critiquer, prétendait régenter à la fois la poésie et la cuisine. Les auteurs déconfits insinuaient que Despréaux ferait mieux de ne s'occuper que de la table, les taverniers, rôtisseurs et autres pâtissiers, qui se sentaient atteints, allaient disant qu'il ne connaissait rien aux fourneaux, à la gastronomie, et n'était pas capable, de distinguer un Hermitage d'un vin de Beaune ou d’un crû de l'Orléanais. Mais bientôt ils se mirent tous d'accord pour prétendre .que Maître Nicolas, ce bourgeois de basoche, n’entendait rien en rien, pas plus en littérature que dans l’art de bien manger et de la dégustation.
Jacques Mignot, le pâtissier-traiteur de la rue de la Harpe, que Boileau avait traité d'empoisonneur, ne décolérait pas de se voir attribuer un godiveau brulé et la façon de ces plats ridiculisés par le satirique. Il intenta à l’auteur une action en calomnie, inutilement, du reste, M. de Lamoignon ayant estimé qu'il n'y avait pas lieu d'occuper la justice d'un débat qui ne relevait que, de l'opinion publique, et l'affaire n'arriva pas jusqu'au prétoire dont elle eût fait la risée. Mignot y gagna la clientèle des auteurs étrillés par Despréaux. On le disait fort ami de Quinault. Il vit arriver chez lui l'abbé Cotin et sa suite, et sans doute eut-il à cœur de prouver qu'il faisait mieux que ce que Boileau lui attribuait, car sa clientèle ne .cessa de s'accroître. Néanmoins, rancunier, il fil imprimer les invectives de. Colin sur du papier qui servait à envelopper des biscuits qu'il avait la réputation de faire délicieux. Du Vieux Colombier, où il dînait périodiquement avec ses amis, Maître Nicolas envoyait chercher.de ces biscuits, rue de la Harpe, et, tout en les trempant dans le vin, le comique, le tragique, le fabuliste et le satirique, riaient à gorge déployée de la vengeance conjuguée de Cotin et de Mignot, de la collaboration symbolique de l'empoisonneur et du folliculaire.
Eh bien, ce petit scandale eut de très heureux résultats. La cuisine, à cette époque, ne satisfaisait que la goinfrerie et la vanité du décor. Edifier des plats comme des cathédrales, voilà surtout par quoi se distinguaient ceux qui voulaient atteindre à la hauteur du Parnasse gastronomique ; la table fastueuse des ducs de Bourgogne n'avait laissé d'autre souvenir que celui d'un spectacle magnifique ; elle n’intéressait que les yeux ; on admirait l'ingéniosité de certaines pièces montées et des surprises qu'elles contenaient, mais elle ne touchait en rien le sens du goût, et l'on ne parlait pas de sa succulence. En ridiculisant les plats emphatiques, l'abus des épices et autres hérésies dans lesquelles versait le comte de Broussain, l'arbitre gastronomique de la fin du XVIIe siècle, en prêchant lui-même d'exemple dans ses dîners d’Auteuil d’une exquise perfection, et que les grands seigneurs ne dédaignaient pas de savourer, Boileau exerça une réaction salutaire, et nous avons la preuve de son autorité dans L'Art de bien traiter, qui parut en 1674 et qui réprouve tout ce que le satirique avait condamné dans Le Repas ridicule.
Désormais, la cuisine va marcher de pair avec les autres arts pour la gloire du siècle de Louis XIV. Elle s'est fixée un idéal de perfectionnement qu'elle n’atteindra pas tout de suite, mais qui retranche de l’art de bien manger la voracité, l’hétéroclite et vaniteux amas de nourriture ; elle ne se satisfera plus de la seule ordonnance pompeuse de la table, mais cherchera dans la délicatesse et la présentation des mets, le choix des convives et la conversation, l'agrément complet de nos sens et de notre esprit. On peut donc dire que Boileau fut un novateur, et, pour son temps, presque un révolutionnaire dans le domaine culinaire. Ce qu'il avait commencé trouva son expression définitive, un siècle plus tard, sous la plume de Brillat-Savarin dont le livre est la somme de tout ce que le goût français raffina au cours des XVIIe' et XVIIIe siècles.
Jacques Cise.
Une Semaine de Paris. – 27 décembre 1927


[1]. Maurice des Ombiaux, L'Esthétique de la table ou la troisième "Satire" de Boileau (Edition La Vie Intellectuelle, 1927).

 

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21 juin 2011 2 21 /06 /juin /2011 12:42
Mérites de
Michel Houellebecq              
Réponse à Gilles Monplaisir
  HOUELLEBECQ (Michel) 2
  
Houellebecq! encore et toujours Houellebecq! Gilles Monplaisir évoquait ici-même il y a quelques jours (La Revue critique du 6 juin 2011) les limites du personnage et de l'écrivain. Bruno Lafourcade revient à la charge et prétend qu'on lui reconnaisse aussi quelques mérites. Il en a, incontestablement. Les vues de nos deux amis ne sont d'ailleurs pas aussi éloignées qu'il n'y parait. Monplaisir décrit Houellebecq comme une sorte de dandy lunaire, sans éthique et sans esthétique, pris d'une joie mauvaise, celle de vivre son siècle en téléspectateur et d'en chasser sciemment, définitivement l'espérance. Lafourcade ne dit pas l'inverse, mais il insiste sur le savoir-faire de Houellebecq, sur ses capacités d'observation, sur ses talents d'entomologiste. Il est vrai que peu d'auteur auront aussi bien traduit la vacuité d'un monde qui ne semble plus habité que par des fantômes. Houellebecq préfigure-t-il le monde qui vient? Lafourcade le pense. Nous n'avons rien trouvé de tel dans son oeuvre, pas même une pensée neuve. Il n'est pour nous qu'un embaumeur subtil. L'avons nous mal lu ?
E. C.

 

Dans un article récent, Gilles Monplaisir relève les « limites de Michel Houellebecq ». Elles seraient morales et esthétiques, et auraient pour fondement l’inaptitude au bonheur et à la joie sensuelle dont souffre l’auteur de La carte et le territoire.
« Si les sensations s’invitent parfois, elles tournent aussitôt au négatif. » Cette noirceur est une évidence depuis Extension du domaine de la lutte, qui était déjà la désespérante chronique de deux informaticiens ; et les romans ultérieurs n’ont fait que confirmer la description de l’accablement spécifique au monde d’aujourd’hui. Or, de cette façon de voir et de sentir, Gilles Monplaisir déduit une morale  [1] , puis une esthétique, également médiocres. 
Le manque de joie de vivre serait donc moralement douteux. C’est très audacieux (sans être bien nouveau) : on ne sache pas que les écrivains aient l’obligation contractuelle d’être des professeurs de vitalité et d’énergie. J’espère qu’on ne veut pas les forcer à ne pas désespérer Billancourt, ni les obliger à nous donner de la joie comme la bonne de Trenet s’en donne avec sa passoire  [2] ... (Au vrai, ils n’ont pas davantage pour devoir de nous accabler. Quelle que soit l’humeur, noire ou blanche, avec laquelle l’artiste ressent ce qui l’entoure, le public n’a aucune morale à en tirer. Je constate que les fleurs puent, que l’espèce humaine est une ordure, et que je crèverai bientôt d’un cancer de l’estomac : ça ne me donne pas du génie, ça ne m’en retire pas non plus.)
Dans le taedium de Houellebecq, dit Gilles Monplaisir, il entre l’idée que le bonheur a une valeur « d’usage, et non d’échange » ; qu’il « ne peut donc pas faire l’objet d’un contrat social. » Or toute la lucidité de Michel Houellebecq a été de montrer précisément que le bonheur en Occident était bien l’objet d’un contrat ; qu’il relevait d’un légitime commerce (que le touriste achète du plaisir sexuel à Phuket, comme dans Plateforme ; ou que l’art soit une marchandise culturelle et la France un produit touristique, comme dans La carte et le territoire). 
L’esthétique, ensuite. « Incapable de s’extraire de ces rapports d’échange, Michel Houellebecq l’est également dans sa langue : les mots ne sont chez lui que les signes monétaires d’une réalité extérieure au livre » ; en conséquence, « ses livres ne survivront pas à une société dont il n’aura été, finalement, que le téléspectateur ».
Outre le fait que la télévision, parfois à son insu, donne du réel une image juste et irremplaçable, celle que peinent à montrer tant de nos romanciers, Houellebecq fait ce que font tous les écrivains de quelque intérêt : il décrit la fin d’un monde, avec la naissance du nouveau. Il a montré la consommation touristique, le supermarché comme solitude et comme esthétique, le confort morne et paisible de l’Audi Allroad A6, l’art et les sentiments dans leurs rapports marchands, la névrose de l’employé du tertiaire à l’heure des raviolis en boîte, la pornographie à forfait illimité, le caractère inédit de la mélancolie contemporaine, and so on.
D’ailleurs, tout le mérite de Houellebecq est qu’il regarde le monde en face, et c’est bien là que se manifeste sa sensibilité ; et que celle-ci soit noire ou blanche importe peu pourvu qu’elle soit. S’il n’est pas un professeur d’énergie, il est un maître en lucidité. 
L’art de Houellebecq, explique incidemment Gilles Monplaisir, a la valeur médiocre de la nourriture sous vide. Pour le dire autrement : il est sans style.
On ne sait si Houellebecq a un style, mais il a un ton ; et ce ton, parce qu’il est fondé sur la distance, et sur la maîtrise de l’oxymore, de l’ironie, de l’ellipse et du paradoxe, donne du désenchantement contemporain une image précise, exacte : « ... après un démarrage catastrophique, où je m’étais signalé par des notes ridiculement élevées » ; « Et puis, évidemment, tout se calmera ; squelettes » ; « Comment tu as fait pour t’arrêter de boire ? lui demandai-je. – Morphine » ; « ... tout cela me donnait un peu envie de mourir, mais je me contins » ; « Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate» [3]; etc.
Cette manière distancée, essentiellement anti-mélodramatique, détourne les sentiments, les ramène à la relation neutre d’évènements tragiques et révoltants. L’auteur scrute en biologiste les rapports sociaux, comme le savant des bactéries, curieux de cette vie étrangère, s’interrogeant sur leurs mouvements, sincèrement étonné d’en découvrir les ressorts.
Ces quelques exemples ne montrent certes pas que Houellebecq survivra « à une société dont il n’aura été que le téléspectateur » ; ils prouvent cependant que ses mots ne sont pas seulement « les signes monétaires d’une réalité extérieure au livre » et à l’art.
Bruno Lafourcade.
 

[1]. On aura reconnu ici, dans ce devoir d’être heureux, d’avoir du plaisir, et autres salades immâchables, la vieille laitue que Sollers mastique depuis quarante ans avec une patience de tortue.
[2]. « Les jours de repassage, / Dans la maison qui dort, / La bonne n’est pas sage / Mais on la garde encore. / On l’a trouvée hier soir, / Derrière la porte de bois, / Avec une passoire, se donnant de la joie. » (La folle complainte, Charles Trenet)
[3]. Phrases extraites de livres de M. Houellebecq.
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9 juin 2011 4 09 /06 /juin /2011 22:08
Actualité de Barrès
 
On ne saurait trop remercier les Éditions des Equateurs. En entreprenant de republier l'ensemble des Cahiers de Barrès [1], avec un appareil de notes augmenté et mis à jour, elles offrent un superbe cadeau aux lecteurs du grand Lorrain. Les onze premiers Cahiers sont sortis de l'imprimerie en octobre dernier, avec une belle préface d'Antoine Compagnon et les huit suivants nous ont été livrés en janvier. L'oeuvre comprend au total quarante-sept tomes que Barrès remplira de 1896 à sa mort, en 1923, sans s'interrompre une seule année. Voilà presque toute une vie sous nos yeux et on connaît trop l'auteur pour penser qu'il se soit arrêté sur des détails insignifiants. Une véritable mine. Après la réédition l'an dernier chez Bartillat des Déracinés [2] , avec la publication chez Bourin d'une nouvelle et belle édition du Voyage de Sparte [3] , Barrès revient auprès de nous après le détour d'un long purgatoire. Il faut y voir un signe des temps.
Quelle plume ! Quel verbe lumineux ! Quel enchantement ! Massis prétendait que tout ce que touchait Barrès se transformait en or. C'est vrai. Et tout particulièrement ces quatre premiers Cahiers de 1896 à 1898, où Barrès connaît une première croisée des chemins. Il vient de subir son premier échec électoral à Neuilly sur Seine. C'est une période de doute où on le sent hésiter entre les bruits et la fureur de la politique et l'ataraxie littéraire. La République parlementaire n'est pas encore le régime abject qu'elle deviendra sous Combes et sous Rouvier. Barrès se définit comme socialiste, même s'il fustige déjà "l'à peu près romantique, la misère intellectuelle" de Jaurès, "ce vaniteux sonore". Son adhésion au nationalisme reste une adhésion douloureuse, qui vient de loin, "du fonds éternel" :
 
Le problème religieux, douloureux, qu'ils [nos prédécesseurs] ont connu : abandonner le moral et le poétique de la religion, parce que l'intelligence humaine ne la sent plus vraie, nous l'éprouvons pour la notion de patrie. On va à préférer la médiocrité, l'uniformité dans la sécurité de la paix.
 
mais aussi de son goût des causes difficiles, goût des minorités. "Goût malsain", ajoute-t-il avec un certain sourire d'ironie, "goût d'un homme qui n'a pas l'esprit social".
Pour un temps, Barrès s'éloigne de l'arène politique. Il n'y reviendra que progressivement. En 1898, où il tente en vain de reprendre son siège de député de Nancy. Puis, d'une façon plus déterminée, en 1899, après le procès de Rennes où Dreyfus sera à nouveau condamné. D'ici là, il met ses idées à jour. Finie l'anarchie littéraire et intellectuelle d'Un Homme Libre et de L'Ennemi des Lois, même si Barrès revendiquera jusqu'au bout le droit à l'égotisme. Il se rapproche de son vieux maître Jules Soury qui lui fait l'éloge de l'émotivité et de l'intuitif. Barrès en tire quelques formules définitives : "l'homme est bien plus intérieur comme être sensitif, affectif, que comme être intelligent " ou encore "Comprendre, ce n'est jamais que saisir les rapports. La vérité, les vérités il n'y en a pas. Il y en a une pour chaque homme. Et il n'en sera jamais autrement". Il lui faut néanmoins une vue générale de la nature, un fond de paysage qui évite la désespérance, la plongée dans le nihilisme. Il la trouve dans la philosophie de Lucrèce et de Démocrite. Le voilà mûr pour cette grande mue intellectuelle qui aboutira en 1897 à l'écriture des Déracinés.
L'heure est aussi à la famille, à ses joies et à ses drames. Juillet 1896, c'est la naissance de Philippe, de ce fils qui l'émerveille, qu'il épie, dont il suit les premiers pas avec étonnement et avec délice : "Je suis très frappé de la majesté des petits enfants quant à leur figure. Ce ne sont pas du tout des bêtes. Philippe a vraiment une expression royale". Et qu'il glorifie dans ce passage où s'allient si subtilement la tendresse et l'ironie de Barrès :
 
29 décembre 1896. - Aujourd'hui Philippe a ri pour la première fois devant un jouet, un bonhomme qui fait de la gymnastique autour d'une barre fixe. Evidemment il n'a pas vu la ressemblance; il n'a pas vu que c'était un gymnaste et que ce gymnaste avait un désossement grotesque et par là amusant. C'est le bruit et l'agitation qui l'ont égayé. Mais il y avait dans ce sourire, dans cette appréciation d'un jeu, d'une chose d'art, quelque chose qui classe Philippe au-dessus de l'animal et, si faible, en fait un membre de l'humanité. En outre la qualité de ce  sourire était d'une grande bonté un peu hautaine : "Est-il farce, cet animal-là, disait le sourire au gymnaste. Il va  se donne bien du mal. C'est un rigolo. Mais cet enfant si bienveillant, tout de lait, bientôt pour assurer sa vie va commencer l'indéfinie série des meurtres.
 
C'est aussi la mort de Stanislas de Guaita - Stanis, l'ami d'enfance, le compagnon de jeunesse d'un Homme Libre, le modèle de Saint-Phlin, l'aristocrate lorrain du voyage mosellan de l'Appel au Soldat -. Puis, quelques mois plus tard, c'est le père de Barrès qui disparaît. Disparition qu'il évoque d'une phrase, avec une émotion que l'on sent fortement contenue:
 
Nuit du 2 au 3 juin, vendredi 3 au matin. - Je veux inscrire pour me les rappeler : le terrible vent de la mort passait, avec une force ! Il m'a dit : "je vous ai bien aimés".
 
Ces morts n'ont jamais quitté Barrès. Il voue déjà un culte à cette grande famille des morts qui vient à nous, dans les moments de solitude, lorsque tout notre être se confond avec la nature:
 
Sur la campagne, en toutes saisons, pour moi s'élève le chant des morts. Un vent léger le porte et le disperse comme une senteur par où s'oriente mon génie. Au cliquetis des épées, Achille, jusqu'alors distrait, comprit, accepta son destin et les compagnons qui l'attendaient sur leurs barques. Le chant des morts que me communiquent la gorge des fauvettes, la multiplicité des brins d'herbe, la ramure des arbres, les teintes du ciel et le silence des espaces m'assigne pour compagnons tous les éléments mouvants dont est faite l'incessante décomposition.
 
Ces passages somptueux éclatent presque à chacune des pages des Cahiers. Comme dans le reste de son oeuvre littéraire, Barrès y ménage ses effets. Il mêle les images fortes et brillantes aux soucis de la vie publique ou familiale, aux moments de joie, de tristesse ou de repos. Telles ces belles journées passées en Provence, où notre rhénan découvre, émerveillé, le paysage des Baux et de Saint-Remy :
 
Quand on regarde vers la plaine, des intensités d'arbres, des accentuations de vigueur sur un décor très doux de plaine semée d'oliviers et ondulé à l'horizon par les Alpines du nord. Au Midi, la sévère Sierra. Le petit bruit d'une fontaine. En automne, les hêtres ayant des branches jaunes parmi un ensemble encore vert semblent présenter de longs fruits d'or.
 
Ou lorsqu'il rend visite à Mistral. Et qu'il ressent, brusquement, au détour d'un discours du vieux lion provençal, cette prodigieuse alliance, cette alchimie puissante de la pensée qui unit, du nord au sud, les enfants de la terre française.
Paul Gilbert.
 

[1]. Maurice Barrès, Mes Cahiers, Editions des Equateurs (les tomes I et II sont parus).
[2]. Maurice Barrès, Les Déracinés, Bartillat, 2010.
[3]. Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte, Ed. Bourin, 2011.
 
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6 juin 2011 1 06 /06 /juin /2011 12:42
Limites de
Michel Houellebecq                     
HOUELLEBECQ (Michel) 
  
Sur Houellebecq, sur ses cartes et son territoire, le débat continue. Ici comme ailleurs. Il y a un mois, cette revue publiait un beau texte de Bruno Lafourcade, un admirateur - un brin critique, mais globalement sous le charme - de l'auteur des Particules Elémentaires. Article lu, commenté, apprécié, blâmé aussi par une grosse phalange de lecteurs, bien au-delà du petit cercle d'influence de notre publication. Voilà une autre contribution au dossier Houellebecq, celle de notre ami Gilles Monplaisir. On y trouve un peu de tendresse pour l'homme, un reste d'admiration pour l'écrivain, mais aussi beaucoup de bonnes questions. Et si le personnage que s'est forgé Houellebecq, ce "dernier des hommes" dans le dernier des mondes, était une supercherie ? Et s'il n'était finalement que l'ombre palissante d'un monde qui disparait, d'un mauvaise rêve qui s'achève, celui de notre fausse modernité ? Voilà qui ne serait pas pour nous déplaire !
E. C.

 

   

La carte et le territoire [1] retrace le parcours de Jed Martin – « l’artiste contemporain ». Sa vie se résume à sa carrière : « Lui non plus, croyait-il, n’avait pas tellement changé au cours de ces dix dernières années, il avait produit une œuvre comme on dit, sans davantage rencontrer, ni même envisager le bonheur. » La préparation d’une exposition amène Jed à rencontrer Michel Houellebecq dont il doit réaliser le portrait. Les deux hommes s’entretiennent à plusieurs reprises : « Il y avait dans la voix de l’auteur des Particules élémentaires quelque chose que Jed ne lui avait jamais connu, qu’il ne s’attendait pas du tout à y trouver, et qu’il mit du temps à identifier, parce qu’au fond il ne l’avait plus rencontré chez personne, depuis pas mal d’années : il avait l’air heureux. » Ce bonheur n’est que de courte durée : peu après que Jed Martin lui ait offert son portrait, Michel Houellebecq est retrouvé assassiné dans sa maison du Loiret. Jed Martin se retire dans la Creuse ; poursuit son œuvre ; vieillit ; meurt : « C’est ainsi que Jed Martin prit congé d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré. »

Jed Martin et Michel Houellebecq sont inaptes au bonheur. Leur vie, châtrée comme un écran plasma, exclut toute iruption du corps. Si les sensations s’invitent parfois, elles tournent aussitôt au négatif. Là où un autre écrivain, par exemple, sent « la projection des désirs» [2], Michel Houellebecq ne retient que la pourriture : « La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles tout particulièrement, et comme les animaux leur cadavre n’est qu’une grotesque parodie de leur être vital, et leur cadavre, comme celui des animaux, pue – tout cela, on le comprend dès qu’on a vécu une fois le passage des saisons, et le pourrissement des fleurs. » Résignés devant la castration du temps, Jed Martin et Michel Houellebecq ne perçoivent pas la chance que recèle toute angoisse : celle de jouir – sans contrepartie – de l’instant présent. L’un ne va pas sans l’autre.

Celui qui se résigne à mourir se place ipso facto dans un continuum biologique – base du totalitarisme – qui exclut toute émergence de la parole au profit d’une filiation matrilinéaire des êtres : « Qu’est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l’on pose en premier lieu à un homme, lorsqu’on souhaite s’informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d’abord s’il est marié, s’il a des enfants ; dans nos sociétés, on s’interroge en premier lieu sur sa profession. C’est sa place dans l’appareil de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l’homme occidental. » Produire et se reproduire sont les moteurs de toute société. Se définir à partir de ces critères fait entièrement dépendre votre vie de la matrice collective. Michel Houellebecq l’admet : « Ce que je fais, en tout cas, se situe entièrement dans le social. » Lui et Jed Martin demandent à la société qu’elle les reconnaisse, qu’elle leur attribue une valeur, comme une fille l’attend de sa mère : « On peut travailler en solitaire pendant des années, c’est même la seule manière de travailler à vrai dire ; vient toujours un moment où l’on éprouve le besoin de montrer son travail au monde, moins recueillir son jugement que pour se rassurer soi-même sur l’existence de ce travail, et même sur son existence propre, au sein d’une espèce sociale l’individualité n’est guère qu’une fiction brève. »

Pourquoi ne serait-ce pas l’inverse ? « Ce type semblait n’avoir pas de vie privée », remarque l’inspecteur chargé d’enquêter sur l’assassinat de Michel Houellebecq. En faisant du tableau – que Jed Martin donne à l’écrivain – le mobile du meurtre, La carte et le territoire révèle l’incapacité des deux personnages à vivre autrement que dans la valeur d’échange, et donc à être heureux. Car le bonheur, tout comme une fleur, est gratuit. Sa valeur est d’usage, et non d’échange. Il ne peut donc pas faire l’objet d’un contrat social. Incapable de s’extraire de ces rapports d’échange, Michel Houellebecq l’est également dans sa langue : les mots ne sont chez lui que les signes monétaires d’une réalité extérieure au livre : « Nous aussi, nous sommes des produits…», poursuivit-il, « des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d’obsolescence. » Michel Houellebecq dit juste : ses livres ne survivront pas à une société dont il n’aura été, finalement, que le téléspectateur.

Gilles Monplaisir.

 


[1]. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Ed. Flammarion, 2010.

[2]. Philippe Sollers, Fleurs dans Discours parfait, Ed. Gallimard, 2009.

 
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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 10:52
Ubu reine [1] 
Christine Angot, la langue irresponsable 
 
Le dégoût que provoquent les livres de Christine Angot, et que trois ou quatre échantillons de la presse d’endoctrinement sont encore les seuls à ne pas éprouver [2], s’explique aisément : on y trouve tout ce que l’époque produit de mieux dans l’ordre de la haine fanatique de l’art. Cette année, ce ressentiment à l’égard de la beauté a pour titre Les Petits, et il « dévoile », dit le malfaisant qui l’édite, « le côté sombre de la puissance féminine et l’utilisation par certaines femmes d’un pouvoir maternel tentaculaire ». Il s’agit d’Hélène, « mère célibataire », qui tombe amoureuse de Billy, « musicien de vingt ans son aîné, originaire de Martinique ». Le couple aura quatre enfants. « Mais les disputes se multiplient. (...) Jusqu’au jour où, au [3] prétexte que Billy a légèrement tapé Mary et Clara qui se chamaillaient pour une histoire de poussette, sa compagne appelle la police et porte plainte. C’est le début d’un enfer qu’Hélène va faire vivre à Billy, lui interdisant de voir ses enfants, les manipulant contre leur père, l’accusant à tort de violences répétées. »
Comme Le Marché des amants, Les Petits est un roman politique, et même un roman à thèse, d’un rousseauisme rudimentaire, d’un manichéisme social stupéfiant, qui met en scène des Blancs racistes, des Noirs sans préjugés (et accessoirement musiciens, c’est très inattendu), des misérables spoliés que la cupidité n’empêche pas d’être solidaires. Voilà, dans la guerre de propagande qu’elle livre contre la littérature, les kilos de conformisme doctrinaire que la poissonnière préférée de la critique Savigneau [4] (elle-même harengère favorite de la romancière Angot), entasse dans sa cave, cachés sous des stocks de pathos, derrière ses incestes, ses Désaxés, ses amants et leur Marché [5].
En réalité, le sujet des livres d’Angot n’est que médiocrement important, puisque l’on y trouve, dans sa régnante et décervelante production de préjugés, l’invariable correction idéologique qui fait le succès médiatique des Bégaudeau, Onfray, Adam, Sollers, Lévy, and so on. – Aussi, plutôt que de nous en tenir à l’analyse de la morale bien-pensante des livres d’Angot, nous avons préféré étudier le caractère irresponsable de la langue qu’elle utilise.
Comme on dit d’un individu qu’il est responsable de ses actes, un écrivain est responsable de ses phrases ; et ce devoir moral s’exerce notamment par la maîtrise de la syntaxe. Aussi, parce qu’elle est à l’origine de phrases responsables, la syntaxe est d’autant plus morale qu’elle est maîtrisée. Relâchée, en revanche, elle devient, par inconséquence et immaturité, immorale : elle peut signifier n’importe quoi, elle n’a de compte à rendre à personne. C’est la phrase totalitaire des enfants, qui passent du coq à l’âne, reviennent en arrière, s’oublient, changent de sujet et laissent des blancs. – C’est donc exactement la manière d’Angot, dont toutes les phrases, ou quasi, sont totalitaires et sans scrupules ; qui n’ont l’air d’impliquer aucune responsabilité.
 
*
 
« C’est un philosophe. (...) Mais pas dans son coin, il aime bien parler, il aime bien aller leur dire. (...) Il a deux ennemies, la volonté de pureté, qui cherche à assainir, la volonté de guérir, qui cherche le remède. Le malade est toujours imaginaire, et il fait ses comptes pour le pharmacien : [suivent les premières phrases du monologue d’Argan au début du Malade imaginaire].
« Le remède est toujours mauvais, c’est toujours un prétexte à compter. Bientôt les morts, La Barbarie à visage humain, L’Idéologie française, ceux du communisme, de la collaboration, du fascisme, à l’allemande, à la française, à la musulmane radicale extrémiste. Toujours un prétexte pour faire les comptes, chiffrer. Et rafraîchir les entrailles de Monsieur. Amollir, humecter. Il était bon Molière »
« La volonté de pureté, Tartuffe. Ça, c’est la perversité, ça c’est la perversion, ça c’est la barbarie. C’est Molière qui parle, c’est moi, c’est Lévy, on s’en fiche, c’est nous. Avec lui, il ne faut pas avoir peur du collectif. Signer à côté les uns des autres. Parler au nom de. Parce que on a compris ce nom. On a compris cette identité. »
 
On nous pardonnera ce long morceau, mais il était nécessaire pour l’illustration de notre propos. C’est l’extrait d’un texte que l’on trouve sur le site internet de Christine Angot); il s’intitule : « Plexus, solaire Portrait de BHL ». Je l’ai choisi par commodité, mais j’aurais tout aussi bien pu prendre, à peu près au hasard, n’importe quel passage d’un des livres de Christine Angot, et notamment du dernier, Les Petits.
De cette bouillie, nous avons choisi d’isoler, parmi d’autres, trois éléments significatifs de l’irresponsabilité de l’écrivain Christine Angot.
 
« C’est un philosophe. (...) Mais pas dans son coin, il aime bien parler, il aime bien aller leur dire. »  A qui ce leur renvoie-t-il ? On ne le saura jamais : il a disparu aussi vite qu’il est apparu.
 
« Il a deux ennemies, la volonté de pureté, qui cherche à assainir, la volonté de guérir, qui cherche le remède. Le malade est toujours imaginaire, et il fait ses comptes pour le pharmacien : [suivent les premières phrases du monologue d’Argan au début du Malade imaginaire]. » On comprend à peu près l’enchaînement (guérir – remède – Malade imaginaire – Argan) tout à fait significatif de la manière de Christine Angot : elle avance par association d’idées ou d’images, jamais par enchaînement d’arguments. Ainsi peut-on trouver, mis bout à bout, à peu près n’importe quoi, n’importe quelle suite à n’importe quel début : la logique de l’enchaînement importe moins que l’enchaînement lui-même. (Des morceaux d’enchaînement reviennent d’ailleurs, impromptu, par une autre association d’images, plus obscure encore que la première : « Toujours un prétexte pour faire les comptes, chiffrer. Et rafraîchir les entrailles de Monsieur. Amollir, humecter. » On cherche en vain le passage qui entraîne Angot de un prétexte pour faire les comptes, à la citation du Malade imaginaire ; de chiffrer à rafraîchir, amollir, humecter.)
 
« Avec lui, il ne faut pas avoir peur du collectif. Signer à côté les uns des autres. Parler au nom de. Parce que on a compris ce nom. On a compris cette identité. » On voit ici, assez nettement, comment une syntaxe confuse entraîne l’irresponsabilité : entre l’expression parler au nom de et on a compris ce nom, le lien est uniquement dans le mot nom, mais comme on ne sait pas ce que le mot désigne, la phrase suit son cours dans un enchaînement qui échappe au sens. 
S’il y a chez Angot tout ce que le siècle a été capable de produire dans l’ordre de la déchéance du langage et du déclin de l’art, c’est que cette romancière n’a aucune distance avec ses mots : elle ne fait qu’un avec eux, comme sa langue ne fait qu’un avec son corps, comme son corps ne fait qu’un avec son temps ; et c’est pourquoi elle lit, avec tant de succès, ses textes sur scène : sa langue, son corps, son temps, – c’est-à-dire ses mots, ses gestes, son public, – s’y réunissent pour s’y confondre. Jusqu’ici, on s’efforçait de tenir à distance ces différents éléments ; il n’y avait d’art que dans cet écart. 
Des écarts moraux, i.e. syntaxiques (je l’ai dit : la syntaxe est une morale), avec la phrase purement expressive, avec la langue brute du corps brut, il en faut pour écrire : « J’ai peur que mes raisons de t’aimer ne te plaisent pas » ; et lui préférer : « J’ai peur pourquoi je t’aime, ça ne te plaise pas. [6] »
Il faut un écart supplémentaire pour nuancer, pour préciser, pour enrichir, ou pour contredire : « J’ai peur que tu n’aimes pas mes raisons de t’aimer » ; « J’ai peur que tu n’aimes pas les raisons même que j’ai de t’aimer » ; « J’ai peur que tu ne m’aimes pas, et pour les raisons même que j’ai de t’aimer » ; « J’ai peur que tu ne m’aimes que pour les raisons mêmes que j’ai de ne pas t’aimer » ; « J’ai peur que tu n’aimes, des raisons que j’ai de t’aimer, que celles-là même que j’ai peur d’aimer » ; etc.
On s’approche d’une pensée nuancée et complexe en s’écartant de la langue informe ; au contraire, c’est un peu de la richesse du réel, des sentiments, des êtres, de la vie, qui disparaît sous la langue brute d’Angot. Pour le dire autrement : le réel n’est vrai, et beau, qu’à proportion que la syntaxe est riche. 
La littérature commence avec l’écart, qui nuance et précise. La langue brute, et brutalement expressive, anéantit la richesse, et l’écart qui l’engendre. La phrase d’Angot n’écarte rien, elle confond. Il n’y a pas de détours dans ses phrases mais, dans leur absolu, le mot, le corps, et le temps secs : « Je note ce que j’ai l’intention de dire, pour que ça se tienne, bredouillage et elle l’actrice qui domine le langage » [7].
On nous dira que c’est formidable de « ne faire qu’un avec sa langue, avec son corps, avec son temps ». En faisant défiler des mannequins vêtus de hardes, en exposant des poils et des urines, certain couturier, certains plasticiens aussi « ne font qu’un avec leur corps, avec leur temps », avec le sordide et le fécal contemporains.
Angot est la littérature dans un temps où la mode et l’art doivent être avachis pour être compris, et détruits pour être admirés. Entre Galliano et Nebrada, le couturier qui coud des robes dans des chiffons et l’artiste qui fait d’une galerie ses latrines, il n’y a aucune différence ; comme il n’y en a pas entre eux et Angot quand elle écrit comme on maugrée, quand elle parle comme on rabroue.
 
*
 
Le respect de la ponctuation, celui de la concordance des temps, la recherche de l’équilibre dans la phrase, celle de la richesse dans le vocabulaire – et le jeu que ce respect comme cette recherche impliquaient –, c’était la langue même, c’était l’art aussi bien, ou ce vers quoi la littérature tendait.
La phrase d’Angot, purement expressive, bâtie d’estoc et d’excès, où toutes les digues – ponctuation, vocabulaire, syntaxe – ont sauté les unes après les autres pour que se répande la seule boue d’une expression, qui n’a, dans son oralité, d’autre recherche, d’autre attente, d’autre fin, que soi, uniquement, absolument, et définitivement, cette langue, immature et inconséquente, celle des enfants, est aussi celle de la pulsion régressive, celle des fonctions basses du corps.
 
*
 
Les psychologues classiques disaient que, si l’animal est capable de produire une expression (le cri de douleur), un signal (le cri d’alerte), il n’est pas capable de produire une description : contrairement aux deux autres fonctions, la description a besoin du langage articulé, qui seul permet, par la distinction entre l’erreur et la vérité, la pensée. En somme, seul l’homme peut théoriser car lui seul peut distinguer le vrai du faux.
Plus tard, Popper, qui ajoutera une quatrième fonction (l’argumentation), notera l’apparition d’un « langage expressionniste », exclusivement fondé sur l’expression et le signal, donc sans possibilité de vérité ni de mensonge. Ce langage a « d’ailleurs donné naissance, ajoute-t-il, à l’expressionnisme artistique. Moi, artiste, je suis important dans le domaine de l’art ; il faut que je m’exprime, il faut éventuellement que je communique avec les autres. C’est tout ce qui semble importer dans l’art. Et c’est ce qui l’a condamné à sa perte [...] C’est toute la vérité sur le déclin de l’art. » 
C’est à quoi, très exactement, nous ramènent les livres de Christine Angot, dont la haine pour la littérature se voit à ce refus du mensonge, c’est-à-dire à cette langue ramenée à une expression qui n’a besoin de rien d’autre, pour exister, que de coller à elle-même, quand l’amour de la littérature a besoin de détours, de louvoiements, de mensonge, donc, que seules permettent les lois de la phrase à qui en a la maîtrise : la littérature s’infiltre entre les mots et leurs sens, les écarte, les diffère, les nient au besoin, les désavouent s’il le faut (ce que Popper appelle la fonction de « représentation »), et qui revient à une approche syntaxique de la vérité et du mensonge artistiques.
Si Angot incarne la mort du roman, c’est que, comme les animaux, elle ne ment pas, c’est que ses romans ne mentent pas (et c’est en cela qu’ils ne sont pas des romans), c’est que sa plus grande exigence est de ne masquer aucune vérité au lecteur. Les personnages et les situations décrits, elle s’en fait gloire, sont réels : elle a vécu avec les premiers comme elle a vécu les secondes (et ce n’est que contrainte juridiquement qu’elle change un nom, ou qu’elle se contente d’initiales). Or il n’y a d’art romanesque que mensonger. C’est à celui qui ira le plus loin dans la transfiguration de la vérité ; c’est à celui qui mentira le plus et le mieux. Les romans ne peuvent pas se permettre de ne pas être des mensonges, ni la syntaxe de ne pas être morale.
Un art qui ne ment pas meurt. Si les livres de Christine Angot sont moins anecdotiques qu’on le voudrait, mais bien symptomatiques d’une régression esthétique, c’est qu’ils témoignent, dans leur refus du mensonge et leur syntaxe amorale, d’une haine peut-être sans précédent pour l’art, la beauté, la littérature. 
Bruno Lafourcade.
 

[1].  L’expression est du regretté Philippe Muray.
[2]. Dans l’un de ces risibles organes de propagande, une Trissotine hallucinée écrivait : « Le style même, organique et haletant, de la romancière, ses litanies fiévreuses, ses ressassements durassiens se métamorphosent en phrases brèves et coupantes comme des ciseaux, sèches et effrayantes. Autant dire que le Angot nouveau surprend. Et dérange. Et fascine. » (Fabienne Pascaud, Télérama, le 5 janvier 2011) On finit par se demander si tous ces gens (Angot, Pascaud, etc.) n’écrivent pas au « second degré ».
[3]. « Jusqu’au jour où, au... » On voit à ces gracieuses assonances que l’éditeur a un sens très musical de la littérature.
[4]. Du Monde des livres.
[5]. On aura reconnu quelques titres de la production angotique.
[6]. Cette phrase a été tirée, complètement au hasard, de L’inceste ; mais encore une fois on pourrait ouvrir Les Petits ou n’importe quel autre livre d’Angot pour y trouver ce type de phrases qui fait pourtant entrer en lévitation les Pascaud et les Savigneau.
[7]. Nouvel extrait de L’inceste.
 
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6 mai 2011 5 06 /05 /mai /2011 12:42
Actualité
de Bernanos                       
BERNANOS-Georges.jpg 
  
L'excellent site georgesbernanos.fr - qu'anime le petit-fils de l'écrivain, notre ami Yves Bernanos - signale plusieurs publications et évènements importants dans l'actualité bernanosienne :
- La réédition de Un crime. On ne sait pas assez que Bernanos fut l'auteur de deux formidables romans "philosophico-policiers". Le premier, Un crime, publié en 1935, jusqu'ici introuvable, vient d'être réédité par les éditions Phébus. L'arrivée d'un nouveau curé dans la petite bourgade de Mégère (la bien-nommée) s'accompagne d'une série de crimes, aussi atroces qu'inexpliqués. Le jeune prêtre "au masque tragique, au regard pénétrant, au sourire funèbre" est-il né sous le soleil de Satan ? Explication trop simple ! Bernanos brouille les pistes d'une enquête qui n'est pas - on s'en doutait - simplement temporelle. Le second roman, Un mauvais rêve, publié en 1950, n'est plus disponible qu'en occasion. A quand une nouvelle édition ?
- Une semaine Georges Bernanos dans l'Artois. Du 7 au 13 juin 2011 se déroulera au village de Fressin, dans l'Artois - qui fut aussi déterminant pour l'enfant que pour l'écrivain Georges Bernanos - une semaine qui lui est entièrement consacrée, Georges Bernanos, terre d'enfance en haut pays d'Artois - rencontres et voyages littéraires. La communauté de communes du canton de Fruges et la municipalité de Fressin sont à l'initiative de cette manifestation, dont le programme s'annonce très riche et varié: inauguration d'un buste, représentations théâtrales, projections de films, conférences, expositions, etc. L'association internationale des amis de Georges Bernanos est partie prenante de l'évènement. Vous y êtes, évidemment, tous les bienvenus ! (pour recevoir le programme complet de l'évènement, contacter l'office du tourisme intercommunal du canton de Fruges, place du Général de Gaulle, 62310 - Fruges. Tel : 03 21 04 62 65 / ot-fruges@nordnet.fr)
- Un entretien avec Jean-Loup Bernanos, mis récemment en ligne par l'INA. Dans cet entretien avec André Bourin, réalisé en 1971, à l'occasion de la sortie du second volume de la correspondance de Bernanos "Combat pour la liberté", le fils de l'écrivain se souvient de son enfance, des voyages en famille, de l'exil au Brésil et du retour en France (lien vers le site de l'INA).
- Et, bien sûr, la réédition, fin 2010, au Castor Astral, de l'Imposture, avec une préface de Juan d'Ansensio. Le site Parutions.com en donne une belle présentation, sous la plume de Jean-Baptiste Fichet (lire).
Source:  georgesbernanos.fr   
(site de l'Association internationale des amis de Georges Bernanos)
 
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29 mars 2011 2 29 /03 /mars /2011 10:52
Des jours
qui sont des îles             
                       
BARRES Maurice 6
 
Le berceau d’un nouveau-né annonce les cercueils où reposeront son père et sa mère : « Donner de la vie, c’est aussitôt connaître dans une lassitude le vrai sentiment de la tombe. Il se mêle aux vertes ramures, à l’audace joyeuse des oiseaux, à notre émoi de la beauté, le roman vaporeux de la mort. C’est qu’à certain philtre on ne fait pas sa part une fois qu’il s’est glissé dans nos veines où nos puissances ne sont plus intactes. »[1] Nous ne sommes qu’une des vagues successives qui déferlent sur la plage de l’histoire : beaucoup nous ont précédés, d’autres nous succéderont. L’espèce humaine n’existe que parce que des hommes naissent, se reproduisent et meurent. La « vie » est une déesse anthropophage : jamais elle n’est rassasiée des corps qui lui sont offerts en sacrifice ; toujours elle en demande davantage.
La plupart des individus conduits sur l’autel de la vie ne se résolvent pas à être ainsi sacrifiés. Tous, ou presque, se révoltent contre les limites que la nature veut leur imposer. Aussi, lorsque l’occasion leur en est donnée, ils tachent de transmettre à leur descendance cette part d’eux-mêmes à laquelle ils tiennent tant : « Mais le souffle de Philippe dans la nuit, sans être plus honnête, me semble plus noble. Toute la maison se taisant, alors que le balancier de la pendule se hâte et nous entraîne vers ceux qui partirent, ce petit souffle me dit : “Que t’importe ! moi, je viens, et je serai toi-même après ta mort”. » Ainsi s’élabore, au fil des générations, un style de vie – une tradition. 
Pour quelqu'un qui, comme Maurice Barrès, célèbre le “culte du moi”, prendre conscience que ce moi  disparaîtra jette dans une arène angoissante. Comme il est alors rassurant de fondre ce moi dans celui d’une entité plus vaste – une “famille”, un “pays” – de se l’approprier avec l’illusion de devenir aussi pérenne qu’elle ! Mais, aussi vastes soient-elles, ces entités sont soumises aux mêmes lois que les hommes : « Un jour, les fées de ton berceau, c’est-à-dire notre terre natale, notre famille et l’honneur français, céderont elles-mêmes, comme nous faisons, à l’éternel écoulement des choses. Nous n’avons pas choisi le point, sur le fil de la rivière, où nous apparûmes un instant pour jouir du soleil. »
L’ “esprit” d’un “pays” ne perdure que s’il se transmet d’une génération à l’autre. Sans quoi il s’immobilise sur la rive et meurt en se mirant dans le fleuve. La traversée est périlleuse. Maurice Barrès s’y aventure avec son fils Philippe et dresse la carte de cet apprentissage de la paternité dans Les amitiés françaises : « Il est clair que, si je veux qu’un enfant donne son amitié à toutes les choses qui la méritent, il ne servira guère que je lui fasse apprendre par cœur les plus beaux aphorismes du monde… Il faut que je trouve des images qui soient vivantes pour un petit garçon dans sa vie de tous les jours, des images entendez-moi bien, qui déchaînent en lui de la musique. » Les “amitiés”, polyphoniques, se ressentent davantage qu’elles ne se comprennent. Nul besoin de longs discours : « Qu’il s’agisse de dresser un artiste, un soldat, un commerçant, ou rien qu’un honnête homme, la question n’est pas d’apporter du dehors quelque chose à un enfant, mais à ébranler son émotivité. » Car les notions les plus abstraites prennent souvent leurs sources au milieu des perceptions les plus anodines : « Certaines idées à l’ordinaire ne sont publiquement signalées qu’après qu’on leur permet d’atteindre les hautes altitudes, et pourtant, si on veut qu’elles soient intelligibles, il faut remarquer de quelles basses régions de notre âme elles furent propulsées. »
En accompagnant son fils dans l’exploration physique de ce qu’il pense être « l’esprit de la France », Maurice Barrès se découvre un autre corps : il perd, comme un serpent, sa peau d’homme déjà vieillissant et retrouve ses écailles rutilantes qu’il expose au soleil de l’émerveillement : « Ô ma jeunesse, ma plus bête et jeune jeunesse, qui refleurit ! Quand j’étais rassasié, voilà que par cet enfant je me retrouve à jeun devant le vaste univers. » Chaque instant partagé avec son fils protège Maurice Barrès du naufrage de l’anéantissement : « Il est des jours qui sont des îles… »
Aujourd’hui, alors que les pères sont de plus en plus absents – ou, dans le meilleur des cas, ne sont que l’ombre d’eux-mêmes ; alors que les enfants ressemblent davantage à leur époque plutôt qu’à leurs parents, Les amitiés françaises invite chaque père et chaque mère à faire peau neuve en même temps que leurs enfants… afin que chaque instant passé avec eux soit toujours une île.
Gilles Monplaisir.
 
En complément de ce très beau texte de notre ami Gilles Monplaisir, nos lecteurs découvriront - certains redécouvriront - avec émotion l'entretien donné en 1973 par Philippe Barrès en hommage à son père.  Lorsqu'un fils parle bien de son père ...
 

[1]. Maurice Barrès, Les amitiés françaises.
     
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24 mars 2011 4 24 /03 /mars /2011 01:18
Le troisième centenaire de Boileau
 
Nicolas Boileau mourut en 1711, un 13 mars, plein d'humeur contre lui-même et contre ses contemporains. Notre homme venait de perdre son dernier combat. Il y était question de casuistique, d'accommodements avec le ciel, des Jésuites, de leur influence grandissante, de leur attitude équivoque à l'endroit de la foi et de la morale. Boileau y mit ses dernières forces, son talent de polémiste presque intact, une foi et un courage que ses ennemis ne surent entamer. Dans sa XIIe et dernière satire, il charge sabre au clair contre le mensonge et contre l'équivoque, avec des accents qui ne sont pas sans rappeler Molière, l'ami de sa jeunesse, l'autre amant de la sincérité et de la vérité. Et parce qu'on interdit la publication de cette satire, il meurt presque de rage, furieux de ses faiblesses et des faussetés de ses adversaires. On a fait de Boileau une sorte d'apôtre de l'indifférence, de la mesure et de la froide raison. Rien de plus faux. Il prend feu pour la vérité, il s'agite lorsque la littérature éternelle est en cause, il enrage lorsqu'on raisonne faux ou mal. Mme de Sévigné le montre dans la discussion "criant comme un fou, courant comme un forcené". Tout le contraire d'un réservé, d'un calculateur. Ce qui lui plait chez les Anciens, ce n'est pas la froideur du marbre mais bien leur authenticité, leur humanité, vertus chaudes. Sa prétendue haine de l'amour et de la poésie amoureuse est une autre fable qu'on tient sur son compte. Dans une petite chronique publiée par la Revue Critique en 1912 et que nous donnons ci-dessous, Jean Herluison fait justice de cette méchante légende. Nous rendrons prochainement au maître du classicisme l'hommage que cette revue lui doit. 
La Revue Critique.
 
 
Sur des vers de Boileau
 
 
Anatole France, dans un récent interview du Temps, citait ces vers de Boileau :
 
Voici les lieux charmants où mon âme ravie
Passait à contempler Sylvie
Ces tranquilles moments si doucement perdus.
Que je l'aimais alors ! que je la trouvais belle !
Mon coeur, vous soupirez au nom de l'infidèle ;
Avez-vous oublié que vous ne l'aimez plus ?

C'est ici que souvent, errant dans les prairies,
Ma main des fleurs les plus chéries
Lui faisait des épreuves si tendrement reçus;
Que je l'aimais alors ! que je la trouvais belle !
Mon coeur, vous soupirez au nom de l'infidèle ;
Avez-vous oublié que vous ne l'aimez plus ?
 
En ces vers pleins de charme, Boileau traite, avec une émotion à la fois profonde et retenue, le thème des grands romantiques, celui du Lac, de la Tristesse d'Olympio et de Souvenir; et la manière dont il le traite n'a de comparable que celle dont Racine l'esquissait en un vers de Bérénice :
 
Lieux charmants où mon coeur vous avait adoré.
 
Ainsi apparaît la vérité du mot de Moréas, qu'il n'y a pas de romantiques et de classiques, et la justesse du commentaire de Barrès et de Maurras que seule la façon de traiter tel thème pour être dit classique ou romantique.
Ces vers où Boileau dit la mélancolie du souvenir qui se lève du théâtre de notre bonheur passé, sont d'une fraîcheur qui ont frappé ses contemporains comme nous-mêmes; et de bonne heure on voulut savoir à quelle réalité ils répondaient. Louis racine n'hésitait pas à déclarer que Boileau n'avait jamais connu l'amour, et que ces vers ne furent qu'un jeu pour lui. Mais de meilleurs témoins de sa vie ont affirmé le contraire. Feuillet de Conches écrit à ce sujet dans les Causeries d'un curieux :
"Boileau composa ces vers un jour que dans une promenade solitaire au jardin du roi [1], il était livré tout entier aux passés à la ville et à la campagne dans la société d'une aimable et vertueuse jeune fille qu'il avait aimée. Louis Racine a beau nier le fait, le fait est attesté par les notes manuscrites du frère du satirique, l'abbé Boileau, docteur de Sorbonne et chanoine de la Sainte-Chapelle, et par les conversations du même avec l'adorateur fétichiste de Despréaux, Brossette, qui a consacré sa vie à élever à son idole le monument d'un commentaire."
La jeune fille qu'aima Boileau s'appelait Marie de Bretonville; elle était la nièce d'un chanoine de la Sainte-Chapelle. " C'est elle, ajoute Feuillet de Conches, qu'il pressait un jour de lui dire qu'elle l'aimait, et qui, lui répondant, finissait ainsi sa lettre : Enfin, je ne saurois vous pardonner de m'avoir voulu obligé à vous dire : Je vous aime, et qui s'obstina à laisser tout au plus surprendre son secret."
Marie de Bretonville n'ayant pas de fortune, Boileau en possédant peu et ne se sentant pas propre au mariage [2], ils durent renoncer à se voir. Marie, après huit ans, entra au couvent et Boileau tint à lui donner la dot qu'elle y apporta. Ainsi s'acheva cette histoire d'amour dont de beaux vers restent les témoins. 
Jean Herluison.
La Revue Critique des idées et des livres, 25 janvier 1912. 
 

[1]Au Jardin des Plantes.
[2]. L'histoire du dindon est inventée après coup; en réalité boileau fut victime dans sa jeunesse d'une opération mal faite de la taille de la pierre. 

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11 mars 2011 5 11 /03 /mars /2011 11:52

La bonne musique

d'Albert Vidalie              

                       
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Il y a un effet Vidalie. Oh, un tout petit effet ! Rien qui puisse inquiéter Olivier Adam, ni Christine Angot, ni Valérie Nothomb ni même Michel Houellebecq (de gaz) ! Qu'ils se rassurent, leurs piles de livres sont toujours en tête de gondole des supermarchés de la littérature et les critiques de Elle, du Nouvel Observateur, de l'Express ou des Inrockuptibles leur tressent toujours les mêmes couronnes. Vidalie, lui, n'a jamais mangé de ce pain là. Il a quitté ce monde il y a trente ans, juste à temps pour ne connaître ni la critique tarifée, ni la littérature aux hormones. S'il nous revient aujourd'hui, c'est doucement, discrètement, d'un pas tranquille. C'est un écrivain artisan qui ne s'adresse qu'aux artisans lecteurs. A ceux qui considèrent qu'un bon livre ne se lit pas, vite fait, dans une rame de métro ou sur le siège d'un coiffeur, mais confortablement assis, dans un bon fauteuil, un verre de fine ou d'Armagnac à portée de main, sans compter ses heures, ni son plaisir. Vidalie, c'est une musique, une petite musique, une de ces ritournelles des années 50 qui ne payent pas de mine mais qui vous reste indéfiniment au creux de l'oreille. La France de Vidalie, c'est cette France aimable, ni riche, ni pauvre, heureuse de vivre, parfois mélancolique, si proche de nous et qui nous a quittés, un jour, sans demander son reste.

D'où vient donc cet effet Vidalie ? D'une initiative toute simple et parfaitement heureuse: les éditions du Dilettante, qui ont décidément un flair à toute épreuve, viennent de remettre à flots onze nouvelles de l'auteur des Bijoutiers du clair de lune, parues dans diverses gazettes entre 1946 et 1964 [1]. Assez peu de choses finalement. Mais suffisamment pour faire ressurgir le fantôme d'un écrivain plus connu par ses amitiés et ses frasques à Saint-Germain-des-Près que par une oeuvre dont les titres se comptent sur les doigts de la main. Car le nom d'Albert Vidalie fut longtemps et presque uniquement associé aux équipées de la bande du Bar-Bac, cette phalange de copains qui sévissait dans les années 60, entre rue de Seine et  rue de Buci, sous la conduite titubante mais magnifique d'Antoine Blondin. On se souvient des rôles de composition de Vidalie dans Monsieur Jadis ou l'école du soir, de la célèbre scène où, sous l'effet du vin de Loire, il transforme en champ de bataille le bistrot de Madame Blanche et bat la charge d'Austerlitz devant un parterre médusé. A cette époque, comme l'indique Blondin, Vidalie ne se souciait déjà plus beaucoup de l'avenir "sinon comme un champ promis à la célébration rétrospective de l'instant présent, qu'il s'ingéniait à rendre mémorable". De son passé, de sa jeunesse sans le sou à faire mille petits métiers, de ses cinq années de Stalag, il ne voulait plus tirer que des images pour ces moments d'amitié débordantes. Il avait déjà la quasi totalité de son oeuvre romanesque derrière lui. A commencer par ces Bijoutiers du clair de lune qui devaient lui valoir une petite célébrité, surtout après leur adaptation au cinéma par Vadim en 1958. Quelques nouvelles, quelques chansons pour Reggiani, Montand ou Greco, et voilà que les pas de Vidalie se perdent dans le gris des petits matins. Il disparaît au début des années 70, dans un Paris qui n'est plus vraiment le sien.

Le mérite du petit recueil du Dilettante, c'est de nous resservir toute une époque, dorée sur tranche. Car Vidalie est un fabuleux conteur et il sait jouer sur une palette extrêmement large. Il est chez lui dans le Paris des années 50, avec ses bougnats, ses poivrots héroïques, ses employés de bureau et ses boulevards extérieurs. Il raconte à merveille la banlieue, son populo au grand coeur, ses gamins qui jouent dans les flaques et dans les cours, ses trains enfumés, ses gares de triage et ses usines à gaz. Il est également à l'aise dans des histoires plus rurales, avec des sous-bois à l'automne, des feuilles qui craquent sous les pieds, de belles plaines fumantes comme celles du Hurepoix qui fut pendant un temps son décor familier. On l'attend moins dans le récit historique ou fantastique ou dans la fable poétique, et pourtant il y excelle. Il faut lire "L'Aimable-Julie", la nouvelle qui donne son titre au recueil, une histoire de marine à voile racontée à la façon de Florian ou de Bernardin de Saint-Pierre, avec ses côtes de Louisiane, ses Caraïbes, ses officiers de marine en dentelle et ses bals chez le gouverneur de Port au Prince. Il faut lire "Les amants bizarres", pastiche réussi d'un Dumas tourmenté ou d'un Barbey indulgent. Et on ne laissera pas de côté "Le petit chat d'Uzés", chronique moderne d'un couple qui s'aime. Chaque fois, Vidalie sait prendre le ton qu'il faut. Il passe en un tour de main de l'argot le plus cru au beau langage. Sa langue est riche, son récit jamais surchargé, la poésie vient s'y installer naturellement, comme chez elle, en bout de table.

Il y a un aussi un autre Vidalie, celui du Stalag et de la fraternité des prisonniers. On sent qu'Albert n'a pas facilement digéré son expérience allemande. Ses histoire de camps de travail, de troufions embarbelés, de caporaux épinglés et de shupos ne respirent pas la gaieté, la rigolade et la débrouillardise comme celles de Jacques Perret. Tout y est triste et pluvieux, les hommes y vivent mal, loin de chez eux, dans l'humiliation et la misère. Le boche en uniforme y est un boche en uniforme, braillard, hystérique, mauvais. On lui met son poing dans la gueule, quand c'est possible, chaque fois que l'on peut. Le civil allemand est plus humain, surtout lorsqu'il est du peuple et qu'il est paysan. Lisez "la Frontière", la dernière nouvelle du recueil, un récit d'évasion, une variante de la Vache et du Prisonnier, mais en solitaire, sans vache et qui tournerait très mal. En un peu moins de vingt pages, Vidalie en dit plus long sur le courage, le sens de l'honneur et la souffrance humaine que tout Céline, les grossièretés gratuites en moins. On ne peut pas s'empêcher de penser à Berger, le soldat fidèle de Vialatte, tourmenté par la faim, le froid et la honte de la défaite.

Soldats humiliés, purotins, bistrots, bandits de grands chemins, employés du gaz ou officiers de marine, voilà le petit monde d'Albert Vidalie. Les voix sont diverses, les époques sont différentes, mais c'est finalement la même France populaire qu'il met en scène en scène, joyeuse quand le soleil  brille, triste quand il y pleut, fière, courageuse, fraternelle. La France de nos livres d'histoire, celle des récits de brigands, et, plus près de nous, des photos de Doisneau ou de Cartier-Bresson. Est-ce parce que cette France nous manque, parce qu'elle a disparu trop vite de nos écrans que le petit recueil de Vidalie est salué un peu partout avec enthousiasme ? Du Parisien à l'Express, de Valeurs Actuelles à Service Littéraire [2], les critiques sont bonnes, excellentes, sympathiques au sens premier du mot. Seuls le Monde et Libération manquent à l'appel, mais on ne le regrettera pas. L'air qu'on respire chez Vidalie est trop pur, il aurait pu leur tourner la tête !

Eugène Charles.

 


[1]. Albert Vidalie, L'Aimable-Julie, Monsieur Charlot et consorts, Le dilettante, 256 pages.

[2]. On lira notamment avec plaisir la critique d'Olivier Bailly ("Bonnes nouvelles d'Albert Vidalie", Le Parisien Libéré du 18 octobre 2010) et celle de Gérard Puissey ("Le Hussard du Hurepoix", Service Littéraire, septembre 2010).

    

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29 janvier 2011 6 29 /01 /janvier /2011 20:25
Deux enchanteurs
 
Parlons un peu de poésie. Sait-on assez que la France reste une terre de poètes, de vrais poètes ? Les petites revues en sont pleins. Il suffit de trier un peu, de retirer du lot les produits périmés, les derniers fac-similés du surréalisme ou du lettrisme et l'on finit toujours par trouver quelques pépites, une strophe aimable, quelques beaux vers. Même les grands magazines littéraires se sont remis à la poésie, preuve qu'on l'achète et qu'on la lit. Quant aux poètes du passé, les éditeurs nous disent qu'on ne les a jamais autant publiés. Des montagnes d'élégiaques, de lyriques, de classiques, de symboliques, de romantiques, de parnassiens occupent les rayons de nos libraires. Valéry se vend comme des petits pains et Boileau était en "rupture de stock" à la Fnac la semaine dernière !
A cela une explication simple : la poésie est chez elle en France. C'est un tour d'esprit qui nous est familier, une musique qui s'accorde à notre langue, une seconde nature, quelque chose qui a à voir aussi avec nos paysage, la couleur des villes, les nuances du ciel, l'harmonie des campagnes. Chez nous, il y a des vers pour chaque saison: ceux que l'on chuchote, chaudement emmitouflé devant l'âtre, en hiver, ceux que l'on chante au printemps lorsque la nature se fait belle, ceux que l'on déclame avec courage au mois d'août sous le soleil des batailles, ceux que l'on écrit plein de tristesse quand vient l'automne. C'est la poésie, chez nous, qui organise le passage des solstices et qui apaise les coeurs lors des marées d'équinoxe.
Jacques Reda fait partie de ces poètes que l'on retrouve avec bonheur quelle que soit la saison. Il est d'humeur égale, même si aucune variation, aucune nuance ne lui échappe. On sait qu'il aime Paris et qu'il destine une strophe, un sonnet à chacun de ses quartiers. Mais Reda aime aussi varier les plaisirs. En cela il est du même bois que Carco, Derème, Pellerin et Bernard dont la palette était vaste. Reda fantaisiste ? Pourquoi pas. Son dernier recueil publié chez Gallimard, la Physique amusante  [1], allie humour et profondeur. Tout y est parfait, y compris, en ouverture, une belle invocation aux muses :
 
A vous, Muses des jours fleuris d'Attique et d'Arcadie :
Veuillez, avant que le destin sourd ne me congédie
Entendre mon appel et, dans votre cercle de soeurs
Un instant ouvert, accueillir mes vers comme danseurs.
 
Mais je dois invoquer d"abord Mnémosyne, la mère
Qui, du plus grand des dieux, en neuf nuits d'amour vous conçut,
Afin qu'elle affermisse en moi la trame du tissu
Où la vie a déjà perdu sa couleur éphémère.
 
Nous voilà brusquement projeté sur d'autres rives : celles des sciences exactes et de la musique des sphères. Mais qu'on se rassure, rien d'ennuyeux dans la physique de Réda. Il conjugue avec malice théories et  axiomes, ses équations prennent des airs de formules magiques et les mots du poète donnent de l'épaisseur aux grands principes. Qu'on en juge lorsqu'il rêve sur le Temps :
 
Étale dans l'Espace ou prise dans un drain,
La substance du Temps s'écoule tout entière
A travers l'épaisseur sans fond de la matière
Et ne rechigne pas devant l'alexandrin.

Chaque fois que j'entame une nouvelle strophe,
C'est lui qui tient ma main et guide le crayon;
Il emprunte le vers comme un lièvre un layon;
Le poème se taille à même son étoffe.

Ou lorsqu'il vagabonde sur la lumière :
 
Elle se réfléchit, contourne, au besoin se diffracte
Puis reprend tout droit son élan
Et parfois s'avance masquée à nos yeux mais intacte,
Ultraviolette, infrarouge, X, devin ondulant.
 
Ou sur la création du monde, à la façon d'un Gassendi parlant des secrets de Dieu :
 
Tout aurait ainsi commencé :
Un Dieu qui n'était pas pressé
Tirait des plans sur la comète
Et dans un gaz surconcentré :
Bang ! (l'aurait-on enregistré ?)
Craqua soudain une allumette.
 
Voici les Neutrinos, qui entrent en scène comme dans une opérette d'Offenbach :
 
Partout dans notre univers,
En long, en large, en travers,
Le Neutrinos neige, neige.
Nulle part il ne s'agrège,
Toujours à déménager
Pour neiger, neiger, neiger,
Infiltrant par myriades
Andromède, les Hyades,
L'air, le feu, l'eau, le moellon.
 
Et cette définition de l'Ordre que n'aurait pas rejeté certain positiviste de ma connaissance :
 
- C'est que l'ordre naquit d'un éclat fulminant,
D'un concentré de Rien qui s'excède et se lance
Hors de soi vers un Tout et, dans la turbulence,
Dans la fournaise, adapte, en tous sens rayonnant,

Chaque nouveau progrès de cette violence
A son projet encore obscur, imaginant
Un nouvel équilibre et l'écart imminent
Qui requiert promptitude, audace, vigilance.
 
Et l'on aime tout à la fin ce retour  au mystère poétique :
 
N'esquivons pas l'énigme et cherchons la réponse,
Mais faisons nous légers comme la pierre ponce
Qui flotte sur les eaux, fussent-elles torrents;
Comme l'Esprit peut-être issu de leur abîme
Ou descendu pour que son souffle nous anime,
Souffles errants.
 
Si, malgré tout cela, la lumière de Reda vous aveugle et que vous préférez les brumes de la  mer du Nord aux clartés méditerranéennes de Pythagore, d'Euclide ou d'Archimède, alors mettez vous dans le sillage de Jean-Claude Pirotte. Son dernier recueil Autres Séjours [2] raconte une longue migration vers les rives boréales. Pirotte est né à Namur. Son enfance a été bercée par la Meuse, cette Meuse lente, terrestre, continentale, fleuve de vallées profondes longeant de vieux massifs forestiers, qui soudain s'ouvre au monde dans les plaines belges et néerlandaises, jusqu'à l'apothéose de l'embouchure. Autres Séjours, c'est aussi un voyage dans le temps où l'on glisse tranquillement de l'enfance vers aujourd'hui, vers la mer pour oublier la mort :
 
Quand je me sens prêt à mourir
chaque matin et chaque soir
j'entends soudain la mer venir
et s'emparer de mes peaux mortes

Alors je remets à demain
Les derniers codicilles noirs
d'un testament indéchiffrable
et je renonce à la lumière

Pour en sauver le souvenir
 
Il y a chez Pirotte de la nostalgie, une tendre ironie, mais la pudeur interdit toute amertume et tout débordement. Des mots simples et clairs, de courtes strophes qui ressemblent souvent aux poésies de l'enfance. Nous retrouvons chez lui également cette veine fantaisiste que nous détections tout à l'heure chez Reda et qui est la marque de fabrique de la bonne poésie. Chez lui, l'espoir couronne toujours l'horizon de l'élégie :
 
Comme si la vie était une terre remembrée
qui n'était pas en voie d'épuisement
et qu'au soleil des emblavures
le temps propice aux longs repaires
devait épanouir les solitudes
et révéler l'envers du monde.
Eugène Charles.


[1]. Jacques Réda, La Physique amusante, Gallimard, 124 pages.
[2]. Jean-Claude Pirotte, Autres séjours, éd. Le Temps qu'il Fait, 200 pages.
 
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