En 1912, la petite revue Les Guêpes, fondée par Jean-Marc Bernard, Raoul Monier, René Dumaine et Louis du Charmeil, consacrait une de ses livraisons à "la renaissance du jardin français", c'est à dire au retour de l'esprit classique dans les lettres et dans la pensée. Pas moins d'une trentaine d'écrivains et de poètes, parmi lesquels Barrès, Bainville, Boulenger, Boylesve, Carco, Willy, Mme de Noailles, Henri de Régnier répondirent à l'appel, confirmant la vivacité de cette nouvelle école classique française, dont Moréas fut un des précurseurs, et qui entraînait déjà dans son sillage Valéry, Péguy, Gide, Claudel, Alain-Fournier et bien d'autres.
Un siècle plus tard, et par un curieux retour de l'histoire, le besoin d'une littérature plus claire, d'une pensée plus nette, de formes artistiques plus épurées s'exprime à nouveau. On croyait en avoir fini avec le style, la beauté, la légèreté et la douceur de vivre et une jeune phalange d'écrivains, derrière Sollers, Matzneff, Rouart, Besson, Duteurtre et d'Ormesson, remettent ces vertus à la mode. Pour ce qui est de l'esprit, voilà que Manent, Gauchet, Nora, Julliard, Debray et quelques autres nous servent, dans une langue claire et limpide, des idées qui ne s'encombrent plus des cuistreries anglo-saxonnes ni des difficiles digestions allemandes. La peinture française reprend des couleurs. La musique elle-même, sous l'impulsion de créateurs comme Dusapin ou Beffa, retrouve le chemin du rythme et de l'harmonie. La poésie, seule, semble rester à l'écart de cette révolte calme et tranquille contre la pseudo-modernité.
Et pourtant nos lecteurs aiment la poésie. Nous en voulons pour preuve leur attachement à la rubrique du "poète du dimanche" qui réalise chaque semaine des records de connexion. Il nous a semblé que la Revue critique pouvait faire plus et mieux au service de Calliope. Que nous pouvons mieux faire connaître encore nos "grands Renaissants", selon l'expression chère à Thierry Maulnier, ceux du XVIe et du XVIIe siècle français. Que nous pouvons aussi faire découvrir ou redécouvrir ceux, qui à l'orée du siècle dernier, débarrassés des brumes du romantisme et du symbolisme, ont renoué avec la tradition d'une poésie pure, simple et sans apprêts. Que nous pouvons enfin donner la parole à des poètes d'aujourd'hui, jeunes ou moins jeunes, qui forment l'avant-garde encore discrète de ce retour aux formes classiques.
Nous placerons désormais ce billet poétique sous le signe du Jardin français. Mais que nos lecteurs se rassurent ! Il n'est pas question de bouleverser leur rendez-vous du dimanche soir. Notre chronique sera plus riche. Nous donnerons des éléments biographiques et bibliographiques sur chacun des auteurs. Nous présenterons plusieurs de leurs oeuvres afin d'illustrer la richesse de leur palette et la diversité des thèmes qu'ils ont traités.Nous envisageons également de publier, chaque année, sous forme de recueil les plus beaux poèmes, ceux que vous aurez aimé.
Roger Frêne est le premier de notre liste. Ce ruthenois, injustement oublié, fut pourtant un des artisans de la renaissance du Midi. Chez lui, les étés sont énormes, les fruits juteux et sucrés, l'air de la montagne donne aux hommes le goût de la liberté et les villages respirent la fraternité. On pense à Francis Jammes, à Ernest Gaubert et ses Vendanges de Vénus, à Maurice Magre et sa Chanson des hommes. Roger Frêne fut aussi un militant infatigable de la cause régionale. Il aimait sa petite patrie, le Rouergue, comme il aimait la grande.
Nous lançons pour finir un appel aux jeunes poètes. Certains nous ont déjà donné les preuves de leur lyrisme et de leur talent et nous les publierons prochainement. D'autres, beaucoup d'autres sont à venir. Ces pages sont aussi pour eux et nous leur donnons carte blanche, pour peu qu'ils acceptent de sacrifier à l'harmonie des vers et aux belles sonorités, seules disciplines que nous leur imposeront. Alors, à vos rondeaux, à vos sonnets, à vos discours, à vos lais et à vos ballades et songez que chez nous le sévère Boileau vous regarde d'un air indulgent et fraternel.
La Revue Critique.
Roger Frêne
(1878-1940)
Issu d'une famille de fonctionnaires, Roger Frêne (de son vrai nom Roger Fraysse), est né à Rodez et a vécu presque exclusivement dans son pays natal, collaborant à de nombreuses revues locales et régionalistes. D’inspiration symboliste, Roger Frêne est un bucolique doublé d'un visionnaire. Les airs qu'il tire de ses pipeaux n'évoquent pas seulement l'horizon étroit de sa petite patrie, mais célèbrent le domaine illimité du rêve. Son plus beau recueil, Les Sèves originaires (1908), évoque en quelques pages la puissance voluptueuse et lourde d'un bel automne. Roger Frêne a collaboré à La Revue Provinciale - dont il fut le secrétaire de rédaction à partir de 1900 - au Beffroi, au Mercure de France, à La Phalange de Jean Royère, aux Guêpes de Jean-Marc Bernard, à Pan, à l'Ile sonnante, à La Nouvelle Athènes, au Journal de l'Aveyron, à Clavellina... Œuvres principales. - Paysages de l'âme et de la terre (Toulouse, Société provinciale d'édition, 1904). – (avec Henri Bourjade) La Cathédrale, pièce en deux actes. (Rodez, Carrère, 1907). - Les Sèves originaires, suivies de Nocturnes (Paris, Perrin, 1908). – Les Nymphes, suivies de Rubens et Gorgone, poème illustré par Modigliani (Ronald Davis, 1921). - Guy Lavaud. (Les Marges, 1928). Bibliographie. - Michel Puy, « Roger Frêne », La Revue Provinciale (Toulouse), oct. 1908. — Francis Carco, « Roger Frêne », Le Feu (Marseille), août 1908. – Adolphe Van Bever, Les poètes du terroir. (Delagrave, 4 vol., 1909-1918). - Florian-Parmentier, Toutes les lyres. (Gastein-Serge Ed., 1911). - Jean Digot, Trois du Rouergue : Clary, Frêne, d’Orfer. (Jacques Brémond, 1995).
| Le Causse Tu étouffes dans la vallée, Il faut à tes libres poumons L'infinité des horizons Et de la campagne étalée ; Tu aimes la neige, le vent, Et les chaumières accroupies Sous les orageuses furies, Près du front lourd des bois mouvants; Il te faut des midis énormes Qui font les épis crépiter Au souffle infime de l'été Et les landes aux larges formes... Comme là-haut hurlent les vents Sur les villages de tristesse, L'âpre goût des départs t'oppresse Au calme du val étouffant ; Tu regrettes les noirs orages Sous quoi les pays sont courbés, Les cris des rouliers embourbés Et la tempête des feuillages. Ton cœur roule un flot de désirs Tumultueux, vagues et vastes, Et les monts que l'autan dévaste Les pourraient peut-être assouvir ! | |
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| Roger Frêne, Revue Le Cahier des poètes. (1912) |
| Le fruitier L'odeur des fruits coupés sature l'ombre fraîche Et le vol d'une guêpe, autour de leur charnier Où l'automne passé lentement se dessèche, Frémit dans les étais de l'antique grenier. La clarté des raisins, rayonnant dans leurs grappes, Va remplir d'un lointain et d'un chaud souvenir Les repas hivernaux dont ils chargent les nappes ; La main qui les soupèse ennoblit son désir. Tel abricot fiévreux exhale une odeur rêche ; Une poire paisible évoque un vieux jardin ; Par espaces vermeils, la duveteuse pêche Verse à la prune bleue un jour incarnadin. Vous répandez, fruits mûrs, le composite arôme De votre groupe où songe un soleil d'autrefois. Pompant le jus doré qui suinte de vos gommes Des abeilles tournoient sur les crèches de bois. Votre peau comme un sein de femme est lumineuse Et parfois votre chair, sous son poids mollissant, Se tend jusqu'à crever cette enveloppe heureuse, Tel un beau buste plein, solide et fléchissant. Nés du travail de l'homme adjoint à la nature, Vous enchaînez, ô fruits, le rythme des saisons ; Vous êtes le seul but des existences pures. — Vos chères voluptés renferment la raison. Du vaste effort humain prix splendide et palpable : Fruits de la terre ! Et vous, âpres fruits de l'esprit, Pendant que l'heure passe au fil des grains de sable, L'Apollon désiré rarement vous sourit. | |
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| Roger Frêne , Les Sèves originaires. (1908). | |
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