le paquebot | ||
Dans mes soutes le rêve abonde, Ardente Europe, nous voici. Nous avons fait le tour du monde, Chante le paquebot noirci. Le vieux poème que répète La vague aux vagues du néant, Dans les cheveux de la tempête M'a traîné sous son poing géant. Toute une ivresse prophétique Vibrait le long du gouvernail Et l'avenir mathématique Ronflait au fond de mon poitrail, Cependant que lourdes d'histoire Les frustes races du passé Venaient, le long des promontoires, Dans leur brume, nous voir passer. Les seins gonflés de ma fumée Attiraient au soleil levant Comme une garce parfumée Les mains frémissantes du vent. Chaque aurore, la nappe mise Nous attablait au grand festin Que l'univers donne à la brise Sous les bannières du matin. Pour nous, crispant leur frénésie Au bord du Songe universel, Les temples roses de l'Asie Dansaient dans l'air chargé de sel, Et les usines d'Amérique, Les cités de suie et de fer, Sur les rails d'or l'express lyrique, Jetaient leur fumée à la mer. Les voluptés orientales Épousaient les neiges du Nord Aux soirs rêveurs de nos escales, Et maintenant voici le port. Les bras ouverts, Marseille blonde — Siffle, sirène — nous sourit. Nous avons fait le tour du monde, Chante le paquebot noirci. | ||
joachim gasquet (1873-1921). Le Paradis retrouvé. (1911). |
la maison des ancêtres | ||
Mon père a relevé la maison des ancêtres. Blanche, à travers les pins, par-dessus les lauriers, Elle regarde, au loin, de toutes ses fenêtres, Se lever le soleil sur les champs d'oliviers. Deux ceps noueux font à la porte une couronne, Et beaux comme des dieux, deux antiques mûriers Dressent devant le ciel leur rugueuse colonne. Je m'accoude souvent au marbre usé du puits Et j'entends se répondre autour de moi les bruits De la ferme et des champs qui varient avec l'heure, Et le rouge coteau, tout parfumé de thym, Comme une ruche en fleurs embaume la demeure. Ayant rempli ma loi, s'il faut qu'un jour je meure, O maison, j'ai bâti dans tes murs mon destin. Quand ta porte au soleil s'ouvre chaque matin, Je sens mon cœur aussi qui s'ouvre à la lumière Et nous faisons au ciel une même prière : « O Provence, à travers les changeantes saisons, Dans le flot incessant des choses et des êtres, Quand nos fils bâtiront de nouvelles maisons, Qu'ils ne quittent jamais le pays des ancêtres. » | ||
joachim gasquet (1873-1921). Les Chants séculaires. (1903). |
élégie italienne | ||
Sur son lit de corail, dans ses coussins d’écume, Naples dort, un bras allongé, Et dans ses bruns cheveux la Sibylle de Cume Tresse des feuilles d’oranger. Nous avons sur son lit laissé la belle fille, Nous voguons sur la haute mer... La pluie, en folâtrant, a défait sa résille Et danse lourdement sur le pont du steamer. La mer se rétrécit, les grands caps dans la brume Se rapprochent, l’horizon bas Erre inquiet autour des phares qu’on allume... Qu’est-ce qui nous attend là-bas ? Qu’importe ! Chaque jour l’univers recommence. Perdus sur la mer, nous dormons, Et le Plaisir partout dresse une table immense Où demain nous boirons sous la tente des monts. L’aube en court jupon vert danse au bord de la terre, Et pour nous, contre son cœur fort, Déjà, hors de la brume, au-dessus du mystère, Gênes, là-bas, presse son port. | ||
joachim gasquet (1873-1921). Le Bûcher secret. (1921). |