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« L’imposture climatique » et l’indignation des belles âmes
Luc Ferry a publié dans Le Figaro du 20 octobre dernier une superbe chronique qui nous a complètement échappé. Nous la donnons intégralement ci-dessous. Ferry y défend courageusement Allègre contre les mystificateurs du "changement climatique". Il plaide pour une écologie sérieuse, raisonnée et responsable, qui cherche à répondre aux priorités du moment - la malnutrition et l'accès à l'eau, premiers fléaux de la planète - en ne cédant ni à la peur, ni à l'ignorance, ni à la pression médiatique. Ce texte, plein d'intelligence, empreint de cette ironie mordante qui fait l'esprit français, doit être lu et largement diffusé. On notera qu'il s'agit d'un texte positif, offensif qui confirme la profonde évolution qui se fait jour dans les milieux universitaires et intellectuels vis-à-vis de l'écologie politique et de ses dérives idéologiques. En cette fin d'année 2010, voilà encore un signe encourageant du retour de l'esprit critique !
Paul Gilbert.
Claude Allègre, après la tempête déclenchée par son livre, L'Imposture climatique, a décidé de renouer avec des actions positives en créant une fondation pour l'écologie. Il m'a demandé d'en faire partie. J'ai accepté et, depuis lors, je suis assailli par une cohorte d'indignés qui m'incitent ardemment à ne pas m'afficher avec un homme aussi politiquement incorrect. Corinne Lepage a publié sur son blog un édito rageur qui dénonce cette connivence coupable et accuse mon propre livre, Le Nouvel Ordre écologique, d'avoir fait « perdre vingt ans » aux progrès de l'écologie politique en France. Rien que ça ! C'est me faire beaucoup d'honneur.
C'est surtout se tromper du tout au tout sur le sens de mes interventions. Loin de lui être hostiles, elles en appellent au contraire à la création d'une écologie scientifique et humaniste enfin débarrassée des oripeaux du gauchisme. Comme Allègre n'a cessé de le dire, le terme « d'imposture » ne visait dans son esprit ni les écologistes authentiques ni a fortiori les scientifiques. Il portait sur deux points - et dans les deux cas, je suis convaincu qu'il a raison. C'est donc sans le moindre état d'âme que je persiste et signe. Voici pourquoi.
En premier lieu, il me semble en effet aberrant de prétendre prédire le climat général de la planète dans un siècle, attendu que nous n'avons pas la moindre idée de l'état de l'humanité dans trente ans. Y aura-t-il eu des guerres, des progrès démocratiques ou technologiques insoupçonnés, de nouvelles sources d'énergie découvertes ou mises au point ? Nul n'en sait rien. On objectera que c'est justement pour ça qu'il faut appliquer le principe de précaution. Erreur funeste. Il faut au contraire innover, inventer, prendre des risques intellectuels et politiques comme jamais.
Pourquoi ? Mais parce que, de toute façon, nous n'avons, nous les Européens, aucun moyen ni aucun droit d'empêcher l'Inde et la Chine d'entrer, comme nous l'avons fait nous-mêmes sans vergogne, dans l'ère de la consommation de masse. Ce n'est pas en saccageant la recherche sur les OGM ni en limitant notre développement qu'on sauvera la planète, car nous ne stopperons pas le leur, mais en inventant des moyens de les aider à le conduire sans dévaster le monde. On objectera que c'est un pari risqué. Sans doute. J'affirme seulement que de là où nous sommes, c'est-à-dire en Europe, il n'en est rigoureusement aucun- autre. Il est absurde d'imaginer que, de Paris ou de Bruxelles, nous allons freiner la croissance des nouveaux entrants. Or c'est pourtant là l'essentiel du problème. Si une chose est juste dans le Grenelle cher à Jean-Louis Borloo, c'est bien celle-ci : c'est en intégrant l'écologie à l'économie, en investissant dans la recherche et l'innovation qu'on protégera l'Univers, pas en nous infligeant des taxes ni en cultivant le mythe de la décroissance.
Dans ces conditions, et telle est la seconde imposture pointée par Allègre, c'est une faute de persuader nos dirigeants que la priorité des priorités réside dans le changement climatique. Un enfant meurt de malnutrition toutes les six secondes. Cela se passe aujourd'hui, ici et maintenant, sans que nos politiques s'en émeuvent. Mais pour en rester à la seule écologie, la question démographique et celle de l'eau sont à l'évidence autrement plus urgentes que celle du climat. Pourquoi laissent-elles de marbre nos dirigeants, alors que les travaux du Giec réunissent une centaine de chefs d'État à Copenhague autour de l'avenir du protocole de Kyoto ? Face à cette logique médiatico-politique exorbitante, tous les autres sujets semblent avoir disparu comme par magie. Est-ce raisonnable ? C'est ici toute la question de la hiérarchisation des priorités en matière d'écologie qu'il faut reprendre à la racine.
Devant ces distorsions de la réalité, la question décisive est la suivante : jusqu'à quand allons-nous continuer à accepter que l'écologie soit guidée au seul radar de l'émotion médiatique ? Qu'il y ait eu, de part et d'autre, des maladresses et des excès est bien possible, et sans doute regrettable. Du reste, Claude Allègre n'en fait pas mystère : son combat pour rouvrir une discussion qui était verrouillée est maintenant derrière lui. Depuis plus de vingt ans, nous plaidons l'un comme l'autre pour une réconciliation de l'écologie, de la démocratie et de la science. Là est l'essentiel, et sur ce terrain, je vois mal à quel titre les écologistes et les scientifiques authentiques pourraient ne pas nous rejoindre.
Luc FERRY, Le Figaro du jeudi 21 octobre
Un ouvrage rafraîchissant
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Qu’il nous parle du libéralisme[1] ou de George Orwell [2] - cet écrivain dont les œuvres complètes s’empilent probablement sur sa table de chevet - Jean-Claude Michéa, bien que féroce, est toujours un auteur d’une très agréable compagnie. Et ce n’est certainement pas la lecture de son ouvrage consacré au ballon rond, fraîchement réédité [3], qui nous fera changer d’avis. En effet, une fois le livre refermé, la réflexion qui nous vient naturellement est bien la même qu’à l’accoutumée : que n’a-t-on lu plus tôt les pages que nous venons tout juste de dévorer, presque d’une traite !
De quoi est-il question dans ce qui, vraisemblablement, se veut plus une préface à un livre de référence d’Eduardo Galeano [4], suivie de délicieux extraits dudit ouvrage, qu’un essai au sens strict du terme ? Pour l’essentiel, du mépris du « public qui s’estime cultivé » pour la « grande messe païenne » (Eduardo Galeano) que constitue le football. Bref, de « la haine des intellectuels dès lors qu’il est question de ce jeu ».
Pourquoi ceux-ci le vouerait-il autant aux gémonies ? A lire Michéa, particulièrement convaincant, parce que ce dernier incarne « le sport populaire par excellence », qui n’a pas eu « le bon goût de s’éloigner de ces origines compromettantes ». Parce que nos modernes bien-pensants ne comprennent pas l’inutilité qui, aux origines, lui était consubstantielle. Parce qu’ils ne comprennent rien au peuple, qu’ils ne méprisent jamais mieux qu’en se gaussant de ces « beaufs » et de ces « Deschiens », qu’ils prennent, à tort, pour sa quintessence.
Est-ce « cette incapacité viscérale des intellectuels à comprendre de l’intérieur une passion populaire » qui interdit à ces mêmes intellectuels « de critiquer avec toute la radicalité requise les monstrueuses dérives du football contemporain » ? Sur ce point, comme sur les autres, la conviction de Michéa, on ne peut plus trempée, méthodiquement forgée, est formulée sans fioritures. Et si d’aventure certains de nos lecteurs désiraient la connaître, on ne saurait trop leur recommander, surtout en cette période estivale, la lecture proprement rafraîchissante de ce bel ouvrage.
Leon Degraeve.
[1]. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brève remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche. (Climats, coll. « Sisyphe », 2002), Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale. (Flammarion, coll. « Champs essais », (2007 2010), Jean-Claude Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale. (Flammarion, coll. « Champs essais », 2008).
[2]. Jean-Claude Michéa, La société décente. (Climats, coll. « Sisyphe », 1999), Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, (Climats, coll. « Sisyphe », 2000), Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur. (Climats, 2003).
[3]. Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond. A propos d’un livre d’Eduardo Galeano. (Climats, (1998) 2010)
[4]. Eduardo Galeano, Football, ombre et lumière. (Climats, 1997).
Réinventer la Perse
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Après Dieu est américain et L’Apocalypse russe, Jean-François Colosimo poursuit sa réflexion sur les rapports entre théologie et politique dans Le Paradoxe persan [1]. L’Iran, « un monde monolithique où les ocres ardentes de la terre se mêlent à l’incendie rougeoyant du ciel », devait nécessairement figurer sur son parcours : c’est ici que l’islam fut « historicisée » ; c’est ici que fut inventée la « mise sous tutelle théologique du politique ».
Mais l’histoire de l’Iran excède celle de l’Islam : bien avant la naissance du prophète, la Perse rayonnait au-delà de ses frontières. Ispahan était connu de tous. Cette grandeur passée hante toujours l’esprit des Iraniens. Comme le rappelle Richard Nelson Frye, spécialiste de l’Asie centrale: « [Reza Chah] a instauré, dit-on, une culture artificielle. A moins que ça n’ait été l’authentique culture, la tente, du peuple. Il voulait s’assurer que le pays ne faisait pas partie du monde arabe. Il a su en faire valoir les traditions ancestrales. […] [Les Iraniens] aiment leur culture. Ils se réjouissent d’être les héritiers de milliers d’années d’histoire consécutives. Ils n’ont pas abandonné leur langue pour l’arabe, ni leurs coutumes. Les Iraniens d’aujourd’hui sont restés ceux qu’ils étaient il y a des siècles. »
L’action d’un Reza Chah n’est guère différente, sur ce plan, de celle d’un Mohammed Mossadegh nationalisant en 1951 l’Anglo-Iranian Oil Company, de celle d’un Ruhollah Khomeyni instaurant en 1979 la Révolution Islamique, ou bien de celle d’un Mahmoud Ahmadinejad défendant le programme nucléaire iranien. Toutes sont l’expression de ce désir de retrouver une souveraineté perdue : « l’Iran veut la reconnaissance que seule garantit la puissance. Sur ce fil aiguisé, il n’aura cessé de buter sur l’Occident avant d’être chaque fois renvoyé vers l’Orient. Le sentiment de frustration qui en découle prend des accents dramatiques à partir des Temps modernes. » Ce sentiment entretient une névrose que Jean-François Colosimo analyse en détail : « C’est d’elle que se préoccupe ce carnet, parce qu’elle occupe l’esprit des Iraniens. Un carnet forcément subjectif et qui, parcourant les grands nœuds convulsifs du siècle écoulé, prétend moins consigner l’Histoire que démêler comment se fabrique, dans l’inconscient d’un peuple, le sentiment de destinée. »
A quel avenir peut aujourd’hui prétendre l’Iran ? Ce qui était une « Révolution » ressemble de plus en plus à un formidable verrouillage. Du côté des hommes, rien à espérer : « C’est auprès des Iraniennes que se trouvent, en dépit de leur confinement, les rares bonnes nouvelles. » Ecoutons Shala Sherkat, l’une d’entre elles : « Je suis d’un pays où chaque matin un tremblement de terre se produit, et jusqu’au soir les gens se démènent avec les ruines du séisme. Puis, le lendemain matin, il y a un autre tremblement de terre. » Elles tiennent bon, pourtant.
Gilles Monplaisir.
Le blog de Gilles Monplaisir. - 7 juillet 2010.
[1]. Jean-François Colosimo, Le Paradoxe persan. Un carnet iranien. (Fayard, 2009).
L'Europe d'Habermas et la nôtre.
A quelque chose malheur est bon. Dans la tourmente qui secoue aujourd'hui l'Europe et qui balaie toutes les idées reçues depuis le traité de Rome, la bouille effarée, stupéfaite, hagarde de nos intellectuels européistes est une sorte de rayon de soleil. Leur désarroi est réjouissant à souhait, réconfortant, et, dans le même temps, presque émouvant. Ils ont tout du dormeur qui s'éveille d'un long rêve et qui reçoit en pleine figure le choc du monde réel. Nos journaux sont remplis d'articles où des économistes, des écrivains, des politiques, des chroniqueurs en vue semblent remonter à la surface du monde. Leur étonnement, leur surprise devant la réalité telle qu'elle se dessine, l'intelligence qui leur fait saisir brusquement où ils sont, la façon presque mélancolique avec laquelle ils se débarrassent des vieilles frusques du XXe siècle ont quelque chose de touchant.
L'aveuglement de ceux qui continuent à s'accrocher aux certitudes d'hier n'en est que plus triste. C'est qu'ils ont généralement une part importante de responsabilité dans les errements du passé, par leurs actions ou, le plus souvent, par leurs écrits. Tel est le cas du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas. Sa pensée imprègne depuis plus de vingt ans tous les esprits qui révent de transformer l'Europe en une démocratie d'un type nouveau, débarrassée de ses racines nationale, uniquement fondée sur les notions de citoyenneté et de droit. Pierre Manent, Marcel Gauchet et, derrière eux, les penseurs de la nouvelle école française de sociologie ont fait justice de ces concepts fumeux qui séparent artificiellement la forme politique - ici la démocratie - et la communauté réelle - la nation - qui lui donne naissance. Il n'empêche que les idées d'Habermas ont séduit et qu'elles séduisent encore. L'adversaire n'est d'ailleurs pas médiocre, ses intuitions parfois justes et son procès de la démocratie représentative ou du nationalisme allemand généralement plein d'intérêt. Raison de plus pour écouter ce qu'il a à dire au moment même où ses rêves s'éloignent.
Le point de vue d'Habermas sur la situation actuelle est parfaitement résumé dans l'article qu'il a donné le 26 mai dernier au quotidien allemand Die Zeit et dont nous publions ci dessous de larges extraits. L'Allemagne de Merkel, cette Allemagne nationale, au prestige retrouvé, qui est présente, ce 9 mai, à Moscou pour fêter avec Poutine et le peuple russe la victoire sur le nazisme, voilà l'image qui ouvre le papier d'Habermas et qui marque sa stupeur. Car, à côté de l'Allemagne renaissante, il y a l'Allemagne médiocre, tatillonne, celle de la crise grecque, celle qui approuve de l'extrême bout des lèvres la création d'un fonds commun pour sauver l'euro. Quel contraste entre la photo de Merkel radieuse avec Poutine sur la Place Rouge et celle des dirigeants européens lors de la conférence de presse sur le sauvetage de l'euro ? "Cette photo grinçante fixe les visages de pierre de Merkel et de Sarkozy - des chefs de gouvernement éreintés, qui n'ont plus rien à se dire. Cette image deviendra-t-elle le document iconographique symbolisant l'échec d'une vision qui, pendant un demi-siècle, à marqué l'histoire de l'Europe de l'après-guerre ?" Voilà le décor planté, celui du drame qui hante aujourd'hui Habermas et ceux qui l'ont suivi dans ses pensées.
Et pourtant l'Europe solidaire s'est mise en place et elle fonctionne, nous dit Habermas. Ne voit-on pas la Commission européenne multiplier les tours de table pour réunir les sommes colossales - 750 milliards d'euros - qui pourraient sauver la monnaie commune ? Ne voit-on pas depuis un mois la BCE racheter sur les marchés tout ce qui traîne en matière d'emprunts d'Etat grecs ou portugais ? Le fameux "gouvernement économique européen" n'est-il pas en train de se mettre en place ? Et pourtant ...
Pourtant, pas une trace, nulle part,d'une quelconque conscience d'une rupture profonde. Les uns minimisent les relations de cause à effet entre la crise bancaire et la crise de l'euro, et attribuent exclusivement le désastre actuel à un manque de discipline budgétaire. Les autres s'acharnent à réduire le problème de la discordance des politiques économiques nationales à une question de gestion.
De la même façon, se désole notre philosophe, la Commission de Bruxelles veut contrôler les plans budgétaires nationaux avant leur adoption, ce qui aurait été salué avec enthousiasme, il y a encore quelques années, par les dirigeants des pays membres. Aujourd'hui, point du tout. Les parlements rechignent, les opinions publiques grondent, les gouvernements font le dos rond. Un comble! Et qui sont les premiers sur la brèche, les premiers à la barricade ? Les Allemands, les Allemands encore, les Allemands toujours!
Où est donc cette période de Cocagne, où les Allemands, au sortir de la seconde guerre mondiale, acceptaient de jouer les banquiers de l'Europe, les pères bienfaiteurs, sans revendiquer une once de reconnaissance ou de souveraineté ? Disparue et depuis longtemps, à supposer même qu'elle ait jamais existé ailleurs que sous le crâne de Jürgen Habermas. L'Allemagne réelle contre l'Allemagne rêvée, l'Allemagne qui a trahi le projet européen pour son projet national, voilà l'unique objet de son ressentiment :
Aujourd’hui, les élites allemandes jouissent de la normalité retrouvée de leur Etat-nation. Mais c’en est fini de la bonne volonté d’un peuple vaincu, y compris sur le plan moral, qui était contraint à l’autocritique, et qui était disposé à trouver sa place dans une configuration postnationale. Dans un monde globalisé, chacun doit apprendre à intégrer la perspective des autres dans sa propre perspective.Or, notre volonté d’apprendre est visiblement sur le déclin, comme le montrent les jugements rendus par la Cour constitutionnelle fédérale sur les traités de Maastricht [en 1993] et de Lisbonne [en 2009], des jugements qui se cramponnent à des représentations dépassées et dogmatiques de la souveraineté. La mentalité égocentrique, dépourvue d’ambition normative, de l’Allemagne, ce colosse tourné sur lui-même au milieu de l’Europe, ne garantit même plus que l’Union européenne sera préservée dans son vacillant statu quo.En soi, une évolution des mentalités n’est pas condamnable ; mais cette nouvelle indifférence a des conséquences sur la perception politique du défi actuel. Qui donc est vraiment prêt à tirer de la crise bancaire les leçons que le sommet du G20 à Londres a depuis longtemps inscrites dans de belles déclarations d’intentions – et de se battre pour elles ?
A force de refuser la réalité, M. Habermas finit par devenir injuste et aveugle. Oui, incontestablement, il y a en Europe un retour des Nations. Oui, sa puissance économique et sa légitimité retrouvée redonne des ailes à l'Allemagne, au point qu'elle cherche à imposer partout et, s'il le faut, par le truchement d'une Commission européenne et d'une Banque européenne qui sont à ses ordres, la défense de ses intérêts. Mais on ne suivra plus Jürgen Habermas lorsqu'il exonère les marchés de leurs immense responsabilité dans la crise actuelle, et qu'il finit par dire : "les bonnes intentions se heurtent moins à la “complexité des marchés” qu’à la pusillanimité et au manque d’indépendance des gouvernements nationaux". Là, nous ne sommes plus dans l'analyse et le commentaire, nous sommes dans le dépit et dans l'amertume!
De la même façon, M. Habermas perd pied lorsqu'il affirme, contre toute évidence : "Jusqu’à présent, dans aucun pays de l’UE, il n’y a jamais eu une seule élection européenne ou un seul référendum dont les enjeux ne se limitaient pas à des thèmes nationaux. Or, avec un tant soit peu de volonté politique, cette crise de la monnaie unique peut faire naître ce que certains ont un jour espéré que la politique extérieure européenne nous apporterait : la conscience, par-delà les frontières nationales, de partager un destin européen commun." Et Maastricht ! Et le référendum français de 2005 ! Et les référendums sur Lisbonne, là où ils ont eu lieu! Si l'on donnait aujourd'hui, librement, la parole aux peuples d'Europe, c'en serait fini au contraire de l'Union européenne et des rêves de Jürgen Habermas.
Les philosophies des hommes sont mortelles. Celle de M. Habermas a visiblement fait son temps. Ce sont d'autres idées qui permettront d'appréhender les bouleversements en cours, d'y mettre de l'ordre et de construire le destin européen commun qu'il appelle de ses voeux. Un destin qui s'appuiera davantage sur ces réalités que sont les nations, le génie des peuples, les valeurs de civilisation que portent chacun d'entre eux. Il n'en sera que mieux partagé.
Paul Gilbert.
[1]. Jürgen Habermas, Notre destin impose l'action, Die Zeit, 26 mai 2010. Texte à consulter ici
Dany l'imposteur
On savait que la littérature rajoutait à la méchanceté naturelle de l'homme, c'est vrai aussi de l'écologie. Pour s'en convaincre, il suffit de se plonger dans le pamphlet que Paul Ariès et Florence Leray viennent de consacrer à Daniel Cohn-Bendit [1]. C'est un règlement de compte comme on n'en lit plus beaucoup, intelligent, documenté, féroce à souhait, écrit sans regret ni remords. Nos lecteurs connaissent ou apprendront vite à connaître Paul Ariès. C'est une des principales figures intellectuelles de la décroissance et de l'écologie antilibérale. On connaît notre méfiance vis à vis du malthusianisme vert, où l'on peut trouver le meilleur et le pire. Mais avec Ariès, nous sommes en face du meilleur, d'un penseur authentique, exigeant, qui cherche depuis des années à explorer d'autres voies que celles du capitalisme mondialisé ou de la social démocratie placebo. Adversaire absolu du productivisme et de la société de consommation, Ariès plaide pour l'avènement d'un "usager maître de ses usages", qui n'est pas sans parenté avec l'être tout en mesure d'Aristote. Il faut lire son manifeste, publié en 2008 [2]. Et il faut lire le mensuel politique qu'il dirige, Le Sarkophage, un des laboratoires d'idées de l'après-sarkozysme.
Ariès n'y va pas de main morte avec Cohn-Bendit. On sent qu'il n'a jamais vraiment fait partie de ses partisans ni de ses dupes. Tout y passe : le politicien calculateur, parfaitement dissimulé derrière le faux ingénu, le bateleur-né, toujours à la recherche d'un effet ou d'un bon mot, l'esprit sceptique et superficiel, assez indifférent à la pensée et au fond des choses. "Dany le rouge" a toujours été plus libertin que libertaire, nous dit Ariès. Il est le meilleur avocat du capitalisme vert, la caution dont le système a besoin pour continuer à produire en toute bonne conscience. Avec lui, demain sera le règne des faux semblants, des ruptures "cosmétiques", des révolutions pour bobos fatigués. En réalité, rien ne changera vraiment sur le fond, les éco-industries, qui auront leurs banques, leurs actionnaires, leurs patrons voyous et leurs travailleurs exploités, seront le meilleur vecteur de la relance du capitalisme. De cela Ariès ne veut pas, quitte à ce que l'écologie politique retrouve pendant quelques années les chemins de la marginalité, du temps de penser et du ressourcement. Un programme qui est aussi le nôtre. Alors, avec Ariès, sus à Dany l'imposteur !
Vincent Maire.
[1]. Paul Ariès et Florence Leray, Cohn-Bendit, l'imposture, (Max Milo, 2010).
[2]. Paul Ariès, La Décroissance : un nouveau projet politique, (Golias, 2008)
Maurras... malgré tout
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Quel esprit étonnant que Charles Maurras ! Et comme il sait séduire ! On a beau être prévenu contre le maître d'école, le faiseur de doctrines, ses dérives, ses égarements et ses obsessions, on a beau avoir pris ses distances avec son action et avec ses idées, le hasard des relectures ou la découverte d'un texte à nouveau publié sont presque toujours des émerveillements. On comprend pourquoi Maurras a été l'un des hommes les plus adulés, mais aussi les plus haïs, de sa génération. Tout comme Barrès, parfois même mieux que Barrès parce qu'il est moderne, c'est un enchanteur. Le charme de sa pensée agit puissamment lorsqu'elle parle à notre intelligence, au meilleur de nous même. Quand cette pensée s'élève au dessus des contingences de la vie politique et des disputes du moment, elle porte haut, très haut.
En rééditant tout récemment le Soliloque du prisonnier [1], les Editions de l'Herne nous donne l'occasion de retrouver le pouvoir d'envoûtement de Maurras. C'est un texte singulier, ni un écrit de combat, ni un essai littéraire, mais une sorte de témoignage, un fragment de testament politique que le vieux prisonnier écrit d'une plume presque allègre du fond de sa geôle de Clairvaux. Nulle diatribe contre les hommes de son temps, nul plaidoyer passionné pour ce qui fut fait, ce qui fut écrit dans les années sombres, à peine quelques allusions au détour d'une page à l'actualité récente. Le Soliloque est un livre d'idées, d'idées politiques mais d'idées pures, c'est un discours qui renoue avec l'esprit des oeuvres de jeunesse - on y retrouve le charme d'Athinéa, la profondeur de l'Avenir de l'intelligence - mais écrit avec la sûreté, la fermeté et l'expérience de l'homme mûr. Tous les grands thèmes de la pensée maurrassienne y sont présents: la Nation, cellule vivante de la civilisation, la France et son destin singulier d'héritière de la Grèce et de Rome, l'alliance des producteurs dans une nouvelle aristocratie. On y trouve également une superbe défense de la Latinité, cet espace de grande et d'antique liberté, de dialogue des hautes cultures, espace d'aventure et de rêve héroïque, que Maurras oppose à "l'abonimable utopie d'une Europe confédérée sous la direction de l'Allemagne", de ses banquiers, de ses marchands et de ses casernes.
Pour Maurras, le propre de ce monde latin, c'est qu'il vit sans frontière, au gré des fleuves, des villes et des poètes qui les ont chantés. "Je suis un drôle de Méditerranéen; ma Méditerranée ne finit pas à Gibraltar, elle reçoit le Guadalquivir et le Tage, elle baigne Cadix, Lisbonne et s'étend, bleue et chaude, jusqu'à Rio de Janeiro. Elle atteint le cap Horn, salue Montevideo, Buenos Aires et, sans oublier Valparaiso ni Callao, elle s'en va, grossie de l'Amazone et de l'Orénoque, rouler dans la mer des Caraïbes, caresser amoureusement nos Antilles, puis Cuba et Haïti, ayant reçu le Meschacébé du grand enchanteur de Bretagne; elle court au Saint-Laurent et, sauf de menues variations de couleur ou de température, va se jeter dans la baie d'Hudson où elle entend parler français. Le caprice de cette Méditerranée idéale le ramène alors à notre hémisphère, mais non pas nécessairement pour revoir Balèares, Cyclades, Oran ou Alger, car ni Anvers ni Gydnis ne lui sont plus étrangers que les Polonais et les Belges ne lui apparaissent barbares: ma Méditerranée ne demande pas mieux que de devenir nordique ou baltique pourvu qu'elle rencontre, ici ou là, les deux lucides flammes d'une civilisation catholique et d'un esprit latin."
L'union des Latins est-elle possible ? Elle le sera, nous dit Maurras, il faut faire que ce rêve devienne réalité car le monde en a besoin pour revivre. "L'humanité à venir exigera, pour condition primordiale, ce noyau actif, attractif, organisateur. (...) Ainsi tendrait à se reconstituer le Koinon du règne humain, conscience de cette grandeur dans cette unité qui est déjà exprimée de Virgile à Mistral avec une force fière, modérée et douce; les plus amples généralités de l'esprit y sont vivifiées par la généralité de l'âme, tant pour servir l'ensemble que pour l'utiliser sans en exclure personne ni rien". Difficile de rester insensible à de telles perspectives auxquelles le vieux prisonnier au fond de sa cellule donne la couleur des prophéties !
Optimiste, Maurras ? Incorrigible optimiste ! Oui, nous dit-il, les désordres du monde auront une fin, la raison finira par l'emporter, il existe dans l'univers - pour qui sait les voir - tant de signes de ce retour à la lumière. "Nos plus amers dépôts stagnants d'inintelligence ne sont pas immortels; La face du monde a vu flotter sur elle d'autres flaques d'aliénation mentale et morale, plus fortes que des modes, épidémies ou endémies. Elles n'ont eu qu'un temps..." Et notre Martégal d'annoncer, avec la sereine tranquillité des serviteurs d'Apollon, la fin du jacobinisme, de l'étatisme et du démocratisme, l'avènement de nations fortes et confiantes, organisées en corps et communautés libres, l'union des producteurs dans une nouvelle aristocratie de l'intelligence et du travail, une autre organisation du monde fondée sur des jeux d'alliance souples entre les Etats et sur le retour à des formes d'association plus pérenne, celles que Montesquieu appelait les "républiques éternelles" : "ce sont les plus fixes possibles, les plus capables de tenir pour former des supernations, donc recherchées, trouvées, conclues selon la loi des parentés de corps et d'esprit les plus prochaines et conduites de proche en proche selon les concordances et les raisons primordiales des affinités de naissance et de formation". La première de ces alliances, selon Maurras, sera naturellement celle des Latins.
Certains s'étonneront de la part faite dans le Soliloque aux questions internationales et il est vrai que le livre fait alterner des vues brillantes sur la physique des nations avec des considérations particulières à tel ou tel pays, Suisse, Allemagne ou Amériques. On s'étonnera à tort car Maurras s'est toujours passionné pour la politique étrangère et Kiel et Tanger comme Le Mauvais Traité figurent parmi ses meilleurs livres. Il va même jusqu'à rappeler, avec un léger sourire, que "plusieurs années avant Bainville et Poincaré, il était correspondant de la Nacion de Buenos Aires" et que dans plusieurs pays, les cercles Charles Maurras coexistaient avec les cercles Bainville. Non, semble nous dire Maurras, et quelque soit la tendresse qu'il éprouvait pour son ami historien, le disciple n'a pas étouffé le maître et le maître revendique la paternité du plan d'ensemble, de la vue générale qui sous-tend ce que l'on appelle "la politique étrangère de l'Action française". Un autre livre, lui aussi paru très récemment, confirme cette fascination de Maurras pour la scène internationale, l'originalité de ses thèses et la constance avec laquelle il y revient dans toute son oeuvre. Il s'agit de l'ouvrage publié sous la direction du professeur Georges-Henri Soutou, de l'Institut, Entre la vieille Europe et la Seule France. Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale [2]. Les auteurs y mettent en lumière les différents thèmes de la géopolitique maurrassienne, comment Maurras les extrait de sa philosophie politique et comment ils les composent en visions de l'avenir. L'autre mérite de ce livre, c'est de confirmer, de la façon la plus argumentée qui soit, l'existence d'un fil rouge de la politique extérieure française qui relie Maurras, Bainville, de Gaulle, Pompidou et que nous retrouvons aujourd'hui chez Hubert Védrine.
Livre d'idée, disions nous du Soliloque, mais livre qui donne aussi envie d'agir, malgré les inerties et les pesanteurs du monde, avec l'assurance que le juste, le bien et le bon finiront, d'une manière ou d'une autre, par prendre l'avantage. Enthousiasme et lucidité sont les deux marques de fabrique de cet ouvrage dont on sort plus fort. Ce ne sont pas les moindres ruses du séducteur Maurras.
Paul Gilbert.
[1]. Charles Maurras, Soliloque du prisonnier. (Editions de l'Herne, mars 2010, 96 pages).
[2]. Sous la direction de Georges-Henri Soutou, de l'Institut, Entre la vieille Europe et la seule France. Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale. (Economica, novembre 2009, 438 pages).
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