Nous avons coutume de dire que la République gouverne mal mais qu'elle se défend bien. Il en est de même, hélas, de l'Union Européenne. Malgré les claques que les peuples d'Europe lui ont allègrement distribué depuis 2005 (référendums français, hollandais, irlandais, désaffection massive aux dernières élections européennes...), la machine européiste est toujours en état de marche; elle brinquebale, elle cahote, elle marche au jugé, elle avance avec difficultés, mais elle est toujours debout. On sait que les prochaines semaines seront décisives pour le traité de Lisbonne et pour l'orientation du processus européen. On saura à leur issue si le vieux modèle supranational et libéral est réellement touché à mort ou s'il n'a connu qu'un accès de faiblesse. D'ici là, nous sommes condamnés à interpréter des signes assez largement contradictoires.
Le premier de ces signes, peu engageant, est la réélection de M. Barroso. On nous avait promis un scrutin très disputé. Ses opposants, notamment français, jouaient des muscles, de l'ineffable Cohn-Bendit aux élus du Modem. No pasaran! criaient-ils, comme dans les faubourgs de Madrid. Et pourtant il est passé, et bien passé. Un résultat sans appel : 382 voix pour, soit la majorité absolue, 219 contre et 117 abstentions. La défaite est cuisante pour ceux qui ont cru, ou voulu nous faire croire, qu'une autre majorité était possible au sein du Parlement européen. C'est par troupeaux entiers que les conservateurs et les libéraux de tous poils ont été voter Barroso, suivi de près par une petite cohorte de dissidents socialistes qui allaient délibérément à la soupe. Le reste de la troupe social-démocrate s'abstenait piteusement, assurant par là même l'élection du président sortant dans un fauteuil de sénateur. La tartufferie des élus du PSE, trahissant leurs électeurs de juin et leurs alliés traditionnels de la gauche européenne, faisait peine à voir. Il est vrai que Barroso avait arrosé large, promettant de faire plus pour le social, la régulation, l'écologie... et multipliant surtout les promesses de postes de commissaires en direction des libéraux et des socialistes. Dans ces conditions, on comprend que toute résistance ait été impossible ! Que ceux qui, il y a encore quelques semaines, nous vantaient l'assemblée européenne comme un modèle de démocratie avancée veuillent bien regarder avec sérieux ce qui s'est passé à Strasbourg ce 16 septembre et les jours précédents : partout des conciliabules saumâtres, des réunions troubles, des déjeuners de traîtres, des dîners de ralliés, des soupers de vendus... Les eurodéputés nous ont donné le spectacle du parlementarisme le plus nauséabond. On se serait cru sous la IVe République, aux heures délicieuses où René Pleven, Georges Bidault et Henri Queuille nous concoctaient leurs bons gouvernements !
Le second signal vient d'Allemagne, et il est, lui aussi, peu encourageant. On s'était réjoui de l'arrêt rendu le 30 juin dernier par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui enjoignait au Bundestag de renforcer ses pouvoirs de contrôle sur les décisions européennes, et notamment celles qui prévoyaient de nouveaux transferts de souveraineté. En y ajoutant la perspective des élections législatives allemandes de septembre et l'attitude de plus en plus eurosceptique de la CSU bavaroise, allié traditionnel de Mme Merkel, on pouvait s'attendre à un report de plusieurs mois de l'approbation du traité par Berlin. Mais, là encore, force est de constater que le lobby européiste, qui sait disposer de puissants appuis dans tous les partis allemands, a été redoutablement efficace. Le Bundestag a approuvé dans des délais records, début septembre, les dispositions conservatoires demandées par la Cour constitutionnelle, suivi quelques jours plus tard par le Bundesrat et le président Horst Köhler vient de ratifier le texte. On se consolera à peu de frais en prenant connaissance de la loi votée, qui donne au Parlement allemand de réels pouvoirs de surveillance du process européen. Inutile de dire que rien n'équivalent n'est prévu en France, où les pouvoirs exécutifs et législatifs ont l'habitude de se coucher au premier diktat de Bruxelles. Vérité d'un côté du Rhin, mensonge en deçà !
Quant à l'Irlande, elle se prépare à revoter le 2 octobre prochain, dans un climat d'assez grande tension. Toute l'eurocratie, Barroso en tête, s'est projeté à Dublin, en cherchant à faire monter la température. N'a-t-on pas été jusqu'à menacer nos pauvres amis irlandais, en cas de nouveau vote négatif, de les priver de poste de commissaire européen. On imagine l'effet que ces arguments de Père Fouettard ont pu avoir sur les fiers citoyens de la libre Irlande ! Plus sérieusement, les analystes politiques s'attendent à un scrutin serré. Le gouvernement de M. Cowen, qui fait subir au pays une purge d'austérité comme les aime M. Trichet, atteint des sommets d'impopularité, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les votes. A l'inverse, toutes les congrégations économiques d'Irlande - banquiers, brasseurs, industriels, et milieux de la presse - s'emploient à tromper l'électeur, en faisant campagne sur le thème de l'aggravation de la récession, si le traité n'était pas voté. Quel lien entre le traité et le fait que l'Irlande ait besoin - ou non - de l'Europe ?, s'exclame l'homme de la rue, que l'on ne bernera pas aussi facilement. Pour ce qui est des sondages, M. Cowen n'a aucun scrupule: seules les enquêtes favorables au "oui" ont droit de cité et on les diffuse en boucle sur radios et télévisions. Faut-il rappeler qu'une semaine avant le précédent référendum, l'ensemble des enquêtes d'opinion donnait le "oui" en tête? Tout reste donc possible.
Reste la Pologne et la République Tchéque. Sur cette partie du front, le climat est assez calme. Le président polonais Lech Kaczynski a vaguement promis aux allemands qu'il reconsidérerait sa position sur Lisbonne si l'Irlande approuvait le traité, mais, visiblement cette promesse n'engage que celui qui l'a reçue. Quant à Vaclav Klaus, le chef d'Etat tchèque, il garde le calme des vieilles troupes et ne prend aucun engagement. Il est vrai que la situation politique à Prague est particulièrement tendue et que les tchèques ont d'autres chats à fouetter que les traités européens. Et puis, comme le dit avec un large sourire notre ami Vaclav, il y a la Grande Bretagne. David Cameron ne va faire qu'une bouchée des travaillistes de Gordon Brown, dont le pouvoir ne tient plus qu'à un fil. Et il est si bien ce petit Cameron et vraiment excellente son idée de consulter les Anglais par référendum sur Lisbonne! Un Anglais face à un traité européen, c'est comme un taureau devant la muleta. Rien à craindre de ce côté là. Croyez moi, dit l'excellent Vaclav en rallumant son énorme cigare, ils n'en ont pas encore fini avec Lisbonne.