Refaire les Lumières ?
La revue Esprit a placé son dernier numéro [1] sous un thème accrocheur, "Refaire les Lumières?", et une revue comme la nôtre ne pouvait que saisir la balle au bond. Michaël Foessel, dans une longue introduction, s'interroge sur l'actualité de la pensée rationaliste face aux discours alternatifs de toutes sortes qui assaillent aujourd'hui nos sociétés :
Osons une hypothèse: les actualisations des Lumières sont aujourd'hui plus qu'hier, confrontées à un défi que, faute de mieux, on peut qualifier d'anthropologique. C'est un truisme de le dire: l'homme des Lumières n'est pas l'homme contemporain. Européen, masculin, confiant dans les pouvoirs de l'entendement et les progrès conjoints de la morale et de la scienceo, l'intellectuel des Lumières pouvait encore entrevoir le monde à venir comme une extension heureuse des principes qu'il incarnait. C'est du sol européen lui-même que sont venus les premiers démentis : nationalismes du XIXe siècle, totalitarismes et guerres mondiales au siècle suivant, doutes sur les bienfaits des progrès de la science durant toute la période. Mais, aujourd'hui, "l'homme des Lumières" voit ses prétentions à représenter l'universel remises en cause par la montée en puissance de modèles alternatifs, qu'ils soient liés à la promotion de l'homme économique, individualiste et calculateur, ou aux exigences de nouvelles solidarités communautaires, religieuses ou politiques.
Ces critiques ne sont pas nouvelles et on n'a pas attendu l'homme contemporain pour exercer un droit d'inventaire sur le corpus philosophique du XVIIIe siècle. Le dossier d'Esprit, présenté d'ailleurs très honnêtement, montre que le premier de ces esprits critiques, c'est Rousseau lui-même, qui reproche aux Lumières de faire une place trop belle à l'homme au détriment de la nature et d'ignorer délibérément le rôle de l'affect, des passions dans le développement humain. Mais la critique la plus forte est portée par Joseph de Maistre parce qu'il s'attaque moins aux idées des Lumières qu'à leurs conséquences directes et visibles:
Il faut pour Maistre, juger la philosophie des Lumières à ses fruits, et ces fruits sont amers puisqu'elle à produit la Terreur : " que m'importe que, durant l'épouvantable tyrannie qui a pesé sur la France, les philosophes, tremblant pour leurs têtes, se soient renfermés dans une solitude prudente? Dès qu'ils ont posé des maximes capables d'enfanter tous les crimes, ces crimes sont leur ouvrage, puisque les criminels sont leurs disciples". De Voltaire et Rousseau à Carrier et Collot d'Herbois, la conséquence est à ses yeux bonne et directe. après Burke, il considère que la Terreur ne procède pas de circonstances tragiques ou d'une dérive malheureuse, mais résulte nécessairement du philosophisme.
Comment le débat se présente-t-il aujourd'hui? Michaël Foessel a raison de rappeller que derrière les Lumières, on trouve un désir de rupture qui va bien au-delà des oppositions classiques entre religion et rationalisme ou entre absolutisme et démocratie:
A l'inverse de la Renaissance, les Lumières se sont historiquement constituées contre l'idée d'héritage, avec tout ce que celle-ci suggère de soumission à l'autorité du passé et de révérence à l'égard de la tradition. En privilégiant l'invention et la rupture plutôt que la continuité et la répétition, les Lumières désignent un geste irréductible à un ensemble de thèses qu'il s'agirait simplement de réaménager dans le présent. Sapere aude ! ("Aie le courage de te servir de ton propre entendement!"): l'injonction héroïque de Kant relève plus du "dire" que du "dit". Elle définit les Lumières négativement comme un processus d'arrachement à un passé d'hétéronomie dont les suggestions normatives doivent au moins être mises en suspens.
Rien d'étonnant donc à ce que l'on voit apparaître aujourd'hui plusieurs types, ou familles de positionnement vis à vis de ce que Maistre appelait le philosophisme. Ceux qui, conscients des critiques qui peuvent émaner de certains jugements de l'Histoire (Révolution française, communisme, colonialisme...), cherchent à "immuniser les Lumières", à les mettre en quelque sorte à l'abri de leurs traductions historiques; Jürgen Habermas chemine dans cette perspective et, avec lui, ceux qui veulent "tenir les promesses non tenues de la modernité", c'est à dire poursuivre, en le corrigeant, le mouvement de rupture né de l'Encyclopédie. Et ceux qui refusent, pour des raisons diverses, de considérer que ce mouvement coïncide seul avec l'avenir de l'humanité. C'est au sein des religions, et dans un contexte fortement marqué par le "retour du religieux", que cette perspective s'exprime le plus nettement. En ce qui concerne l'Islam, les choses sont particulièrement claires :
En appeler aux Lumières de l'islam, soutenir que l'islam a besoin des lumières, c'est tenir un discours édifiant. Or, on sait, depuis Hegel, ce que valent les discours édifiants [...] Les catégories des Lumières sont inadéquates aussi bien pour comprendre l'islam que pour créer un "bouger" dans ses principes. S'il y a une religion qui résiste tout particulièrement à la manière de pensée des Lumières, c'est précisément l'islam. La formule kantienne, qui veut que l'on cherche la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même, est irrecevable pour un philosophe de l'islam, pour qui la norme de la vérité est autre.
Et elles semblent l'être également du côté du christianisme, comme on a pu le voir dans les déclarations de Benoît XVI a Ratisbonne, où celui-ci se référe, lorsqu'il parle de l'universalité de la raison, à la raison traditionnelle, celle du Beau, du Bien et du Vrai platonicien, et non à la raison critique qui naît avec les Lumières. Ce procès des Lumières est aussi mené au sein du judaïsme où, avec des personnalités comme Benny Lévy ou Jean Claude Milner, on assiste à un retour à la tradition. Doit-t-on aller jusqu'à "considérer que les Lumières ont été un moment historique, une figure indépassable de l'esprit et une vérité constructive du destin de l'Occident?." Cette vision n'est en tout cas plus tabou au sein des grandes religions monothéismes et des courants de pensée qui les accompagnent aujourd'hui.
Saluons la qualité de ce dossier d'Esprit et la volonté de ses auteurs d'agir avec prudence, par touches successives, sans brusquer un sujet qui reste évidemment sensible. En rouvrant le débat des Lumières, cette revue renoue d'ailleurs avec ses sources. Emmanuel Mounier et ses jeunes amis n'avaient pas beaucoup d'indulgence dans les années 1930, lorsqu'est née l'aventure d'Esprit, pour les nuées du philosophisme. En témoigne cette citation, tirée d'une livraison de 1934, qui souligne l'opposition entre l'homme abstrait, fondement des Lumières, et "l'homme réel", figure de l'homme moderne que le personnalisme de l'époque cherchait à promouvoir.
Notre siècle opposera au concept de citoyen celui de producteur, à l'homme abstrait et juridique l'homme réel. La crise actuelle est avant tout une crise d'adaptation. Les institutions ne correspondent plus aux faits. [...] Dans toutes les démocraties, qu'elles soient donc républicaines ou monarchiques, le même problème se pose, qui est celui, non pas de la destruction de cette démocratie libérale et parlementaire, mais de son dépassement ou, si l'on veut, de son remplacement par une démocratie non plus seulement politique, mais politico-économique avec des institutions syndicalistes ou corporatives obligatoires qui substitueront le citoyen au producteur, à l'individu la collectivité, à l'homme abstrait des Encyclopédistes et de la Révolution française l'homme concret de la Révolution industrielle, en bref, l'homme qui n'a pas seulement une opinion mais aussi et surtout un métier, une région, une Patrie. [2]
On nous annonce que le prochain numéro d'Esprit portera sur l'héritage de 1789. Nous y serons évidemment très attentifs !
Figures pour notre temps.
Le Magazine littéraire, qui s'enrichit numéro après numéro, sous la houlette intelligente et attentive de Joseph Macé-Scaron, est en passe de devenir une de nos belles revues de référence. Signalons tout particulièrement sa livraison de l'été, datée juillet-août, qui nous propose des vacances à la fois charmantes et studieuses. Le dossier thématique sur les "haines d'écrivains" est une plongée dans un océan de vacheries. Maurras avait (une fois de plus!) raison lorsqu'il disait, à l'attention spéciale de Claudel, que la littérature rajoute à la méchanceté naturelle de l'homme.
Pour vous en convaincre, jetez-vous sur le petit florilège de mots d'écrivains qui conclut le numéro. J'en extrais deux citations qui se répondent presque. De Mauriac, qui n'a pas usurpé sa réputation de vieille punaise de bénitier : " Que Dieu préfère les imbéciles, c'est un bruit que les imbéciles font courir depuis dix-neuf siècles". Et de Bernanos, presque du tac au tac: "Le jour où je n'aurai plus que mes fesses pour penser, j'irai les asseoir à l'Académie".
Venons en maintenant à plus sérieux. Avec d'abord un grand entretien du mois consacré à Régis Debray. Nous reviendrons plus complètement à la rentrée sur le dernier-né de Debray, ce livre-fleuve intitulé Le Moment fraternité [3]. Un grand livre, qui nous charme pendant des pages entières, après nous avoir irrité pendant un nombre de pages au moins aussi grand. L'auteur a pour lui de parfaitement comprendre l'âme française, petite chose subtile qui sait de temps à autre faire bouger les montagnes. Il a aussi pris de l'épaisseur. C'est un Debray moins engoncé dans son personnage, moins poseur, qui peut aujourd'hui prendre du champ avec la mystique républicaine :
J'en suis revenu, en partie. Non que le clivage entre démocrates et républicains soit idiot. Il ne m'a jamais paru aussi actuel, et nécessaire. (...) On a amalgamé sous l'englobant vague de démocratie deux trajectoires historiques très distinctes : la trajectoire française et la trajectoire américaine. Mais enfin...Il m'arrive d'envier le sentiment d'adhésion religieuse qui fait la cohésion des Etats-Unis. La fierté d'appartenance à la Manifest Destiny, le "One nation under God" qui construit en ordonnées l'américanité.
Et même aller jusqu'à dire :
Pour filer la métaphore géométrique, notre appartenance républicaine se déploie dans la seule dimension de l'horizontalité. Elle a décroché de la Providence dès qu'on a coupé la tête du roi, lieutenant de Dieu sur terre. On n'est plus qu'en abscisse. D'où la religion républicaine du progrès - un peu mince.
On appréciera également la finesse du jugement de Debray sur Malraux et sa prémonition quant au retour du Religieux :
Disons qu'il a senti que, lorsqu'une appartenance s'efface, par exemple nationale ou partidaire, une autre, qu'elle soit ethnique ou confessionnelle, prend automatiquement sa place. Chaque fois qu'un lieu de naissance disparaît, qu'une circonscription est gommée, il y a déboussolement, car, pour savoir où l'on va, il faut savoir d'où l'on vient. L'extraordinaire arasement des héritages culturels auquel on a assisté depuis cinquante ans a produit presque mécaniquement la remontée des identités héréditaires.
Malraux précisément qui est l'autre belle surprise de cette livraison du Magazine littéraire. Avec en premier lieu le récit émouvant du dernier voyage de l'écrivain, en 1975 à Haïti, pour y rencontrer un groupe de peintres naïfs, inspirés par le vaudou. Et surtout la retranscription d'un entretien magique avec Jean-Marie Drot. Nous sommes en 1976, quelques mois avant sa mort, et Malraux l'agnostique revient sur ce sentiment, au fur et à mesure plus clair, qui a dicté sa "conversion" au monde de l'art :
Je crois que nous ne pouvons réfléchir sérieusement sur l'art, à notre époque, que comme une problématique. Or les autres problématiques ont tout de même un lien, mais aussi une faiblesse: c'est que les autres problématiques ne sont pas accompagnées d'une présence. N'importe quelle problématique religieuse relève de la foi donnée ou du dogme, comme vous voudrez. Mais la problématique de l'art dépasse son élément proprement historique, à savoir : la statue égyptienne ne nous dit pas ce qu'elle voulait dire à un Egyptien, mais il est certain qu'elle nous parle. Alors là, l'art représente pour moi quelque chose de tout à fait exceptionnel dans les problématiques de notre temps.
L'entretien se conclut sur une formidable profession de foi de Malraux dans le rôle culturel de la télévision, le seul Musée imaginaire possible, selon lui. On sent qu'il a raison, mais que le temps ne joue pas actuellement pour cette raison là. Mais patience, le XXIème siècle - qui sera d'évidence religieux pour Malraux comme pour Debray - ne fait que commencer.
paul gilbert.
[1]. Esprit, Refaire les Lumières, août-septembre 2009
[2]. Aldo Dami. Esprit, n°21 et 22, juin et juillet 1934
[3]. Régis Debray, Le Moment fraternité. (Gallimard, 2009).