Quelques livres sur Proudhon | |
L'année Proudhon s'achève et elle n'apportera pas la moisson que nous avions espérée. Quelques colloques intéressants - dont celui de Besançon qui livra de fort belles contributions -, un petit nombre d'articles, quelques livres. Fallait-il s'attendre à mieux et Proudhon est-il moins bien loti que tel ou tel de ses contemporains ? Oui, certainement. Ne parlons pas de Marx, qui bénéficie toujours de l'image positive des révolutions de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et qui - malgré Staline, malgré Lénine, malgré Trotsky, malgré toute l'abjection communiste qui nous revient par la Chine, le Cambodge, le Vietnam ou la Corée - conserve son image de génie espiègle de la contestation anticapitaliste. Prenons plutôt Tocqueville qui, dans le sillage de Raymond Aron, de François Furet, d'André Jardin et aujourd'hui de Pierre Manent ou de Pierre Rosanvallon, fait une sorte de seconde carrière. Prenons Guizot, que plusieurs belles biographies ont permis de redécouvrir, prenons Michelet, éternel sujet de commentaires, prenons Comte, véritable vache à lait des éditeurs universitaires, prenons Renan, oui même Renan est moins injustement traité que notre Proudhon.
Dans un article paru en janvier dernier dans le Monde diplomatique, et intitulé "l'infréquentable Pierre-Joseph Proudhon", Edward Castleton nous livre peut-être la clé de cet étonnante marginalisation : Proudhon déconcerte, il inquiète, il peut même effrayer les esprits médiatiques de ce temps parce que sa pensée s'exerce dans d'autres cadres que les leurs. Ne parlons pas de la bourgeoisie conservatrice qui a pris à la lettre le fameux "la propriété, c'est le vol!" et ne s'en est jamais complètement remis. Elle a toutes les raisons de continuer à snober Proudhon qui ne sera pas de sitôt enseigné dans les écoles de commerce. Ne parlons pas non plus de la gauche marxiste, pour qui Proudhon reste une sorte de penseur dévoyé, un petit bourgeois mécontent balayé par le vent de l'Histoire. Mais les autres, tous les autres... le peu qu'ils connaissent de Proudhon renvoie l'image d'un penseur paradoxal, confus, imprévisible. Pensez donc ! Un révolutionnaire qui prône une rupture radicale, mais pacifique, un socialiste qui s'insurge contre l'Etat et trouve des vertus à la propriété, un ennemi de la religion que le christianisme fascine, un démocrate qui ne méconnaît aucune des tares de la démocratie, ni aucune des qualités de la monarchie légitime. Dans le monde qui est le nôtre, Proudhon a du mal à se trouver une place : inclassable, inqualifiable, il devient effectivement très vite infréquentable.
Raison de plus pour repêcher les quelques ouvrages de qualité qui émergent de cet océan d'indifférence.
Le premier d'entre eux remonte a plusieurs mois et il a mis du temps à frayer son chemin vers les pages critiques des revues. Il s'agit d'un ensemble de textes de Proudhon, recueillis sous le beau titre Liberté, partout et toujours[1], et que Vincent Valentin a choisi, ordonné et abondamment commenté. M. Valentin est maitre de conférence à Paris-I, il connait son Proudhon sur le bout des doigts. Il sait aussi dans quel oubli il risque de tomber si on n'y prend pas garde : "La marginalisation politique et intellectuelle de l'anarchisme pourrait cependant laisser penser que l'oeuvre de Proudhon est la trace d'un moment de l'histoire politique terminé, qu'elle exprime sans doute une juste révolte et un bel espoir, mais qu'elle n'a plus rien à nous dire." Ce n'est pas le cas, rétorque M. Valentin, la pensée de Proudhon reste incontournable pour tous ceux qui s'interroge sur l'Etat, sur l'autorité et sur les conditions qui peuvent permettre à l'homme de donner le meilleur de lui-même, de poursuivre l'oeuvre de civilisation.
Encore faut-il prendre le temps de revenir à la source de textes auxquels le lecteur contemporain n'a toujours facilement accès. C'est le mérite du travail de M. Valentin de nous restituer cette pensée riche et foisonnante dont la liberté est le fil conducteur. Proudhon fut un esprit complet, à la fois un démolisseur et un reconstructeur. Le démolisseur n'y a jamais été par quatre chemins et sa critique de la démocratie bourgeoise, de l'Etat jacobin et de la société du profit a laissé derrière elle un véritable champ de ruines. L'Ancien Régime y retrouverait même quelques mérites et Proudhon n'hésite pas à rappeler " qu'avant la Révolution, chaque province avait ses Etats particuliers; la convocation par le roi de ces Etats divers en assemblée générale formait ce que l'on appelait les Etats généraux.[...] Là venaient s'exprimer et se fondre toutes les pensées locales. De toutes ces pensées se formait la pensée du pays, la vraie pensée française. Aujourd'hui ce système a presque disparu: il n'y a plus d'idée locale, partant plus d'idée nationale". Quant au reconstructeur, la société qu'il suggère, fédéraliste et mutuelliste, est aux antipodes des utopies de Charles Fourier ou d'Etienne Cabet. Souple, dessinée dans ses grandes lignes, elle se veut un système ouvert et, en aucun cas, une nouvelle religion. Là encore, Vincent Valentin, nous montre, textes à l'appui, Proudhon là où on ne l'attend pas : en défenseur de la propriété individuelle, parce qu'elle peut constituer un rempart efficace à l'autoritarisme, en défenseur de l'autorité et de l'ordre, lorsqu'ils garantissent l'exercice de la justice et un certain équilibre dans le jeu des forces sociales.
L'autre bonne surprise de cette année bien peu proudhonienne, c'est la biographie qu'Anne-Sophie Chambost consacre à notre philosophe bisontin, sous le titre Proudhon, l'enfant terrible du socialisme[2]. Mme Chambost nous fournit, elle aussi, un portrait décalé. Non, Proudhon n'était pas cet esprit désordonné et dilettante que décrivent Marx et ses successeurs, il travaillait au contraire énormément, lisant, corrigeant, reprenant inlassablement ses livres à l'aune d'une idée nouvelle ou d'un fait mal analysé. Non, Proudhon n'avait rien de l'exalté ou du prophète, il tenait beaucoup au contraire du paysan rusé et réfléchi qui sait discerner, derrière la poussière des évènements et des passions, les vrais mouvements de la nature et de l'histoire. Une pensée toute tournée vers l'avenir, à laquelle Albert Thibaudet rendait hommage : "Après la lecture de Proudhon, le sol de la vie sociale apparaît non pas labouré à la charrue, avec des sillons étroits, comme par les grands réformateurs idéalistes, non pas pioché et défoncé avec les coups éclatants du génie, comme par Montesquieu et Tocqueville, mais vraiment retourné en détail, à la bêche, ameubli de manière continue". C'est cette vie debout, "au grand air" que nous fait revivre Mme Chambost. Proudhon, à chaque instant y paye de sa personne et son courage force l'admiration. Ce grand vivant pouvait être aussi un grand mélancolique et c'est l'humour - encore une qualité que l'on ne met pas assez en valeur chez Proudhon - qui, bien souvent, lui permis de retrouver le chemin du bon sens et de la raison. A cet égard, on ne saurait trop féliciter Mme Chambost d'avoir fait une large utilisation de la correspondance de Proudhon, qui contient des papiers d'anthologie. Les "vacheries" pleines d'alacrité qu'il y distille sur la démocratie, sur le suffrage universel, les milieux socialistes ou les lectures de ses contemporains éclairent d'un jour nouveau une oeuvre beaucoup plus forte et originale qu'il n'y parait.
Signalons pour terminer la sortie au Livre de Poche d'une nouvelle édition de Qu'est-ce que la propriété ?[3], abondamment annotée et commentée par Robert Damien et Edward Castleton. La longue introduction que signe ce dernier est particulièrement réussie.
Vincent Maire.
[1]. Pierre-Joseph Proudhon, Liberté, partout et toujours. Recueil de textes choisis par Vincent Valentin. (Les Belles Lettres, janvier 2009, 366 p.).
[2]. Anne-Sophie Chambost, Proudhon, l'enfant terrible du socialime. (Armond Colin, octobre 2009, 288 p.).
[3]. Proudhon, Qu'est-ce qur la propriété (Le Livre de Poche, juin 2009, 448 p.).