San Miniato
Un récit d'Edouard Schneider
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San Miniato
Un récit d'Edouard Schneider
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MM. Stiglitz et Rosa persistent et signent.
Un déluge d'obus continue à tomber sur le quartier général européiste. C'est d'abord Joseph Stiglitz qui enfonce le clou dans Le Monde daté de dimanche-lundi. Non content d'avoir annoncé, il y a deux semaines, l'effondrement de l'euro, le Prix Nobel d'économie américain lance maintenant un cri d'alerte contre les mesures déflationnistes lancées par Bruxelles et les dirigeants de l'Euroland. "L'austérité mène au désastre" proclame M. Stiglitz. C'est par la solidarité et l'investissement et non pas par une chimérique défense de l'euro, que l'Europe sortira de la crise. Écoutons-le plus avant :
"L'Europe va dans la mauvaise direction. En adoptant la monnaie unique, les pays membres ont renoncé à deux instruments de politique économique : le taux de change et les taux d'intérêt. Il leur fallait donc trouver autre chose qui leur permette de s'adapter à la conjoncture si nécessaire. D'autant que Bruxelles n'a pas été assez loin en matière de régulation des marchés, jugeant que ces derniers étaient omnipotents. Mais l'Union européenne n'a rien prévu dans ce sens. Et aujourd'hui, elle veut un plan coordonné d'austérité. Si elle continue dans cette voie-là, elle court au désastre. Nous savons depuis la Grande Dépression des années 1930 que ce n'est pas ce qu'il faut faire. "
[Sur la situation des pays du sud] " Le déficit structurel grec est inférieur à 4%. Bien sûr, le gouvernement précédent, aidé par Goldman Sachs, a sa part de responsabilité. Mais c'est d'abord et avant tout la crise mondiale, la conjoncture qui a provoqué cette situation. Quant à l'Espagne, elle était excédentaire avant la crise et ne peut être accusée d'avoir manqué de discipline. (...) Aujourd'hui, ces pays ne s'en sortiront que si la croissance européenne revient. C'est pour cela qu'il faut soutenir l'économie en investissant et non en la bridant par des plans de rigueur. "
[Sur la perspective d'un défaut de paiement des pays du sud] " Le taux de chômage des jeunes en Grèce s'approche de 30%. En Espagne, il dépasse 44%. Imaginez les émeutes s'il monte à 50 ou 60%. Il y a un moment où Athènes, Madrid ou Lisbonne se posera sérieusement la question de savoir s'il a intérêt à poursuivre le plan que lui ont imposé le FMI et Bruxelles. Et s'il n'a pas intérêt à redevenir maître de sa politique monétaire. Rappellez-vous ce qui s'est passé en Argentine. (...) Les Argentins, l'ont fait, ils ont dévalué, ça a été le chaos comme prévu. Mais, en fin de compte, ils en ont largement profité. Depuis six ans, l'Argentine croît à un rythme de 8,5% par an."
C'est au tour de Jean-Jacques Rosa de rentrer dans la danse. Il s'agit d'une des sommités de l'école française d'économie, professeur à l'Institut politique de Paris. M. Rosa est un libéral convaincu, ce qui ne l'a pas empêché d'être un des premiers pourfendeurs de l'euro, dans son livre l'Erreur Européenne, paru en 1998. Dans un entretien donné jeudi dernier au site Marianne2.fr, il dénonce à la fois le rôle de l'Allemagne dans la dégradation des économies sudistes, Allemagne qui joue aujourd'hui le rôle du pompier pyromane, et les mauvais docteurs qui veulent forcer l'Europe à mourir pour l'euro. Pour lui, la seule solution est la disparition rapide de l'euro et elle est assez inéluctable:
[Sur la sortie de l'euro] " Cela me semble être la seule solution. Entre partenaires trop différents, comme la Grèce et l'Allemagne, le système ne peut pas fonctionner. L'Allemagne estime que le gouvernement grec a « triché ». Mais la Grèce est en un sens victime de la monnaie unique. L'Euro fort l'a pénalisé en réduisant sa compétitivité envers les pays tiers, et les différences d’inflation ont étouffé ses exportations vers les autres pays membres. Tout cela conduisait nécessairement aux déficits.
[Sur le retour aux monnaies nationales] "Un retour à des monnaies nationales aurait un coût élevé dans la mesure où la dévaluation qui doit intervenir serait forte, majorant ainsi le montant de la dette extérieure nette. Mais une baisse substantielle de l’euro permettrait de réduire l’importance de la dévaluation nécessaire, et de plus, rester dans le système euro coûte cher aux pays les plus inflationnistes en continuant à pénaliser leur croissance. Entrer en déflation pour plusieurs années, pour renverser la tendance, conduit droit à la dépression. Ce n’est pas envisageable, et entre deux maux il faut choisir le moindre. La sortie de la monnaie unique est donc le moindre mal, car si l'on continue dans la voie actuelle le pire n'est pas derrière nous, mais bien à venir. "
La bataille se déplace maintenant vers le terrain proprement politique. De premières voix s'expriment depuis quelques jours pour la sortie de l'euro et le retour aux monnaies nationales: c'est le cas à gauche avec les disciples de Jean-Pierre Chevènement, avec Jean-Luc Melenchon et les communistes. A droite, le Front national et les souverainistes de Nicolas Dupont-Aignan estiment que le sujet n'est plus tabou. Les écologistes, d'ordinaire assez suiveurs sur les sujets européens, commencent à se diviser au vu des conséquences sociales prévisibles des plans d'austérité. Les socialistes sont de plus en plus mal à l'aise : si les oligarques qui peuplent la direction autour de l'héritière Delors ne sont pas prêts à abjurer leur foi européiste, la base, au contact des milieux populaires, s'inquiète très fortement. Elle s'inquiète également pour l'avenir politique de M. Strauss-Kahn. Celui-ci était jusqu'à présent très prudent. Voila qu'il sent son heure de gloire mondiale venir, ce qui le conduit à se piquer au jeu du FMI: son soutien sans appel aux mesures d'austérité, ses déclarations au sujet du plan de rigueur en Roumanie, ont été particulièrement mal accueillis par les syndicats et les fonctionnaires. Si la crise de l'euro pouvait aussi nous débarrasser de M. Strauss-Kahn, ce serait trop beau !
Paul Gilbert.
[1]. Joseph E. Stiglitz, L'austérité mène au désastre, Le Monde, 23-24 mai 2010.
[2]. Jean-Jacques Rosa, Pourquoi faut-il revenir au franc !, Marianne2.fr, 20 mai 2010.
Convergences
L'article publié samedi dernier par notre confrère François Renié ("Mourir pour l'euro?", Revue critique du 15 mai) a fait le tour du net et suscité de nombreuses réactions, le plus souvent favorables. Nous reviendrons prochainement sur ces commentaires mais il nous faut sans attendre prendre le pouls de l'opinion médiatique car il s'y passe des choses importantes.
Alors qu'il y a encore 15 jours, la presse française baignait dans un océan de conformisme sur les causes et les répercussions de la crise grecque, les langues se délient, les éditoriaux, les tribunes et les chroniques se font infiniment plus critiques à mesure que la crise s'amplifie. Critiques sur la façon dont cette crise a été gérée (ou plutôt non gérée) par des dirigeants européens enfermés dans leurs dogmes. De plus en plus critiques également sur la conception de l'euro, sur l'intérêt même d'une monnaie unique dans un espace, celui de l'Europe, qui n'a rien du marché pur, homogène et ouvert décrit par les économistes.
Le plus significatif c'est que les coups de boutoir qui ébranlent jour après jour l'édifice européiste sont le fait d'économistes français, allemands ou américains dont la réputation n'est plus à faire. Il est significatif que ce soit le prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz, qui ait le premier ébranlé le consensus en publiant le 10 mai dans Les Echos un article ravageur intitulé "Peut-on encore sauver l'euro ? " [1]. Cette tribune était relayée quelques jours plus tard dans Le Monde par un autre article tout aussi sanglant, signé par l'économiste Christian Saint-Etienne, qui mettait en garde l'opinion contre les mesures déflationnistes qui se préparaient [2]. Notre grand quotidien suisse de langue française sortait lui-même de sa réserve en rappelant lundi, dans son supplément économique, que "l'analyse de plans de consolidation budgétaire antérieurs montre que les chances de succès des politiques d'austérité sont faibles" [3] et mardi, dans ses pages économie, que "l'union monétaire n'inspire plus confiance, la chute de l'euro s'accélère" [4]. Un flot de critiques devait se répandre dans cette brèche. Que nous disent elles ?
En premier lieu, que les mesures annoncées pour venir au secours de la Grèce avaient un objectif beaucoup moins désintéressé qu'il n'y paraissait. "Ce sont les banques que l'on a sauvées, pas la Grèce", nous confirme l'économiste Paul Seabright, dans une chronique publiée par le Monde de l'économie [5]. Nous le disions nous-mêmes mais laissons la parole à cet excellent spécialiste toulousain : "Or, qui, précisément, sont les créanciers de la Grèce ? Selon un rapport de Barclays Capital du 28 avril, il y a quelque 28 milliards d'euros de dette grecque sur le bilan d'institutions financières allemandes. La moitié appartient à des banques détenues ou contrôlées par le gouvernement allemand. (...) Le même rapport de Barclays Capital indique que les institutions financières françaises auraient quelque 50 milliards d'euros de dette grecque sur leur bilan. Il ne s'agit donc plus d'un problème purement budgétaire ni purement grecque. La solidarité franco-allemande, si bien mise en avant le 9 mai, n'est pas fondée sur l'hellénophilie. Loin d'être une nouvelle crise, la crise de l'euro n'est qu'un épisode du feuilleton bancaire que l'on voulait nous faire croire terminé. " [6]. Voilà qui est parfaitement dit.
Aurait-on pu faire autrement ? Oui, nous répondent de multiples voix, là encore convergentes. "La seule alternative au grand plan de sauvetage lancé par l'Union européenne le même jour que les élections allemandes aurait été une restructuration dans la foulée de la dette grecque" [7], assure M. Seabright. "Il est toutefois difficile de croire que la Grèce puisse échapper à la restructuration de sa dette", nous dit en écho M. Martin Wolf, éditorialiste du Monde et du Financial Times [8], car "vu la très forte austérité budgétaire prévue et l'absence de compensation en termes de taux de change ou de politique monétaire, il est probable que la Grèce va subir un ralentissement prolongé", qui ne lui permettra plus de rembourser quoi que ce soit. Même son de cloche du côté de l'économiste Jacques Sapir : "J'ai dit personnellement qu'il y avait un doute sur le plan de sauvetage des banques européennes se faisant par l'intermédiaire de la Grèce et que l'on appelle abusivement plan de sauvetage de ce dernier pays. Je n'ai pas été le seul et c'est d'ailleurs une évidence. Il aurait bien mieux valu organiser un défaut partiel de la Grèce, quitte à utiliser une partie de l'argent mis dans le plan pour compenser les pertes des banques européennes." [9]. Que nous dit de son côté Michel Aglietta, un de nos meilleurs experts en économie monétaire internationale ? La même chose, bien entendu : " le manque de courage politique et surtout l'enfermement de l'Allemagne dans son splendide égoïsme ont conduit à clamer pendant des mois : "pas de défaut, pas de sauvetage, pas de sortie de l'Union économique et monétaire". Or la réponse politique la plus prudente, donc la plus raisonnable au sein d'une crise globale, mais aussi la plus juste, était de reconnaître la nécessité d'une restructuration de la dette grecque et d'organiser un plan dès le dernier trimestre 2009. Car un plan de restructuration permet de diminuer le coût d'un défaut s'il se produit" [10]. Si l'Europe ne s'est pas sagement rangée à de telles évidences, c'est qu'elles conduisaient à une sortie de l'euro et cela ni Mme Merkel, ni M. Junker, ni M. Trichet, ni M. Barroso ne voulaient en entendre parler.
Quel prix allons nous payer cet aveuglement ? Celui de la récession, du chômage et, qui sait, d'une révolte sociale dont les conséquences peuvent être imprévisibles. Michel Aglietta souligne que les mêmes erreurs furent commises en Amérique du Sud dans les années 80, ce qui coûta une décennie de malheur à l'ensemble de ce continent : " Les pays ont été épuisés par les plans d'austérité stériles imposés par le Fonds monétaire international pour préserver les banques créancières" [11]. Le blog Marianne 2 nous donnait, lundi dernier, un avant goût de ce qui pourrait nous attendre dans un billet intitulé "Avant la Grèce, l'Europe et le FMI ont déjà sauvé la Lettonie" [12]. Ce charmant pays balte a du recourir il y a 2 ans à la sollicitude du FMI et de Bruxelles. Résultat : des salaires amputés de 30 à 50%, des dépenses de santé réduites d'un tiers et pour quels résultats : une baisse du PIB de 26% en deux ans, près de 20% de chômage, des milliers de Lettons qui quittent leur pays, une démographie en chute effrayante. "Et ce n’est pas fini… Mark Griffiths, chef de la mission du FMI à Riga, juge inévitable une nouvelle cure d’austérité – équivalent à environ 7% du PIB- pour 2011-2012... Ainsi, le pays exsangue répondra aux critères de Maastricht et pourra adhérer à l’euro dès 2014, assure-t-il !" Dieu nous préserve de ces nouveaux Diafoirus qui nous préfèrent morts et guéris !
Puisqu'on évoque les médecins fous du FMI, où en sont leurs collègues de Bruxelles ? A l'heure où l'incompétence et l'aveuglement pathologique de la Commission apparaissent en pleine lumière, la décence, la prudence ou la peur des coups voudraient qu'ils se cachent. Eh bien pas du tout ! Les gnomes du Berlemont continuent leur sale travail. Voilà qu'ils réclament même le droit de contrôler les budgets de chaque Etat membre, au prétexte de faire la chasse aux déficits. En France, si le Parlement pousse des cris d'orfraie, le gouvernement a déjà intellectuellement capitulé. Gageons que le Bundestag allemand - très sourcilleux sur ses prérogatives, comme on l'a vu pendant l'épisode du traité de Lisbonne - n'acceptera pas cette atteinte à sa souveraineté. Quant aux Britanniques, ils ont déjà poliment dit non. Barroso et ses sbires n'en sont d'ailleurs pas à une provocation près. Alors que les Vingt-Sept multiplient les plans d'économie, la Commission vient de plaider, sans aucun scrupule, pour une augmentation de 6% des dépenses communautaires en 2011 ! Christine Lagarde et ses collègues, quelque peu agacés, ont laissé entendre qu'ils auraient du mal à justifier une telle hausse devant leurs Parlements. Quand finira-t-on par chasser cette bande de fous et d'irresponsables !
Ce faisceau de critiques et de tirs convergents sur l'européisme et ses duperies marque un changement. Il suffisait de lire la semaine dernière les éditoriaux des principaux titres de la presse nationale pour constater qu'il ne s'agit pas là d'un feu de paille. Les faits sont tenaces, l'échec de l'euro patent et une vague de suspicion s'abat sur les fondements même de la chimère bruxelloise. Ce mouvement, que l'on sentait poindre depuis 2005, depuis l'échec du référendum français sur le traité constitutionnel, va s'amplifier et son épicentre est en bonne partie chez nous. Il mérite d'être souligné, approfondi et scruté de façon permanente. La Revue critique s'est précisément fixée pour objectif de mettre en lumière ce mouvement des idées qui, depuis une dizaine d'années, avec l'avènement de ce siècle, marque un retour à la raison, à la raison politique contre la folie de l'économisme, à la raison des nations contre les oligarchies mondialisées. Nous nous y emploierons, parmi d'autres, avec d'autant plus d'entrain que "les puissances de sentiment", comme disait Barrès, sont en train de changer de camp.
On se doute que ce changement du cours des choses n'est pas du goût de tout le monde. Jacques Sapir réagissait, avant hier, sur Marianne 2 [13], à une agression particulièrement fielleuse où quatre journalistes du Nouvel Observateur s'en prennent à ces intellectuels inconscients qui "entraînent la nervosité des marchés" [14] et seraient presque, à les écouter, à l'origine des mésaventures de l'euro. Et nos observateurs-policiers de la pensée de désigner pêle mêle : "les éditoriaux des prix Nobel Paul Krugman ou Joseph Stiglitz dans la presse américaine... Une idéologie anti-euro, incarnée en France par les économistes Jacques Sapir, Christian Saint-Etienne ou Jean-Jacques Rosa, professeur à l'Institut d'Etudes politiques..." comme les prémices d'un vaste complot anglo-saxon contre l'euro ! Tissu d'âneries lorsqu'on sait que la plupart de ces économistes ont adopté, depuis de nombreuses années, une attitude plus que critique - quasiment hostile pour Sapir et Stiglitz - vis à vis de la pensée dominante anglo-saxonne. Jacques Sapir a raison de rappeler à l'égard des auteurs de ce mauvais papier le vieux proverbe chinois qui veut que "quand le Sage montre la lune, l'idiot regarde le doigt". Mais cette nervosité des européistes et de leurs supports médiatiques est aussi bon signe. Elle montre que l'édifice est touché dans ses oeuvres vives. Comme le disait un de nos maîtres: "En nous frappant, ils nous désignent". Continuons à rendre coup pour coup.
Paul Gilbert.
[1]. Joseph E. Stiglitz, Peut-on encore sauver l'euro ?, Les Echos, 10 mai 2010.
[2]. Christian Saint Etienne, Comment s'en sortir de la crise de l'euro, Le Monde, 12 mai 2010.
[3]. Le Monde Economie, 11 mai 2010.
[4]. Marie de Vergès, L'Union européenne n'inspire plus confiance..., Le Monde, 18 mai 2010.
[5]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[6]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[7]. Paul Seabright, Ce sont les banques que l'on a sauvées, Le Monde de l'économie, 18 mai 2010.
[8]. Martin Wolf, Grèce, pourquoi le plan échouera, Le Monde de l'économie, 10 mai 2010.
[9]. Jacques Sapir, Réponse au Nouvel observateur, Marianne.fr, 19 mai 2010.
[10]. Michel Aglietta, La longue crise de l'Europe, Le Monde, 18 mai 2010.
[11]. Michel Aglietta, La longue crise de l'Europe, Le Monde, 18 mai 2010.
[12]. Avant la Grèce, l'Europe et le FMI ont déjà sauvé la Lettonie, Marianne 2, 17 mai 2010.
[13]. Jacques Sapir, Réponse au Nouvel observateur, Marianne.fr, 19 mai 2010.
[14]. Le Nouvel Obsevateur, 12 mai 2010.
L'oeil de Stendhal
L'actualité de notre grenoblois est à nouveau pleine de bonnes surprises. Après le Stendhal brillant des fêtes (Revue critique du 29 décembre 2009), c'est l'observateur, le moraliste et le touriste qui sont sous les feux de la rampe.
Un retour rapide sur Filosofia Nova, Pensées, Marginalia, par Stendhal (Ressouvenances, juillet 2009, 334 p.), signalé trop rapidement dans notre précédente chronique. Tout beyliste doit se procurer la réédition de ces deux recueils de notes, publiés pour la première fois dans les années 1930 par l'excellent Henri Martineau. Il y trouvera une véritable mine de pensées, de réflexions et d'annotations que Stendhal conservait précieusement pour des ouvrages futurs, et qui finissent par former une sorte de "théorie intérieure", d'où l'appelation fantaisiste, moitié latine, moitié italienne de Filosofia nova. "Le but de la Filosofia, nous dit-il, est de faire goûter le plus possible plusieurs vérités morales que j'ai découvertes et que je crois neuves. Cet ouvrage sera composé de descriptions et de vérités". Rien de moins. Ce qui fascine, c'est la constance du personnage et cette volonté, en permanence de se percer à jour. Ainsi " Je suis peut-être l'homme dont l'existence est la moins abandonnée au hasard parce que je suis dominé par une passion excessive pour la gloire à laquelle je rapporte tout." (1804), ou encore "La principale crainte que j'ai eue en écrivant ce roman, c'est d'être lu par les femmes de chambre et les marquises qui leur ressemblent." (1828), et enfin "Il semble que l'ennui est un malheur qui vient des choses extérieures. On n'a pas assez d'esprit pour voir que l'ennui provient des exclusions prononcées par l'excessive vanité. " (1830). Un Stendhal comme l'aimait Jacques Laurent, voyeur, assez menteur, émouvant même (ou surtout) lorsqu'il se joue la comédie. Trois qualités du bon romancier.
On lira avec plaisir la petite plaquette consacrée à Londres (Magellan, mars 2010, 76 p). Un mélange de textes extraits du Journal, de la Correspondance ou de Souvenir d'égotisme sur les séjours de Stendhal outre Manche. Beyle oscille en permanence entre admiration, exaspération et mépris pour ces pauvres anglais. Il se jette à Londres le plus souvent pour oublier Paris ou Milan, mais la petite musique du lieu le prend assez vite et il se laisse aller à cette terre de contraste où Shakespeare et les outrances de Kean voisinent avec le plus plat conformisme. Londres suscite aussi chez Stendhal une forme d'ironie particulière, moins joyeuse, moins "littéraire", plus féroce et plus vraie qu'ailleurs. Là bas, il se défoule et ne se passe rien.
Pour les amateurs de beaux portraits stendhaliens, Martial Daru, baron d'Empire, maître et bienfaiteur de Stendhal, par Henri Daru (Editions RJ, décembre 2009, 535 p.). On se souvient de la haute figure d'administrateur et de militaire, personnage mi sévère, mi indulgent, qui entraîne dans ses fourgons son jeune cousin Henri Beyle, en Allemagne, en Italie et en Russie et qui lui sert d'hôte à Paris. Daru, c'est un bloc de force, de fermeté et de volonté, le type même de l'homme supérieur de l'épopée napoléonienne. Et c'est en même temps l'élégance, le plaisir de vivre et la curiosité qui sont pour Stendhal les trois vertus françaises. Un ouvrage écrit avec aisance, des notes pleines d'érudition, une iconographie peu connue, ainsi que desux inédits de Stendhal. A découvrir absolument.
Nous signalons enfin le colloque international organisé les 3, 4 et 5 juin prochains par l'Université de Grenoble sur Stendhal, historien d'art (renseignements ici) et la parution prochaine d'un Stendhal de Philippe Berthier, professeur à la Sorbonne, grand spécialiste de Beyle et animateur de la revue de référence l'Année stendhalienne.
Nous aurons l'occasion de revenir sur cet ouvrage annoncé comme important ainsi que sur le recueil d'articles de Michel Crouzet, Regards de Stendhal sur le monde moderne (Editions Kimé, février 2010, 482 p.).
La fin de l'euro
de Christian Saint-Etienne | ![]() |
Liberté des mers | |
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Louis Brauquier (1900-1976). - Eau douce pour navires. (1930).
Mourir pour l'euro ?
Laocoon ardenses summa decurrit ab arce,
et procul : "(...); equo ne credite, Teucri.
Quicquid id est, timeo Danaos et dona ferentis."
Virgile, Enéide, Livre 2, 40-49.
Les Eurocrates devraient apprendre à se méfier des Grecs et de leurs cadeaux. Mais ces gens-là ont-ils seulement le temps de lire Virgile ? Depuis quelques semaines, ils assistent, impuissants, à l'effondrement de l'Euroland. La crise grecque a créé un gigantesque effet de dominos. Elle a fait éclater comme des baudruches tous les mensonges, tous les dogmes, toutes les supercheries dont on nous a rebattu les oreilles depuis des mois, voire des années : la solidité de la monnaie unique, l'horizon indépassable de l'euro, la convergence des économies permises par le vertueux traité de Lisbonne, la solidarité sans faille des gouvernements de l'Union. De tout cela, il ne reste rien, plus rien, qu'un petit tas de ruines encore fumantes. Faut-il s'en réjouir ? Oui, diront certains, car on ne construit pas sur le vent ou sur le sable et il est un moment où la réalité reprend ses droits. Non, disons nous, car les raisonnements absurdes qui ont conduit à désarmer les États, à ouvrir les marchés, à supprimer les régulations, à faire disparaître les contrôles et les frontières nous placent aujourd'hui dans la pire des situations. Le monstre qu'est la spéculation mondiale, car c'est un monstre, a parfaitement cerné nos faiblesses et il peut, d'un moment à l'autre, nous déchirer à belles dents. Face à lui, nos gouvernants en sont encore à se disputer sur les raisons de leur échec. Combien de temps leur faudra-t-il pour comprendre qu'il va falloir se battre ?
Oui, l'euro était un projet imbécile, peut-être même un projet criminel. L'Europe ne remplissait aucune des conditions pour s'engager dans un pareille aventure, à supposer qu'elle fut souhaitable. Penser qu'il suffisait d'unifier les banques centrales, d'harmoniser les droits de la concurrence et de supprimer quelques frontières pour créer un espace économique viable était une vue de l'esprit. Comme le rappelait il y a quelques jours encore le prix nobel d'économie, M. Joseph Stiglitz : " La suppression des barrières légales à la mobilité des travailleurs a créé un marché du travail unique, mais l'instauration d'une mobilité à l'américaine est un objectif irréalisable en Europe en raison des différences linguistiques et culturelles" [1]. Or, c'est exactement le contraire que l'on constate: la mobilité a tendance à se réduire à l'échelle de l'Europe et dans la plupart des grands pays européens! De la même façon, qui pouvait sérieusement penser que le modèle économique allemand, celui de la France, de la Grèce ou du Portugal, fruits de réalités industrielles, géographiques, ethniques différentes, arriveraient à converger en aussi peu de temps. L'Europe s'était-elle d'ailleurs donné les moyens de faire face aux tiraillements que la monnaie unique produiraient inévitablement ? Qu'a t'elle fait pour aider un pays comme l'Espagne à juguler un chomage grandissant, comment entendait-elle répondre aux situations économiques difficiles du Portugal, de l'irlande, de la Grèce, de Chypre ou de la Slovénie? Sans doute par la politique des taux d'intérêt élevés mené par la BCE, sous l'influence de l'Allemagne, qui aggrave la situation économique de ces pays et qui les étouffe financièrement!
En réalité, rien n'a été sérieusement pensé, ni préparé. La course à l'euro à laquelle nous avons assisté depuis 1999 n'avait in fine qu'une seule et unique préoccupation : distordre le cours de l'histoire, imposer à toute force et dans le minimum de temps l'unification politique et économique du continent, cette Europe fédérale, libérale, patronale qui se dissimule depuis 1950 derrière chacun des traités, et que les peuples rechignent à accepter. Du Plan Delors à Maastricht, du sommet de Nice à celui de Lisbonne, c'est toujours la même mauvaise potion que les classes dirigeantes cherchent à nous faire avaler, et l'euro n'en est qu'un ingrédient. La crise grecque a, en quelque sorte, marqué la fin de cette précipitation effrénée. Elle a cruellement montré que derrière les discours, les traités et les règlements, rien de solide n'existait : aucun gouvernement économique de l'Euroland, mais qui en voulait ? Aucun dispositif de redistribution ou de péréquation, mais qui le souhaitait ? Aucun encadrement de la concurrence fiscale et sociale, mais qui était en situation de l'imposer ? Personne. Il faudra, un jour, faire le procès des irresponsables qui nous ont entraînés dans ce désastre. L'histoire les a sans doute déjà jugés.
Les réponses concoctées pour répondre à la crise grecque et tenter d'enrayer sa progression sont du même acabit : mal conçues, péniblement mises au point, in fine sans effet. Par quel miracle un prêt de 110 milliards d'euros, consenti dans le plus grand désordre, à des conditions à peine favorables, pourrait-il sauver un pays déjà insolvable ? C'est évidemment reculer pour mieux sauter. Et qui peut croire une seconde à un mécanisme de garantie des dettes des pays membres, bricolé en quelques heures et qui n'a reçu qu'un appui du bout des lèvres des pays d'Europe du Nord, à commencer par l'Allemagne. Tout cela ne tient pas. La seule solution viable pour Athènes, et demain sans doute pour Madrid, pour Lisbonne et pour Rome, c'est un très large rééchelonnement de leur dette publique et sans doute un moratoire sur une partie des remboursements. Tout le monde le sait parfaitement, mais qui veut l'entendre ? - Ce serait la fin de l'euro et le retour aux monnaies nationales, nous dit M. Trichet. - Sans doute, mais n'y va t'on pas tout droit ? - Ce sont de grosses pertes à provisionner pour les banques allemandes et françaises, qui sont les premiers créanciers de la Grèce ? - Certes, mais la correction arrivera tôt ou tard. N'est-il pas préférable de l'anticiper ? - Vous n'y pensez pas ! Les actionnaires de ces banques viennent de sacrifier deux ans de dividendes, ils n'accepteront pas d'aller plus loin !
Comme ces demi-mesures ne sont pas de nature à convaincre les marchés, les dirigeants européens se sont jetés têtes baissées, jeudi dernier, dans un piège plus redoutable encore. Sous la pression de l'Allemagne, chacun a fait de la surenchère sur la réduction de ses déficits et de son endettement : gel des salaires, réduction drastique des budgets sociaux, moratoire des dépenses publiques sur deux, trois, voire quatre ans, augmentation de la TVA. La France, qui n'a pas voulu être en reste, a annoncé un plan de stabilisation sur 3 ans, qui prend effet dès le budget 2010. Or, comme le soulignait le lendemain l'éditorialiste du Monde, la médecine risque d'être bien pire que le mal : l'Europe s'apprête à subir une récession massive, alors même qu'une reprise timide commençait à poindre. Dans les pays les plus exposés - Grèce, Portugal, Espagne -, les augmentations d'impôt envisagées pourraient se traduire par des baisses de consommation et de croissance telles que la dette publique continuera à flamber. Les opinions publiques sont-elles capables d'accepter ces cures d'austérité ? La réponse est non, si l'on en juge par ce qui se passe actuellement dans les rues d'Athènes. L'acharnement contre nature à défendre l'euro peut-il justifier des millions de chomeurs en plus, des années de stagnation, un climat de trouble qui va se répandre dans toute l'Europe ? La réponse est encore non.
Qui est en situation d'arrêter ces folies ? Certainement pas les dirigeants européens, confits dans leurs dogmes ou tétanisés par la peur de prendre leurs responsabilités. Les marchés, quant à eux, poursuivent leur offensive: vendredi et samedi, l'euro a continué à perdre du terrain et les bourses européennes ont clôturé à nouveau en forte baisse, preuves supplémentaires que la "confiance" n'est pas rétablie, malgré les annonces de la semaine dernière. On s'attend à d'autres mauvaises nouvelles la semaine prochaine. En réalité, les milieux financiers ont parfaitement analysé que l'austérité va aggraver la situation en Europe et que les gouvernements du Vieux Continent n'ont plus les moyens politiques et intellectuels de controler quoique que ce soit. Paradoxalement, c'est des Etats-Unis et d'Asie que pourrait venir la solution. On sait que l'administration Obama a donné la semaine dernière des signes d'inquiétude, de même que le gouvernement chinois. La crise européenne menace de contaminer Wall Street et ses banques et d'étendre la récession à l'ensemble de la planète. Un conseiller de la Maison Blanche parlait ouvertement samedi "d'en finir rapidement avec l'expérience de l'euro" et il n'était contredit que du bout des lèvres par le secrétaire d'Etat au Trésor. Cette idée chemine également à Pékin et à Tokyo. Le pire serait qu'elle nous soit imposée par les autres. S'en serait alors fait d'une certaine fiction européenne, ouverte il y a 60 ans par le Traité de Rome.
François Renié.
[1]. Joseph E. Stiglitz, Peut-on encore sauver l'euro ?, Les Echos, 10 mai 2010.
Vive Tintin... au Congo et ailleurs! | ![]() |
Nos amis du Lyon Royal relataient hier les derniers épisodes de ce qu'il faut bien appeler l'affaire "Tintin au Congo". Le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) vient en effet de s'associer à l'action engagée par un ressortissant congolais résidant en Belgique, M. Bienvenu Mbutu Mondondo, qui demande depuis plusieurs mois aux tribunaux belges "le retrait de la vente ou à défaut, l'ajout d'un avertissement" sur l'album d'Hergé, parce qu'il considère qu'il est "raciste à l'égard des Africains". La justice belge devrait se prononcer sur la recevabilité de ces plaintes le 31 mai prochain. Le CRAN envisage également de porter l'affaire devant les tribunaux français, afin d'obtenir l'insertion d'un avertissement de même nature dans tous les exemplaires diffusés dans l'hexagone.
On est effondré devant un tel déferlement de conformisme, de sottise et de mauvaise foi. Le blog du Nouvel Observateur, que l'on peut difficilement taxer d'indifférence vis à vis du racisme, n'hésitait pourtant pas la semaine dernière à qualifier M. Mbutu Mondodo, "d'étrange étudiant en sciences politiques animé par une hargne qui ne l'est pas moins" et de laisser entendre qu'il cherchait surtout la popularité dans cette affaire. L'écrivain Alain Mabanckou, interrogé par le même blog, reflétait l'opinion de l'immense majorité des intellectuels français ou francophones en déclarant : "Je ne suis pas partisan d'une interdiction de cette bande dessinée. Elle doit rester une trace de l'esprit belge de ces années trente. Elle est une des preuves historiques d'une certaine pensée occidentale (...). Ce n'est pas à partir de « Tintin au Congo » que la pensée du Blanc sur le Nègre s'est formée. Lorsque Tintin est « arrivé au Congo », l'idéologie raciste et coloniale sur le Noir était déjà bien établie. Il est ridicule de songer à rajouter un texte pédagogique dans l'album « Tintin au Congo ». Pourquoi ne pas, alors, le faire aussi dans « l'Esprit des lois » de Montesquieu, où il est dit que les gens du sud sont faibles comme des vieillards et que les gens du nord sont forts comme des jeunes hommes ? A ce train-là il va falloir relire tous les livres du monde et rajouter des pages pédagogiques ici et là !" Dans ces conditions, en effet, on ne voit pas pourquoi on n'interdirait pas tout simplement l'ensemble des oeuvres de Voltaire, de Diderot, de Balzac ou de Gobineau, au prétexte qu'elles sont très largement entachées d'antisémitisme ou de racisme. Sans parler, plus proche de nous, de l'infâme Céline, dont les éditeurs, de gauche comme de droite, s'arrachent journaux et carnets, alors qu'ils exhalent souvent l'antisémitisme le plus abject.
Faut-il le rappeler au petit nombre de Français qui ne l'ont pas (encore) lu : Tintin n'est pas raciste, bien au contraire. Si les premiers albums (Au pays des soviets, au Congo, en Amérique) reflètent une certaine vision de l'époque - il était difficile pour un jeune français ou un jeune belge des années 30 de penser la colonisation autrement qu'à travers l'image qu'en donnaient les manuels scolaires - le héros d'Hergé n'hésite pas à se démarquer des préjugés coloniaux et à prendre la défense du jeune africain, du jeune chinois ou du petit indien maltraités par le blanc arrogant. Cette posture, habituelle aujourd'hui, était courageuse pour l'époque. Elle fait évidemment partie du charme et de la légende de Tintin, des raisons qui font que Tintin a été, est et sera toujours le héros de l'enfance généreuse. C'est pour celà que le procès qu'on lui fait aujourd'hui est particulièrement infâme !
Il faut faire confiance à la justice belge et à celle de notre pays, et plus généralement à l'esprit de liberté qui prévaut encore chez nous. Les flics de la pensée, les gueules de vache de la bien pensance, les censeurs du communautarisme imbécile n'y ont pas encore acquis les positions qu'ils tiennent ailleurs. S'ils osent s'attaquer à Tintin, gageons qu'ils seront bien reçus !
En attendant ces perspectives martiales, nous renvoyons nos lecteurs au bel article publié en octobre 2007 par Gabriel Matzneff dans Royaliste, à la gloire de notre ami reporter.
Tirs croisés sur l’art contemporain
Tous les grands magasins vont devenir des musées et tous les musées vont devenir des grands magasins.
Andy Warhol.
Deux articles, publiés récemment dans des revues que pourtant tout oppose, Le Monde diplomatique d’une part, Commentaire de l’autre, ouvrent joyeusement le feu sur l’art contemporain. Cette vieille baudruche de nos sociétés post modernes n’est donc plus intouchable; elle attire désormais les coups de bâton des deux côtés de l’échiquier intellectuel. On s’en félicitera. On y verra même un nouveau signe des changements en cours dans la République des arts et des idées.
Dans le Monde diplomatique d’avril 2010 [1], c’est le philosophe Dany-Robert Dufour, l’excellent auteur du Divin Marché [2], qui ajuste son tir sur les créateurs en mal de provocation. L’ouverture de l’article réjouira plus d’un de nos lecteurs :
L’art contemporain est révolutionnaire ; en conséquence, ceux qui ne l’apprécient pas sont soit de francs réactionnaires, soit des réactionnaires qui s’ignorent, c’est-à-dire des néo-réactionnaires. De telles étiquettes sont aujourd’hui systématiquement posées sur tous ceux qui osent encore s’interroger devant certaines œuvres et pratiques de l’art contemporain. Plutôt que de courir le risque d’être soupçonné de populisme, d’incompétence ou de sottise, rien d’étonnant si l’on choisit le plus souvent de taire ses réserves. Vous préférez-vous réactionnaire ou révolutionnaire ? Du côté de la modernité ou de l’académisme ? Ce procédé, qui clôt tout débat avant qu’il ne commence, a une remarquable efficacité, dont les ressorts et les objectifs méritent assurément d’être élucidés : car, s’il est déployé aussi bien dans un certain type de discours sur l’art que dans un certain type d’art indissociable de ce discours, de façon bien plus large il opère également dans le vaste domaine de la rhétorique politique. Le champ artistique examiné ici sert donc de « modèle », destiné à en éclairer les enjeux.
Qui y a-t-il réellement derrière cet esprit « révolutionnaire », cette volonté de provocation ? Aucune quête du sens ou de la vérité, mais un plaisir purement nihiliste, celui d’imposer au spectateur ses passions et ses bassesses et de le placer devant le choix impossible de la connivence ou de la ringardise. Les provocations d’un certain art contemporain ne reposent plus alors que sur le vide, le snobisme et l’argent, nous dit Dany-Robert Dufour. Et notre philosophe d’aligner une belle brochette de talents surfaits ou faisandés, où Koons (le bien nommé), Fabre et quelques autres trouvent logiquement leur place.
Cet art de la manipulation, caractéristique de la publicité, s’applique aujourd’hui aussi dans l’art contemporain, quand il devient un lieu où se cherchent tous les moyens possibles de compromettre le spectateur : intérêt, intéressement, connivence. Les exemples ne manquent pas. Il suffit de penser aux œuvres des artistes parmi les plus réputés de notre époque. Du belge Jan Fabre, qui présentait récemment au Louvre un choix d’excrétions diverses du maître lui-même, à Jeff Koons, fameux pour ses divers caniches géants, la bonne vieille recette compromission-connivence déploie sans faiblir dans l’art postmoderne la stratégie dûment payante du « second degré » : 1) provocation sans tabou ; 2) qui ne produit aucune autre signification ; 3) d’où s’ensuit la rumeur médiatique qui en enclenchera…4) une intéressante spirale spéculative.
S’appuyant sur les analyses de Jean Baudrillard [3], qui étrilla lui aussi en son temps cet art « aussi nul qu’insignifiant », M. Dufour met à jour les ressorts d’une certaine modernité « démocratique » où artiste et spectateur consentant partagent en réalité la même morale, celle du refus des valeurs…
Cet art « narcynique », à la fois narcissique et cynique, est difficile à démasquer parce qu’il repose sur une prémisse « ultradémocratisme » très en vogue : il serait impossible de distinguer un objet réellement artistique d’un objet quelconque parce qu’il faudrait alors introduire une hiérarchie. Or toute hiérarchie impose des valeurs, ce qui revient à faire preuve d’un penchant plus ou moins avoué pour l’ordre, tout ordre étant ordre étant en puissance porteur de totalitarisme : banalités dignes des brèves de comptoir, on agite alors le spectre du fascisme ou du stalinisme, dans le champ politique, tandis que, dans le champ philosophique, le « totalitarisme » menacerait avec le criticisme hérité d’Emmanuel Kant par exemple. (…) Donc, pour éviter le tribunal, la Terreur et autres dictatures, on se refuse à toute hiérarchie critique, ce qui permet de donner à un tas d’excréments la dignité de l’objet artistique, dans la mesure où il est supposé avoir autant de valeur que n’importe quelle œuvre – voire davantage, dans la mesure où, ayant renoncé à la re-présentation, qui implique une coupure nette entre ce qui est « présenté » et la réalité, cet art contemporain présente directement, sans mise en distance symbolique, la provocante pulsion, celle de l’artiste, ou celle par laquelle il a été investi comme objet d’art, ce qui est le rôle des collectionneurs, dont l’un des plus emblématique est certainement M. François Pinault.
… à l’exception de celles de l’individualisme, de la satisfaction des pulsions et de l’argent. On retrouve ici - et Dany-Robert Dufour y fait référence - cette « comédie » de la subversion, chère à Philippe Muray, qui n’est en réalité que la face cachée du conformisme postmoderne.
On voit comment la rhétorique perverse mène à l’obscénité : s’y affirme qu’on peut, qu’on doit pouvoir tout constituer en objet vendable. Si exhiber ce qu’on ne saurait montrer, ce que seule la pulsion justifie, fait de l’art et fait de l’argent, chacun est alors libre d’agir en fonction d’une intériorisation individuelle de la loi du marché, cette loi qui s’appuie sur la demande de satisfaction des pulsions, et ne se souvient que de la jouissance, directe, revendiquée, exhibée, étant bien entendu qu’il est d’autres jouissances que sexuelle. C’est là ce qui se joue dans l’art en régime ultralibéral. Cette tolérance de l’art contemporain pour le n’importe quoi n’est pas anodine. Puisque c’est au nom de la liberté d’expression que les propositions les plus intolérables devront être tolérées, comment ne pas voir que cet ultradémocratisme est exactement, sur le plan politique, ce qui peut directement conduire à la tyrannie – on sait d’ailleurs possible cette conversion depuis La République de Platon ? On a ainsi assisté à une sacralisation de l’acte… fumiste, qui s’est longtemps justifié par référence au geste de Marcel Duchamp exposant, en 1917, le readymade Fontaine, un urinoir standard ainsi rebaptisé. (…) Les nombreux artistes qui, à partir des années 60, s’en sont réclamés, se sont contentés de reproduire ce geste, duplication vide de tout enjeu : nous sommes entrés dans l’ère du « comme si », qui ne pouvait conduire qu’à la « comédie » de la subversion (le mot est du romancier et essayiste Philippe Muray). (…) Mais cette subversion ne consiste qu’à affirmer le principe libéral fondamental : il n’existe aucune autre réalité que celle de l’individu ; tout ensemble social n’est que le résultat de l’action des individus ; enfin, les hommes visent toujours dans leurs échanges la maximisation de leurs gains. L’alter ego n’est donc plus compris comme la condition de la réalisation de chacun, mais comme un risque permanent d’empêchement : art et civilisation du « tout à l’ego », revendiquant sourdement qu’il n’y ait pas de limite à ce à quoi l’individu a droit. Quelle belle subversion, qui veut confondre l’aliénation même et la libération !
On ne peut pas s’empêcher de rapprocher les propos de Dany-Robert Dufour de l’article que publie l'historienne d'art Christine Sourgins dans la livraison de l’hiver 2009-2010 de Commentaire [4]. Mme Sourgins n’en est pas à son coup d’essai contre ceux que Muray appelaient les subversifs subventionnés ou les transgresseurs disciplinaires. Elle instruit depuis longtemps le procès du nouvel ordre esthétique, avec infiniment de finesse et de rigueur. De chronique en chronique, de livre en livre [5], son réquisitoire s’enrichit et s’épaissit. Elle suspecte, elle aussi, derrière les dérives de l’art contemporain, autre chose que le simple appât du gain ou le piège à gogos. Son propos est moins idéologique que celui de M. Dufour, elle ne partage sans doute pas complètement sa critique de l’ultra libéralisme, mais elle flaire, tout comme lui, sous les délires néo-esthétiques, la culture de mort et l’odeur de l’argent, l’un n’allant d’ailleurs jamais sans l’autre. L’intérêt de son article est précisément de remonter aux sources, puisqu’elle nous fait redécouvrir le film que Roberto Rossellini consacra en 1977 à l’ouverture de Beaubourg. Il s’agit d’un document presque brut, sans aucun commentaire, qui montre à la fois ce que fut l’émergence du Centre Pompidou dans un Paris éventré par la rénovation urbaine, les propos lénifiants de ses concepteurs et le désarroi de la foule des visiteurs, perdue dans cet immense supermarché culturel. On devine que le maître du néoréalisme italien a pris beaucoup de plaisir à filmer toutes ces contradictions de la modernité :
Enfin, nous voilà au musée proprement dit. On avait oublié (Orsay n’état pas encore ouvert) qu’il débutait avec des œuvres XIXe, celles de Gustave Moreau ou Odilon Redon. En face, le douanier Rousseau : « des œuvres 1900, dit un conférencier, qui ont donné un sens à la génération future ». Flagrant délit d’anthropocentrisme typique de la contemporanéité absolutisée : aujourd’hui est plus qu’hier et bien moins que demain (à ce compte là, Xavier Veilhan dépasse Le Brun ipso facto) et finalement le monde n’a été créé que pour aboutir à nous… Le musée est chronologique, précise une voix. C’est précisément ce qui désoriente le public, sans doute plus désireux d’aller à la rencontre de la personne d’un artiste. La chronologie des histoires de l’art est trop distanciée, l’homme de la rue n’est pas familier : il tâtonne, essaie d’identifier… Et là commence un catalogue d’inepties justifiant la petite histoire qui veut que l’objet qui entende le plus de bêtises soit une œuvre d’art. Ce « machin » est un De Chirico, tandis que les disques colorés de Delaunay passent pour des oreilles de Mickey… Certains s’énervent, voudraient donner des coups de pied, d’autres « se régalent », employant le vocabulaire des gourmets. (…) Avec Beaubourg cependant, Rossellini retrouve une thématique qui l’intéresse : la « confrontation avec une réalité tellement énigmatique dans sa différence qu’elle fait scandale », le héros rossellinien étant incapable de « l’assimiler, de lui donner un sens dans son code, de résorber l’écart qui le sépare d’elle » Le cinéaste a toujours aimé filmer la mise en présence « d’êtres d’espèces, de milieux ou de cultures radicalement hétérogènes, absolument opaques et énigmatiques l’un à l’autre »
Le documentaire de Rossellini exprime à la fois la distance et l’absence. Distance entre les œuvres et le public. Absence des créateurs, comme si l’art n’était plus qu’une succession d’objets anonymes, labellisés, à consommer :
Dans ce film, la masse des visiteurs passe à l’écran et parle, le monde de la conservation et des décideurs aussi : tout accrochage du musée en est l’expression. Mais les artistes ? Certes, ils se sont exprimés chacun dans leur œuvre, mais sur l’usage qui en est fait, sur le regard que le musée porte sur elles et sur eux ? A aucuns moment ils n’interviendront ni n’auront la parole. Ils ne sont pas là. Paradoxe d’un musée d’art moderne, qui, à une époque où beaucoup d’artistes sont encore vivants, les exclut du grand jeu d’un art contemporain qui va commencer à virer au label, au genre, et à ne plus désigner simplement l’art d’une temporalité précise.
La conclusion de la critique d’art rejoint celle du cinéaste et du philosophe. Elle dépiste derrière Beaubourg autre chose qu’une succession de fautes de goût. Le Centre Pompidou fait corps avec son époque, il exprime ce nihilisme fin de siècle que dénonçait Nietzsche à la fin du siècle précédent. En refusant bien évidemment de se voir dans le miroir que lui tend le cinéaste :
Fracture avec le public, exclusion des artistes, désacralisation de l’art et sacralisation de l’instrument de monstration… Ce que filme Rossellini pourrait s’appeler Art contemporain, année zéro, soit l’émergence d’un nouvel ordre muséal qui s’est voulu un idéal et donc… incritiquable. Comment s’étonner que ce film ait été oublié ? Si Beaubourg est un des totems du monde contemporain, l’ultime œuvre de Rossellini en est le tabou. Jusques à quand ?
Sainte Colombe.
[1]. Dany-Robert Dufour, Créateurs en mal de provocation, Le Monde diplomatique, Avril 2010.
[2]. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. (Denoël, 2007)
[3]. Jean Baudrillard, Le complot de l’art, Libération, 20 mai 1996.
[4]. Christine Sourgins, Rossellini à Beaubourg, Commentaire n°128, Hiver 2009-2010.
[5]. Christine Sourgins, Les mirages de l’art contemporain (La Table ronde, 2005). On consultera également avec profit ses chroniques dans les revues Commentaire, Conflits actuels, Liberté politique, Catholica, Kephas.
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