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16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 14:11

L’heure des choix

 

Certains s’étonnent encore de la rapidité avec laquelle l'opinion publique s'est saisie du dossier des retraites pour basculer dans une contestation sociale de grande ampleur. "Comment tous ces gens peuvent-ils s’engouffrer dans le mouvement, alors même que nous sommes en crise et que leurs emplois sont menacés?", se demande gravement la presse boursière et gouvernementale. Décidément, la bourgeoisie française sera toujours d'une naïveté confondante. Il faut être en effet vraiment aveugle ou vivre sur une autre planète pour ne pas sentir que le ressentiment accumulé par les classes défavorisées et une partie de la classe moyenne est extrêmement profond et qu'il vient de loin. Il recoupe en réalité plusieurs mouvements de fond de la société française qui conjuguent aujourd’hui leurs effets dans la bataille contre la réforme Woerth.

La première de ces réalités concerne directement la classe ouvrière. La désindustrialisation de la France, longtemps annoncée, s'effectue aujourd'hui sous nos yeux. Avec une brutalité et une rapidité irrépressible. Elle touche toutes les régions, y compris celles qui apparaissaient hier comme les mieux armées. Elle touche tous les secteurs, y compris ceux que l'on considérait comme en pointe, y compris l'énergie, l'armement, l'agroalimentaire ou les transports que l'on considérait comme protégés. Elle touche également toutes les composantes de la production, depuis la chaîne jusqu’aux fonctions plus techniques, de l’usine elle-même à la logistique, jusqu’au laboratoire. Rien ni personne n’échappe à cette terrible réalité.

Ceux qui observent ce phénomène sans les œillères de l'idéologie dominante constatent que nous ne sommes pas en face d'une crise d'adaptation, comme nous en avons connu bien d'autres dans le passé, mais devant une entreprise de démolition systématique, quasiment programmée de l'industrie française. L'ouverture sans frein ni contrepartie des marchés européens, le piège de l'euro fort, la financiarisation de l'économie, la suppression ou le nivellement des normes techniques ou sociales, tous ces phénomènes qui agissaient jusqu'à présent à doses homéopathiques se sont brutalement transformés, sous l'effet de la crise mondiale, en pièges mortels. Nous payons aussi l'incompétence de nos élites économiques ou politiques, endormies dans leurs certitudes, qui n'ont rien vu ni rien préparé, qui refusent obstinément la mise en place de filets de sécurité. Nous payons enfin l'extrême dépendance des entreprises françaises vis à vis du capital étranger, et d'abord anglo-saxon ou allemand. C'est le jeu trouble des multinationales et des fonds de pension qui est à l'origine des principaux conflits sociaux depuis deux à trois ans. Du jour au lendemain, des milliers de salariés se retrouvent otages de décisions prises loin de chez nous par des actionnaires sans foi, ni loi. La fermeture de Molex à Toulouse, de Continental à Clairvoie, d’Ethicon en Eure et Loir, les restructurations chez Goodyear à Amiens, chez Henkel à Louviers, chez STX France à Saint Nazaire - pour ne prendre que les conflits les plus récents et les plus emblématiques - provoquent derrière elles la disparition de centaines de PMI et le licenciement de milliers d’emplois de sous-traitance locale. Ce sont des bassins industriels entiers qui sont rayés de la carte.

Les millions de salariés licenciés, restructurés, fragilisés par ce vaste mouvement de désindustrialisation n'ont pas le sentiment pour autant d'être les victimes d'une crise lointaine et inéluctable. Dans la plupart des cas, ils se sont battus pour leur emploi, pour leur reconversion, pour obtenir des indemnités décentes. Très souvent, ils se sont retrouvés seuls dans leurs combats, face à des directions lointaines, des actionnaires cyniques et sans scrupule. Seuls, souvent réduits à leurs propres moyens, sans consigne syndicale, sans appui syndical, parfois même en opposition avec les mots d’ordre des centrales syndicales. Seuls, très souvent sans Etat pour les aider, sans ministres pour les soutenir, sans justice et sans préfet pour dire et faire respecter le droit, sans gouvernement pour les comprendre. Ceux-là ne sont pas prêts de pardonner au pouvoir en place ses complaisances avec le gros patronat, ses complicités avec les groupes multinationaux. Ils sont entrés dans le mouvement la semaine dernière, entraînant derrière eux les premiers gros bataillons du secteur privé, comme on l’a vu mardi dernier et hier à Toulouse, à Saint Nazaire, à Poitiers, à Saint Etienne, à Roanne ou au Havre. Ce sont eux qui vont donner dans les semaines qui viennent ampleur et consistance à un mouvement qui est parti, comme en 1995, du secteur public. Une partie d’entre eux n’a plus rien à perdre et s'engagera sans état d'âme dans la grève générale.

Mais ce mouvement ne serait pas aussi populaire s'il ne s'appuyait pas sur une autre réalité, plus profonde encore : la désaffection massive d'une très grande partie du salariat français pour le travail et pour le monde du travail tel qu'il est devenu. Au-delà même des situations critiques relevées chez Renault, PSA, France Telecom ou La Poste, on sent bien que c'est l'organisation de l'entreprise elle-même que contestent ces millions d'employés qui rêvent  de partir au plus vite à la retraite, ces millions d’agents de maîtrise ou de cadres moyens qui compensent leur stress et leurs désillusions en plébiscitant massivement la réduction du temps de travail, ces millions d'ouvriers qui rejettent le travail en miettes, les heures supplémentaires forcées, la course aux cadences. De nombreuses études le confirment, la France est malade de ses entreprises, de l'ascenseur social qui n'y fonctionne plus, du dialogue social qui en est absent, du mépris social qui y sert de règle de management. La France est également malade de ses services publics en miettes, rationnés, démantelés, la plupart du temps sans moyens face à la désespérance ou à la misère. A l’image de ces employés de Pôle emploi, des hôpitaux publics qui ont débrayés parmi les premiers pour marquer leur épuisement, leur lassitude devant la régression sociale qui s’installe un peu partout dans le pays. Pour ceux là, employés, petits cadres ou cadres moyens du public ou du privé, la réforme des retraites est ressentie comme une prison qu'on verrouille, alors qu'ils rêvent de fuir au plus vite une vie professionnelle qui ne leur apporte plus aucun agrément. Ce sont eux qui sont derrière les pourcentages énormes de rejet de la réforme, qui plébiscitent massivement le mouvement (70% des Français selon les sondages), qui réclament une renégociation immédiate du projet de loi (57% des sondés). Le secteur public est entré de plein pied dans le mouvement parce qu’il est depuis dix ans la tête de turc de tous les gouvernements de droite, que le malaise social y bouillonne à petit feu et que son statut lui permet encore de s’engager dans un bras de fer de longue haleine. Le secteur tertiaire privé suivra, s’il a le sentiment que l’épreuve de force peut s’engager sans qu’il en supporte tous les risques. S’il sent, en particulier la semaine prochaine, que le blocage des raffineries et du secteur routier met en cause l’activité du pays tout entier, il sera alors tenté de basculer dans la contestation.

Dernière réalité très forte, le nouveau visage de la jeunesse. Comme l’écrit très justement Bertrand Renouvin dans son dernier éditorial de Royaliste [1] : « Les enfants veulent protéger leurs parents et, dès l’adolescence, ils savent qu’ils doivent lutter pour ne pas finir dans la gêne ou la misère. A l’optimisme d’une jeunesse éblouie par elle-même – celle des années soixante – a succédé une prise au sérieux fondée sur une expérience concrète de la régression sociale ». Oui, cette jeunesse, notre jeunesse, prend les choses au sérieux. La dureté de notre société l’angoisse, et son premier sentiment, face au malaise, voire au désespoir, qui étreint parents et grands parents, c’est la révolte. Ces étudiants, ces lycéens, qu’on décrétait frivoles, tout occupés du monde virtuel que leur réservait la société de consommation, voilà qu’eux aussi relèvent la tête et qu’ils retrouvent les grands réflexes de solidarité qui étaient hier encore ceux de la jeunesse ouvrière, de la jeunesse rurale et d’une certaine jeunesse de la petite bourgeoisie. Cette jeunesse, notre jeunesse, comme elle l’avait fait au moment du CPI, retrouve le chemin de la rue, de la manif, des assemblées générales houleuses et interminables, des blocages bons enfants, parfois violents, des tracts diffusés tôt le matin, des réunions syndicales qui se terminent tard le soir. Elle se repolitise, comme le confirme tous les sondages. Elle découvre aussi la confrontation avec l’encadrement de l’Education nationale – des chefs d’établissements nettement plus soumis aux ordres que par le passé -  et avec une police couverte par avance par le pouvoir. Avec l’entrée en scène de la jeunesse – étudiants, lycéens, mais aussi jeunes ouvriers, jeunes employés et apprentis – c’est l’inquiétude qui a subitement changé de camp. On a senti le pouvoir fébrile. Fébriles aussi les directions syndicales réformistes et l’oligarchie de gauche, qui espéraient secrètement qu’après le 12 octobre, les choses en resteraient là.

Nous sommes en effet au milieu du gué et c’est sans doute la semaine prochaine qu’on saura si oui ou non l’esprit syndical, l’autonomie syndicale l’a emporté sur les petits calculs partisans. La question des grèves reconductibles, la perspective de la grève générale ont été posée dès lundi dernier par les organisations syndicales les plus engagées (FO, Sud, les secteurs les plus radicaux de la CGT notamment). C’est avec raison que ce choix a été mis sur la table parce qu’il va permettre une certaine clarification. Avant la manifestation de samedi, on entendait pour la première fois les responsables de la CFDT et de la social-démocratie crier « halte au feu » au nom du réalisme économique ou du respect de la démocratie. Les voici sur le terrain politique, et non plus syndical, et ils commencent déjà pour certains à jeter les masques. Pourquoi contenir le mouvement, alors que l’on sait parfaitement que le pouvoir ne résisterait pas à un débrayage général des salariés, ne serait ce que de quelques jours ? Serait-ce parce qu’en réalité on ne veut pas que le mouvement aboutisse, qu’on souhaite au fond de soi que la droite fasse aujourd’hui le mauvais travail que M. Strauss Kahn ou Mme Aubry n’auront pas à faire demain au pouvoir ? Et pourquoi la CFDT essaye-t-elle depuis quelques jours – d’ailleurs en vain, semble –t-il – de convaincre ses chauffeurs routiers de ne pas entrer dans la danse ? Est-ce parce qu’elle sait que le mouvement prendrait alors une autre forme, presque irrépressible ?

N’ayons pas peur des mots. Les orientations que prendra en fin de semaine l’intersyndicale, c'est-à-dire après le vote de la loi au Sénat, auront quelque chose d’historique. Jamais sans doute depuis vingt ans le mouvement syndical n’aura été aussi en phase avec l’opinion publique. Qui plus est dans un champ, celui du financement des retraites, de la sécurité sociale collective, qui relève pleinement du rapport de force social, du champ syndical, non pas du champ politique. Qui l’emportera : ceux qui plaident et travaillent pour l’unité syndicale, son autonomie face au politique et qui veulent à juste titre engager cet extraordinaire va-tout de la classe ouvrière qu’est la grève générale ? Ceux, qui par faiblesse ou misérable calcul politicien, chercheront à entraîner le mouvement vers une fin sans risques mais sans résultats ? Nous aurons la réponse dans quelques jours et avec elle la confirmation ou non que la France est prête à d’autres changements.

Henri Valois.



[1]. Bertrand Renouvin, « Plus qu’une révolte ! », Royaliste, 11 octobre 2010.


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15 octobre 2010 5 15 /10 /octobre /2010 18:15

Provocations laïcardes 

Xavier Malakine a publié il y a quelques jours sur son excellent site Horizons un long article dénonçant les dérives et les délires islamophobes de certaines sectes laïcardes ou ultra républicaines. L'article intitulé "Le djihad laïque, ça suffit !" recueille notre plein accord et nous invitons nos lecteurs à le lire et à largement le diffuser autour d'eux. La collusion qui existe aujourd'hui entre certains milieux laïques et l'extrême droite  doit être connue de tous, de même que les officines qui alimentent ces campagnes. Nous reviendrons plus complètement sur ce phénomène qui cherche à stigmatiser et à exclure la communauté musulmane de France.

  Paul Gilbert.

 

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11 octobre 2010 1 11 /10 /octobre /2010 10:30
Le Pélerin                                  
 
de Fernando Pessoa
Mis en ligne : [11-10-2010]
Domaine : Lettres 
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Fernando Pessoa (1888, 1935) a publié ses oeuvres principales sous des pseudonymes ou hétéronymes divers : Le gardeur de troupeau (1911-1912), Le Pâtre amoureux (1913-1915), Ode maritime, Le Livre de l'intranquillité (1913-1935), le Bureau de tabac (1914).  

  


Fernando Pessoa, Le Pélerin. Traduit du portuguais par P. Gonçalves, Paris, La Différence, mars 2010, 92 pages.


Présentation de l'éditeur.
Dans ce récit initiatique, datant de 1917, le jeune narrateur - le Pèlerin - évoque d'abord sa vie paisible chez ses parents, jusqu'au jour où, alors qu'il contemple la route en bas de chez lui, apparaît un mystérieux Homme en noir qui lui dit : " Ne fixe pas la route ; suis-la. " Une force mystérieuse le pousse alors à quitter sa maison et à suivre la route. Jusqu'où ? " Puisqu'il m'avait dit de la suivre et non de l'emprunter jusqu'à un certain point, je devais la suivre sans m'arrêter, jusqu'au bout... " Qui est l'Homme en noir et quel est l'objet de la quête qui jette le narrateur sur la route ? Comme dans tout conte initiatique, il sera soumis à la tentation et subira diverses épreuves, dont, d'étape en étape, il sortira vainqueur. Arrivé au bout de la route, quelle sera sa découverte ultime ?

Recension de Dominique Cupillard.
Etudes - juin 2010
.
De récentes parutions témoignent de l’engouement des lecteurs pour l’œuvre majeure de Fernando Pessoa, en même temps que de son étonnante prolixité, qui alimente sans cesse de nouvelles parutions. On se souvient de la remarquable réédition en 1999 du Livre de L’Intranquillité, chef-d’œuvre du grand écrivain portugais, suivie de beaucoup d’autres découvertes parues chez Christian Bourgois. Les éditions La Différence éditent une étonnante nouvelle, Le Pèlerin, récit de 1917, qui nous plonge en quelques pages magnifiques, dans l’univers tourmenté de F. Pessoa. Dans cette fable initiatique, déchiffrée et commentée par Teresa Rita Lopes, le jeune narrateur, le Pèlerin, mène une vie paisible chez ses parents, jusqu’à ce qu’un mystérieux homme en noir le réveille à la sieste de sa vie, et lui enjoigne de tout quitter : « Ne fixe pas la route ; suis-la jusqu’au bout. » L’appel était ancien, qu’il avait senti monter lentement, le soir, au cours de ces longues veillées, comme une sourde marée, dans [son] dos, de l’autre côté de la mer. F. Pessoa nous livre en fait une superbe réflexion, qui résume sa propre quête, sur l’errance métaphysique de l’homme, qu’aucune étape n’apaise, sans autre but que cet appel qui l’a mis en route : « Tous semblaient avoir une destination, et… je n’en avais pas d’autre que la route. » Cette courte nouvelle est dans la veine des plus grandes fables spirituelles (on pense au Songe d’un homme ridicule de Dostoïevski, paru quarante ans plus tôt). L’autre parution est la présentation d’un spectacle créé à la Maison de la Poésie, où François Marthouret a incarné sur scène les mots et les situations de L’Intranquillité, en 1997, sous la direction d’Alain Rais. Une autre façon d’entrer dans l’œuvre capitale de Fernando Pessoa.
 
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7 octobre 2010 4 07 /10 /octobre /2010 23:49

Le fantasme de la grande Europe

 

La Russie surprend et fascine. On pensait, il y a deux décennies, que la fin du "socialisme réel" la ravalerait au rang de puissance moyenne, voire, pour certains, de pays en voie d'appauvrissement. Elle a pourtant repris sa place et toute sa place dans le concert des  grandes puissances mondiales et le pouvoir moscovite jouit d'une popularité et d'une légitimité que bien des gouvernements occidentaux lui envient. Ce retour de la Russie est-il durable ? Non pour ceux qui pointent du doigt les handicaps dont souffre aujourd'hui encore un monde russe à peine sorti d'un siècle de communisme:  démographie alarmante, productivité médiocre, niveau d'innovation très faible, appareil industriel démodé. Oui pour ceux qui, au contraire, mettent en avant  la puissance du fait acquis, de l'histoire, l'immense culture russe, l'importance aussi de la géographie et des matières premières dans le jeu d'une grand Etat moderne. Il est d'autant plus utile de se pencher sur ces questions que la Russie, remise sur pied, se fait aussi attirante et séduisante. Attirante pour les Etats, en particulier pour ceux d'Europequi veulent éviter à tout prix l'émergence d'un nouveau partage du monde entre la Chine et l'A mérique du Nord. Séduisante pour les intellectuels à la recherche d'autres modèles que le libéralisme ou la social-démocratie.

L'article qui suit, signé Nils Sinkiewicz, présente de façon très complète les termes de ce débat. Nous partageons avec son auteur l'idée qu'il n'y a pas de modèle russe pour l'Europe occidentale et que l'exercice de séduction auquel se livre Moscou vis à vis de l'Union européenne repose d'abord et avant tout sur des intérêts nationaux bien compris. Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement dans le monde multipolaire qui est aujourd'hui le nôtre et dans lequel nous serons bientôt les seuls à croire que les relations entre nations reposent sur l'angélisme et les bons sentiments ? De la même façon, l'idée d'un axe directeur européen Paris-Berlin-Moscou ne nous a jamais vraiment séduit, moins d'ailleurs du fait de la Russie que du fait de l'Allemagne et de ses ambitions hégémoniques. D'autres points de l'exposé de Nils Sinkiewicz nous paraissent en revanche beaucoup plus contestables. Son pessimisme sur l'avenir de la Russie est largement excessif. De même, il faut se méfier de l'apparence trompeuse d'une Russie asiatique qui est sur les cartes, mais que ni  la démographie ni la réalité économique ne confirment. Nous ne partageons  pas les craintes de l'auteur vis à vis  du paneuropéisme et plaidons même pour une organisation du continent, celle de l'Europe des nations, où la Russie pourrait trouver sa place, sans esprit d'hégémonie. Cela fait beaucoup de réserves? Tant mieux, c'est la preuve qu'un débat riche peut s'engager dans ces colonnes.

La Revue Critique. 

  __________

 


Malgré la fascination de beaucoup pour les mystères de l’âme slave, la mauvaise réputation de la Russie en Occident est une évidence. Cette méfiance des démocraties européennes à l'endroit du régime russe se retrouve dans les grands media, qui ne manquent jamais de rappeler les travers d'une démocratie « à la russe » gangrenée par la corruption, pillée par les oligarques, et indifférente aux droits humains. A première vue donc, l'Europe est en froid avec la Russie, qui le lui rend bien.

C'est oublier, d'une part, que parmi les Européens le modèle démocratique libéral ne fait pas l'unanimité, et d'autre part, que la « vieille Europe » et la Russie se rejoignent sur certains points. A rebours du discours dominant, d'aucuns voient dans la Russie non seulement une puissance fréquentable, mais le noyau d'un grand bloc continental appelé à jouer un rôle-clé dans la gestion des grands dossiers de la politique internationale : paix et stabilité sur le continent euro-asiatique, maîtrise des armements, lutte contre la prolifération, développement durable, dialogue des civilisations, etc. N'en déplaise aux belles âmes, entre l'Europe dont rêvent les russophiles et celle que nous connaissons aujourd'hui, les droits humains ne forment pas une frontière naturelle. Car il y a dans la charte non-écrite de l'entente euro-russe de nombreux articles susceptibles de séduire les Européens de l'Ouest, et plus particulièrement la France. Les complexes et les frustrations ne sont certes pas pour rien dans l'audience dont bénéficie un projet finalement bancal reposant pour une large part sur un savant mélange d'hypocrisie et de naïveté.

 

La Russie s'affirme

Il y a chez les enfants des façons de faire que l'on regarde avec tendresse et qui très vite nous insupportent : ce qui paraissait d'abord une forme sauvage et finalement touchante de spontanéité s'avère n'être qu'un moyen d'obtenir toujours plus. Les occidentaux ont l'expérience de ces sournoiseries. Tous les jours le « reste du monde » reproche à l'Occident sa suffisance et son mépris des autres cultures. Si l'inépuisable mécontentement des anciens colonisés n'étonne plus personne, les jérémiades russes laissent perplexe. Malgré ses difficultés la Russie ne fait certes pas partie de ce qu'on appelle pudiquement les pays en voie de développement. Bien sûr il y eut, en 1991, cette « catastrophe géopolitique » la disparition du bloc communiste et la désintégration de l'Union soviétique qui mit un terme à la guerre froide et fit céder Moscou devant un nouvel ordre mondial défini par ce que Védrine a le premier appelé l'hyperpuissance américaine. La transition démocratique, l'apprentissage des règles du marché et la réaction allergique des Russes aux privatisations des années Eltsine ont valu au Kremlin des critiques parfois très dures mettant en cause le déficit démocratique du pays. Aux sermonneurs occidentaux qui s'interrogent sur l'avenir d'une telle « démocrature », Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev répondent que la Russie, sous couvert de normes démocratiques, n'est pas tenue de cautionner servilement des intérêts particuliers potentiellement dangereux pour le pays, qu'il s'agisse des oligarques, des séparatistes ou des investisseurs étrangers.

La souveraineté russe s'est ainsi rappelée à la mémoire des Occidentaux, qui n'ont jamais vraiment compris qui était Vladimir Poutine ni ce que pouvait représenter la fonction présidentielle dans un système politique où les parlementaires et les partis n'ont pas la même signification que dans l'ensemble des démocraties libérales. Il est vrai que l'image du nouveau régime, qualifié de césaro-présidentialiste par Jean-Robert Raviot[1], a pâti de cette incompréhension, dans la mesure où l'on ne pouvait tout simplement pas croire, de ce côté-ci du continent, que le Président de la Fédération hier Poutine, aujourd'hui Medvedev fût réellement apprécié des Russes. L'affirmation d'une « spécificité russe » peut donc se comprendre comme un critique de l'ethnocentrisme occidental aveuglant les médias étrangers sur les contraintes et réalités de la politique russe.

Du réflexe d'amour-propre à l'arrogance

Toutefois, cette réaction instinctive et relativement compréhensible a rapidement servi de justification à une arrogance n'ayant rien à envier au messianisme wilsonien. S'il n'est pas aisé d'indiquer avec précision où s'arrête la dignité et où commence la fanfaronnade, on ne peut douter que l'argument de la « spécificité russe » soit devenu un moyen de désarmer la critique. Dans un article de février 2010 sur le partenariat russo-européen, Françoise Thom remarquait fort justement « la capacité de la Russie à dicter les cadres conceptuels dans lesquels elle veut être pensée »[2]. La Russie semble en effet avoir saisi tout le potentiel de la rhétorique nationaliste anti-occidentaliste dont les colonies ont fait un si grand emploi contre les métropoles durant la décolonisation. Elle entend être cette nation vaste, compliquée, en laquelle on ne peut que croire.

La mystique grand-russienne est exploitée à fond par les prophètes de la Grande Europe. « La Russie, c'est la véritable Europe », affirme sans ambages Dmitri Rogozine[3], ambassadeur russe auprès de l'OTAN. Et si les Occidentaux n'en croient rien, c'est parce qu'ils « ne savent rien de la Russie et des Russes ». La raison européenne s'enfonce et se perd dans la steppe infinie de la Grande Russie, et ne peut se fier qu'aux Russes pour définir non seulement la Russie, mais l'Europe. Ce n'est donc pas la Russie qui soumettra un jour sa candidature à la moribonde Union Européenne, mais l'Union Européenne qui tôt ou tard tapera à la porte de l'Europe véritable dont la Russie se croit l'incarnation.

Evidemment les chantres du paneuropéisme ne se contentent pas de redéfinir l'Europe. Car les russophiles français, qui ont parfaitement assimilé cette partie du message bricolé par les dirigeants russes, se chargent de faire apprécier aux Occidentaux la richesse d'un pays qui n'est ni simplement européen (comme l'est la France par exemple), ni non plus asiatique, mais « fondamentalement eurasiatique », d'où l'attachement des Russes à un modèle civilisationnel original et rebelle à toute classification.

Le plaidoyer russe prend ainsi deux directions opposées. D'un côté, on remet en question le monopole de Bruxelles sur l'identité européenne en affirmant que sans les Russes, l'Europe n'est pas vraiment l'Europe; de l'autre, on répète que la Russie, de par son histoire et sa géographie, n'est pas la partie d'un tout, mais qu'elle est elle-même un tout dont d'autres pays font partie.

La dépendance européenne à la Russie

Si l'argument de la parenté civilisationnelle est invoqué pour justifier la formation d'une Grande Europe, c'est le plus souvent l'impuissance européenne qui est mise en avant pour démontrer la pertinence du projet. La démarche est très ambiguë et suscite chez les Européens une méfiance légitime, car le rapprochement euro-russe est implicitement présenté comme une capitulation inévitable de l'impuissante Europe contre la puissance russe.

Côté russe, on se garde d'affirmer catégoriquement que l'Europe dépend de la Russie, que ce soit pour ses approvisionnements énergétiques ou dans sa politique étrangère. « Sans la Russie, souligne Rogozine, l'Europe n'accomplira rien de significatif dans la résolution des problèmes internationaux », mais dans  le même temps il est généralement admis que « la Russie ne peut vivre sans l'Europe », bien que l'on s'attarde sur la dépendance européenne à la Russie davantage que sur la dépendance russe à l'Europe.

Les Français tiennent un propos beaucoup moins nuancé. Alexandre Latsa[4] compare une Russie qui se sauve elle-même à une Europe de l'Ouest suicidaire. Le politologue et géopoliticien Aymeric Chauprade[5] écrit quant à lui : « Les Européens raisonnables et qui ne sont pas trop aveuglés par la désinformation des médias américains (sic), savent qu'ils ont plus besoin de la Russie qu'elle n'a besoin d'eux ». Si pour Rogozine l'Europe a deux capitales Bruxelles et Moscou , pour monsieur Latsa il ne fait déjà plus aucun doute qu'« après Athènes, Byzance, Aix la Chapelle et Constantinople, Moscou est la nouvelle capitale de l'Europe ».

Le décret s'accompagne d'une brochure : dans une interview accordée à l'agence russe Novopress, Alexandre Latsa explique qu'« il n'existe pas en Russie de mauvais quartiers ou de concentrations de populations étrangères qui rendraient la vie impossible aux Russes, comme c'est le cas dans les villes européennes ». Nul doute que si les Européens craignaient moins de « basculer » dans la xénophobie, ils s'inclineraient déjà devant cet avenir radieux. Après tout, « le coeur de tout ce que les Européens peuvent souhaiter conserver ou entreprendre se situe ici »

La Russie, centre du monde

La Russie, nous l'avons dit, ne se contente pas de voir reconnue son européanité. L'Europe, de toute façon, n'est pas à sa taille : la Russie réclame un siège supplémentaire. Là encore, nul ne conteste à cet Etat multinational le droit de se dire à cheval sur plusieurs ères civilisationnelles. L'ennui, c'est que la classe dirigeante russe veut rentabiliser au maximum le prestige associé à la Russie. Prenant prétexte de la déformation de l'histoire par les « impérialistes » américains, les Russes rappellent régulièrement le rôle essentiel joué par l'Armée rouge durant la Seconde guerre mondiale.

Il y a dans cette insistance sur la participation soviétique quelque chose d'incompréhensible : quoique prétende le président russe Dmitri Medvedev[6], personne n'a jamais nié que sans l'URSS, l'Europe eût été toute autre. C'est bien d'asphyxie qu'est mort le IIIème Reich. Mais les Européens,  à l'ouest comme à l'est de ce qui fut le rideau de fer, ne peuvent oublier que leur histoire en effet eût été toute autre sans la signature du pacte Ribbentrop-Molotov et sans la satellisation des pays d'Europe centrale et orientale. La guerre froide n'efface pas des manuels d'histoire la contribution du peuple russe à l'effort de guerre (plus de 20 millions de morts), elle la relativise. Et s'il est vrai, comme le rappelle Alexandre Latsa, que Roosevelt n'a pas su défendre l'Europe contre le prédateur soviétique, c'est parce qu'en ne rêvant que d'ordre onusien et de stabilité, il faisait l'erreur qui est aujourd'hui celle d'une certaine Europe subjuguée par les promesses de la Russie, qui réclame d'elle qu'elle n'entende pas l'inquiétude de l'Europe orientale.

Pour justifier la coopération euro-russe, on s'appuie également sur la géographie. Il est dans l'intérêt de la Grande Europe que la petite la notre comprenne qu'elle n'est qu'une partie d'un ensemble beaucoup plus vaste. D'aucuns prétendent carrément que l'Europe n'occupe que la partie ouest du continent eurasien, et la Russie tout le reste. C'est en vérité une bien curieuse cartographie qui nous est proposée : puisqu'à l'évidence la Chine, pays on ne peut plus asiatique, ne fait pas partie de ce grand continent, pourquoi l'Europe de l'ouest le devrait-elle ? Les eurasistes français passent sur cette incohérence comme sur beaucoup d'autres, que nous examinerons plus loin.

Mais ils ont d'autres munitions, faisant remarquer par ailleurs que la Russie est à la croisée des mondes « au carrefour de tous les mondes », jure Latsa depuis Moscou. La Russie peut ainsi tirer parti de sa géographie physique et humaine et se poser en médiateur des civilisations dont Samuel Huntington redoute le choc. Si le gaz et le pétrole russe font tourner l'économie, la composition ethnico-religieuse de la Fédération russe est appelée à garantir la paix et l'amitié entre les peuples. Le « vrai européen » Dmitri Rogozine explique ainsi que « l'expérience du multiconfessionnalisme en Russie, où des siècles durant ont pacifiquement cohabité les représentants de différentes cultures et religieux sous l'indubitable domination de la culture russe et européenne, peut être bénéfique pour l'Europe ». Curriculum alléchant qu'illustrerait la participation russe à l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI), au Conseil Otan-Russie (COR) et à l'Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), rappelle Latsa, soucieux de montrer par là que le Russe est partout, comme s'il suffisait de parler en langues à la manière des apôtres pour obtenir la paix dans le monde. Européens, vous l'ignoriez sans doute, mais la Russie est le centre du monde!

 

La vulnérabilité française

Venant de la Russie, la proposition paneuropéiste peut se comprendre comme un dessein politique ce qu'il y a de plus ordinaire. Dans l'optique du Kremlin, les échanges économiques et commerciaux ne suffisent pas, ils doivent s'accompagner d'une réelle coopération politique entre la Russie et l'Union Européenne. Il est dès lors souhaitable que l'Europe ne voie pas la Russie comme un simple fournisseur de gaz, mais retrouve ou croie retrouver en elle un membre de la famille européenne.

Comment, en Europe, en vient-on a écrire : « Une nouvelle pénétration idéologique et politique de la France et de l’Europe de l’Ouest par la Russie est à espérer, et à soutenir sans aucun état d’âme[7] » ? Pour comprendre l'engouement qu'une telle idée suscite chez certains Européens, il faut se pencher sur leurs attentes et examiner l'écart possible entre leur intérêt réel et celui qu'ils perçoivent. Le phénomène est marginal, mais très révélateur. La russophilie à la française mériterait notamment d'être étudié en profondeur. De par son histoire, de par sa place dans l'Union Européenne, de par son rapport ambigu aux États-Unis, la France ne peut être indifférente à la perspective d'une Grande Europe. Ainsi la question se pose de savoir ce qui dans un tel projet peut séduire les Français et ce qu'une telle attirance révèle sur notre vision des relations internationales, de l'économie, de l'État et de la société.

Le 19 avril 2010, à l'occasion du festival de Cannes, le célèbre réalisateur russe Nikita Mikhalkov[8], venu défendre son dernier film, déclarait à un journaliste du Télérama : « Vous autres, les Européens, vous êtes des peuples de vieux, assis sur vos gros culs, dans des fauteuils tout mous et vous donnez des leçons aux autres... ». La sévérité du propos peut surprendre, mais il ne faut pas oublier la propension des Occidentaux à « comprendre » les critiques qui leurs sont adressées, même et surtout quand ces critiques ne sont que des insultes. Il y a longtemps que l'Européen n'est plus ce « peuple d'élite sûr de lui et dominateur » qu'aujourd'hui l'on cherche en Israël. Un mois avant l'interview de Mikhalkov, Laurent James[9] avait confié à Voxnr « Le site des résistants au nouvel ordre mondial » que l'Europe étant « entièrement foutue jusqu'à la moelle des os », la formation d'une Grande Europe « n'aurait comme conséquence que de salir la Russie », laquelle a raison de conserver sa « brutale fierté », avant de conclure que c'est aux Européens de « se mettre à genoux devant (les Russes) pour leur implorer pardon ». Il ne faut donc pas s'étonner qu'un patriote russe ose dire aux Européens en général et aux Français en particulier qu'ils sont sortis de l'histoire. Car à cette offre correspond une demande.

La nostalgie de la puissance

Ce que rencontre le mépris russe en Europe occidentale, c'est d'abord une demande de puissance. Si la France et l'Allemagne sont les interlocuteurs privilégiés de la Russie, ce n'est pas seulement parce que le couple franco-allemand a longtemps été le moteur de la construction européenne , c'est aussi parce que ces deux pays sont sortis de l'histoire, l'un dès l'armistice de 1940 puis en perdant son empire, l'autre au lendemain de la Seconde guerre mondiale, qui a fait un tabou de la puissance allemande. La France a cessé d'être cette grande puissance capable d'influer profondément sur le cours des événements et ne peut à présent exister qu'à travers une structure plus vaste, européenne. Mais la dimension supranationale de l'Union Européenne que symbolise l'impopulaire Commission de Bruxelles rappelle à la France qu'elle ne pourra se faire entendre qu'à condition de sacrifier une partie de sa souveraineté. Ainsi les Français n'ont que trop conscience d'être sortis de l'histoire, et ne peuvent sincèrement s'indigner quand Nikita Mikhalkov s'interroge : « Qu'est-ce qu'il vous reste, en France ? Votre gastronomie, géniale. Votre culture, magnifique : Orsay, le Louvre... L'Europe est un musée. Qu'elle le reste. »

Cette nostalgie de la puissance explique en partie la fascination de certains Français pour la Russie, qui sait toucher la corde sensible. Mais ici le renard tient au corbeau un langage inattendu, puisqu'au lieu de le flatter, il le dénigre. Il est dans l'intérêt de la Russie que l'Union Européenne se sache impuissante et condamnée à disparaître du jour au lendemain faute d'avoir pu surmonter ses divergences de vues. Les Européens occidentaux à qui s'adresse une telle propagande seraient ainsi d'autant plus réceptifs au charme de leur "allié naturel" grâce à qui l'Europe « devient un acteur de premier plan » (Latsa). Ce que l'on nous promet, c'est ni plus ni moins que la formation d'un « colosse économique et militaire »[10], un « gigantesque empire de Rekjavik à Vladivostok ». On voit les ficelles, mais ça marche.

Le projet paraît d'autant plus cohérent qu'il coïncide avec deux tentations françaises : l'alliance de revers (avec la Russie contre les empires centraux) et l'alliance continentale (avec la Russie contre les États-Unis). Depuis l'élargissement de l'Union Européenne aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO), ces deux orientations géopolitiques n'en font qu'une, puisque les ex-démocraties populaires revendiquent leur atlantisme. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le géopolitologue Alexandre del Valle écrivait en mars 2010 : « certains pays de l'ex-pacte de Varsovie adhérant à l'UE depuis 2004 devraient comprendre que l'Europe n'est pas une succursale de l'Otan ou des États-Unis pour endiguer une Russie détestée »[11]. Pour ceux qui se réclament de de Gaulle (Chirac, Dupont-Aignan, Villepin), il s'agit de se faire entendre par le biais d'un axe Paris-Berlin-Moscou censé être la solution d'un problème européen mais aussi d'un problème français : le traité de Verdun qui en 842 avait divisé Francs de l'Ouest et Francs de l'Est.

L'anti-américanisme

La caution gaullienne a été très utile également en février 2003, quand au Conseil de Sécurité Dominique de Villepin, alors Ministre des Affaires étrangères, s'était opposé à la décision américaine d'envoyer des troupes en Irak. Ce qu'on aurait pu légitimement interpréter comme de la lâcheté on sait l'amitié de Jacques Chirac pour Saddam Hussein et le monde arabo-musulman en général fut vite présenté comme l'expression du gaullisme le plus pur. Cet épisode de la « résistance française à l'impérialisme américain » rappela à Moscou, qui ne l'avait jamais oublié, le parti qu'il pouvait tirer d'un anti-atlantisme profondément enraciné dans la société française.

Pour contribuer au rapprochement euro-russe, autrement dit pour amener l'Europe occidentale à faire passer l'Europe des 27 après celle de Rogozine, il suffit aux russophiles d'exciter les Français contre le « grand racket états-unien »[12]. La France en effet ne demande qu'à voir dans l'Amérique – et le Président Obama ne peut à lui seul inverser cette tendance[13] – cette « puissance belliqueuse » que lui désigne Thierry Meyssan (le russe Mikhalkov, qui a sûrement beaucoup lu sur le sujet, y voyant quant à lui un « grand, magnifique, terrifiant projet commercial »). C'est à Washington que l'on reproche tous les désordres mondiaux, qu'ils soient militaires, politiques ou économiques. C'est à Washington également que l'on impute la faiblesse de l'Union Européenne, traitée comme une « colonie américaine » soit « l'inverse de l'Europe puissante et indépendante que nous voulons » (Latsa). L'ancienne puissance coloniale pourrait, aux côtés de Moscou, tenir le discours anticolonialiste dont elle ferait les frais aux côtés de Washington.

Au plan politique, l'hostilité à ce qu’Hubert Védrine appelait l'hyperpuissance américaine se traduit par la critique de l'unilatéralisme (la propension de Washington à résoudre les conflits sans demander l'avis de quiconque). En France, cette critique naît avec la Vème République, sous de Gaulle, donc durant la Guerre Froide. En Russie, elle n'apparaît qu'après la disparition de l'URSS, plus précisément avec l'élection de Vladimir Poutine, qui rejette le « nouvel ordre mondial ». Il y a là un grand malentendu. Moscou en effet veut recréer avec Washington cette relation privilégiée du temps de la guerre froide et que la politique de "détente" (conduite par Nixon et Brejnev dans les années 1970) semblait avoir rationalisée. Or c'est précisément pour empêcher ce quasi-condominium et rompre la logique des blocs dont la crise des missiles reste la meilleure illustration que les gaullistes recherchaient le dialogue avec la Russie. En d'autres termes, si la France et la Russie s'opposent tous deux à l'unilatéralisme, c'est parce que l'une préfère le format multilatéral-multipolaire, et l'autre le format bilatéral-bipolaire. Dans ce cas, pourquoi Alexandre Latsa, apparemment si fin connaisseur du Kremlin, prétend-il que « les Russes imaginent un monde de 2020 très multipolaire » ? Et pourquoi cet autre expert qu'est Aymeric Chauprade n'imagine-t-il, comme conséquence des choix russes, qu'un monde unipolaire ou multipolaire ? Le retour en force d'une logique bipolaire est-il à ce point improbable ?

À ces considérations purement stratégiques s'ajoute la crainte de renvoyer au monde une mauvaise image de la France. Il faut tenir tête à « l'axe démoniaque Washington-Bruxelles-Tel Aviv » (l'expression est de Kris Roman, président de l'association Euro-Rus) non seulement pour rester une Grande Nation, mais aussi pour ne pas prendre part aux agressions américaines. Car en « collaborant » avec l'OTAN et nul n'ignore le sens que prend en France un tel mot , « l'Europe se met en position conflictuelle avec des acteurs essentiels à la stabilité et la paix » en l'occurrence avec la Russie, devenue « l'hyper-centre de résistance à l'américanisation forcée et à l'extension agressive et criminelle de l'OTAN ». Ces incitations à se désolidariser des barbares exploitent un penchant plus présent sans doute chez les Français que chez personne d'autre.

L'antilibéralisme

L'attrait du projet de Grande Europe s'explique en outre par la conscience qu'ont de nombreux Français de n'être plus un modèle pour personne, non seulement en tant que Français, mais en tant qu'Occidentaux. Le phénomène n'est pas nouveau : dès avant la seconde guerre mondiale, et bien avant Bernard-Henri Levy, Raymond Aron regrettait la préférence de certains de ses compatriotes pour les régimes autoritaires, et consacra par la suite l'essentiel de sa réflexion à défendre les démocraties libérales à la fois contre les cyniques et les idéalistes qui n'en appréciaient plus ni les bienfaits ni la subtilité. La critique aronienne est encore valable aujourd'hui, puisque c'est une fois de plus à la démocratie libérale que s'en prennent les chantres du Kremlin.

La critique de l'ultralibéralisme est aujourd'hui un lieu commun que les russophiles exploitent sans retenue. Tant les gaullistes que l'extrême-droite n'ont de cesse que de dénoncer la mondialisation et le « turbo-libéralisme capitaliste » (Kris Roman) menaçant la souveraineté et l'identité des Nations. A la main invisible du marché, qui paraît-il est américaine, on oppose un  modèle de gouvernance « musclé », capable de défendre ce qu'il y a de plus cher aux yeux des Européens de l'ouest par ailleurs si attachés à leur État-providence, et par là-même suffisamment sensibles aux arguments étatistes. C'est au nom de la diversité culturelle qu'Aymeric Chauprade[14] explique que l'État n'a pas partout la même fonction et joue dans certains pays un rôle prépondérant, comme en Russie ou en Chine, où la propriété privée peut à l'occasion s'effacer derrière le « bien commun ». Ce qu'on a longtemps appelé le despotisme oriental séduit ces Européens russophiles non pas malgré ses méthodes viriles, mais précisément en raison du pouvoir extraordinaire qu'il confère à l'État, présenté comme une solution au désordre du marché. Les propos « musclés » de l'ancien Président russe Vladimir Poutine sur les tchétchènes, sa réponse « musclée » à un journaliste occidental qui l'interrogeait sur la guerre en Tchétchènie, sa détermination « musclée » face aux dirigeants de l'usine de Pikalevo, son discours « musclé » à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007[15], sont autant de qualités que les russophiles apprécient et opposent à l'anarchie des sociétés occidentales.

Les Français sont en revanche trop imbibés de morale progressiste pour se convaincre que le cosmopolitisme ou « diversité » est un « défi », au même titre que la menace terroriste ou la mondialisation. Si l'éloge de l'État fort repose sur une critique du libéralisme au sens classique, la critique de l'immigration massive vise la variante progressiste du libéralisme, que les anglo-saxons appellent liberalism[16]. En vérité, si la majorité des Français aujourd'hui préfèrent voir dans la Russie une ennemie plutôt qu'une amie, c'est parce qu'ils sont non pas libéraux, mais liberals, c'est-à-dire acquis à l'idéologie des droits de l'homme et des « droits économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps » inscrits dans le préambule de notre constitution.

 

Le flou théorique de la Grande Europe

Il ne faut pas s'étonner qu'en France l'argumentation de la classe politico-médiatique soit si pauvre à l'endroit de la Russie. L'importance accordée aux droits de l'homme peut être regardée comme un moyen d'échapper à la contradiction entre la vulgate antilibérale et l'hostilité à la politique du Kremlin. Car le jacobin n'assume pas sa passion pour l'État et ne reconnaît pas sa philosophie généreuse dans l'évolution politique et sociale de la Russie. Si donc la Grande Europe ne fait pas plus d'adeptes, ce n'est pas parce que le libéralisme est chez nous l'idéologie dominante, ni parce que les impérialistes américains ont partout des agents, mais plus simplement parce qu'en Europe occidentale l'idéologie des droits de l'homme interdit de tolérer les effets secondaires d'une politique interventionniste par ailleurs tenue pour la seule alternative réelle à l'ultralibéralisme.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l'Europe dont rêvent les russophiles. Pour convaincre les Européens que leur avenir est à l'est, il ne suffit pas de leur promettre la puissance, il faut encore les conforter dans l'idée que la Russie est bien un allié naturel. Or rien n'est moins sûr. Les promoteurs de la Grande Europe souvent ne retiennent qu'une partie de la réalité et négligent l'autre quand elle contrarie leur optimisme. A l'amputation des faits s'ajoute l'incohérence de l'analyse : réalisme et idéalisme se cèdent mutuellement la place selon les besoins de l'argumentation. Enfin, le programme manque de clarté. Les prophètes de la Grande Europe n'en donnent pas tous la même définition, et il arrive qu'ils se contredisent eux-mêmes.

La Russie vraiment européenne ?

Les partisans de la coopération euro-russe partent du présupposé que la Russie est européenne. Selon Alexandre Latsa, la Russie serait la partie orthodoxe et orientale de l'Europe, laquelle n'appartiendrait qu'en partie à l'Occident. Alexandre del Valle préfère parler d'espace panoccidental regroupant les pays de culture judéo-chrétienne, démocratique et européenne. Il n'est pas jusqu'au géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier[17] qui n'accrédite la thèse d'une Russie européenne, du moins jusqu'à l'Oural.

Sur quels critères se fonder pour affirmer l'européanité de la Russie ? Sur la géographie ? Mais on sait qu'en faisant de l'Oural la frontière de l'Europe, le géographe Tatichtchev ne faisait qu'étayer les vues géopolitiques de Pierre le Grand, puisque la chaîne de l'Oural, dont les plus hautes montagnes culminent à 1894 mètres, ne peut être considérée comme une frontière naturelle. Sur le grand schisme de 1054 ? Certains n'hésitent pas à surmonter la distinction entre civilisations catholique (aujourd'hui catholico-protestante) et orthodoxe en insistant sur un commun patrimoine judéo-chrétien. D'aucuns conditionnent l'européanité de la Russie au respect des droits de l'homme. Mais c'est oublier que l'Europe n'a pas de monopole des bons sentiments.

Reste l'opinion. Et sur ce point les chiffres sont sans appel. On a pris l'habitude d'affirmer que la Russie s'est européanisée au XVIIIème siècle sous le règne de Pierre le Grand. C'est oublier que cette modernisation par l'ouest ne concernait qu'une petite élite. Selon un sondage[18] de l'institut Levada, 71% des Russes disent ne pas se sentir européens. Le sociologue Sergeï Belanovski a critiqué[19] le manque de rigueur de cette étude, expliquant que les valeurs dites européennes ne sont pas si impopulaires qu'elle le laisse entendre, et que l'Europe ne constitue pas une menace aux yeux des Russes. Mais nulle part Belanovski ne prétend que la Russie est européenne, bien au contraire : aux yeux du sociologue ces 71% de « non-européens » ne font que refléter la non-appartenance de la Russie à l'espace géographique européen. Quoique l'on pense des 29% restants, l'existence de tels sondages reflète une ambiguïté impensable en Europe. Si la Russie était européenne, elle serait la première à le savoir et la dernière à en douter.

Naïveté ou cynisme ?

Le discours paneuropéiste russophile prend des airs de propagande quand il reprend le discours officiel du Kremlin. La Russie est certes victime de nombreux clichés et on a parfois l'impression que la critiquer est pour les occidentaux une manière de prouver que la puissance ne les intimide pas. Les russophiles en ont conscience qui font souvent précéder leurs slogans d'une critique de la bienpensance occidentale coupable de déformer la réalité. Sous prétexte de tordre le cou aux idées reçues, ils justifient systématiquement les choix de Poutine et Medevedev, comme si la politique russe était immunisée contre ces travers que l'on reproche aux puissances occidentales.

Alexandre Latsa aime à rappeler que Moscou appelle de ses vœux un monde multipolaire où l'unilatéralisme américain n'aurait plus cours. Mais qui peut croire sincèrement que la Russie, soucieuse de redevenir une superpuissance, se contentera d'être un acteur parmi d'autres dans les relations internationales ? Il est plus probable et Poutine n'en fait pas mystère que derrière l'éloge du multilatéralisme se cache la nostalgie d'une bipolarité rassurante[20]. C'est donc à l'Est, et non à l'Ouest comme le prétend Alexandre del Valle, qu'il faut chercher la nostalgie de la guerre froide, qui permettait à la Russie de monnayer sa coopération contre des sphères d'influence.

Il est pareillement curieux que les chantres de la Grande Europe voient dans la théorie du choc des civilisations l'expression d'une agressivité occidentale pathologique à l'endroit des Russes, quand on sait l'intérêt que ces derniers portent aux théories d'Huntington. Si les russophiles européens ont un problème avec l'approche culturaliste d'Huntington, les Russes quant à eux n'en ont aucun, au contraire : ils s'admettent volontiers comme slaves-orthodoxes et ne sont pas les derniers à reconnaître l'existence d'obstacles culturels au processus d'uniformisation induit par la mondialisation. Comment ne pas en déduire que pour les groupies du Kremlin l'identité n'est pas un fait, mais un privilège ? Ainsi les Russes auraient le droit de croire à l'existence des civilisations, mais pas les Occidentaux, que l'on suspecte de ne chercher chez Huntington qu'une justification savante de leur agressivité.

Les promoteurs de la Grande Europe idéaliseraient-ils la Russie ? Oui, à en juger par le thème récurrent du taliban formé par l'empire Américain comme si le KGB n'avait jamais soutenu les terroristes en Europe et au moyen-orient. On comprend vite, en les écoutant, que les russophiles parlent deux langages, imitant en cela les hommes du Kremlin. C'est au nom du droit d'ingérence et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes autrement dit au nom de la Charte des Nations Unies que Moscou défend Ossètes et Abkhazes contre la Géorgie, justifiant par ailleurs les séparatismes ossètes et abkhazes par l'indépendance du Kosovo, autrement dit par la règle fort peu onusienne du donnant-donnant.  Mais si l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie est pour la Russie et ses chantres une question de principe, pourquoi la mettre en équation avec celle du Kosovo et procéder ainsi à un vulgaire marchandage?

Un avenir pas forcément radieux

Sur la brochure, la Russie est un pays qui monte, tant au plan démographique qu'économique. Ce slogan mérite d'être nuancé. Il est vrai qu'à 1,2, la natalité russe rivalise avec celle des pays développés (France, Allemagne, Italie, etc.), mais le taux de mortalité reste constant, et la baisse démographique depuis 1994 a ramené la population de la fédération à 141,9 millions son niveau de 1984. L'histoire et les hommes étant ce qu'ils sont, on ne peut affirmer avec certitude, comme l'ont fait des démographes américains, qu'en 2050 la population russe tombera à 110 millions, mais il serait encore plus hasardeux d'annoncer une reprise ou même une stabilisation en se basant simplement sur les statistiques des trois dernières années. Alexandre Latsa[21] souligne que la démographie russe ne se porte pas plus mal que celle de la Chine ou des pays du G7. C'est reconnaître involontairement que la situation de la Russie est aussi critique que celle de la France ou de l'Allemagne.

La situation démographique russe est d'autant plus préoccupante qu'en Russie comme en Europe occidentale la hausse de la natalité est souvent le fait de populations n'appartenant pas au groupe national dominant. Et en Russie comme en Europe occidentale, c'est là un problème qu'on aborde avec les plus grandes précautions. La réaction ne se fit pas attendre en 2007 quand Boris Nemtsov[22] s'inquiéta du « danger mortel » que représentait la forte natalité des régions musulmanes, comme la Tchétchénie ou le Daguestan, pour l'équilibre entre les différentes nations d'une Fédération qui, rappelons-le, se veut multinationale, multi-ethnique et multiconfessionnelle. Pour rassurer les citoyens musulmans, Nemtsov dût rappeler les origines tatares de sa femme et déclara : « je ne peux être islamophobe puisque j'aime mes enfants ». On sait le danger qu'il y a en France à rappeler la part des familles musulmanes dans le total des naissances. La question est peut-être encore plus polémique en Russie, où les musulmans (8 à 15% de la population) ne sont pas des immigrés et où l'on se targue d'être au croisement de plusieurs civilisations.

L'économie de la Russie ne se porte guère mieux que sa démographie. La crise financière mondiale a rappelé en effet que la croissance russe était largement tributaire du cours des matières premières (gaz et pétrole notamment). La corruption est un autre obstacle à la croissance : à l'été 2009 un expert russe estimait qu'avant la crise, la corruption avait coûté 3 points de croissance à l'économie russe. De quoi tempérer l'enthousiasme des russophiles.

Que faire ?

 Mais la difficulté majeure à laquelle on se trouve confronté quand on examine le projet de Grande Europe, c'est l'imprécision des termes. Les chantres de l'axe Paris-Berlin-Moscou sont tous partisans d'un rapprochement euro-russe qui ne se limiterait pas à la signature de simples accords politiques, diplomatiques ou commerciaux. A l'Europe légale que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'Union Européenne, Alexandre Latsa oppose une Europe « charnelle et réelle ». L'association Euro-Rus chante l'unité. Alexandre del Valle quant à lui préfère parler de panoccident, se démarquant en cela d'Alexandre Latsa, pour qui l'Occident n'a pas d'avenir, et de Kris Roman, qui ne se « sent » pas occidental. Mais on n'explique pas, ne serait-ce que dans les grandes lignes, comment parvenir à cette « réunification » du continent. L'on se contente d'expressions très vagues relatives à la géographie (« espace ») ou au type de rapport privilégié entre les États (« alliance »).

La vision la plus précise est celle d'Henri de Grossouvre[23] qui appelle de ses voeux une Europe-puissance construite autour d'une confédération franco-allemande, ayant donc son point de gravité en Europe de l'Ouest, mais dans une Europe de l'Ouest très compréhensive vis-à-vis de Moscou et capable de contenir les humeurs des anciennes démocraties populaires. Mais ce projet doit sa précision au fait qu'il n'implique rien de plus qu'une coopération plus poussée entre l'Union Européenne et la Russie, fût-ce au détriment des États baltes et polonais.

Faut-il voir dans ce flou théorique une incapacité intellectuelle à concevoir une Grande Europe où des puissances moyennes voire mineures cohabiteraient avec la deuxième puissance militaire mondiale ? Les passionnés de géopolitique toujours prompts à railler l'idéalisme hypocrite de l'Occident pour mieux louer le franc pragmatisme du Kremlin hésiteraient-ils à regarder en face cette chimère paneuropéeiste enfermant dans une même pièce des nations aux cultures politiques si éloignées ?

*
*  *

 

   L'idée d'une Grande Europe de Brest à Vladivostok est typiquement européenne : à Moscou personne ne l'envisage sérieusement. Tout au plus répète-t-on que l'Europe et la Russie ont de nombreux intérêts communs, mais ce n'est là qu'une manière pour les Russes d'empêcher que les Européens de l'Ouest, encouragés par ceux de l'Est, ne pratiquent un atlantisme trop marqué.

 

Du reste, rien ne s'oppose à ce que les États de l'Union Européenne coopèrent avec Moscou sur des dossiers tels que l'énergie, la sécurité internationale ou encore le trafic de drogue. Ils devront seulement se guérir de l'illusion que la réponse aux grands problèmes de notre temps passe par les grands ensembles. Car si l'Europe est impuissante aujourd'hui, ce n'est pas pour des raisons géopolitiques, comme le voudraient les partisans de l'union continentale, mais parce qu'elle a fait le choix de la faiblesse[24], laissant aux Américains le soin de défendre le continent.

C'est pourquoi le projet de Grande Europe doit être regardé non comme un remède à l'impuissance européenne, mais comme l'alternative à la solidarité occidentale; non comme la correction d'un travers, mais comme le dispositif permettant l'exploitation de ce travers par une Russie soucieuse avant tout de son propre intérêt, comme n'importe quelle puissance. Tout en se disant pragmatiques et réalistes, les amoureux du Kremlin passent cette réalité sous silence. Il faut souhaiter que les Européens de l'Ouest aient, quant à eux, encore assez de bon sens pour ne pas l'oublier.

Nils Sinkiewicz.



[1]. Jean-Robert Raviot, « Démocratie à la russe », Ellipses, 2008.

[2]. Françoise Thom, « Russie-Europe : les risques du redémarrage », diploweb.com, 2 février 2010.

[3]. Dmitri Rogozine, « Rossia krupneïchaya tchast' Evropy i poslednyaya ee nadejda », inosmi.ru, 3 juin 2010.

[4]. Entretien avec Alexandre Latsa, fr.novopress.info, 26 mars 2010.

[5]. Aymeric Chauprade, « La Russie, obstacle majeur sur la route de l'Amérique-monde », realpolitik.tv, 1er février 2009.

[6]. Entretien avec Dmitri Medvedev, izvestia.ru, 7 mai 2010

[7]. André Waroch, « La Russie, nouvel espoir des Européens », europemaxima.com, 8 novembre 2009.

[8]. Entretien avec Nikita Mikhalkov, telerama.fr, 19 avril 2010.

[9]. Entretien avec Laurent James, Voxnr.com, 10 avril 2010.

[10]. Alexandre Latsa, « Moscou, capitale de l'Europe », alexandrelatsa.blogspot.com, 29 novembre 2008.

[11]. Alexandre del Valle, « La nouvelle alliance franco-russe, condition de l'équilibre européen et panoccidental », France Soir, 5 mars 2010.

[12]. Thierry Meyssan, « La Russie appelle les Européens à quitter l'OTAN », voltairenet.org, 9 mars 2007.

[13]. Le 18 décembre 2008 une enquête du Pew Global Attitudes Project a révélé que l' « Amérique de Bush » ne rassemblait en France que 42% d'opinion favorables (contre 53 en Grande-Bretagne, 33 en Espagne, et 31 en Allemagne). Mais après la Pologne, c'est en France que l' « Amérique d'Obama » suscite le plus de sympathie, avec 73% d'opinions favorables en 2010. Toutefois cette hausse de popularité ne remet pas en cause les sentiments antiaméricains des Français, Obama étant perçu avant tout comme le fossoyeur de l'Empire américain, autrement dit le Gorbatchev des États-Unis. Source : pewglobal.org

[14]. Aymeric Chauprade, « La Russie, obstacle majeur sur la route de l'Amérique-monde », realpolitik.tv, 1er février 2009

[15]. Lire à ce sujet l'article de Thierry Meyssan, « La Russie appelle les européens à quitter l'OTAN », voltairenet.org, 9 mars 2007.

[16]. Sur la mutation du libéralisme, lire James Burnham, "The Suicide of the West", 1964.

[17]. Jean-Sylvestre Mongrenier, « De l'Antlantique à l'Oural : les relations Paris-Moscou », fenetreeurope.com, 15 juillet 2007.

[18]. Source : http://www.levada.ru/press/2007021501.html

[19]. Sergeï Belanovski, « Rossiïane otvergaïout evropeïskie tsennosti ? », kreml.org, 26 juin 2007

[20]. Arnaud Kalika, « L'Empire aliéné », CNRS éditions, 2008, pp. 175-176

[21]. Alexandre Latsa, « Les 25 mythes russophobes », alexandrelatsa.blogspot.com, 25 décembre 2009

[22]. Boris Nemtsov, « B. Nemtsov stchitaet povycheniïe rojdaemosti v mousoul'manskikh reguionakh opasnym dla Rossii », sova.ru, 17 octobre 2007

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5 octobre 2010 2 05 /10 /octobre /2010 10:29

Plaisirs

Peut-on encore dire du bien du Magazine littéraire et la publication que dirige d'une main fine José Macé Scaron n'est-elle pas déjà au-dessus de tous les éloges ? Eh bien, il faudra trouver de nouveaux compliments. Bien, parfait, optime, voilà les mots qui viennent à l'esprit à la lecture du numéro d'octobre, tout entier consacré au plaisir. Un plaisir vrai, où l'on retrouve la calme figure d'Epicure, le philosophe le plus calomnié de l'Antiquité, les clins d'oeil d'Ovide, la joyeuse luxure de Casanova et de l'Arétin, le bon rire de Rabelais et le sensualisme raffiné de Roland Barthes. Mais, nous en voudra-t-on ?  Dans ce catalogue des écrivains de bonne humeur, deux noms retiennent plus particulièrement notre attention : celui de Perrault, celui de La Fontaine.  Parce qu'ils ont charmé notre jeunesse, parce qu'ils nous parlent de ce royaume enfoui en nous-même, celui des plaisirs perdus, celui de l'enfance. 

"Instruire et plaire" : tel est l'impératif du conteur et du fabuliste et c'est en même temps le beau mot d'ordre de la jeunesse. Comme le rappelle Marc Escola :

Toute narration à l'âge classique se trouve ainsi idéalement subordonnée à l'illustration d'une maxime, au nom de la souveraine alliance du plaisir et de l'instruction : partisans des Modernes et thuriféraires des Anciens semblent au moins d'accord sur ce point, et Perrault peut reprendre dans les "seuils" de ses différents contes le lexique même de La Fontaine dans les épîtres et dédicaces qui accompagnaient ses deux recueils des Fables. [...] Le conteur fait chorus en rappelant en tête du recueil de 1695 que "les contes faits à plaisir" ne sont pas "de pures bagatelles" mais "renferment une morale utile, et que le récit enjoué dont ils sont enveloppés n'a été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l'esprit et d'une manière qui instruisit et divertit tout ensemble".

Mais l'enseignement, s'il inclue bien l'initiation, trouve au siècle de Louis le Grand ses limites dans l'esprit de sérieux. Il s'agit pour La Fontaine :

"Non pas d'exciter le rire, mais de rechercher un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux " (préface des Fables, 1668) : une façon de narrer "de telle manière que vous fassiez concevoir au lecteur que vous ne croyez pas vous-même la chose que vous lui contez" (Boileau, Dissertation sur le conte Joconde de La Fontaine, 1664), en rapportant l'histoire comme reprise d'une autre, à la façon d'une longue citation et sans conter "tout de bon", avec toute la distance que comporte ce que l'on appelle aujourd'hui le second degré". Ce je ne sais quoi, aux antipodes de tout esprit de sérieux (l'érudition est le péché capital qui ferait du conteur un "pédant de collège") est le ton même des gens du monde, qui se distinguent et se reconnaissent précisément par là : dans le souci constant de donner un double plaisir en donnant à entendre deux choses à la fois qui, belles séparément, deviennent plus belles étant jointes ensemble", en conjuguant donc" feinte naïveté", goût de la "surprise", "enjouement libre et agréable, plaisanterie qui charme et émeut" en même temps (Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, 1693).

Enjouement, plaisanterie, charme... avec, pour faire bonne mesure, une once de mélancolie. Comme dans ces vers où notre fabuliste clôt si simplement son apologue du "Pouvoir des Fables" :

 

                                   Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'Âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
 

   Eugène Charles.


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4 octobre 2010 1 04 /10 /octobre /2010 12:00
Le pape et le roi                       
Anagni, 7 septembre 1303                     

de Guillaume de Thieulloy
Mis en ligne : [4-10-2010]
Domaine : Histoire
Le-pape-et-le-roi.gif

 

 
Guillaume de Thieulloy, né en 1974, est l'auteur de deux essais sur Jacques Maritain : Le Chevalier de l'absolu (Gallimard, 2005),  et Antihumanisme intégral (Pierre Téqui, 2006).


Guillaume de Thieulloy, Le pape et le roi. Anagni, 7 septembre 1303. Paris, Gallimard,  mars 2010, 268 pages.


Présentation de l'éditeur.
Ce samedi, à l'aube, la paisible ville d'Anagni, où le pape Boniface VIII séjourne dans son palais pontifical, est investie par des centaines d'hommes armés, conduits par un émissaire de Philippe le Bel. Ils ont ordre de se saisir de la personne du souverain pontife et de lui signifier sa mise en accusation pour hérésie. Violences, pillages, des morts, des blessés, et voici le vicaire du Christ, assis face à ses agresseurs, coiffé de la tiare et serrant dans ses mains un crucifix taillé dans le bois du Golgotha. Bientôt le peuple s'émeut, se révolte et fait libérer le pape captif. Que signifie la présence du confident d'un roi de France à la tête d'une meute de soudards ? Que cherche Philippe le Bel ? Pourquoi ce procès en hérésie intenté au chef de la chrétienté ? Comment le pape et le roi en sont-ils venus à cette extrémité ? Telles sont les questions que tente d'élucider cet ouvrage. Il reconstitue les termes et les enjeux d'une controverse inséparablement théologique et politique, brosse le portrait des deux figures exceptionnelles qui dominent ce théâtre éclatant, interroge les théories et les arguments mobilisés par les deux camps, avant de décrire le cheminement qui a conduit fatalement à cette guerre des principes. Le pape entendait exercer une autorité directe sur les princes temporels. Le roi affirmait détenir son pouvoir de Dieu seul. C'est cette autonomie sacrale qui donnera plus tard sa physionomie à la nation France. L'épreuve d'Anagni porte déjà en germe ce qu'on appellera plus tard le gallicanisme. C'est alors également que sont réunis pour la première fois les États généraux du royaume. La France entre dans une nouvelle ère.

Recension de Olivier Marin. - Etudes, juillet 2010.
Une fois n’est pas coutume, la prestigieuse collection « Les journées qui ont fait la France » n’a pas fait appel à un historien patenté, mais au jeune essayiste G. de Thieulloy pour présenter un nouvel épisode embléma­tique du « roman national ». Il faut dire que les précédents livres que l’auteur a consacrés à Jacques Maritain et à Charles Journet l’avaient préparé à sonder les profondeurs théologico-politiques de ce qui est resté dans toutes les mémoires comme le point d’orgue de la lutte sans merci entre le vieux pape Boniface VIII et l’ambi­tieux roi de France Philippe le Bel : l’attentat d’Anagni. L’événement comme tel est (peut-être trop) rapide­ment traité. L’essentiel de l’ouvrage consiste, en remontant aux origines du conflit et en suivant ses multiples rebondissements, à élucider les moti­vations des protagonistes et de leurs comparses ; l’écheveau complexe des jeux d’intérêts, des susceptibilités nationales et des prétentions idéolo­giques y est démêlé avec pédagogie. Ici ou là, de menues erreurs factuelles ou des raccourcis discutables pourront certes indisposer le spécialiste, qui regrettera également la faible place accordée aux chroniques du temps. Il n’empêche que l’ensemble, nourri aux meilleurs travaux récents (A. Paravicini Bagliani, J. Coste, J. Krynen), est de bonne facture et constitue un point de départ bienvenu pour quiconque s’intéresse à la genèse des Eglises nationales, et singulière­ment de l’Eglise « gallicane », sur les décombres de la théocratie médiévale.

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2 octobre 2010 6 02 /10 /octobre /2010 10:00

La Royale se renforce

 

C’est très discrètement que la Marine nationale vient de mettre en service deux pièces essentielles de notre nouvel arsenal nucléaire : le 20 septembre dernier, le quatrième et dernier sous-marin nucléaire lanceur d’engins de nouvelle génération (SLNE-NG), le Terrible, entrait en service actif, et le 27 septembre, le nouveau missile nucléaire balistique M 51 faisait son apparition. 

Le Terrible, construit à Cherbourg et basé à l’Ile Longue dans la rade de Brest, est le premier SNLE de la classe du Triomphant à recevoir le nouveau M 51. Il devient ainsi le fer de lance de la dissuasion nucléaire française. Lancé en mars 2008, il a effectué ses derniers tirs de validation en juillet dernier. Il entrera au premier trimestre 2011 dans le cycle opérationnel des patrouilles en mer, aux côtés des autres unités de la Force océanique stratégique.
Quant au missile M 51, il offre des performances très supérieures aux engins qui équipaient jusqu’à présent la FOS : de 8 à 10000 km de portée, une précision inférieure à 200 m, une vitesse pouvant atteindre Mach 15, une capacité d’emport de charges nucléaires double de la génération de missiles balistiques actuels. Son déploiement complet s’achèvera en 2016.

Le programme de 16 milliards d’euros, qui consistait à remplacer les six sous-marins nucléaires de la génération du Redoutable, par quatre submersibles de grande puissance, se poursuit. Les trois premiers de série – le Triomphant mis en service en 1997, le Téméraire et le Vigilant en 2004 – vont maintenant faire l’objet d’une modernisation complète et seront adaptés pour accueillir le missile M 51.

Voilà du moins la vision de l'état-major de la Marine sur la réalisation de ce programme.  Il reste à s'assurer que ce sera bien celle du gouvernement et du Parlement. Dans un contexte où l'on ne compte plus les mauvais coups portés au budget de la Défense, les discussions sur la loi de finances 2011 qui s'engageront dans les prochaines semaines montreront si les moyens consacrés à ce programme sont bien au rendez vous et si la volonté politique existe pour le mener à bon terme.

   

Commandant Jean d'Aulon (c.r.).


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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 21:58

Automne 2010
Europe et Russie
 

Les idées et les livres 

- Europe et Russie, par Nils Sinkiewicz.  [lire]
La Russie surprend et fascine. La fin du "socialisme réel" devait la ravaler au rang de puissance moyenne. Elle a pourtant repris sa place  dans le concert des grandes puissances mondiales. Ce retour de la Russie est-il durable? Non pour ceux qui pointent du doigt les handicaps dont souffre aujourd'hui encore un monde russe. Oui pour ceux qui, au contraire, mettent en avant la puissance du fait acquis, de l'histoire,  de la géographie  dans le jeu d'une grand Etat moderne. Les termes de ce débat doivent être complètement posés au moment où la Russie engage une campagne de séduction en direction de l'Europe. 

- De Sorel à Michéa, textes présentés par Paul Gilbert.  [lire]
La fin du "socialisme réel" est sans doute une chance pour la gauche européenne. Parce qu'elle a rendu possible une nouvelle lecture de Marx, sans fard, qui fait apparaître la richesse et les ambiguités d'une pensée totalisante. Parce qu'elle a montré le vide sidéral de la "pensée social-démocrate". Et parce qu'elle a fait réémerger une pensée socialiste sans Marx, avec Proudhon, Sorel, Orwell  et quelques autres. Jean-Claude Michéa lui redonne de nouvelles perspectives.

- Mai 1940, le procès d'une défaite, par Claude Arès.  [lire]
Une moisson de livres, souvent de grande qualité, sortent à l'occasion de ce soixante-dixième anniversaire de la Bataille de France. Français, allemands, mais aussi américains et russes. Voilà qu'avec le temps, les vérités de circonstance laissent la place à une meilleure appréciation des évènements qui ont si durablement endeuillé notre pays. Le livre de l'historien Claude Quetel, "l'impardonnable défaite", analyse sans complaisance les faits, les hommes et les institutions qui ont provoqué la défaite.

- La question du roman, par Eugène Charles.  [lire]
Sommes-nous rentrés dans l'ère postlittéraire ? Et, comme l'écrit Richard Millet dans son Enfer du roman, le roman est-il devenu à ce point hégémonique que toute la littérature semble s'y réduire ? Vieux débat, qu'instruisait déjà Valéry il y a un siècle. En réalité, la littérature sans fiction ne se porte pas si mal. L'essayiste a gagné en finesse, en originalité et en style, là où le romancier à la mode a souvent du mal à éviter le stéréotype. Si l'on accepte de sortir des sentiers battus et des usines à livres, c'est une jeune et vivante création littéraire que l'on découvre, épurée, sans fard, universelle, en un mot : classique. 

- En Espagne, un récit de la comtesse de Noailles. [lire]
Où il est question d'une petite jeune fille, de son compagnon, d'un drôle de chauffeur, d'une superbe voiture, le tout accommodé par la belle langue de La varende.

- Le jardin français, poèmes de R. de la Vaissière, M. de Noisay, R. de la Tailhède.

Chroniques

- Notes politiques, par Hubert de Marans. [lire]
La police politique. - Vérités socialistes. - Craquements.

- La vie littéraire, par Eugène Charles. [lire]
Lawrence Durell. - Philippe Le Guillou. - Jean-Claude Lalumière. 

- Idées et histoire, par François Renié.  [lire]
Un prince français.

- Revue des revues, par Paul Gilbert. [lire]
Luc Ferry et l'écologie politique. - Le plaisir. - Le petit phalangiste. 

- Les livres, par Paul Gilbert, Eugène Charles, François Renié. [lire]
L'administration de la peur (Paul Virillo). - La Révolte des masses (José Ortega y Gasset). - Ecrits, vie et témoignages (Saint-François d'Assise). - C'est une chose étrange à la fin que le monde (Jean d'Ormesson). -  Essais (Philippe Muray). - La Pérouse (Anne Pons) - Petite sélection stendhalienne.  - Livres reçus.

 

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1 octobre 2010 5 01 /10 /octobre /2010 10:00

Du nouveau à l'est

 

Le monde change, il change vite et l'Europe n'est plus épargnée par ces changements. C'est à l'est et au sud du continent, là où la crise économique bat son plein, que les choses bougent le plus vite. En Grèce, dans les républiques baltes, en Pologne et dans les Balkans, on découvre avec amertume que l'Union européenne n'est pas ce que l'on espérait. La crise de l'euro, l'égoïsme de l'Allemagne et des pays du Benelux, l'ombre portée du FMI et de ses sinistres programmes d'austérité ont fait l'effet d'une douche froide. Aux frontières de l'Union, les pays de l'ancienne zone d'influence russe, un moment tentés par les sirènes de Bruxelles et de l'OTAN, tournent casaque. Il aura fallu moins de dix ans pour que l'enthousiasme envers le modèle européen laisse place à la méfiance.

La Lettonie, qui se rend aujourd'hui aux urnes, illustre parfaitement ces évolutions. Il y a six ans, cette petite république balte, toute à sa joie d'avoir rejoint l'Union européenne, décidait de rattraper ses retards. Elle modernisait ses entreprises, développait sa consommation intérieure, investissait massivement dans les infrastructures et les hautes technologies. L'explosion de croissance et de pouvoir d'achat qui s'ensuivit fut de courte durée. Rattrapé par la crise, l'emballement du crédit et sa dépendance vis à vis du système financier américain, le pays se retrouvait fin 2008 dans l'incapacité de faire face à ses engagements. Sous la pression de  Bruxelles et de ses créanciers allemands et suédois, Riga se livrait alors pieds et poings liés aux injonctions du FMI et des experts de la Commission. Pire encore, le gouvernement de centre droit dirigé par Valdis Dombrovskis décidait d'appliquer dans toute leur rigueur les conditions imposées par Dominique Strauss Kahn et José Manuel Barroso, en échange d'un prêt de 7,5 milliards d'euros. Le rêve européen vire alors au cauchemar : en moins d'un an le PIB  diminue de près de 20%, les salaires de la fonction publique de 30%, l'économie s'écroule par pans entiers, 16% de la population active et près du tiers des jeunes salariés se retrouvent sans emploi. Un effondrement sans équivalent dans le reste de l'Europe.  La rue accuse aujourd'hui le gouvernement d'avoir vendu le pays pour un plat de lentilles et maudit l'ologarchie européiste qui a produit un tel désastre.

 Le scrutin de ce samedi sera certainement porteur de changements. Le gouvernement sortant, marqué au sceau de l'austérité et du chômage, est au plus bas dans les sondages. La surprise pourrait venir de la gauche, en en particulier du Centre de l'Harmonie, une formation socialiste pro-russe qui ne cache pas sa volonté de rapprocher Riga de Moscou en cas de victoire politique. Une grande partie de la population lettone semble être aujourd'hui sur la même ligne, sans envisager pour autant de quitter l'Union européenne. En cas de succès de la gauche, il semble en tout cas acquis que la Lettonie ne rejoindra pas la zone euro, comme cela était prévu, en 2014, et qu'elle exigera un étalement de sa dette. Au grand dam des financiers européens et américains qui craignent que l'exemple letton ne donne des idées à d'autres Etats surendettés.

Le scrutin de Riga sera suivi de très près à Moscou. Il le sera également en Ukraine. On sait que, depuis l'élection du Président Ianoukovitch, Kiev a opéré un spectaculaire rapprochement avec le Kremlin et que les rêves de la Révolution orange et d'une intégration rapide du pays au camp occidental appartiennent désormais au passé. L'Ukraine adopte aujourd'hui une ligne beaucoup plus pragmatique. La Russie de Poutine reste son premier partenaire économique et sa principale source d'approvisionnement énergétique, alors que l'économie européenne, refroidie par la crise et l'austérité, n'offre que des débouchés marginaux. Il est clair que l'élection de Riga, si elle doit conduire au pouvoir une coalition pro-russe et eurosceptique, confortera davantage encore le réalisme ukrainien. Elle pourrait également marquer la fin des ambitions à l'est de l'Union européenne et le retour sur la scène internationale d'un certain panslavisme. C'est du moins l'impression que l'on peut retirer des craquements qui se font entendre dans cette partie de l'Europe.

  François Renié.

 

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30 septembre 2010 4 30 /09 /septembre /2010 15:52
Jacques Dyssord
(1880-1952)
 
Edouard Moreau de Bellaing, en littérature Jacques Dyssord, est né le 4 janvier 1880 à Oloron, dans une famille aristocratique et très religieuse. Après des études à Toulouse chez les Jésuites, il obtient une licence de droit. Son père espère une carrière militaire pour son fils mais le jeune Édouard préfère l’écriture. Il décide d’aller au bout de sa passion et part s’installer à Paris malgré l’opposition familiale. En 1909, il publie sous le nom de Jacques Dyssord son premier recueil de poèmes Le Dernier Chant de l’Intermezzo. Les milieux littéraires remarquent alors ce jeune noctambule épris de liberté, c’est le succès. Il fréquente Guillaume Apollinaire, Tristan Derème, Jules Supervielle, ... se lie d'amitiés avec Francis Carco, André Billy, André Salmon, Laurent Tailhade, Jérôme et Jean Tharaud, Paul-Jean Toulet, ... Il est tour à tour poète, romancier, journaliste, essayiste, auteur de pièces de théâtre. Travailleur infatigable, son Béarn natal, sa vie de bohème, ses voyages à l’étranger (Autriche, Tunisie, Grande-Bretagne) ainsi que des personnages historiques l’inspirent. Il écrit des chroniques, des nouvelles et des critiques littéraires, dans de nombreux journaux et revues, sous les pseudonymes de Jacques Dyssord mais aussi de Lazarille et de Jean Cardesse. Victime d’attaques concernant sa participation aux journaux parisiens pendant la guerre, Jacques Dyssord se retire en 1945 de la vie littéraire. Il meurt à Villejuif le 19 décembre 1952.
Dyssord, "marquis désinvolte", selon le mot d'Henri Clouard, habille de fantaisie sa tendre insolence. "C'est un bon dispensateur", nous dit Robert Sabatier", "vif, sémillant, sautillant, se figeant soudain dans une attitude grave, usant de la musique de chambre ou de la symphonie, du jazz ou de l'air de bastringue, il distrait et il enchante, il jongle sans être artificiel et sait mettre son lecteur face à lui-même et à ses préoccupations intimes et tragiques." Il y avait du Cocteau, de l'Apollinaire et du Salmon chez cet homme qui portait, derrière une joie surfaite, le visage et le ricanement de la mort.   
 
Le Dernier Chant de l'Intermezzo (Grasset, 1909). — On frappe à la porte (Grasset, 1928). - Les dés sont jetés (Grasset, 1938). 
 
 
L'éloge de Paris
 

Je te salue, expressément
De voir, du bleu de tes terrasses,
Comme une écharpe dans le vent

Dont chaque geste est une grâce,
La molle Seine aux fils d'argent.

Je te salue, ô frénétique,
- Athénienne, cependant -
A cause du miracle unique
De tous ces désirs discordants
Dont tu sus faire une musique.

Surtout, Paris, je te salue
Pour ce sourire impertinent
Où Voltaire se continue
Et qu'ouata le gros Renan,
D'une tendresse retenue.

Pour, quand s'éteint à l'Orient
L'étoile qui veille et surveille
Les péchés de tes suppliants,
Quand la pâle mort, à l'oreille,
Vous dit ses mots balbutiants,

Pour cette fleur du bon courage,
- Celui de sourire toujours
Et que tu mis à ton corsage
- O la ville-de-trop-d'amour,
De pas d'assez - et de notre âge...

 
   
 

Jacques Dyssord, (1880-1952). Inédit. (Le Divan, 1923).

 
 
A une Dame
dont "la Certaine" est le nom
 
Seigneur, parmi les dons qui tombent de ta droite,
- Permets-moi d'exalter, entre tous" celui-là :
L'oubli de tout, l'oubli de soi, des convoitises
Et de l'orgueil, pourtant, dont tu nous affublas.

Alors donc, qu'à mon huis viendra ta Messagère,
Qu'elle entre sans frapper, comme chez un voisin;
Je crois qu'en mon logis tout est fait pour lui plaire,
De plus, je l'ai choisi juste sur son chemin.

Seigneur, s'il se pouvait, qu'elle choisisse l'heure
Où les collégiens reviennent du parloir,
Alors qu'à chaque étage, et dans chaque demeure,
On allume le gaz pour le repas du soir.
 
   
 

Jacques Dyssord  (1880-1952). Inédit. (La Muse française, 1924).

 
 
Epilogue
 
Des picaros, des miguelets, des pèlerins,
Un tournesol... Où sont mes châteaux en Espagne ?
Don Quichotte, ce soir, a battu la campagne,
Dans l'outre de Sancho resterait-il du vin ?

Il faudra bien - tais-toi - savoir, en fin de compte
Lequel avait raison du sec ou du replet,
A moins que je n'invente - et pour moi - seul un conte.
- Auparavant, donnez-moi du feu, s'il vous plaît.

La fille de l'alcade est morte d'une angine,
Elle s'était, dit-on, découverte en avril;
Mais un théologal de fort méchante mine,
Quand il connut sa mort, a dit « Ainsi soit-il !»

Un muletier jurait, en traversant la voie
Où travaillent des Belges blonds et des Français.
« Sous ma mantille blanche et ma robe de soie,
Disait-elle, je ne porte pas de corset. »

Ce chocolat poivré, cette eau, ce long dimanche,
Aux balcons de bois, ces chapelets de piments…
N'as-tu pas, par-dessus les moulins de la Manche
Jeté ton cœur, comme une rose, à ton amant ?

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie,
Pas de guitare, mais un air d'accordéon...
Ta chance s'est usée à gagner des oublies
Et, dans ta nuit qui vient, monte un air de piston.

Ton ticket de retour, ta poudre, la paresse
De ton regard que n'acclimate aucun regret
Et pas même celui, pensif, de ma jeunesse
Et de ce qui ne peut refleurir à ton gré…

Des picaros, des miguelets, des pèlerins,
Un tournesol...Où sont mes châteaux en Espagne ?
Don Quichotte, ce soir, a battu la campagne,
Dans l'outre de Sancho resterait-il du vin ?
 
   
 

Jacques Dyssord, (1880-1952). Inédit. (Mercure de France, 1922).

   
 

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Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
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