La revue Commentaire a publié, dans sa livraison de l'automne, le texte d'une brillante conférence donnée par Pierre Rosanvallon à l'Académie des sciences morales et politiques en mai dernier (1). Il y est question de la démocratie et de ses difficultés à traiter du long terme, sujet on ne peut plus essentiel. Tout en reconnaissant d'entrée de jeu qu'il existe bien une myopie démocratique, Rosanvallon s'attache à en présenter les différentes facettes et à voir comment il est possible d'y remédier. Sur ce dernier point, disons d'emblée qu'il est le moins convaincant. Si les régimes démocratiques ont toujours plus ou moins souffert de leur incapacité à anticiper, cette difficulté devient préoccupante, souligne Pierre Rosanvallon, "à l'heure où les questions de l'environnement et du climat obligent à penser dans des termes inédits nos obligations vis-à-vis des générations futures". Nous y rajouterions volontiers les changements géostratégiques en cours qui dessinent un monde bien différent de celui de l'après guerre froide.
Quels sont les ressorts de cette myopie démocratique ? Le premier d'entre eux est incontestablement lié au régime électif lui-même :
Une sorte de préférence pour le présent a marqué continuellement l'horizon politique des démocraties. Tout le monde connaît la célèbre formule de Rabaud Saint Etienne : "L'histoire n'est pas notre code". De fait la démocratie s'est définie comme une préférence pour le présent. Il y a à cela des raisons structurelles. La préférence pour le présent dérive à l'évidence de comportements dictés par les rythmes électoraux ou les impératifs sondagiers. La course éperdue au court terme est d'abord fille des conditions d'exercice de la lutte pour le pouvoir. Il est ainsi banal d'opposer les idéaux du politicien qui ne se préoccuperait que de la prochaine échéance électorale à ceux de l'homme d'Etat qui aurait, au contraire, l'oeil fixé sur un horizon plus lointain.
Nous savions tout cela et cette "tyrannie de l'élection" est encore largement présente dans nos démocraties modernes. La Constitution de la Ve République était censée en corriger les travers mais on peut se demander si, dans une certaine mesure, elle ne les a pas aggravés en faisant de la compétition présidentielle la clé de voûte de notre vie politique.
Mais Pierre Rosanvallon va plus loin et discerne d'autres causes plus structurelles à cette préférence pour le présent. La première tient à l'histoire même de la démocratie
qui n'a pu faire son chemin qu'en s'arrachant aux puissances de tradition et en légitimant les droits du présent afin de ne pas se laisser emprisonner dans une temporalité prédéterminée.
En rappelant la formule terrible de Jefferson "la Terre appartient aux vivants", Rosanvallon montre bien l'infirmité principale du régime né des Révolutions des Lumières: en niant l'histoire, et d'abord l'importance du passé comme champ de l'expérience humaine, le régime électif s'interdit de comprendre l'avenir. On retrouve ce même constat chez Marcel Gauchet (2) qui y voit, tout comme Rosanvallon, une volonté de rupture avec l'Histoire mais également avec la religion :
Dans le monde postrévolutionnaire d'aujourd'hui, plus aucune religion séculière ne peut en outre conduire à donner sens à l'action collective en la rapportant prioritairement à une lointaine espérance. Tocqueville disait : "Le propre des religions est qu'elles donnent l'habitude de se comporter en vue de l'avenir." Le long terme était autrefois toujours associé à l'idée de salut. Les impératifs de sécularisation et ceux d'une expression autonome de la volonté générale se sont de la sorte superposés pour borner l'horizon temporel des démocraties.
Et Tocqueville de conclure à partir de ce double constat de carence que "les régimes démocratiques sont décidément inférieurs aux autres dans la direction des intérêts extérieurs de la société". N'est-ce pas le même constat que fera un peu plus tard Maurras en incriminant l'incapacité de la démocratie à disposer d'une politique extérieure et d'une politique de défense dignes de ce nom.
La démocratie l'emporterait-elle dans sa faculté à gérer et à bien gérer le présent ? Rien n'est moins sûr. Et Rosanvallon de rappeler l'autre grand reproche adressé au régime électif: son incapacité, dans la plupart des cas, à faire face aux circonstances exceptionnelles. Critique qui porte d'autant plus fort qu'elle se fonde la plupart du temps sur des faits réels: crise sociale comme au moment de la Commune, crise internationale comme on l'a vu avant la guerre de 14 et pendant l'entre deux guerres, crise coloniale qui épuisa la IVe république...
Alors qu'un Tocqueville accusait les démocraties de ne pas savoir regarder l'horizon assez lointain, un Carl Schmitt instruira le procès en impuissance des démocraties pour ne pas savoir trancher dans l'urgence, freinées qu'elles sont supposées être par la nécessité d'une décision collective. Entre une critique décisionniste et la dénonciation du penchant court-termiste, les démocraties ont souvent été décrites comme temporellement dysfonctionnelles.
Constat terrible ! Auquel les démocrates ont opposé pendant longtemps une sorte de déni. Non, disait Renan, "on ne peut confondre la démocratie avec le caprice de l'instant", elle doit s'appuyer sur ce qui fait sa force, à savoir l'expression d'une volonté, celle du peuple, pour agir dans la durée. Peine perdue, diront les adversaires du régime électif, cette volonté est aussi changeante d'insaisissable, elle ne fonde aucune action dans la durée ! Cette difficulté, un grand nombre de penseurs l'ont bien identifiée, dès les lendemains des Révolutions américaine et française:
Ainsi Sieyès a essayé de définir les conditions dans lesquelles on pouvait considérer nécessaire la mise en place de gardiens du long terme dans les démocraties. Comment articuler un pouvoir exécutif et des gardiens du long terme, ce sujet très fortement présent pendant la Révolution française a, hélas, été oublié pour ne revenir qu'aujourd'hui à l'ordre du jour.
Comme le rappelle Rosanvallon, cette question des "gardiens du long terme" a été longtemps éludée parce qu'il existait, au sein de la République, deux institutions qui en tenait lieu : l'Etat de service public, successeur de l'administration d'Ancien régime, a longtemps joué ce rôle de contre-poison de la démocratie; la représentation nationale, héritière elle aussi du parlementarisme de la Restauration, a pu servir de filtre aux injonctions populaires; elle a également cherché à recréer une élite au sein d'un régime par nature antiélitiste. Mais force est de reconnaître que ces institutions ont perdu beaucoup de leur légitimité, que la dictature de l'instant s'est également emparé du travail de l'administration et de celui des parlements. Le désir de démocratie directe, de "démocratie participative" qui est apparu récemment dans le débat politique est caractéristique de cette usure du pouvoir des bureaux et des notables républicains.
Que faire alors, si l'on veut affronter efficacement les nouveaux défis du long terme? Accepter une démocratie complexe et plurielle, nous répond Pierre Rosanvallon, créer à côté des institutions qui fonctionnent selon les règles de la majorité d'autres institutions qui fonctionnent selon la règle du consensus.
Ce dont la plupart des démocraties souffrent actuellement est de ne pas avoir suffisamment saisi le lien nécessaire qu'il y a entre des institutions conflictuelles majoritaires et des institutions exprimant un consensus. La question avait pourtant été étudiée lors des Révolutions américaine et française. Si l'on avait mis en place dans le Vermont et en Pennsylvanie un Conseil des censeurs, c'était précisément pour que cette dualité fût représentée. Et l'idée même du Tribunat, due en partie à Benjamin Constant et à Sieyès, correspondait à la mise en place d'une dualité entre les institutions de la majorité et celles des consensus.
C'est là que nous ne pouvons plus complètement suivre Pierre Rosanvallon. Son rêve d'une démocratie complexe, d'institutions mixtes se heurte, hélas, à une double réalité : la puissance du sentiment "majoritaire" qui délégitime toute institution qui n'en procède pas, sauf à ce qu'elle relève d'une autre source de légitimité, d'un niveau supérieur; une certaine dérive populiste, dont le sarkozysme est chez nous l'expression la plus visible, qui réfute par principe le temps long de l'action publique. Si, pour reprendre des expériences que Pierre Rosanvallon connaît bien, la planification à la française ou l'aménagement rationnel du territoire ont connu dans les années 60 leurs heures de gloire, c'est que ces préoccupations étaient portées, inspirées, animées par un pouvoir supérieur qui tirait sa légitimité du long terme. Ce pouvoir est aujourd'hui en miettes. C'est d'abord lui qu'il faut reconstruire si nous voulons vivre et grandir dans un monde qui, à nouveau, a de la mémoire.
Paul Gilbert.
(1). Pierre Rosanvallon, "La myopie démocratique.", Commentaire n°131, Automne 2010.
(2). Marcel Gauchet, L'avénement de la démocratie, II. La crise du libéralisme 1880-1914. (Gallimard, 2007).