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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 14:22
En guise de conclusion...
LOUIS-XIV-statut-equestre-Louvre-copie-1.jpg

 

Après avoir consacré trois beaux articles à la Méditerranée et aux couleurs diverses qu’elle prend chez Braudel, Jean-Claude Adrian nous livre une conclusion. Et cette conclusion est politique. C’est un programme ou plutôt c’est un manifeste. Dans cet espace méditerranéen dont les lignes bougent à nouveau et qui va rester un des centres, si ce n’est le centre du monde qui vient, la France a sa place et elle peut avoir un grand dessein. Ce dessein n’est ni atlantique, ni asiatique, il est européen, latin et donc universel. Il participe d’un monde qui retrouve ses repères, ses lignes de force, ses frontières qui protègent et qui personnalisent, ses mers et ses océans qui unissent et qui humanisent. Ce dessein français est possible, sous des conditions qui nous sont – somme toute - assez familières lorsque nous avons fait le pari du renouveau et de la grandeur : une nation unie, un Etat fort, des idées susceptibles d’entrainer l’adhésion de tout un continent et de susciter des amitiés partout dans le monde.

Le projet de Jean-Claude Adrian n’est pas complètement le nôtre ? Peu importe. Il y a dans cette libre revue des opinions de toutes natures touchant à l’histoire, à la philosophie, aux religions, jusqu’à la littérature, jusqu’à l’art, jusqu’à la musique. Alors pourquoi pas en politique ? Nous comptons parmi nous des royalistes, quelques-uns républicains, sans parler des socialistes et des libertaires. Le colbertisme de notre ami Adrian est sans doute un peu trop « jacobin » à notre goût. Nous lui voudrions des couleurs plus traditionnelles, plus régionales, plus représentatives de cette diversité française qui est une force et une richesse. Ce colbertisme ne va pas de soi, il a besoin d’être soutenu, tisonné, aiguillonné et nous voudrions être sûrs que les institutions de la Ve République ont encore le ressort suffisant pour donner cette impulsion dans la durée. Quant à l’Europe puissance qu’il décrit, avec son euro et ses « autorités » politique et financière, elle ressemble un peu trop à celle qui se défait actuellement sous nos yeux. Nous pensons que l’ère des empires est révolue – en tous cas pour un temps – et nous  avons en tête une autre Europe, une libre confédération d’Etats souverains, à partir de laquelle la France pourrait manœuvrer et grandir dans le reste du monde.

Ces différences existent, elles ont leur importance. Mais pour l’essentiel l’ambition est la même et les conditions de sa réalisation sont partagées. Nous œuvrons dans la même direction.

R. C.

 

 

 

Un grand dessein français, la Romanité retrouvée

 

Buvons un coup, buvons en deux
A la santé des amoureux
A la santé du Roi de France,
Et merde pour le Roi d'Angleterre,
Qui nous a déclaré la guerre. 
Air connu.

Le génie d'un peuple a beau plier sous une influence étrangère, il se redresse; car elle est temporelle et il est éternel.
Hyppolyte Taine, Philosophie de l’art, t. 2, 1865.

 

Avec l’esprit de panache qui dans nos meilleures heures nous donne cet air hardi inimitable, les marins français répondent à l’agression anglaise.

Aujourd’hui, mauvais temps pour la France. L’air corrosif attaque les deux piliers de notre génie, l’Etat, la culture.

L’Etat « a fabriqué la France, lui a donné son espace, ses frontières, sa langue » (Braudel). Partout, il dépérit, la volonté politique cède devant la toute puissance de l’économie. Le citoyen qui exerçait le pouvoir à travers la souveraineté collective n’est plus qu’un individu nombriliste.

La culture française a rayonné sur le Monde, tenu des siècles durant la première place, à la Renaissance, du milieu du règne de Louis XIV jusqu’aux années cinquante. Quel rôle joue-t-elle aujourd’hui dans un monde indifférencié où le présent, tel un trou noir, absorbe le passé et l’avenir ? Sans repère historique, la culture, c’est le journal télévisé et Facebook.

*

*   *

 

L’esprit de panache vient à notre rescousse, la France se sauvera en s’engageant, à nouveau, dans un grand dessein.

Mais avant, il s’agit de se rassembler, tel un perchiste s’élançant vers la barre à six mètres pour conquérir la médaille d’or, d’imiter Mirabeau qui, nous dit Michelet, « se ramassa sur lui-même, comme le lion qui médite un bond »

Être français n’est pas un état civil mais un état d’esprit. Résistons aux modes, engouements, dérives sociétales, à la repentance, au culte de l’Autre, aux fausses idées ; le fonds de notre population est présent depuis des millénaires ; l’immigration, européenne, n’a commencé qu’à la fin du dix neuvième siècle.

Réhabilitons notre héritage historique et culturel. Chacun s’inscrivant dans la continuité française prend place dans une Histoire plus vieille que lui, se réapproprie son passé, sa culture. Ainsi, selon le beau mot d’Ortega Y Gasset, se constitue un « peuple qui circule dans tout son temps », matrice d’une élite soucieuse de l’intérêt national. Un geste symbolique, la restauration d’un véritable service militaire, creuset à la française.

Politiquement, la France reste une puissance militaire, diplomatique, économique, culturelle. La Défense Nationale est une priorité budgétaire. La force de frappe sera maintenue, non en l’état, mais constamment modernisée afin que nous restions la troisième puissance nucléaire mondiale. La sortie de la structure militaire intégrée de l’OTAN décidée. Le choix en faveur du nucléaire civil, garant de notre indépendance énergétique est renouvelé. Notre politique étrangère s’appuiera sur le rayonnement de nos Ambassades, Centres Culturels, Lycées français, …..

Economiquement, rompons avec la pensée économique dominante. Renouons avec le Colbertisme, système économique le plus conforme au génie de notre pays où l’Etat a joué un rôle prépondérant. Lui seul, peut permettre à la France de se donner les moyens nécessaires à la poursuite d'un grand dessein.

Inefficace, le colbertisme, à la base des Trente Glorieuses ? Dépassé par le libéralisme responsable de notre désindustrialisation ? Inadapté à l’époque moderne ?

Rappelons l’action de Colbert. Certes, il n'était pas aimable. Mais ce mal aimé crée l’administration française avec le réseau des intendants, réorganise les provinces. Le Roi règne et gouverne le royaume depuis Versailles, où il assigne la noblesse à résidence ; la réaction nobiliaire de la Fronde est vaincue. Il jette les bases de l’industrie française avec les manufactures royales, tel Saint-Gobain, où travaillent des centaines d’ouvriers organisés en corporations qui veillent à la qualité de la fabrication. Il développe un réseau d’infrastructures, routière et fluviale (le canal du Midi), favorise l’essor de la marine de guerre et marchande française qui devient la première du monde. Il finance les guerres de Louis XIV en maîtrisant la dette (les guerres coûtant dix fois plus que de la construction de Versailles).

*

*   *

 

Quels seraient les grands axes d’une politique colbertiste moderne ?

- restaurer l’Etat jacobin interventionniste. Sans déclarations tapageuses et d’annonces provocatrices. En mettant de la viscosité dans la fluidité de l’économie. Puisque l’Etat, ce sont les fonctionnaires, négocier avec eux sur la base d’un contrat: être moins nombreux, mieux payés, accepter d’être notés sur les résultats – cela valant pour l’Education Nationale, un professeur bien noté étant plus respecté du corps social, donc des élèves.

- pratiquer un patriotisme économique, fondé sur une dose de protectionnisme et de préférence nationale, intelligent, discret, efficace. En sélectionnant nos interventions : les entreprises françaises rachètent plus de firmes étrangères que l’inverse – ne pas confondre protectionnisme avec le « care » !

- oser une politique industrielle, en rejetant le mythe des services créateurs d’emploi. Inciter les entreprises à relocaliser une partie de leurs centres de production.

- échapper à la férule de l’Organisation Mondiale du Commerce, le bras armé mondial du libre-échangisme. Ainsi, entre un Marché Commun méditerranéen, dont la France favoriserait l’instauration, et l’Europe, l’on pourrait négocier des accords commerciaux et douaniers, en s’exonérant des dictats de l’OMC

- parier sur l’intelligence. Le budget de la recherche doit être considérablement augmenté, l’Université rénovée. Les moyens financiers existent, des arbitrages s’imposent

- travailler plus, abandonner les 35 heures, néfastes pour l’économie.

- s’appuyer sur les corps intermédiaires, comme Colbert sur les corporations. Ainsi, favoriser les syndicats avec lesquels il faudra négocier.

*

*   *

 

Comme Colbert a financé les guerres de Louis XIV, ce Colbertisme nouvelle manière supporterait les coûts élevés du grand dessein que la « Nation turbulente » se donnerait. 

 

Lequel ? Examinons quelques possibilités.

- L’Occident. Nous nous incorporons à un vaste groupe fondé sur une supposée communauté de valeurs entre les Etats Unis et l’Europe de l’Ouest, le libéralisme politique et économique. Devenant les vassaux d’un suzerain chancelant, nous aurions le déshonneur et la décadence. A oublier.

- Le libéralisme à tout va. Selon ses partisans, nous le critiquons sans le connaître, faute de ne l’avoir pratiqué qu’avec timidité. Ils feignent d’oublier l’impossibilité d’acclimater dans un pays où l’Etat est essentiel une doctrine qui prône son effacement dans la vie économique. De plus, ils omettent de remarquer que les expériences de Reagan et Margaret Thatcher se sont déroulées avant la mondialisation et l’émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Hors sujet.

- La Nation dominante des « cigales du Sud ». La zone Euro éclate ; deux groupes se constituent, les fourmis industrieuses du Nord, autour de l’Allemagne ; les laissés pour compte, autour de la France. Cela rappelle feue l’Union Latine dissoute en 1927 sur un constat d’échec (notons que la Grande-Bretagne et l’Allemagne étaient restées en-dehors).

Nous éloignant du centre de l’économie-monde, nous deviendrions un pays de deuxième ordre, le niveau et la qualité de vie baisseraient. Isolé du monde germanique, tourné vers le monde arabe, cet ensemble romprait avec ce qui est l’une de nos forces et originalités, la synthèse des apports latin, celte et germain. Il s’engagerait dans un dialogue étroit avec l’islam, civilisation distante, sinon hostile, l’avenir des « printemps arabes » restant en suspens. Artificiel ; déjà dépassé.

- La tête de pont de la démondialisation. Là, c’est un avenir possible que nous proposent, avec des arguments solides, structurés, des économistes de talent, tel Jacques Sapir. Le scénario repose sur un triptyque, dévaluation, protectionnisme, réglementation. Il évoque le combat mené par de Gaulle contre le dollar et le recyclage du déficit américain en eurodollars. Nous voilà en terrain connu, pensons-nous.

Pas tout à fait. Dévaluations et réglementations ont été très utilisées par la France de la IVe République, mais la Ve rompît avec ce tandem. La dévaluation de 1959 fût accompagnée du Plan Rueff-Armand de modernisation et d’ouverture de notre économie, le Nouveau Franc symbolisant l’ambition retrouvée. De Gaulle, qui passait pour un adversaire de l’Europe, ratifia le Traité de Rome de 1957 et lança la France dans l’aventure de la concurrence - sans abolir toute réglementation. Quant à la lutte contre le dollar, qui sait si le Général ne verrait pas dans l’euro une arme plus efficace que l’étalon-or ?

- Alors, l’Europe quand même ? Oui, mais pas n’importe laquelle.

Nous vivons la crise constitutive de l’Europe. Elle ne se construira ni par « le fer et le feu » comme l’Allemagne de Bismarck, ni dans la douce euphorie rêvée par les europhiles béats. Comme toutes les grandes réalisations politiques, elle naîtra dans la violence, celle de la plus grave crise financière de l’après-guerre.

Trichet, les grands banquiers sont trop intelligents et bien placés pour s’illusionner sur la capacité de remboursement de la Grèce. Ils décaissent des milliards pour acheter du temps, tel un trader d’option sur les marchés.

Du temps, pour quoi ? Profiter de la crise et de l’urgence vitale à la résoudre, en couronnant l’euro d’une autorité politique et financière, volontairement oubliée lors de sa création.

Souverainistes, vous croyez à leur implosion, vous aurez plus d’euro et d’Europe !

Nombreux, nous avons espéré une autre Histoire, et nous voici confrontés à une alternative historique. L’enjeu ? La survie en tant que Nation, le mode de vie de chacun d’entre nous.

- D’un côté, la France ne peut rester en-dehors de l’Histoire, ou ce ne sera plus la France.

- De l’autre, dès le XIIIème siècle, le juriste Jean de Blanot proclame que « le Roi de France est empereur en son royaume ». Le ton est donné. La France placera son indépendance au-dessus de tout.

Comment concilier ces impératifs ? Une chicane s’ouvre. Trois virages.

1°) Avancer sans complexe. Se convaincre que l’Europe a plus besoin de la France que l’inverse – donc ne pas jouer petit bras. De Gaulle bluffait, pratiquait la « politique de la chaise vide ». Emportait la mise. A notre tour soyons intelligents. Comme depuis 1870, l’Allemagne sera sur notre chemin. Une Allemagne qui a gagné beaucoup de batailles mais perdu les guerres. Aujourd’hui encore, sa force est trompeuse, son modèle efficace sur le court terme seulement, sa démographie en berne. Mais allons vite. L’Histoire avance au grand galop en ces jours.

2°) Jouer notre atout. L’Europe ne peut s’inspirer d’aucun modèle. La voie américaine, création à partir de rien (« from scratch ») n’est pas transposable à une association d’Etats multi centenaires, batailleurs, concurrents, de style et de langues différents. D’où l’obligation d’inventer Or inventer, nous savons faire. La Monarchie Absolue, la Révolution, la Nation, les Droits de l’Homme, nous avons toujours été aux avant-gardes. Il nous revient d’imaginer, de concevoir la nouvelle architecture européenne, qui ressemblera plus à Versailles qu’à la porte de Brandebourg, de donner le ton, devant plus à Debussy ou Bizet qu’à Wagner.

3°) Imposer notre objectif : l’Europe, première puissance politique et économique mondiale, l’euro, monnaie de réserve internationale, la croissance, priorité de la BCE nouvelle – sinon, à quoi bon.

*

*   *

 

Mais qui guidera la France dans cette chicane délicate à négocier ? En 1806, Hegel avait vu passer "l’esprit du monde" à cheval ! Moins héroïque, nombre d’historiens estiment que le grand homme n’est que le délégué interchangeable d’une grande cause. Quelle que soit la vision retenue, nul héros ou délégué du grand dessein ne se profile à l’horizon.

Tout dépendra du monarque républicain de la Ve République ; il a plus de pouvoir qu’un Roi constitutionnel, dépasse le rôle d’arbitre [1]. Sera-t-il grandi par le grand dessein que la Nation chargera d’accomplir ?

*

*   *

 

Dernière interrogation. Comment tout au long du parcours susciter l’enthousiasme des français pour un grand dessein européen, alors que l’attitude de l’Europe évoque plus le Père Fouettard que Saint Nicolas, que beaucoup la jugent responsable de notre abaissement ?

- Tactiquement, assumer le paradoxe d’être le fer de lance d’une construction européenne à la française et de s’opposer à Bruxelles, au besoin en prenant des décisions scandaleusement incorrectes aux yeux des eurocrates inspirés par les démocraties du Nord de l’Europe, restaurer une hiérarchie gauloise entre les principes de plaisir et de précaution, avoir le courage de s’exonérer de manière unilatérale de la convention de Schengen et décider souverainement de notre politique de contrôle des flux migratoires, …

- Stratégiquement, expliquer que nous avons bien vécus parce que la France et l’Europe avaient formé, grâce à leur expansion commerciale et coloniale, une économie-monde dominante, berceau historique du capitalisme. Plus tard, les Etats-Unis la rejoignirent et en devinrent le centre. Les avantages du centre rejaillissaient sur la France, même légèrement décalée, accumulation de richesse, pouvoir, savoir, en raison d’une division internationale du travail favorable.

De nouvelles puissances émergeant, la Chine, notamment, l’économie-monde occidentale a perdu sa suprématie. Le capitalisme a profité de la mondialisation pour organiser, avec succès, une nouvelle division du travail visant à la restauration des profits. 

Une Europe puissante, interventionniste et raisonnablement protectionniste – colbertiste en un mot- seule peut casser cette mécanique, reprendre la main sur les marchés financier, restaurer, non plus les profits, mais le niveau de vie des peuples européens.

 

Allons plus loin, puisque cette série d’articles a été placée sous l’égide de la Méditerranée et de ses civilisations. Cette Europe rayonnante, équilibrée entre le Nord et le Sud, c’est notre vieille civilisation, plus de deux fois millénaire, restaurée, la Romanité latine puis chrétienne, avec la France comme pivot culturel et politique.

Jean-Claude Adrian.



[1]« Il y a un président de la République, élu au suffrage universel, qui définit les grandes orientations de la politique nationale. Il y a un Premier ministre, nommé par le président de la République, qui dirige le gouvernement et il y a une majorité qui soutient le gouvernement » - déclaration de Raymond Barre.


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26 juillet 2011 2 26 /07 /juillet /2011 08:36

Après le bourrage de crâne

Le sommet de Bruxelles a jeté ses derniers feux et la fanfare médiatique qui l’a bruyamment accompagné pendant trois jours est passée. Il va être enfin possible de commenter l’évènement avec un peu plus d’objectivité et de sérénité. Et de mesurer ce qu’il y a d’utile et d’artificiel dans l’accord trouvé vendredi dernier.

Après une semaine d’angoisse, c’est d’abord avec soulagement que les milieux économiques ont accueilli le nouveau plan de sauvetage de la Grèce. Le montant des financements mobilisés – 160 milliards d’euros – était là pour frapper les esprits et il a très vite fait le tour des marchés. De la même façon, les opérateurs ont été rassurés par le niveau relativement modeste des «contributions volontaires » demandées au secteur privé – de l’ordre de 50 milliards d’euros – alors que les Allemands, vibrants promoteurs de cette mesure, avaient laissé filtrer un chiffre de plus du double. A Bruxelles et à Athènes, on soulignait à l’envie que les besoins de financement grecs étaient désormais couverts jusqu’en 2020, même si personne n’était réellement en mesure de confirmer ce calcul. En bref, on a eu très peur et on a pris pour argent comptant tous les signes favorables et toutes les bonnes nouvelles qui passaient. L’heure était à la méthode Coué.

Il n’est pas sûr que cette bonne impression persiste. Dès vendredi soir, l’agence de notation Fitch envoyait un premier signal d’alerte en plaçant la dette grecque en « défaut partiel », ce qui commençait à troubler la fête. Lundi, c’est l’agence Moody’s qui procédait à la même décote [1]. On sait que les conseils des autres agences de notation doivent se réunir cette semaine pour décider si elles emboitent ou non le pas. Sur les marchés, les indices n’ont repris qu’une partie du terrain perdu depuis huit jours et les opérateurs restent prudents. L’euro retrouvait un peu de couleur lundi à clôture des bourses, sans toutefois remonter au-dessus du cours d’1,44 dollar. Visiblement, la situation reste marquée par énormément d’incertitudes, à commencer par les mauvaises nouvelles qui viennent d’Amérique. On verra dans les jours qui viennent dans quel sens tourne le vent.

D’ici là, les premiers commentaires que l’on peut faire à froid restent en ligne avec ce que nous avions indiqué ici mardi dernier (La Revue Critique du 19 juillet). La réunion de Bruxelles avait pour premier – et d’ailleurs unique – objectif d’éteindre l’incendie, en repoussant à plus tard les solutions de fond sur lesquelles tout le monde diverge. Elle a rempli assez complètement sa mission. A ceci près que les engagements financiers publics ne sont pas aussi colossaux que les communiqués veulent bien le dire. Si l’on retire des 160 milliards d’euros annoncés la part des fonds privés ainsi que des financements déjà acquis dans le cadre du premier plan de mai 2010 – 45 milliards d’euros – l’apport net est d’environ 65 milliards d’euros. Si l’on ajoute à cela qu’il s’agit de prêts, rémunérés presque normalement, et que les Etats n’interviennent que sous forme de garanties, on a une vision plus juste des risques encourus par les pays de l’Euroland. On sait que l’Allemagne et les Pays Bas ont veillé de près à ce que les effets de ces mesures restent très raisonnables.

Tous les commentateurs confirment également que l’accord s’est fait autour des positions allemandes et que Mme Merkel a presque toujours imposé ses vues. Au grand dam de la Commission et des doctrinaires de l’euro, les dirigeants européens ont fini par admettre que la Grèce était dans l’incapacité de rembourser sa dette et que les mesures d’austérité mises en place en 2010 étaient totalement absurdes. La dette d’Athènes sera profondément restructurée, malgré l’opposition de la BCE et du lobby des banques. Ses emprunts seront lissés sur un beaucoup plus grand nombre d’années, ses taux d’intérêt fortement abaissés et des dispositions seront prises pour relancer l’économie grecque. Quant aux créanciers privés, que Berlin considère comme largement responsables de la situation actuelle, ils devront racheter à leurs risques une partie de la dette publique grecque. Enfin, ultime point sur lequel l’Allemagne a pesé de tout son poids, toute idée de « communautarisation » de la dette publique via le recours à des « eurobonds » est définitivement écartée, à la consternation des fédéralistes de tous poils.

Pour la BCE et M. Trichet, la potion est particulièrement difficile à avaler. On sait que le Président de la Banque Centrale Européenne a eu, à plusieurs reprises, la tentation de quitter la table des négociations. En particulier lorsque les Etats membres, sous la pression de l’Allemagne, ont admis le risque d’un « défaut partiel » de la Grèce. C’est toute une conception de l’Europe, de la monnaie unique et du rôle de la BCE qui est soudainement partie en fumée. M. Trichet s’est un peu consolé en défendant les intérêts des banques privées et en obtenant que leur contribution se limite au dossier grec. Mais pour combien de temps ? Quant au FMI, il n’a pas particulièrement brillé par sa présence. Il est vrai que Mme Lagarde a un peu de mal à prendre le tempo de ses nouvelles fonctions : il y a quelques jours encore elle appelait les Grecs à respecter les mesures d’austérité imposées par le FMI et voilà qu’on lui demande de voter un plan qui prend le contre-pied de ces mesures et redonne des marges à Athènes. On comprend qu’elle n’ait pas été en situation de dire combien le FMI apporterait à ce nouveau plan !

Et la France ? Egal à lui-même, M. Sarkozy a agi comme s’il était à l’origine de toutes les décisions. Il a surtout revendiqué le renforcement du fonds de sauvegarde crée en mai 2010, lors du premier plan grec, en évoquant « l’amorce d’un fonds monétaire européen ». Mais que pèserait ce Fonds européen de stabilité financière (FESF), même doté de 440 milliards d’euros – en cas de défauts de paiement cumulés du Portugal et de l’Irlande ou de crise financière majeure de l’Espagne ou de l’Italie [2] ? Rien, à peu près rien. Surtout avec les conditions que Berlin et Bruxelles ont posées à son utilisation. L’autre mesure préconisée par M. Sarkozy, celle d’une taxe acquittée par l’ensemble des banques pour alimenter le FESF, s’est heurtée à l’hostilité des milieux financiers et Mme Merkel l’a écartée d’entrée de jeu parce qu’elle pouvait donner au FESF une trop grande autonomie vis-à-vis des Etats.   

Rien n’est donc vraiment réglé, ni au plan financier, ni sur le fond. Si un certain nombre de tabous sont tombés, et notamment celui des plans d’austérité qu’on cherche depuis deux ans à imposer à l’ensemble de l’Europe, le ressort essentiel de la crise n’est pas mis en avant. On sent toutefois qu’il est sur le bout des lèvres. Mais comment l’Allemagne pourrait-elle reconnaitre que le fonds de l’affaire réside dans la conception même de l’euro qu’elle a cherché à imposer à l’Euroland ? Un euro qui n’est compatible qu’avec la puissance industrielle allemande et avec les contraintes de compétitivité qu’elle seule – ou à peu près – peut accepter. Un euro qui asphyxie progressivement le reste du continent et notamment les pays faiblement industrialisés du sud qui n’ont pas d’autres choix que la faillite ou la régression sociale. Voilà la réalité sur laquelle les dirigeants européens se cachent les yeux – pour quelques temps encore – mais qui finira assez vite par les rattraper. C’est pour cela que l’on peut dire, sans beaucoup de risque d’être démenti, que le 21 juillet aura été un sommet européen comme les autres.

L’été grec n’est pas pour autant terminé. Les annonces faites vendredi dernier doivent être encore ratifiées dans les différentes capitales et Mme Merkel sait que la compatibilité des plans de sauvegarde de la Grèce avec les traités européens fait débat en Allemagne [3] et que la Cour constitutionnelle de Francfort s’en est déjà saisie. Les autres fronts nuageux se situent à Lisbonne, à Dublin, à Madrid et, dans une moindre mesure, à Rome. Les analystes financiers constatent en ce début de semaine que le plan grec n’a pas fait baisser la pression sur les taux d’intérêt qui rémunèrent la dette de ces pays. Ils ont même tendance à poursuivre leur ascension [4]. En cas de contagion de la crise grecque, il n’y a aucune raison pour que ces quatre Etat-membres ne demandent pas à bénéficier du même traitement qu’Athènes : défaut partiel de paiement, contribution massive du fonds de stabilité et des créditeurs privés. Vu l’énormité des besoins financiers en jeu, c’est tout l’équilibre de l’accord trouvé vendredi dernier à Bruxelles qui serait remis en cause. On risque alors de s’acheminer rapidement vers une explosion de la zone euro.

L’Allemagne le sait. Elle a clairement fait son deuil de la monnaie unique et elle plaidera de plus en plus ouvertement pour sa disparition à plus ou moins brève échéance [5]. En brisant le tabou du défaut de paiement – aujourd’hui pour la Grèce, demain pour tous les autres pays en crise –, en limitant dans le même temps le recours aux fonds publics et la « communautarisation» du dossier des dettes souveraines, elle a orienté le débat vers la solution qui s’imposera d’elle-même demain : la sortie de l’euro des pays fragiles, la constitution d’une nouvelle zone mark, la vassalisation progressive de l’économie française dans le cadre de cette zone mark. Le piège se referme pour la France. Ou elle continue à rêver d’un modèle d’Europe fédérale qui a fait son temps ou elle reprend son destin en main en sortant au plus vite de la nasse de l’euro. Il nous reste peu de temps pour réfléchir, guère plus pour agir.

François Renié.

 


[1].  Moody’s estime, comme beaucoup d’autres analystes financiers, que le nouveau plan de sauvetage est trop faible et trop restreint. Son impact sur la réduction de la dette grecque est beaucoup trop limité (moins de 20%, alors qu’il faudrait réduire la dette d’au moins 40% pour sortir l’économie grecque de l’asphyxie)

[2]. Les analystes financiers estiment à plus de 2 000 milliards d’euros les besoins de financement en cas de crise de la dette italienne. Sans compter l’effet domino d’une telle crise sur l’ensemble des économies européenne.

[3]. Mme Merkel doit composer avec l’aile libérale de sa majorité qui s’oppose farouchement à toute idée de « fédéralisation des dettes souveraines » ainsi qu’avec les eurosceptiques qui pèsent de plus en plus lourd au sein de la CDU/CSU.

[4]. Les bourses de Milan et de Madrid étaient en forte baisse mardi matin et les taux d’intérêt des dettes espagnoles, italiennes et portugaises repartaient nettement à la hausse.

[5]. Il est savoureux de découvrir que le feuilleton d’été du journal Le Monde s’intitule «Terminus pour l’euro» et qu’il envisage ce scénario sous forme de fiction. Comme quoi, même chez les "cabris", cette perspective travaille les esprits.

 

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25 juillet 2011 1 25 /07 /juillet /2011 21:49
L'été en enfer
Napoléon III dans la débâcle
 
de Nicolas Chaudun
Mis en ligne : [25-07-2011]
Domaine : Histoire
Nicolas-Chaudun-Un-ete-en-enfer.gif
 

Nicolas Chaudun, né en 1962, est écrivain et éditeur. Il a dirigé la rédaction de Beaux-Arts Magazine avant de créer sa propre maison d'édition d’art. Il a récemment publié : Le Promeneur de la Petite Ceinture. (Actes Sud, 2003), La Majesté des centaures. (Actes Sud, 2006), Haussmann, Georges Eugène, préfet-baron de la Seine. (Actes Sud, 2009).  

 

Nicolas Chaudun, L'été en enfer, Napoléon III dans la débâcle. Paris, Actes Sud, janvier 2011, 176 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Août 1870, l'armée impériale est pulvérisée, le trône renversé, le territoire envahi. L'effondrement instantané du Second Empire abasourdit l'Europe entière ; il inaugure pour la France un siècle de déclin convulsif. On a beaucoup glosé depuis, et d'autant plus que la gabegie du printemps 1940 a reproduit en détail la "débâcle" de l' "année terrible". Dans cette avalanche de commentaires, rien sur l'empereur. Rien, sinon cette sempiternelle rengaine d'un souverain défait, errant sur les champs de bataille en quête d'une mort qui lui épargnerait le déshonneur. L'inanité d'un chef dépossédé du pouvoir, puis dépouillé du commandement militaire, peut justifier ce silence. L'impeccable réserve que s'imposèrent les compagnons d'infortune l'explique encore. Cependant, Napoléon III incarne ici le parfait héros des tragédies classiques. La prémonition du désastre mais aussi son acceptation, les souffrances physiques qu'il endure, une pierre grosse comme le poing lui obstrue la vessie, et la cruauté de ses relations avec l'impératrice soutiennent une tension dramatique qui s'installe dès le brutal début de la crise. Un règne s'alanguit sous le soleil de l'été, et soudain s'époumone dans une folle course à l'abîme. On croirait un roman ; ce n'est qu'une tranche d'histoire.
 
La critique de Jérôme Garcin. - Le Nouvel Observateur, 6 juillet 2011.
Et Napoléon III pleura... « Ça un empereur ? En voilà une bête ! » L'exclamation répugnée est d'une lavandière de Raucourt (Lorraine) qui, le 30 août 1870, vient de laver le linge de Napoléon III. Souffrant de la maladie de la pierre et ravagé par la dysenterie, sa majesté s'en va par le bas. Il gargouille et coule. La veille, on l'a entendu pleurer. De douleur autant que de désespoir. Moins il est sur le trône, plus il est sur le pot. Le calvaire touche à sa fin. Dans trois jours, après le désastre de Sedan, il aura capitulé. Cela fait plus d'un mois que Napoléon le Petit se traîne et qu'on le traîne sur les lignes de front, battant sans cesse la retraite de Metz à Verdun et de Mourmelon à Tourteron. Dépossédé du pouvoir par la régente, l'impératrice Eugénie, qui lui interdit de revenir aux Tuileries et lui suggère de mourir sur le champ, démis du commandement suprême des armées, entouré de généraux incompétents, ignoré ou raillé par ses propres soldats, Napoléon III n'a plus rien d'un souverain. Même les canons Krupp et les fusils Dreyse ne veulent pas de lui. On dirait qu'ils ont pitié de cet homme de 62 ans au teint jaunâtre et aux cheveux blancs qui ressemble à un vieillard, et dont un calcul gros comme un calot d'agate obstrue la vessie.Il arrive aussi qu'on le sorte de sa calèche pour le hisser sur un cheval, alors qu'il souffre le martyre au moindre soubresaut. Le plus souvent, le roi mage somnole, assommé par l'opium, et toujours au bord du coma. Même sous le soleil d'août, il est couvert de châles et de paletots, avec des culottes bourrées de serviettes éponge. Il ne tremble pas de lâcheté, il grelotte de froid. Jour après jour, défaite après défaite, Nicolas Chaudun relate la marche funèbre de l'empereur. Dans son exercice de reconstitution, il a la précision d'un officier d'ordonnances, l'oeil d'un chirurgien, l'exactitude d'un météorologue et la justesse d'un écuyer. Il décrit la débâcle de la France à travers la faillite de son chef. Un chef humilié, dont seuls le cortège des voitures boueuses appartenant à ses maisons militaire et civile, l'escouade des piqueurs galonnés et la troupe de cuisiniers rappellent la hautaine fonction. Il ne mange plus, il se vomit. Il pisse du sang, lui qui ne supporte pas de verser celui de ses hommes. Quand il ne crie pas, il gémit. S'il parle, c'est pour reconnaître qu'il est en effet «bien délabré» et invoquer la fatalité. Au front, il semble moins lutter contre l'ennemi que contre son mal. D'ailleurs, personne ne le consulte plus, sauf les médecins. En attendant la mort, qui ne vient pas, il finit par se rendre à Guillaume de Prusse. Nicolas Chaudun a l'intelligence de ne pas jouer au justicier d'escalier. Il n'accable ni ne juge le vaincu de Sedan. Il lui suffit de montrer comment la chute du Second Empire s'incarne dans la déroute d'un cadavre ambulant. Aucun historien n'avait si bien écrit la relation journalière de cette agonie. Le plus étonnant est que Chaudun le fasse avec un tel brio. Comme si le style avait le pouvoir d'élever une débâcle pathétique à la hauteur d'une tragédie shakespearienne.
 
Recension. - Critiques de livres, mars 2011.
«Comment voulez-vous que les choses marchent dans ce pays ? L’Impératrice est légitimiste ; Morny est orléaniste ; moi-même je suis républicain ; il n’y a qu’un seul bonapartiste, c’est Persigny, mais il est fou» (p.90). C’est en ces termes que Napoléon III répondit, un jour, à un donneur de leçons qui, revendiquant une sorte de droit d’inventaire, lui détaillait chacune des lacunes du régime impérial. Cruellement fondée, la boutade rend compte d’une réalité persistante, qui ne fera que s’accentuer au cours de la débâcle.
Dans son dernier ouvrage L’Eté en enfer, l’ancien directeur de la rédaction de Beaux-Arts Magazine retrace la débâcle du Second Empire face à l’Allemagne nouvellement unifiée. Alors que la crise diplomatique entre les futurs belligérants avait d’abord été surmontée, elle fut ravivée in extremis. Si cuisante fut-elle, la défaite impériale qui s’ensuivit n’avait même pas été envisagée lors de la déclaration de guerre. S’abusant et abusant un Empereur souffrant, le Ministre Lebœuf affirma sans ambages : «nous sommes prêts, archiprêts ; (…) la lutte dût-elle durer deux ans, nous n’aurions pas un bouton de guêtre à acheter» (p.35). Les Français plastronnaient et se voyaient déjà déferler sur Berlin.
Pourtant, l’impréparation – voire l’amateurisme – était de mise. D’ailleurs, comme chacun le sait, le sort des armes fut tragiquement défavorable à l’armée française. «Début août, la France alignera quatre-cent-trente-cinq mille hommes en état de se battre ; l’Allemagne unifiée, pas loin du double». Du côté français, d’aucuns s’indignèrent de n’avoir «encore ni cantines ! ni ambulances ! ni voitures d’équipage pour les corps et les états-majors ! Tout est complètement dégarni» (p.56) ! L’armée manquait, il est vrai, de tout. Particulièrement lucide, dès le début de la conflagration, Napoléon III télégraphia à l’Impératrice : «rien n’est prêt, nous n’avons pas suffisamment de troupes, je nous considère comme d’avance perdus» (p.57).
La catastrophe que pressentait secrètement Napoléon III allait se concrétiser de façon fulgurante. Voguant funestement d’échec en désastre, l’Empereur continua de s’affaiblir physiquement. Souffrant de calculs rénaux, demeurés négligés envers et contre tout, le prince avait «dans les reins comme une pelote d’aiguilles qui lui perfor[ai]ent les intestins». Dès les premières chevauchées, nous raconte l’auteur, «il lui a fallu mettre pied à terre à plusieurs reprises ; par-delà les haies derrière lesquelles il s’isolait, on l’entendait à peine réfréner ses plaintes. Et au terme du premier simulacre d’offensive, il a éprouvé de telles difficultés à descendre de cheval que, une fois à terre, il a dû s’appuyer sur arbre, comme hors d’haleine» (pp.70-71).
Dans une très belle langue, l’auteur retranscrit la longue agonie du Second Empire ainsi que le terrible supplice du souverain. Pour ce faire, N. Chaudun rapporte notamment le témoignage de l’écrivain Paul Lindau : «je n’avais jamais vu une personnification si complète de l’apathie. Ce n’était pas une figure vivante, une figure humaine que je voyais, c’était un masque sans vie et sans expression. (…) je ne pouvais pas me persuader que la ruine que j’avais devant les yeux était l’homme dont la voix, quelques semaines auparavant, s’entendait d’un bout à l’autre du monde» (p.153). Défait, Napoléon III erre sur les champs de bataille en quête d’une mort qui lui épargnerait le déshonneur. D’abord dépossédé du pouvoir politique par son épouse la régente et les «Mamelouks» (p.61), l’Empereur sera ensuite privé du commandement militaire. Avec toute sa suite, au gré des retraites, il sera traîné par l’état-major comme un fardeau, «un boulet d’or» (p.104).
Semblable à «ces eaux grossies, qui emportent d’un même élan les glaces de l’hiver et l’arrogance des princes» (p.9), la débâcle du Second Empire parait annonciatrice d’une tragédie pire encore, celle de la Seconde Guerre mondiale. Rien dans la malheureuse campagne militaire de 1871 n’a su inspirer autre chose que colère et mépris auprès des soldats, si ce ne sont les charges héroïques de la cavalerie emmenée par Galliffet, auxquelles l’ennemi lui-même ne demeura pas insensible. «Depuis les hauteurs de la Marfée (…), écrit N. Chaudun, on observe l’assaut, puis son ressac. Guillaume Ier, pour l’heure roi de Prusse, ne lâche pas un instant sa lorgnette, ému d’un panache dont les dogues qui le flanquent, Moltke et Bismarck, n’ont que faire. Et quand, sans plus d’espoir de succès que de salut, les escadrons s’élancent pour l’ultime charge, le roi s’exclame : «Oh, les braves gens !» Des ordres fusent, des estafettes s’agitent : il faut que les honneurs soient rendus aux miraculés de cet élan désespéré. De fait, quand Galliffet et ses diables bigarrés s’esquivent à nouveau, le 81e régiment d’infanterie prussienne qui les tient à sa portée suspend son feu. Crânement, chasseurs et hussards saluent du bout du sabre et de ce cri : «Vive l’Empereur !» C’en est fait. Jamais plus soldat français ne s’égosillera de la sorte» (p.133).
 
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22 juillet 2011 5 22 /07 /juillet /2011 10:19
 
 
épinal basque
 
 
 
Dans ce paradis basque,
Deux douaniers bleus
Ont l'air de deux bons masques
Égarés aux cieux.

Sur la route d'automne,
Or, azur, encens,
Couleur des Trois Couronnes
Et couleur du Temps,

Ils vont, plus poétiques
Qu'il n'est de raison :
Et le ciel, sympathique,
Est bleu-horizon.
 
 
 
alphonse métérié (1887-1967). La Revue hebdomadaire (juillet 1924).
 
 
matin de mardi-gras
 
 
 
Matin de Mardi-Gras. Le printemps sur la ville
Epanouit le sourire des dieux.
Il fait un temps de départ et d'adieux,
Le jour léger est plus gai que Banville.

Devant les magasins et le long des jardins,
Des femmes vont, comme des étrangères ;
Une sœur passe, ombre noire et légère,
Dont le deuil rit à ce matin mondain.

Décapités, les masques sont aux devantures,
Et le soleil caresse leur laideur.
Mais à côté voici la pure odeur
Du mimosa des petites voitures.

Voici les mimosas et des roses qu'on vend
A cette dame en robe neuve et verte,
Et puis voici dans leurs caisses ouvertes
Des bouquets blancs que je touche en rêvant…

O narcisses de la montagne, qu’on m'emmène !
— Oui, des oiseaux volent au haut des tours,
Et sur la rue et les toits d'alentour
Un couvent sonne et bénit la semaine ;

L'azur immaculé brille sur les faubourgs...
Mais, tout courants, qu'ils sont beaux, les nuages,
Et ce matin printanier de voyage,
Qu'il serait clair sur Prague ou sur Hambourg !

Dans la gare au repos froide comme une église,
Le ciel d'un bleu transparent et nouveau
Paraît plus tendre à travers les carreaux :
Qu'ils sont heureux, les porteurs de valises !

Hélas, car c'est un temps de départ et d'adieux,
Le jour léger est plus gai que Banville...
Et cependant le printemps sur la ville
Epanouit le sourire de Dieu.
 
 
 
alphonse métérié (1887-1967). Le Livre des soeurs. (1922).
 
 
l'adieu au voyage
 
 
 
Nous n'irons plus jamais dans les Villes heureuses,
Mon âme... Tu sais bien que tout serait changé.
Il ne faut pas revoir les rades amoureuses,
Quand on n'est plus pareil au grand vaisseau léger.

Quand on n'a plus le cœur de la belle mouette,
Du libre vent amer et du romanichel,
Il faut sous son manteau magique de poète
importer dans l'exil le ciel passé — le ciel...

O Solitude sainte et qu'on disait fidèle,
Nous n'irons plus ensemble aux auberges, les soirs,
Et nous ne serons plus dans l'aube où l'on attelle
Ce passant bienheureux sous les peupliers noirs.

Nous ne connaîtrons plus la maison dans la lande
D'où l'on voyait, si loin, rose avec son clocher,
Cette petite ville étrange de Hollande
Où des femmes en deuil passaient sans se toucher.

Et je n entendrai plus au bord de la Tamise,
Sous un pont d'ombre et d'or par la brume grandi,
Solitude ! ô compagne adorable et soumise,
Notre pas fraternel que la joie alourdit.

Nous ne pousserons plus la barrière rustique
D’un chimérique enclos dans le pays de Vaud,
Comme au seuil d'une vieille estampe romantique
Où tout redevenait si tendre et si nouveau.

— Ni la petite ville endormie et française
Où l'on entre au matin sur les pavés du roi,
Ni le torrent avec sa route de mélèzes
Et le poteau-frontière auprès du pont de bois,

Ni les villages purs ni les cités barbares,
Les verts canaux flamands, les bleus chemins toscans,
Ni les ports orageux ni les fumeuses gares,
Ni les tombeaux herbeux où jouaient des enfants,

Ni la place gothique et sa chère fontaine,
Ni les feux et les tours des capitales d'or,
Tout ce qui fait enfin sa musique lointaine
Au fond d'un temps de conte où ma jeunesse dort.

Nous n'irons rien revoir, Solitude chérie :
II ne faut pas vouloir, tout serait trop changé,
Etre — fantôme amer au bord de la prairie —
Ce jeune voyageur des grands ciels étrangers.

... Mais je songe souvent, honteux de ces chimères,
Evoquant à mourir ces lumineux instants,
Que le vrai paradis, s'il est pareil — ô Mère,
Au plus pur de nos jours retrouvés hors du temps,
Que le vrai paradis, s'il nous rend l'éphémère
Et nous donne à jamais nos gloires de vingt ans,
Ce doit être, là-haut, une ville où l'on erre.

Une Ville inconnue où l'on erre, au printemps...
 
 
 
alphonse métérié (1887-1967). Le Cahier noir. (1923).
 
 

 
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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 22:08
Un été grec
 
Rien ne va plus ! L'Euroland retient son souffle. Le sommet européen prévu jeudi 21 juillet risque d'être celui de la dernière chance pour le "plan grec" et pour l'euro. S'il échoue, Athènes ne sera plus en situation d'honorer ses prochaines échéances et il y aura, selon toute vraisemblance, défaut de paiement. Alors ? Alors tout est possible, y compris la sortie de la Grèce de la zone euro, suivie sans doute d'assez près par celle du Portugal. D'autres vont même plus loin et envisagent un effet de domino sur l'ensemble des économies européennes. L'Irlande et l'Espagne, réputées fragiles, sont déjà dans la ligne de mire des marchés. Si la contagion devait atteindre l'Italie - dont le poids économique est hors de portée des mécanismes de sauvegarde européens - ce serait sans doute la fin de l'euro à brève échéance. Les banques françaises et allemandes paieraient alors au prix fort les conséquences de ce terrible été grec.
Quelles sont les chances pour que ce sommet débouche sur des décisions solides ? Assez minces, disent les spécialistes. En réalité, malgré les fausses informations diffusées par la presse européiste, les positions de l'Allemagne et de la Banque Centrale Européenne ne se sont pas rapprochées d'un iota. On est même tenté de penser qu'à Berlin on n'exclut plus du tout la perspective d'un défaut grec et qu'on est encore moins disposé qu'avant à faire payer le contribuable allemand pour sauver la mise des banques. La réunion des ministres des finances européens des 11 et 12 juillet, censée dessiner l'esquisse d'un compromis, s'est d'ailleurs conclue par un nouvel échec. Ce qui était impossible mardi dernier a peu de chance de devenir acceptable jeudi prochain. Mme Merkel n'avait-elle pas exclu de boycotter le sommet si celui ci devait se réduire à de vaines parlottes ?
L'attitude de l'Allemagne est parfaitement claire. Après avoir cédé un temps aux envoûtements de la monnaie unique, elle est maintenant persuadée que l'Euroland n'est pas viable à long terme. Les pays d'Europe du sud ne sont plus compétitifs, ils n'auront jamais les moyens de rembourser leur dette et les politiques d'austérité qu'on essaie de leur imposer va les déstabiliser davantage encore. La seule solution est leur sortie de l'euro et le recentrage de l'Euroland sur l'ancienne "zone mark". La Grèce, le Portugal et quelques autres n'échapperont pas à une restructuration de leur dette à très brève échéance. Dans ces conditions, on pense à Berlin qu'il est inutile de continuer à engager de l'argent public dans des mesures de renflouement complètement inefficaces.
On est également persuadé outre-Rhin que l'heure de vérité a sonné pour les banques La correction est devenu inévitable et les tests de performance réalisés la semaine dernière ont montré, qu'à l'exception de l'Espagne et de la Grèce, le système bancaire européen a les moyens de l'encaisser. Alors pourquoi attendre ? D'autant qu'on constate que certaines banques continuent à jouer un jeu trouble : en exigeant des Etats qu'ils  renflouent les pays fragiles afin de diminuer leurs risques, tout en alimentant la spéculation contre ces pays. D'où l'insistance de l'Allemagne à ce que les créditeurs privés participent au rétablissement des comptes des Etats qu'ils ont sinistrés. Sur ce point, Berlin ne capitulera pas, car il sait que la morale et la raison sont pour lui. Il est dommage que l'on n'ait pas pas adopté le même discours de fermeté à Paris !
Alors ? Alors il est vraisemblable que le sommet de jeudi débouchera sur un compromis boiteux et sur des mesures molles. Comme personne ne voudra perdre la face, on fera place aux demandes de chacun : l'Allemagne obtiendra, du moins en paroles, des garanties que les banques prendront leur part du fardeau grec, la BCE veillera, dans les termes de l'accord, à ce que cette participation privée soit la plus réduite possible. Quand à M. Sarkozy, on lui laissera faire le discours sur l'unité européenne retrouvée. Et rien de plus. Sur le fond, rien ne sera réglé. La fébrilité qui agite les marchés depuis quelques jours montre que ce scénario de sortie est le plus vraisemblable.
L'éclatement de la zone euro est à ce point inévitable qu'on commence, ici ou là, à chercher des boucs émissaires. Les Grecs sont naturellement tout désignés pour jouer ce rôle. Non contents d'avoir manger leur blé en herbe, ils ne jouent pas le jeu des mesures de rigueur qu'ils ont pourtant adoptés avec enthousiasme ! C'est en tous cas ce que pense Mme Lagarde. A peine installée dans son fauteuil doré du FMI, elle s'agite déjà dans tous les sens. "Il faut en faire plus", martèle-t-elle à l'intention des Grecs, dont les efforts sont jugés insuffisants. Plus de coupes sombres sociales, plus de privatisations, moins d'emplois publics et des salaires plus bas pour tous. Avec ce remède de cheval digne des Diafoirus, gageons que les malheureux Grecs seront bientôt morts et guéris. Mais pour sauver l'euro, Mme Lagarde est prête à combattre jusqu'au dernier grec !
Autre créature agité, M. Trichet. Lui aussi a envie de passer ses nerfs sur quelqu'un. Celui que les salles de marché ont affublé du surnom de "Foutrichet" pour sa gestion ubuesque des taux d'intérêt s'est trouvé de nouveaux ennemis : les Etats. Puisque les gouvernements de la zone euro n'ont voulu en faire qu'à leur tête, au point même d'imaginer de taxer les banques, ce sera à eux de payer l'addition du défaut grec. "J'ai prévenu plusieurs fois en détail les chefs d'Etat et de gouvernement qu'en cas de défaut de paiement d'un pays, la BCE ne pourra plus accepter ses obligations comme des garanties normales. Dans ces conditions, les gouvernements devraient alors eux-mêmes s'engager pour corriger la situation". "Ce sera leur devoir" s'est-il senti obligé de préciser. Quand aux banques, qui n'ont, comme tout le monde le sait, que des droits et aucun devoir, elles pourront continuer à dormir sur leurs magots et à faire tomber les bénéfices, comme avant. Quoi de plus normal !
On dit que M. Trichet, qui va sans doute faire les frais du sommet de jeudi, pourrait quitter plus vite que prévu la présidence de la BCE. Quant à Mme Lagarde, tout le monde attend avec intérêt - certains avec gourmandise - l'issue de ses démêlés avec la Cour de Justice de la République au sujet de l'affaire Tapie. Si ce triste été grec pouvait nous débarrasser  des Lagarde, des Trichet et de quelques autres faces de carême, il aurait au moins servi à quelque chose. 

François Renié.

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18 juillet 2011 1 18 /07 /juillet /2011 08:30
Tous les grands ports ont
des jardins zoologiques                                               
de Marcel Thiry
Mis en ligne : [18-07-2011]
Domaine : Lettres  
Thiry-Marcel.gif

 

Marcel Thiry (1897-1977), poète et écrivain belge. Arrêtant ses études il s’engagea volontairement dans la Grande Guerre, et combattit sur le front russe. Après quoi, comme avait éclaté la Révolution de 1917, il dut faire un long périple pour rejoindre son pays : Sibérie, États-Unis... Cette expérience lui inspirera ses trois premiers recueils de poésie : Toi qui pâlis au nom de Vancouver, Plongeantes proues et L’Enfant prodigue. Il fut par la suite avocat, homme d’affaires, sénateur, continuant à publier abondamment poésies et romans.  Parmi ses derniers recueils : Le Jardin fixe (1969), Saison cinq et quatre proses (1969), L'Ego des neiges (1972), Songes et spélonques (1973), L'Encore (1975)
 

Marcel Thiry, Tous les grands ports ont des jardins zoologiques, Paris, La Table Ronde, mars 2011, 435 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
"Comment, vous ne connaissez pas ? Ce n'est pas possible ! Un des plus remarquables poètes d'aujourd'hui ! " s'était exclamé Paul Éluard à propos de Marcel Thiry (1897-1977). La présente anthologie réunit plus de cent cinquante poèmes choisis parmi les dix-huit recueils qui composent une oeuvre d'une étonnante virtuosité prosodique construite à l'écart des grands courants poétiques de son temps. Tour à tour, ils mettent en lumière l'expérience du jeune soldat faisant le tour du monde malgré lui, le goût du voyage et le plaisir toujours intact de se perdre dans des villes étrangères, la célébration de l'amour de manière parfois très érotique, la conjugaison souvent pleine d'humour entre l'homme d'affaires, l'entrepreneur et le rêveur.
 
Présentation de Jean-Claude Pirotte, Lire - juin 2011
Quarante mille à ton compteur.

 

A Rethel au Sanglier,
A Meaux sous un néflier,
Où la table est-elle prête,
Où le soir où l'on s'arrête ?
 

 

Tu as tant mêlé tes routes
Que tu songes, que tu doutes
Si c'est Dôle ou si Auxonne
La tour où ton heure sonne.

 

Ce poème, je me le suis récité mille fois. Et il me semble, durant toute mon existence, n'avoir pérégriné que sur les traces de l'astrale automobile de Marcel Thiry. Et les noms sonores ou étouffés des lieux, villes et villages sonnent toujours dans ma mémoire comme si je les avais moi-même découverts, voire inventés avec leur charge sonore de romanesque :

 

Je nomme Carignan, je nomme Florenville
Sans dessein que de faire un écho à leurs noms,
Comme, pour faire au ciel sans couleur son répons,
La Lorraine accomplit sa tristesse inutile...
 


Et je cours à la rencontre de la poésie comme si ma propre vie en dépendait (et c'est au fond de cela qu'il s'agit) : je me redis la prose des forêts mortes en traversant les collines qui se chevauchent dans la haute vallée de la Marne, où s'élève la voix, dans mon souvenir, du courtier qu'il fut aussi par la force des choses : 


Tous les arbres que j'ai tués se mettront quelque jour à revenir,
Non tels que je les aurai mutés par commerciales métamorphoses,
Non pas distribués comme ils le sont par mes contrats et mes factures
Au large du grand monde avide et réceptif...
 

 

Et cette voix me poursuit entre les étagements des reliefs forestiers des pays d'entre-deux où règne encore un grand silence habité d'une longue mémoire, et j'entends ce dernier vers : 

 

C'est la vaste Vie qu'en la vivant j'aurai changée en éternité. 


Et puis je reprends ma route en compagnie de cette comptine qui ne me quitte pas : 

 

Quarante mille à ton compteur,
Encor combien pour le bonheur,
Cent cinquante pour Lunéville
Et pour la lune trois cent mille ; 

De Charleroi où je suis né
à Charleville pour dîner,
Les rois, les villes, les années,
A-t-on passé l'Epiphanie.

 

Et puis, un jour, je me décide pour le train où 

 

Les wagons de troisième étaient pleins de poètes 

 

et dans ces 

 

Wagons du mercredi, députés socialistes,
Courtiers en vrac, boursiers pavoisés de journaux,
Je me suis souvent mélangé à vos peuplades
Et, les yeux clos, parmi vos bancs de marchands tristes,
J'ai demandé l'absence à vos velours banaux...
 

 

Et je sais enfin qu'en soixante-seize (où je reçus dans mon havre clandestin la dernière lettre de Marcel Thiry) j'étais aussi là, fantôme inconsistant, dans ce train de Vichy à Paris : 

 

On est le trente et un mai mil neuf cent soixante-
Seize ; on est autrefois par la plaine française...
 

  
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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 22:53
Bucolique  
 
O toi qui me berças sous la vigne et les ormes
Et qui gonflas mon cœur de ce sang radieux,
Je t'inscrirai vivant en d'immortelles formes,
Mes vers auront la force et l'éclat de tes yeux

O mon père, le pré blanchi de fleurs brillantes,
Les épis parfumés du blé substantiel
Viennent, sous le soleil, baiser tes mains vaillantes,
— Tes calmes gerbes d'or ombrageront le ciel !

Sais-tu que ton regard auguste a la jeunesse
Des soleils printaniers, quand soudain tu souris ?
— Pour qu'un cœur de héros dans ma poitrine naisse,
Enfant, tu me guidais vers les lilas fleuris.

Quand les bouviers brunis sous leurs chemises blanches
M'apportaient un beau lys tombé sur les sillons
Une cigale chaude et vibrant sur les branches,
Des roses, des oiseaux, des fruits ou des grillons,

Tu souriais d'orgueil ! Ah! souris plus encore
Et longtemps vois jaunir et refleurir les bois ;
Sois fier ! sur le luth d'or et la flûte sonore
Toute ta race chante avec de belles voix !

 

Emmanuel Signoret. (1872-1900), Vers dorés. (1896)

 
CEZANNE Paul L'été 2

 

 

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 21:33
Ce cher George               ORWELL (George)
 
Le dossier George Orwell prend peu à peu de l’épaisseur. L’image que l’on avait de ce curieux socialiste s’est longtemps résumée à ses deux grands livres – 1984 et La Ferme des Animaux – et à l’épisode mythique du héros de la Guerre d’Espagne. Les essais publiés depuis une vingtaine d’années permettent maintenant de mieux saisir l’importance de l’écrivain et son apport original à l’histoire des idées. Orwell n’est pas seulement le prophète du totalitarisme et le dénonciateur des dérives révolutionnaires de son temps. C’est aussi un esprit positif, dont la doctrine s’est forgée moins au contact des livres que du peuple anglais, des humbles qu’il a côtoyés toute sa vie. Si Orwell a lu Marx, il en a retenu peu d’éléments. Son socialisme est largement pré-marxiste (ou postmarxiste). Il ressemble par beaucoup d’aspects à celui de Proudhon: c’est une morale des producteurs et une éthique de la vie en société. Sa doctrine dessine un monde d’hommes libres, dans lequel les nations et les traditions ont leur place, un monde qu’Orwell veut plus juste, meilleur, mais sans jamais sacrifier aux illusions du progrès et de la modernité. C’est en ce sens qu’il a pu se décrire lui-même comme un « anarchiste tory », un socialiste conservateur.
Ces essais récents permettent aussi de mieux comprendre les relations entre l’homme et son œuvre. Orwell était fait d’une seule pièce. Tous ceux qui l’ont connu confirment l’unité profonde qui existait chez lui entre le penseur, l’écrivain et l’homme d’action. Sa vie durant, il a sacrifié aux mêmes principes. Il ne pouvait pas imaginer la politique autrement qu’au service des gens simples et il avait les politiciens et leurs discours en horreur. La malhonnêteté intellectuelle le révulsait profondément. Il mettait dans le même sac les snobs de la gauche radicale et la social-démocratie « mielleuse ». La guerre d’Espagne l’avait définitivement vacciné contre le fascisme, le communisme et tous ceux qui veulent faire le « bonheur » des autres malgré eux. En revanche, il demeura jusqu’au bout d’un patriotisme intransigeant, sans renier ses opinions révolutionnaires : en 1940, il choisit sans aucune hésitation de soutenir Churchill et de servir l’Angleterre de toutes ses forces. Pour lui, la patrie, y compris dans ses traditions les plus anciennes comme la Couronne, était indissociable des intérêts du peuple.
Chaque saison apporte désormais des détails précieux sur l’homme et sur l’écrivain. Simon Leys, qui publia en 1984 un bel essai sur Orwell et la politique, livre dans le numéro d’été de la revue Commentaire [1] ses réflexions sur deux publications récentes concernant Orwell intime : l’une rassemble ses journaux, l’autre une sélection de lettres qui couvrent une grande partie de la vie de l’écrivain [2]. Les journaux sont à l’image d’Orwell, secs, précis, réalistes, décrivant la vie comme elle vient, sans confidences ni confessions particulières :
 
Ici, il note rarement ses émotions, impressions, humeurs ou sentiments ; et c’est à peine s’il consigne ses idées, jugements et opinions. Il s’attache presque uniquement à fixer des faits et des évènements, de façon sèche et concise ; ce qui se passe dans le vaste monde et ce qui se passe dans son petit jardin. […] En un sens, ces journaux pourraient porter en épigraphe la sympathique déclaration d’Orwell dans son essai Pourquoi j’écris (1946) : « Tant que je serai vivant, je continuerai à aimer la face de la terre et à faire mes délices des objets solides ainsi que de mille bribes d’informations inutiles. »
 
Mais Orwell est souvent rattrapé par son envie de commenter les évènements à chaud et de donner aux faits qu’il rapporte un caractère plus général et plus profond. Ses digressions, souvent d’une grande finesse, dénotent une vaste culture politique et littéraire. Ainsi, alors qu’il enquête sur la condition des ouvriers dans le nord de l’Angleterre, il ne peut s’empêcher de rapporter ce qu’il voit à ses lectures sur l’histoire du mouvement social :
 
« Pour cette même raison, dans les pays où il existe une hiérarchie de classes, les membres de la classe supérieure tendent toujours à prendre la tête dans les moments de crise, sans être nécessairement plus doués que les autres. Pareille situation est acceptée un peu partout, presque toujours. Dans l’Histoire de la Commune de Paris par Lissagaray, il y a un passage décrivant les exécutions qui suivirent la répression de la Commune : on fusillait les meneurs sans procès, et comme on ne savait pas exactement qui étaient les meneurs, on les identifiait en partant du principe que ceux qui appartenaient à une classe supérieure devaient être les chefs du mouvement. Ainsi un homme fut fusillé parce qu’il portait une montre, un autre parce qu’il « avait une physionomie intelligente. »
 
Si, à la lecture des journaux, on situe mieux les activités quotidiennes d’Orwell, ses préoccupations, ses curiosités et ses centres d’intérêt, la correspondance permet d’avoir une image plus juste du penseur et de l’écrivain. Les thèmes politiques y sont largement présents. Dans ce domaine, comme le souligne Simon Leys, l’attitude d’Orwell repose sur trois éléments simples : « une saisie intuitive des réalités concrètes ; une approche non doctrinaire de la politique allant de pair avec une profonde méfiance des intellectuels de gauche ; un sentiment de l’absolue primauté de la dimension humaine ». Si Orwell épistolier raffole des discussions d’idées, il n’a pas de mots assez durs pour le jeu des partis et pour ce sectarisme qu’il a vu à l’œuvre en Espagne et qui l’éloignera définitivement des idées communistes :
 
Son évolution politique prit un tournant crucial en Espagne, où il s’était porté volontaire pour combattre le fascisme : après qu’une balle fasciste eut manqué le tuer, il n’échappa que de justesse aux assassins de la police stalinienne : «  Ce que j’ai vu en Espagne, et ce que j’ai vu depuis des mécanismes internes des partis politiques de gauche, m’a donné l’horreur de la politique […]. Je suis définitivement « de gauche », mais je pense qu’un écrivain ne peut demeurer honnête que dans la mesure où il se garde de toute obédience partisane »
 
Horreur de la politique et des partis mais aussi détestation des intellectuels assis. Orwell n’a que mépris pour l’intelligentsia anglaise mais il est aussi très sévère pour les intellectuels français qu’il connait bien et pour lesquels il a un peu plus de considération. A l’exception signalée de Sartre : « Sartre est une grosse outre gonflée de vent », note-t-il dès 1945, ce qui n’est pas mal vu. Et d’Emmanuel Mounier qu’il considère, à l’instar de Bernanos, comme l’archétype du Tartuffe moderne, entouré de sa paroisse de « compagnons de route » chrétiens :
 
« C’est curieux, en 1945 ? Je n’avais rencontré Mounier que pendant dix minutes mais d’emblée je me suis dit : ce gaillard-là est un « compagnon de route ». Il dégage un relent qui ne trompe pas ».
 
On imagine la surprise d’Orwell en lisant aujourd’hui Esprit et ses dithyrambes enflammés pour DSK et pour François Hollande ! A tout prendre, Mounier et ses « curés rouges » étaient plus présentable que les petits marquis de la social-démocratie moderne !
Quant à la littérature, qui était la vraie passion d’Orwell, elle occupe de longs passages dans la correspondance. Les lettres de 1948 et 1949 attestent que la rédaction de 1984 fut une lutte épuisante, précisément comme le rappelle Simon Leys « parce qu’il s’efforçait de transformer une vision politique en une œuvre d’art ». Confrontation du politique et de l’esthétique qui donne à l’écriture une dimension presque tragique:
 
Dans son essai Pourquoi j’écris, il avait d’ailleurs déjà indiqué : « je ne pourrais pas travailler à la composition d’un livre, ni même à la rédaction d’un long article de revue, si ce n’était pas aussi une expérience esthétique. » Et si, en fin de compte, 1984 ne put pleinement satisfaire les hautes exigences littéraires de l’auteur, c’est pour la simple raison qu’il avait dû travailler dans d’impossibles conditions : il était talonné par le temps, et la maladie qui allait bientôt le tuer l’avait déjà réduit à la condition d’invalide. Qu’il ait réussi en pareil état à terminer à terminer une œuvre aussi ambitieuse constitue une prouesse peu ordinaire. […] Ecrire des romans devint sa profonde passion mais aussi une passion maudite : «  Ecrire un roman est une agonie ».
 
Le dernier numéro de la revue Agone [3] traite lui aussi des relations entre littérature et politique chez George Orwell. Les textes présentés sont de grande qualité. Nous conseillons vivement à nos amis la lecture de cette belle publication dont nous ne pouvons donner ici – faute de place – que quelques aperçus.
Signalons en premier lieu l’article très argumenté que M. Rosat, maitre de conférences au collège de France, consacre à « Orwell et la Révolte intellectuelle ». Non, nous dit M. Rosat, Orwell n’était ni « anarchiste » ni « tory », il n’avait rien d’un anticonformiste de droite façon Swift ou façon Evelyn Waugh. Utiliser cette formule – que l’écrivain anglais a lancée de façon un peu légère -, c’est prendre le risque de mutiler la pensée d’Orwell, de la positionner aux marges de la politique alors qu’elle peut constituer une vraie alternative au socialisme autoritaire. L’objection est sérieuse. Elle semble viser au premier chef le philosophe Jean-Claude Michéa, dont le livre « Orwell, anarchiste tory » [4] participa à la redécouverte d’Orwell à la fin des années 1990. On suivra M. Rosat lorsqu’il défend qu’Orwell est authentiquement socialiste, même s’il lui arrive de mettre la pensée conservatrice au service de ses idées. On approuvera M. Michéa lorsqu’il soutient que pour Orwell, comme pour Proudhon ou pour Péguy, le socialisme ne signifie ni rejet du passé ni des traditions et qu’il appelle une lecteur critique de la modernité. La controverse n’a donc pas lieu d’être.
On retiendra également la contribution de M. Crowley sur la référence au peuple chez Orwell, une notion omniprésente dans l’œuvre – politique mais aussi littéraire – du penseur anglais. Le peuple chez Orwell n’a rien à voir avec la masse indifférenciée des marxistes. Ce n’est pas un groupe social empirique, ni même une classe sociale, mais « une catégorie fondamentale dont la signification est à la fois politique, sociologique et morale ». Un peuple qui doit être pris tel qu’il est, avec ses vertus (une certaine méfiance vis-à-vis de la bonne conscience, de l’autosatisfaction), ses coutumes et ses contradictions. La peur du peuple, l’absence du peuple sont au cœur de la crise du socialisme et des gauches contemporaines. A l’époque d’Orwell, cette critique s’adressait au socialisme autoritaire.  Elle pourrait aujourd’hui tout aussi bien s’adresser à la social-démocratie européenne, tentée d’oublier le peuple au bénéfice des nouvelles classes bourgeoises :
 
Ce qui mérite d’être ravivé, dans ce monde mielleux de tolérance, de réforme modeste, de pluralisme et de « gauche propre sur elle », c’est la colère qu’Orwell puisait dans sa haine de l’indécence. […] Ceci montre à quel point les pauvres et les parias ont disparu du discours politique, et confirme la conviction profonde d’Orwell : la gauche, au bout du compte, accepte les distinctions de classe. Par conséquent, il nous faut réapprendre auprès d’Orwell cette décence qui naît de la colère ; son indignation face à l’état du monde, mais également face aux excès des gens de gauche et des intellectuels de gauche, qui, à bien des égards, ont l’indécence d’ignorer le peuple et ses contradictions.
 
Mais on doute qu’avant longtemps ce programme soit celui de la gauche française !
Paul Gilbert.


[1].  Simon Leys, « Orwell intime », Commentaire n°134, été 2011.
[2]. George Orwell, Diaries, Londres, Harvill Secker, 2009. - George Orwell, A life in Letters, Londres, Harvill Secker, 2010. 
[3]. « Orwell, entre littérature et politique ». Agone n°45, 2011 (www.agone.org)
[4].  Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995.
 
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10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 23:57
L'obsolescence de l'homme      
"Sur la destruction de la vie à l'époque
de la troisième révolution industrielle"
 
de   Gunther Anders
Mis en ligne : [13-07-2011]
Domaine :   Idées  

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Gunther Anders (1902-1992) est un penseur et essayiste allemand. Parmi ses oeuvres récemment traduites en français, on citera :   La Haine à l'état d'Antiquité (Payot & Rivages, 2007), La Menace atomique. Considérations radicales sur l'âge atomique (Le Serpent à Plumes, 2006).


Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, Tome II - "Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle". Paris, Ed. Fario, mars 2011, 428 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
"Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes." Gunther Anders.
 
Critique de Roger-Pol Droit. Le Monde du 10 juin 2011.
Les exagérations prophétiques de "Monsieur autrement". L'humanité est périmée. Date de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d'Auschwitz et les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Sont alors devenus désuets, pêle-mêle : l'avenir, l'histoire, les valeurs, l'espérance et l'idée même de ce qu'on appelait, auparavant, "homme". Cette "obsolescence de l'homme" - titre de deux recueils d'études de Günther Anders constituant son oeuvre majeure - est au coeur d'une pensée dont l'actualité est surprenante, en dépit d'un demi-siècle passé. C'est en effet dans les années 1950-1970 que cet auteur atypique explique, thème par thème, comment et pourquoi tout, à présent, se trouve frappé d'une caducité essentielle. Vraiment tout : le travail comme les produits, les machines comme les idéologies, la sphère privée comme le sérieux, la méchanceté comme... En lisant ces études rédigées au fil du temps, on est frappé d'abord par leur cohérence. Bien qu'Anders se refuse à construire un véritable système, la radicalité de sa critique tous azimuts de l'actuelle modernité soude cette collection de points de vue pour élaborer une véritable philosophie de la technique. Car son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Bien avant  Guy Debord, Enzo Traverso et quelques autres, Günther Anders avait mis en lumière la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale. Le principal étonnement du lecteur, c'est finalement de constater combien, sur quantité de points, Anders a vu juste avant tout le monde. Drôle de type, ce Günther Anders. De son vrai nom Günther Stern, il est né en 1902 à Breslau, dans une famille de psychologues. Elève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de  Bertoldt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. Mais ce choix fortuit finit par en dire long. Autrement, c'est sa façon d'agir : ce philosophe n'a jamais voulu être reconnu pour tel, il a refusé systématiquement les chaires d'université qu'on lui a plusieurs fois proposées, persistant à gagner sa vie, aux Etats-Unis, puis en Autriche, comme écrivain et journaliste. Cet inclassable a déserté longuement sa propre oeuvre pour militer activement contre l'industrie nucléaire, la guerre du Vietnam (il fut notamment membre du tribunal Russell). Il meurt à Vienne en 1992, à 90 ans. Autrement, c'est évidemment sa façon de penser. A partir de choses vues, de gens croisés, d'une kyrielle de faits en apparence microscopiques, Anders établit son diagnostic implacable. Sa méthode : l'exagération. A ses yeux, c'est une qualité. Cette exagération se révèle indispensable, selon lui, pour faire voir ce qui n'existe éventuellement qu'à l'état d'ébauche ou de trace, ou bien ce qui est dénié, négligé, voilé. Ou pour faire entendre ce qui semble d'abord inaudible. Car bien des thèses d'Anders semblent sidérantes : l'humanité est dénaturée, l'essence de l'homme a perdu tout contenu et toute signification, l'histoire est devenue sans lendemain... A première vue, tant de certitude semble dépourvue de réel fondement. Pourtant, à mesure qu'on avance dans la lecture, il devient difficile de ne pas reconnaître, dans la loupe d'Anders, notre monde tel qu'il est. Par exemple : "La tâche de la science actuelle ne consiste (...) plus à découvrir l'essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles elles obéissent, mais à découvrir le possible usage qu'ils dissimulent. L'hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu'il n'y a rien qui ne soit exploitable." Le fond du débat, évidemment, porte moins sur la justesse de tels constats que sur ce qu'on en fait. Anders les voit sous une lumière noire, comme autant de catastrophes sans issue. Personne n'est obligé d'en faire autant. Mais l'ignorer est impossible. C'est vrai qu'il aura fallu du temps. Le premier tome de L'Obsolescence de l'homme, paru en 1956, ne fut traduit en français qu'en 2002 (aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances). Ce second tome, qui regroupe des textes rédigés entre 1955 et 1979, est paru en 1980. Le lire aujourd'hui en français, à l'initiative d'un petit éditeur, est vraiment une expérience à ne pas manquer. Car dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.

 

A lire également : la belle critique de notre ami Gérard Leclerc :" Gunther Anders et le vertige technique". - Royaliste n° 991 du 9 mai 2011.  

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6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 22:57

La guerre de l'euro a commencé. 

Qui peut bien croire à l'euro ? Y a-t-il encore des esprits indépendants, sérieux, réfléchis pour parier sur l’avenir de la monnaie unique ? On peut en douter à la lecture du petit opuscule que vient de publier Jean-Jacques Rosa sous le titre explicite "L'euro : comment s'en débarrasser" [1]. Le professeur Rosa n'est pas à proprement parler un gauchiste et ceux de nos lecteurs qui reprochent à cette revue de faire la part trop belle à Emmanuel Todd, à Jacques Sapir, à Paul Jorion ou à Joseph Stiglitz devraient trouver son pédigrée plutôt présentable. Economiste libéral, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien membre du Conseil d'analyse économique, il n'a pas l’habitude de hasarder sa plume dans les feuilles progressistes ni de battre l’estrade pour Attac ou pour le Front de gauche.

Et pourtant M. Rosa est un opposant irréductible à l'euro et cela depuis toujours. Il a même publié en 1998, sous le titre l'Erreur européenne [2], un des tous premiers plaidoyers sérieux contre la monnaie unique. L'auteur y pointait l'une après l'autre les causes de cet échec annoncé et les conséquences qu’il aurait sur les économies européennes: redémarrage du chômage, déséquilibres commerciaux abyssaux, endettement massif des classes populaires et des Etats, perte de compétitivité de l'Europe... Tout y était parfaitement expliqué, exposé jusqu’au moindre détail. Et pourtant, le livre se heurta à une hostilité quasi générale. Pensez donc, un économiste sérieux qui ne prenait pas l'euro au sérieux ! Au moment même où Romano Prodi prophétisait, après Jacques Delors, que la mise en circulation de l’euro créerait « mécaniquement » un point de croissance supplémentaire et des millions d’emplois en Europe. Nous nagions alors en plein mirage et, pour tout dire, en pleine escroquerie.

L’époque a changé. Les faits ont donné raison aux eurosceptiques. Le piège de l’euro s’est refermé : « La monnaie unique s’est révélée être, comme prévu, un fiasco nocif pour les économies nationales qu’elle a privées d’un amortisseur de crise essentiel dans les remous de la « grande dépression ». Pouvait-il en être autrement ? Aucune chance, répond Jean-Jacques Rosa. Adopter une monnaie unique suppose que l’on fasse partie d’une zone monétaire homogène. Or tel n’est pas le cas des pays européens : « leurs conjonctures ne sont pas synchronisées, leurs inflations sont différentes, voire divergentes, les mobilités internationales du facteur travail sont très limitées : le chômeur de Naples ne va qu’exceptionnellement chercher du travail à Madrid, Strasbourg ou Berlin ». Tous les discours du monde ne peuvent rien changer à cela.

Ce constat est-il susceptible d’évoluer dans l’avenir et l’intensification des échanges au sein de la zone euro conduira-t-elle à une convergence des économies nationales ? Pas plus, rétorque Jean-Jacques Rosa. La théorie économique, encore récemment étayée par les travaux du prix Nobel Paul Krugman, montre au contraire que l’ouverture des marchés ne conduit pas à une homogénéisation mais à une spécialisation régionale des zones qui composent le territoire européen. L’euro n’aura donc pas plus de sens demain qu’aujourd’hui. A court terme, la monnaie unique est une mesure inappropriée qui affaiblit les Etats dans une conjoncture internationale difficile. A long terme, elle impose à chacun des pays d’Europe un modèle de développement uniforme et centralisé, alors que le monde de demain privilégiera les entités souples et mobiles. Au final, on ne trouve que faiblesse et vulnérabilité, là où l’on nous avait promis de la force et de la robustesse.

Tout cela était connu, et même archi-connu des économistes.  Mais les élites dirigeantes de la politique, de l’administration et des affaires n’ont voulu en faire qu’à leur tête. Depuis 60 ans, elles poursuivent la même chimère absurde : faire de l’Europe des nations le pendant des Etats Unis d’Amérique. Chaque tentative – serpent monétaire européen, création du marché unique, traité de Maastricht – s’est pourtant soldée par un échec mais chaque fois la réponse a été la même : « s’il y a échec, c’est que nous ne sommes pas assez intégrés, allons plus loin et plus vite vers l’intégration ». On a allègrement franchi le pas de l’intégration monétaire et on en mesure aujourd’hui les résultats: l’Allemagne, compte tenu de sa faible inflation et de sa politique de modération salariale, en tire largement profit. En revanche, les pays européens les plus fragiles, privés de toute marge monétaire, n’ont plus d’autre moyen pour soutenir leur activité que d’accroitre leur demande intérieure et de multiplier les déficits. On met alors en place de soi-disant fonds de sauvetage, assortis de mesures de récession, qui ne font qu’asphyxier davantage la situation de ces pays. En réalité, comme on le voit bien dans les crises grecque et portugaise, l’unique objectif de ces aides est d’éviter la faillite des grandes banques, françaises ou allemandes, qui ont prêté sans discernement, en aucune façon d’aider les pays du sud à s’en sortir.

L’échec de l’euro était donc prévisible. Mais alors pourquoi s’être embarqué dans cette aventure ? Qui sont les responsables de cet immense cafouillage ? Sur ce point, le livre de M. Rosa apporte des éclairages nouveaux et substantiels. L’aveuglement des politiques et de la haute fonction publique européenne y a, bien sûr, sa part. Certains politiques, moins aveugles que d’autres, ont joué sciemment la carte de l’euro pour précipiter le mouvement vers le fédéralisme. C’est clairement le dessein des Trichet, des Juncker, des Barnier qui profitent aujourd’hui de la crise grecque pour exiger la mise en place d’un gouvernement économique européen et la nomination d’un super ministre des finances. Peine perdue, nous dit Jean-Jacques Rosa, leur agitation restera lette morte. Pour que leur projet prenne forme, il faudrait que les nations européennes acceptent de mettre en place des mécanismes de solidarité de très grande envergure. Or on voit bien que ces mécanismes n’ont aucune chance d’émerger tant que les opinions publiques allemandes et nord-européennes sont ce qu’elles sont. Les eurosceptiques peuvent dormir sur leurs deux oreilles, le gouvernement économique européen n’est pas pour demain.

Si l’euro ne fait pas le bonheur des peuples, ni celui des politiques, il fait en revanche la fortune des banquiers et des grands groupes de l’industrie et du commerce. L’argent attire l’argent, les capitaux affluent là où l’inflation et les risques de change sont les plus faibles. L’euro présente à cet égard le double avantage d’être une monnaie unique et une monnaie forte. Avantage appréciable pour « les emprunteurs permanents (ou « structurels ») que sont les Etats et les grandes entreprises. Avec une monnaie forte, obtenir de l’argent leur coûte moins cher » et on se doute que cette avantage fait surtout l’affaire des créanciers – banques, fonds de pension et autres brasseurs d’argent – qui prêtent ici dans les meilleurs conditions de sécurité. Cette euphorie débitrice aura couté cher à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal, victimes des mirages de la finance internationale.

Mais il n’y a pas que les banquiers que l’euro aura enrichis. C’est également une aubaine pour les grands groupes. Ils trouvent dans la zone euro l’espace idéal pour agir de façon concertée. « Tout devient plus simple pour les cartels lorsque les prix sont établis partout en une seule monnaie, sans aucune variation de change ». Signe de cette « cartellisation » de l’Europe : le nombre d’affaires d’ententes illicites se multiplie et dans chacun des cas les marges indues se chiffrent en dizaines de milliards d’euros. Voilà comment on cherche à organiser le racket des consommateurs européens.

L’heure n’est plus aux tergiversations, nous dit Jean-Jacques Rosa. Il faut sortir de l’euro. Et le plus vite possible, car ceux qui en sortiront les derniers seront pris dans le naufrage final de la monnaie unique et ils payeront le prix fort. Certes, le retour aux monnaies nationales pourrait avoir un coût élevé puisque la dévaluation qui s’ensuivra majorera d’autant le montant de la dette extérieure des candidats à la sortie. Mais cet inconvénient peut être évité, si l’on procède préventivement à une dévaluation de l’euro. Il est peu probable que l’Allemagne accepte spontanément cette dévaluation, mais elle peut y être contrainte par des pays du sud comme la Grèce s’ils décident de ne plus rembourser ou d’imposer unilatéralement une restructuration de leur dette.

C’est en France que la sortie de l’euro risque de susciter  le plus de difficultés : la classe politique et la haute administration, imprégnées depuis des décennies par les chimères européistes, feront tout pour retarder un choix qui signifie leur faillite politique. Les grands groupes, dont on connait le poids sur les décideurs politiques et sur les médias, s’y opposeront également de toutes les forces.  « Le clivage politique le plus significatif de ce début de siècle n’est plus dans l’opposition traditionnelle d’une gauche et d’une droite qui appliquent, une fois au pouvoir, des recettes presque identiques, « globalisation oblige », disent-elles. Il commence à émerger d’un affrontement profond, bien qu’encore mal formulé, entre un populisme de la grande masse des citoyens ordinaires dont l’horizon est essentiellement national, et des élites coalisées, celles de l’Etat comme des grandes entreprises, dont le cadre de référence se veut cosmopolite et global. ». Dans cette bataille de grande ampleur, les élites technocratiques et oligarchiques n’incarnent plus l’avant-garde de la modernité, comme elles tentent de le faire croire. Elles sont, tout au contraire, les héritières du monde qui vient de finir, celui des empires, des conglomérats, des cartels et de la centralisation. Celui de la lourdeur alors que les peuples aspirent à nouveau à l’autonomie et à la légèreté. « Le cartel multinational de l’euro ne durera pas », pronostique Jean-Jacques Rosa, « la guerre de sécession a déjà commencé ». Les insurgés d’Athènes, de Lisbonne, de Madrid et de Rome ont commencé à lui donner raison.

Paul Gilbert.

 


[1] . Jean-Jacques Rosa, L’euro : comment s’en débarrasser.  (Grasset, 2011)

[2].  Jean-Jacques Rosa, L’erreur européenne.  (Grasset, 1998)

 

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