Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 septembre 2011 7 18 /09 /septembre /2011 10:26
Touny-Lérys
(1880-1976)
 
De son vrai nom Marcel Marchandeau, Touny-Lérys est né à Gaillac en février 1881 et y est mort en avril 1976. Issu d'une famille dont les origines languedociennes et alsaciennes se confondent, il s’inspire du terroir natal et célébre avec un bel accent lyrique le vieux toit familial de Touny-les-Roses, au bord du Tarn, où s'est écoulée son enfance. Touny-Lérys contribue à de nombreuses publications littéraires, comme poète et comme critique. Il fonde au début du XXe siècle avec Marc Dhano et Georges Gaudion la revue Poésie, qui fait connaître de nombreux auteurs du Midi. C’est dans cette revue, qu’en 1909, il publie en réaction au Futurisme de Marinetti un manifeste du « Primitivisme ». Il poursuit parallèlement une carrière de magistrat.
L'art de Touny-Lérys est simple et harmonieux; il exprime la douceur de vivre, la paix des choses rustiques, la beauté des sites. Personne mieux que lui n'a évoqué la langueur, le silence, la sérénité de la nature méridionale. Son recueil, La Pâque des Roses, a été salué par la critique en 1909 comme «un livre de sagesse et de beauté». Proche dans son inspiration initiale de Francis Jammes, sa poésie s’apparente aussi à celle de Francis Carco, de Tristan Derême et du Groupe fantaisiste. Ses écrits et son action en faveur de la poésie lui valent l’amitié de Henry Bataille, Charles Guérin, Henri de Regnier, Marc Lafargue, Joseph Rozès de Brousse et Armand Praviel. Il est élu mainteneur de l’Académie des Jeux Floraux en 1941.
 
Les Filles d'Eros, poèmes (Toulouse, « Gallia », 1900). - Dans L’idéal et dans la vie, poèmes (ibid.) - Chansons dolentes et indolentes (Gamber, 1902) - Mimi et Mina, roman (Toulouse, « Gallia », 1902) - La Pâque des Roses, 1900-1909, poèmes (Mercure de France, 1909) - Amoureusement (Toulouse, « Poésie », 1910) – Poèmes de l’été et de l’automne en fleurs (La Pensée française, 1926) - Choix de poèmes (Figuière, 1933) - Au pays de Maurice de Guérin (Editions de l'Archer, 1937) – Instants (Subervie,1965).
 
 
La chanson
des roses
 
On nous place au mois de Marie
sur les autels des Saintes vierges
et près de nous les femmes prient
en regardant brûler les cierges ;
les femmes prient ?
les femmes rêvent
que nos mères furent cueillies
il y a vingt ans peut-être
tout là-bas dans la prairie...

Et leur front longtemps se penche
sur les grains du chapelet,
car c'était un beau dimanche
d'amour, de fleurs, de clarté...

Jeunes gens et jeunes filles
vers nous s'inclinent au printemps,
heureux amants
qui vont chantant
par les chemins et les prairies,
et qui cueillent nos fleurs surprises
pour les oublier dans un champ...

Car nous sommes les fleurs d'amour,
les fleurs de rêve,
et nous mourons aux carrefours,
ainsi qu'à la fin d'un beau jour
s'éteint la chanson sur les lèvres.
 
 
 
Touny-Lérys. (1881-1976), Choix de poèmes. (1933)
 
 
La terrasse du Tarn
 
.... De la terrasse, où je m'accoude, mon œil plonge
Et suit contre la rive, où paresseux s'allonge
Son grand corps de serpent qui glisse vers la nuit,
Le Tarn mystérieux qui dans les branches luit
Et transporte du bleu de ciel sur ses écailles...
Je suis tout seul, je sais que je suis une paille
Pour celui qui, de loin, regarde l'horizon
Et voit mon corps étroit dressé sur ce balcon ;
Je sais que je suis peu de chose entre ces choses,
Mais je rêve et me trouve heureux, mes yeux se closent,
Car la paix infinie, qui sur les champs s'étend,
Ainsi qu'au cœur des fleurs en mon âme descend.
Et je me sens alors, accoudé sur ce marbre,
Eternel comme lui, vibrant comme les arbres,
Fluide ainsi que l'eau qui, là-bas, va porter,
A travers les galets arrêtés dans le sable.
De ce soir calme et doux, mais, hélas! périssable,
Un peu de ciel crépusculaire en un reflet....
 
 
 
Touny-Lérys. (1881-1976), La Pâque des Roses. (1909)
 
 
 
Le soir dans le jardin
 
... C'est un soir de printemps, chaud comme un soir d'été
Le nom de la saison distingue l'un de l'autre
Deux soirs également vaporeux, parfumés
Des lourds géraniums éclos devant la porte
Et de ces mille odeurs que le zéphir supporte
Et qui tissent son voile adorable et léger...
Mon chien s'est étendu sur la terre, il respire
Lentement, son museau reposant sur mon pied;
Il est blanc, il est doux, il est tranquille; il sait
Qu'auprès de moi il peut dormir, il peut rêver ;
Et quand je dirai « Kim », son œil roux, qui chavire
Dans sa paupière, ira vers mon regard chercher
Le geste indicateur du chemin où marcher.
Et qu'il suivra, le nez au vent, quêtant un lièvre...
En attendant, il rêve en dormant ; moi je rêve
Eveillé, le cœur ému par la douce chose
Qu'est le soleil mourant parmi les briques roses
Tandis qu'en le lointain, que va couvrir la nuit,
Le soc d'une charrue, par intervalles, luit,
Et qu'un chant, voix de flot invisible, déferle,
Et pur, mystérieux comme un reflet de perle,
M'apporte en cet instant de calme volupté
La joie du laboureur qui, là-bas, a chanté
Et qui met, comme moi, son orgueil et sa gloire
A garder la Beauté, au fond de sa mémoire,
De cette heure reçue et qu'il peut conserver...
 
 
 
Touny-Lérys. (1881-1976), La Pâque des Roses. (1909)
 
 

rose-copie-1

 
Partager cet article
Repost0
13 septembre 2011 2 13 /09 /septembre /2011 22:54
Azurine
 
Une nouvelle
de René Boylesve
Pourrat.jpg
René Boylesve et l'automobile ! Voilà un bien curieux rapprochement ! Comment le charmant auteur de la Leçon d'amour dans un parc ou du Parfum des Iles Borromées aurait-il pu s'intéresser à cet objet sans âme ?  Et pourtant le monstre d'acier revient régulièrement dans l'oeuvre de notre Tourangeau. Boylesve a non seulement mis l'automobile dans ses romans mais il a longuement médité sur son apparition et sur la place qu'elle a prise dans nos moeurs. Il commença par en trouver l'invention plaisante, à une époque où elle n'était encore qu'un moyen d'agrément. Au début du siècle, c'était le chemin de fer qui apparaissait comme le symbole de la modernité stupide, avec sa rapidité brutale, ses horaires inflexibles, sa négation de l'espace, son entassement de bétail humain. Boylesve, en homme libre, a honnêtement cru que l'automobile réparerait tous ces méfaits et qu'elle nous restituerait le "Voyage", l'itinéraire que l'on choisit, le paysage qui déroule tranquillement sous nos yeux, l'imprévu charmant. Et puis il assista à la glorification saugrenue de la vitesse pour la vitesse, à l'arrivée des courses automobiles et de leurs publics imbéciles, à l'empuantissement de nos villes, à l'enlaidissement de nos campagnes. Et il déchanta. Au point de consacrer deux de ses dernières nouvelles, le Carrosse aux deux lézards verts (1921) et J'ai écrit une petite histoire (1925) à ce qui n'est plus pour lui que l'illustration assourdissante des Temps Modernes. Mais restons sur la première impression de Boylesve et suivons-le avec des amis choisis sur les routes encore désertes de l'Ile de France, de la Bourgogne et du Lyonnais. On est heureux, on s'embrasse, on regarde les jolis minois qui se montrent aux fenêtres au passage de l'automobile. Pour aller de Paris au lac du Bourget, on met neuf jours, mais peu importe... On sent que Boylesve s'amuse et ses tableaux sautillants auraient pu être filmés par les frères Lumière ou par Méliès. En avant donc, droit devant nous, en voiture à pétrole...
eugène charles.
 
Azurine ou le nouveau voyage
 
Un certain nombre de beaux esprits se plaisaient depuis quelque temps, à l'unisson de nos grand'mères, à défendre l'antique usage de la diligence qui créait entre le point de départ et celui d'arrivée, par l'intermédiaire au moins des cahots et de la conversation, un lien qui était à proprement parler «le voyage». Cela laissait à l'humanité en déplacement quelque chose de la personne originale et vivante, bien que contuse ne l'uniformisait pas en cette sorte de paquet de chair bourrue ayant serré son intellect avec des plastrons gaufrés ou des jupes, ayant dit adieu à la civilisation pour un temps donné, étant enfin devenue le véritable « colis voyageur ». Des tentatives de résurrection plus ou moins excentriques de la vieille manière d'aller n'eurent-elles pas lieu ces temps derniers, comme chacun sait? Mais une chose avait par trop vieilli c'était le cheval.
Du moins tel était l'avis qu'émettait devant nous, un soir de l'été dernier, mon excellent ami M. d’Éprouesse, sous les verdoyants ombrages de Passy. Et ce disant il nous ouvrait des perspectives inédites en nous déroulant, non la petite carte à gros filets noirs de l'indicateur, mais une bonne douzaine de belles et larges feuilles teintées sous la direction de l'état-major, dont la dernière contenait, parmi force hachures, la longue plaque bleue du lac du Bourget.
– Mes amis, nous dit M. d'Éprouesse, nous faisons, si vous voulez bien, nos cent kilomètres par petite journée C'est peu, trouvez-vous. Une bicyclette en rougirait. Mais nous en serons mieux pour faire escale à notre guise, bonne chère à notre appétit et dodo tout notre content : nous faisons un voyage d'agrément.
Car, M, d'Éprouesse voyage en voiture à pétrole.
Le lendemain même, nous, étions à Passy à. six heures du matin, avec notre petit bagage autant que possible réduit, et qu'on lie de chaque côté de la voiture avec des courroies. Je vous confierai le petit nom de la voiture, qui est Azurine, et qui prouve que les noms des « voitures à pétrole » comme ceux des bêtes et des gens, n'ont ni queue ni tête.
Ainsi accoutrée, munie de son grand parasol blanc, animée de la forte trépidation du mouvement rendu indépendant de la marche pour l'épreuve avant le départ, exhalant l'odeur ténue de la gazoline d'allumage, Azurine a vraiment bonne tournure. Sans doute elle ne peut se défaire de cette contenance gauche que donne l'absence du cheval. Mais pure habitude d'optique. Et il faut avouer que, pour qui s'accoutume à sentir la présence de la force emmagasinée soit à l'avant, soit à l'arrière du véhicule, la sensation de cet « incomplet », de ce « manque de tête » si vous voulez, disparait absolument, et l'appareil se suffit, comme un corps harmonieux, selon une esthétique bien entendu élémentaire. Ce n'est nullement élégant, mais ça se tient. Nous montons quatre : M. d'Éprouesse, qui conduit, M. Ottimo, Italien d'origine et excellent d'estomac ; à l'arrière, pour les menus soins des rouages, un mécanicien qui répond au nom de Dardare, et votre serviteur.
Par notre approvisionnement d'ustensiles, par le machiné des dessous de la voiture, par l'extrême réduction du bagage personnel et l'attroupement autour de notre équipage, nos préparatifs de sortie ont quelque chose d'un départ en ballon. Par notre tenue, négligée en pré- vision de la poussière, nous ressemblons à des voleurs, et de grands chemins, c'est le cas de le dire.
Nous traversons Paris tout humecté de l'arrosage du matin. Nous roulons en pleine boue, mais la satisfaction de la première heure nous fait trouver tout admirable. Les alentours de la gare de Lyon ne nous parurent jamais si pittoresques : Charenton, un petit coin du bois de Vincennes tout vaporeux et frais de rosée, où nous nous enfonçons pour le plaisir, au mépris de notre plus court chemin, et même la triste traversée d'Alfort nous paraissent également enchanteurs. M. Ottimo entonne un hymne à l'alliance latine; M. d'Éprouesse, la main au guidon et l'œil au compteur kilométrique, se délecte secrètement du ronflement régulier des « brûleurs », du tic tac vigoureux des pistons et de l'espace qu'Azurine enfiévrée dévore. Le mécanicien, qui est marin de sa nature, demeure seul en mélancolie, à cause de la température mal propice à la petite dégustation d'une chique.
On stoppe pour faire eau à Montgaron, sous un soleil de plomb dont l'allure vive de la voiture en marche nous a jusqu'à présent dissimulé l'ardeur. De minuscules jardins fleuris, peignés, brossés, lissés, aperçus au travers de grilles blanches, au pied de bourgeoises maisons proprettes, excitent une fureur inopinée chez Ottimo, sans doute par suite d'un goût naturel pour les pampas et la forêt vierge, qu'en effet il se met à nous développer à l'ébahissement des naturels de l'endroit, groupés autour d'Azurine qui présente pour le moment ses entrailles nues au délectable épanchement des «graisseurs».
Hop, nous voici à la lisière de la forêt de Fontainebleau, et la plaisante vision d'un déjeuner à Barbizon commence à nous dessiner le mirage de ses reliefs sur la route poussiéreuse de Melun. Hélas ! voici les brûleurs qui faiblissent tout à coup, et nous étonnions un village par notre traversée vertigineuse quand nous sommes bruyamment arrêtés. Il faut visiter les mèches. Dardare, du geste dont un prélat dit la messe, amène avec ordre, un à un, ses petits tiroirs, où les outils reposent en des creux de molleton comme des bijoux en leur écrin ; on étire les mèches de coton, on souffle dans les petits cylindres de cuivre, on tourne la manivelle et nous voilà repartis. Deux kilomètres plus loin, même jeu. Un froncement se lit aux sourcils de M. d'Éprouesse, et je me permets de pousser les premières notes d'une lamentation.
- C'est dommage ! fais-je du côté de Dardare.
- Oh ! dit-il flegmatiquement, avec cette chaleur- là ! …
- Eh quoi! vous pensez que la chaleur est cause…
- Pour la chique, assurément, monsieur !
Ottimo est ravi : pas trace ici du moindre bout de jardin peigné des champs, rien que des champs à perte de vue.
Enfin nous revoici lancés ; l'aiguille du compteur enregistre des kilomètres vierges d'incidents nous faisons dix-sept ou dix-huit à l'heure; nous voyons pointer les clochers de Melun; nous opérons dans la ville une descente à tous freins.
A une heure, nous atteignons Barbizon. Tout le monde sait ce qu'est un déjeuner à l'hôtel de la Forêt, qui ne diffère pas sensiblement pour les voyageurs en voiture à pétrole, sinon par la condescendance que nous obtenons du personnel et l'inquiétude mal dissimulée qu'inspirent à d'élégantes jeunes femmes notre tenue et nos barbes saupoudrées de poussière, Une halte de deux grandes heures ne nous paraît pas exagérée. Puis nous faisons une délicieuse traversée en forêt, en vitesse moyenne, nous brûlons Fontainebleau, et, par la charmante vallée du Loing, parmi des prairies et un continuel et reposant voisinage d'eau, nous gagnons à sept heures précises la pittoresque petite ville de Moret aux portes fortifiées, à l'antique ceinture de murailles, où la rencontre fortuite de l'admirable artiste S… et de sa gracieuse femme nous vaut un dîner et une soirée inopinés durant lesquels la conversation, qui ne peut s'écarter du pétrole, nous amène à jeter les bases d'une idéale voiture dont je vous épargne le plan fantastique et que nous souhaitons à la postérité.
Les rêves de la première nuit sont légers, empreints d'images voletantes et fugitives, d'une remembrance d'objets innombrables qui passent et d'une crainte vague de s'arrêter : préoccupation du « brûleur » nouveau, souci humain ! La porte entr'ouverte de ma chambre, qui communique avec celle de M. d'Éprouesse, me fait assister à un brusque réveil où je l'entends prononcer un chiffre à haute voix : il continue de voir son compteur et totalise des kilomètres !
A huit heures du matin, nous inaugurons notre seconde journée par un temps frais, sous un ciel voilé. Azurine file à tout pétrole, nous avons la sensation de prendre un long bain matinal. Dardare silencieux, et confiant en la vertu des brûleurs, imprime à sa mâchoire un lent mouvement de ruminant, tandis que sa lèvre s'agrémente d'un caractéristique filet brun.
- A la bonne heure, Dardare, ça va bien, hé ?
Il explore l'horizon d'un œil de matelot et son regard signifie : de l'eau.
La seule idée d'avoir de l'eau plonge notre ami Ottimo en une expansive jovialité. Comme je me permets de n'y prendre qu'une part médiocre, il m'entame un discours philosophique où il est démontré que les intempéries sont la santé du corps, à l'égal du cresson de fontaine. M. d'Éprouesse, immuable en sa sérénité, se contente de soulever une des portions de son… assiette : « Prenez, dit-il, et soyez à l'abri. » Nous retirons cinq feuilles de caoutchouc soigneusement pliées, et nous avons de quoi transformer notre équipage en le plus imperméable des moyens de transport. On n'attend qu'un avis pour exécuter la manœuvre ; notre souci, dès lors, est que la pluie dédaigne nos préparatifs et manque à tomber. Ah ! voyageurs d'Orient-express et de coupés-lits, eûtes-vous jamais des émotions d'une aussi aimable puérilité ? Aussi bien, je vous dis que la voiture à pétrole est en train de réformer nos mœurs et de nous recréer les tempéraments de nos grand-pères guillerets et galants.
La pluie ne tombait toujours pas, et nous avions seulement trempé nos âmes en l'impression sévère des plaines de Montmirail, quand nous avons le plaisir de rencontrer nos hôtes de la veille partis pour nous surprendre, une demi-heure avant nous, en bicyclette, et qui nous attendent à la porte d'une auberge. Ces sortes de rencontres inopinées sur les grandes routes désertes ont un agrément que l'humanité ignore. On s'embrasserait. Vous verrez qu'on s'embrassera beaucoup plus, avec l'usage de la voiture ; tant pis pour les grincheux ! Nous invitons la jeune femme à goûter quelques kilomètres de notre locomotion. Ottimo chevauche la bicyclette, et tel est l'effet de la présence d'une dame, que Dardare lui-même renonce brusquement, d'un geste que je vous épargne, à toute autre douceur.
La pluie ! la pluie ! d'un coup, des torrents d'eau ! A la manœuvre ! En trois minutes la voiture est entièrement bâchée, et nous avançons, au milieu d'un déluge, parfaitement clos et intacts.
Mais bientôt nos bicyclistes crient grâce. Ottimo ne va pas le mieux du monde ! Nous stoppons et recevons les gens mouillés sous notre toit confortable. On rit : Mme S. ne s'amusa jamais davantage. « Mais si ! déclare Ottimo, tout va le mieux du monde ! »
Cependant, la pluie persistant, nous sommes obligés de déposer nos compagnons d'une heure à la première station du chemin de fer ; impossible de remonter à bicyclette. « Adieu ! Adieu ! » Et nous repartons à toute vitesse sous l'ondée, vers la ville de Sens.
Le trésor de la cathédrale de Sens, de merveilleuses tapisseries du quinzième siècle; les célèbres suaires gothiques de Saint-Potentien, de Saint-Savinien, etc., les verrières de Jean Cousin, quand me serais-je jamais arrêté là pour les voir ? Azurine se fait la servante des arts, et ses voyageurs, échauffés de beauté, éparpillent, sur la route étonnée d'Auxerre, une interminable discussion esthétique. Foin des préoccupations du chemin de fer ! « A quelle heure arrivons-nous à X. ? - Combien d'arrêt à Z. ? - Y a t-il un buffet ? - Aperçoit-on la ville en passant? » Nous nous moquons bien des arrêts et des heures ! Nous ne savons pas quand nous arriverons, nous repartons quand nous avons vu la ville, et nous avons des auberges tout le long de la route où l'on peut toujours tordre le cou à une volaille et où le vin commence à se faire bon ! Oui, foin du « grand frère » qui passe comme un boulet de canon au milieu du paysage qui nous a plu, et où, tranquilles au bord de l'eau, nous donnons à des instants nombreux de notre pérégrination la tournure perdue des idylles.
Avez-vous jamais ouï parler d'Auxerre-en-Auxerrois, si ce n'est en chantant ? Moi, non. Le fait est que le vin y est tout à fait délicieux. On chante dans la rue, on chante dans les cafés, on chante sur la place publique autour d'un lampion fumeux qui éparpille ses lueurs fantomatiques au-dessus d'un harmonium enfantin et d'une foule silencieuse. Oh ! ces refrains entendus à Auxerre, jamais plus ils ne me sortiront de la tête ! L'un surtout, patriotique et lamentable, suivi immédiatement d'un autre purement suggestif, et dont la formule de symbole est :
Avec son petit arrosoir ?
Avec son petit arrosoir !
Je demande la permission de ne pas soulever le voile qui donne à ces couplets leur vertu, et je vous renvoie à Auxerre qui s'en pourlèche, le soir venu. Quant à nous, c'est en chantant aussi que nous quittons Auxerre, le matin, par un ciel clément qui, cette fois, nous fait grâce :
Avec son petit arrosoir !
Bien nous prit de chanter au départ, car ce jour devait être celui de notre marche la plus pénible. Nous avions à escalader la côte d'Or, et toujours Azurine manifesta un médiocre entrain pour les pentes. En revanche, le pays est plus beau et nous avons la consolation, lorsqu'un de ces maudits brûleurs nous fait faux bond, soit à une côte soit à une descente, de reposer nos yeux décontenancés sur des environs pittoresques. Dieu sait, et Dardare aussi, pour avoir manié et remanié le contenu de ses petits tiroirs et tourné la manivelle, combien d'endroits charmants reçurent la caresse de nos mélancolies. Nous nous perdons en conjectures sur la cause de ces extinctions des brûleurs. Quelqu'un hasarde la supposition que le pétrole pourrait bien être mauvais.
- Dardare, vous achèterez du pétrole à Avallon, et nous verrons bien.
Entre temps, nous nous livrons à la chasse involontaire des vaches du pays qui sont blanches et peureuses. Ces bêtes fuient devant la voiture, et nul chien au monde, nulle voix de crécelle écorchante de petite gardeuse aux abois ne peut les faire retourner. Il faut stopper. Remarquez qu'en ces moments les brûleurs fonctionnent toujours à merveille. Par contre, au premier village qui nous contemple avec ébahissement, nous voici encore arrêtés, sans rime ni raison.
- Dardare, n'avez-vous donc pas changé le pétrole ?
- Monsieur ne m'a pas dit de le changer : j'ai mis seulement le nouveau par-dessus.
– !!!
Il ne nous reste qu'à vider complètement le carburateur qui contient le mélange du pétrole ancien et du nouveau. Azurine, après cette opération, et nourrie d'un plus pur aliment, est prise d'un regain de vélocité. N'étaient les maudites côtes, nous avancerions, mais l'intelligent ingénieur qui traça ici la route nationale, épris de la ligne droite jusqu'à la croire constamment idéale, l'a appliquée sur tout le pays sans aucun souci des variations de niveau : bosses, collines, monts et vallées lui sont indifférents, il va droit son chemin.
Depuis cinq grandes heures nous. n'avons pas vu âme qui vive : des mamelons, des vallons, des bois silencieux et déserts. Le soleil baisse. Nous commençons à manquer d'eau, la carte n'indique ni filet bleu, ni village. Enfin, une mare à cinq cent mètres de la route. Ferons-nous ce détour ? Il le faut. Et, arrivés à cette flaque d'eau isolée, large comme un petit lac, où le couchant envoie ses opales, ses émeraudes et des lambeaux épars d'orangé qui s'éteint, la beauté de l’heure nous retient, et nous voilà accroupis près des roseaux, immobiles et insoucieux du reste.
N'avions-nous pas espéré atteindre Dijon dansla soirée ? Hélas ! nous arrivons à lanuit en un petit endroit nommé Précy-sous-Thyl,où nous coucheronsà l'auberge.Une nuée de gamins tout près d'aller au lit,s'abat autour d’Azurine, ronflante ainsi qu'à ses plus beaux jours. Nous avançons parmi de la marmaille criante, sifflante, chantante et d’un effet pittoresque inouï dans la pénombre que nous perçons de nos feux blancs.
Nous devons à la vérité de dire que ce lieu de Précy nous fut mal favorable. A la suite de cette journée fertile en accrocs, M. d'Eprouesse, fatigué sans doute de tenir perpétuellement le guidon et de surveiller sa machine depuis trois jours, gagne aussitôt sa chambre par le moyen d'un escalier dé pierre d'un aspect étonnamment romantique et nous abandonne sa part de dîner. Las ! nous lui fîmes trop d'honneur pour la tranquillité de notre nuit et tentâmes d'oublier nos déboires par des moyens trop vulgaires. Une insomnie insurmontable me tenant vers l'heure de minuit seul à seule avec Phoebé qui planait, pure, sur Précy endormi, j'entends tout à coup 'des aboiements furieux mêlés à une voix humaine, s'il est juste de qualifier ainsi la vocifération de notre excellent ami Ottimo aux prises dans la cour avec le molosse de l'hôtel du Commerce et de l'Industrie.
- Qu'y a-t-il donc, monsieur Ottimo ?
– Mais, clame mon infortuné compagnon, n’est-il pas apparent qu'il y a là une rosse de chien vis-à-vis d'un homme incommodé ?
- Aussi quelle idée de s'exposer à pareille heure à là sévérité de ce gardien d'ailleurs honnête, j'en suis convaincu ?
̃– Je vous en souhaite, en effet, de plus continente, monsieur le maître d'école, me lance Ottimo dans l'instant qu'il atteignait, au fond de la cour, le lieu sans doute de ses désirs. Mais faites dont taire cette maudite bête, car, ajoutait-il par une lucarne en cœur, je compté repasser… malgré que ma santé soit altérée…
Et j'avisais un pot de fleurs que j'eusse certainement sacrifié aux dieux Pénates, pour le repos de la maison, sur le dos dû chien, quand différentes têtes apparurent aux croisées en même temps que grognaient des voix épaisses de sommeil. Quelqu'un cueillit sur l'appui de sa fenêtre des bribes de chaux et les lança à l'animal hurlant. Phœbé qui vit ce spectacle dut sourire. Mais la maîtresse de l'hôtel en faillit gronder. Elle se montra sur un palier de pierre, en jupe courte et en camisole. C'était une personne accorte et de tournure imposante ; le seul timbre de sa voix adoucit l'animal et nous engagea tous à la conversation. Elle s'établit sur le sujet de l'indisposition d'Ottimo que l'on nommait « le monsieur de la voiture ». De sorte que lorsqu'il se montra, il n'y eut qu'une voix aux cinq ou six fenêtres qui donnaient sur cette cour, pour lui demander de ses nouvelles.
- Mais cela va, dit-il, le mieux du monde. Et son sang méridional reprenant le dessus, il esquissa, tourné vers la lune, quelques entrechats qui tassèrent son indisposition et le rendirent aussitôt populaire.
Cependant nos mines étaient longues au matin. M. d'Éprouesse conservait la migraine ; et Ottimo, qui dut à son caractère familier d'expliquer à toute la commune assemblée les secrets des entrailles d'Azurine, rêvait d'interroger l'apothicaire sur de plus intimes rouages. Toutefois, tandis que nous achevions de monter la côte d'Or, Ottimo se rétablissait dans la mesure que nous paraissions nous affaisser davantage.
La descente nous remit. Le pays devint adorable, la route serpentant en une vallée infinie où nous voyions les teintes des collines se dégrader jusqu'au bleu pâle. Nous arrêtâmes le mécanisme, et pendant une heure Azurine descendit sur ses freins. Notre entrée, le soir à Dijon, fut des plus honorables, et nous n'eûmes plus d'embarras qu'en nous regardant les uns les autres sous le hall de l'hôtel de la Cloche, en face d'un maître d'hôtel dont la raie descendait jusque sous le faux col. Nous avions l'air d'anarchistes, nuance « par le fait », rien même des «intellectuels» [1]. La poussière et le soleil avaient brûlé nos vêtements, nos barbes incultes, poudreuses et desséchées nous donnaient la sensation d'un hérissement de fils de fer, et la légèreté de notre ballot nous permettait tout juste de changer de chemise. Ottimo ne retrouva pas son petit succès de Précy, et les dames, à table d'hôte, précipitèrent visiblement leur repas.
J'espère que tout le monde connaît Dijon. Cette ville a des églises et un palais des ducs qui valent mieux que sa moutarde. Azurine nous a promenés partout. Objet de curiosité pour tous les Dijonnais. Quand nous venons la rejoindre après la visite d'un monument, elle est entourée d'une si compacte ribambelle de gens que nous pensons malgré nous, et sauf votre respect, à un essaim de mouches abattu sur un petit tas douteux. A notre approche, tout s'écarte et se disperse. On nous entoure, mais à distance, d'une sorte de vénération muette.
Mais les chevaux bourguignons, sans doute mal renseignés, manifestent contre cette nouveauté une opposition déclarée. Quelques-uns nous lancent à la rencontre des regards obliques et partent à fond de train d'autres, pour plus d'éclat, arrivés à dix mètres de nous sans aucun signe d'effroi, virent tout à coup et complètement, rebroussant chemin avec un entrain sans égal. Nous allions quitter les faubourgs de Dijon, quand nous rasons une voiture de déménagement attelée d'un joli cheval noir, de tout repos probablement, puisque les déménageurs sont, à ce qu'il nous semble, au cabaret d'en face. Nous donnons, à distance, quelques coups de cornet. Rien ne bouge. Nous passons à toute vitesse et n'avons plus qu'à contempler le cheval qui fait un détour du côté d'un fossé profond. La voiture se penche et s'affaisse sur le côté de la façon la plus paisible du monde nous distinguons de loin quelques vases, des meubles, un ou deux matelas projetés. On sort du cabaret on lève les bras, on crie : Azurine traverse les catastrophes avec le dédain qui sied aux instruments du progrès. Nous comptâmes, ayant d'arriver seulement au clos Vougeot, quelques douzaines de choux, de salades et un nombre indéterminé, de carottes et menus légumes répandus par les maraîchères aux chevaux impétueux. Et c'est, de notre voyage entier, tout ce qui peut nous être imputé d'accidents.
Nous traversons les célèbres crus de Bourgogne, excellent entraînement à savourer le yin de Beaune que la plus jolie des maîtresses d'hôtel nous sert elle-même en des verres de la contenance d'un demi-litre. Nous allons voir le célèbre hôpital de Beaune, un coin intact du quinzième siècle, une cour fleurie ensoleillée, au cloître de bois, aux grands auvents pointus, aux pignons d'ardoises, aux délicates ouvertures gothiques, où la cornette et le visage gracieux des petites nonnes qui courent, enchantent un instant les yeux d'une déconcertante résurrection historique. Dans les salles, des Gobelins, des Aubussons, et le splendide triptyque attribué à Van Dyck et dont le Louvre serait fier. Ottimo ne veut plus s'en aller, il s'installe dans la cour et prend des croquis. Nous nous asseyons sur la margelle d'un puits en fer forgé du quinzième siècle, où des liserons soignés grimpent comme sur les images, et nous faisons durer ce ravissement rétrospectif. Nous savons qu’Azurine est patiente et qu'elle se rallume instantanément. Et dire qu'il y a de pauvres gens qui voyagent, en chemin de fer !
Ne nous flattons jamais ! Un des avantages du voyage en voiture est de vous induire à chaque instant en réflexions philosophiques. Voilà-t-il pas qu’Azurine a toutes les peines du monde à s'éloigner de Beaune ! Plus de côtes cependant, une belle route plane qui devrait nous mener en moins de deux heures à Chalon. On visite la machine, on renouvelle les brûleurs. Les mouvements font entendre un bruit inusité, une sorte de râle de mauvais augure. Nous sommes obligés d'aller en petite vitesse. Misère ! Nous rougissons en passant dans les nombreux villages de Bourgogne, où nous vîmes tant de jolis minois se pencher aux fenêtres. Il y a dans tout ce pays des figures charmantes. Le bruit de la voiture surprend des femmes à leur toilette ; quelques-unes se montrent, la serviette ou l'éponge à la main, curieuses ayant tout, découvrant une épaule ou davantage ; puis elles se cachent, mais veulent voir, et elles rient et nous rions, c'est délicieux. Mais Azurine va comme une tortue, nous nous donnons des airs pas pressés, nous n'atteignons Chalon qu'à l'heure du dîner.
Alors, pour la première fois, la grande ville nous intimide ; quelle piteuse figure nous allons faire ! Où se trouve l'hôtel X…? – A l'autre bout de la ville. Nous jurons tous à la fois, quoique Ottimo trouve la chose très bouffonne. Sauvés ! Sauvés ! la grande rue descend en pente rapide jusqu'à son extrémité. La main aux freins, en avant ! Nous faisons une entrée magnifique, troublés uniquement par l'angoisse de voir tout à coup le niveau s'aplanir. Cela descend encore ! Dieu, soit loué ! car tout Chalon est dehors comme exprès ; nous fendons une foule épaisse assemblée pour le passage de la course de cycles Paris-Lyon ; nous bénéficions de dispositions enthousiastes et pénétrons à l'hôtel au milieu des applaudissements.
Il n'y avait pas de quoi. Nous étions destinés à la suprême humiliation. - Quoi donc ! – Oh C'est terrible à confesser ! – Mais encore ?... hein ? le chemin de f… ? –Vous l'avez dit : le chemin de fer ! le « grand frère » dédaigné, bafoué tout le long de la route, nous l'allions prendre et faire prendre à Azurine jusqu'à Lyon, pour la raison qu'un des rouages essentiels que je n'ai point la mission de vous décrire était usé et ne se pouvait remplacer qu'à Paris, d'où il fallait le faire venir et l'attendre. J'affirme que jamais le train de P. L. M. ne reçut de voyageurs plus confus et plus mal disposés. Nous passâmes trois heures en chemin de fer et deux jours à Lyon, qui nous parurent des siècles…
- Eh bien ! Ottimo, cela va-t-il le mieux du monde?
- Rien ne pouvait nous être meilleur que ce qui nous arrive, répond, imperturbable, cet animal d'homme ; car nous eussions pu, avec un organe usé à demi, traîner quinze jours sur les chemins ; un organe usé tout à fait va nous en valoir un neuf, qui nous vaudra à Aix – les - Bains une entrée triomphale !
Et Ottimo avait encore raison. Azurine restaurée nous fit, à la sortie de Lyon, brûler tellement d'étapes que nous allongeâmes à plaisir notre itinéraire, allant jusqu'à toucher la Grande Chartreuse, d'où nous redescendions le lendemain, par le plus long toujours, Pierre- châtel, le col du Chat, aux bords du lac du Bourget. Des amis nous attendent près de l'arc antique de Campanus, et l'ombre du soir est assez favorable pour qu'Ottimo croie passer dessous et remercie en vocables sonores les populations de l'avoir élevé pour nous.
On nous embrasse : nous embrassons, et quiconque nous a touchés vient avec nous se débarbouiller, ce qui n'est pas inutile. Nous étions partis de Paris depuis neuf jours; enfin on allait pouvoir s'offrir la sensation du linge blanc Nous allons dans la soirée à la villa des Fleurs, on ne nous regarde pas avec effarouchement, des Parisiennes même ne s'éloignent pas de nous.
M. d'Éprouesse se penche de gauche à droite et murmure un chiffre énorme de kilomètres. Il triche un peu, car il ne défalque pas ceux que nous devons à la compagnie du P.-L.-M. Mais qui ne lui serait indulgent ? Il nous a donné l'occasion de faire un voyage long, agréable et sans fatigue, où nous avons éprouvé les points faibles de la locomotion à gaz - qui sont pour la plupart supprimés aujourd'hui, et l'an prochain nous emmènerons nos familles entières sans la moindre crainte qu'elles soient incommodées. L'inconvénient de la poussière est évité par une disposition nouvelle des places d'arrière ; les brûleurs ne sont pour nous qu'une institution tombée en désuétude ; nous emmagasinons de l'eau pour une journée entière et du pétrole pour une semaine ; nous transportons notre garde-robe grâce à un aménagement particulier; enfin, par la puissance d'un moteur mieux proportionné, nous nous soucions des côtes autant que des vieilles diligences où même du chemin de fer, moyen barbare destiné au transport des gens affairés et des marchandises, des aveugles et des névrosés, des gens bilieux ou sans conversation, mais contre quoi toutes les personnes bien nées, amies de la nature, des incidents aimables et de la bonne compagnie, doivent organiser la plus farouche réaction.
rené boylesve.
 

[1]. Allusion aux attentats anarchistes de 1894..
Partager cet article
Repost0
12 septembre 2011 1 12 /09 /septembre /2011 21:57
Le sacrifice inutile
Essai sur la violence politique     
 
de Paul Dumouchel
Mis en ligne : [12-09-2011]
Domaine :   Idées   

Paul Dumouchel

 
Paul Dumouchel est philosophe et essayiste. De nationalité canadienne, il a longtemps exercé à l'université du Québec à Montréal et il  enseigne actuellement la philosophie politique et la philosophie des sciences à l'université Ritsumeikan de Kyoto. Auteur de nombreux articles, il a  publié L'Enfer des choses (avec Jean-Pierre Dupuy, Seuil, 1979) et Emotions. Essai sur le corps et le social (Synthélabo, 1995)


Paul Dumouchel, La violence inutile. essai sur la violence politique. Paris, Flammarion, mars 2011, 324 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
La fonction première de l'Etat moderne est d'assurer la protection de ses citoyens: de les protéger les uns des autres et de les défendre contre les adversaires extérieurs. Pourtant, les violences à l'égard des populations civiles, les génocides, nettoyages ethniques ou massacres organisés sont pour l'essentiel perpétrés par des Etats et, dans une large mesure, contre leurs propres citoyens. Le présent essai montre que ces actes ne sont pas des accidents contingents, mais des événements inscrits dans la structure même de l'Etat. Par un saisissant retournement, ce dernier; ne pouvant plus faire de l'ennemi extérieur un bouc émissaire, s'est mis à multiplier les ennemis de l'intérieur. Cet affolement de la raison politique révèle l'échec de son mécanisme constitutif: le transfert de la violence vers des victimes acceptables. Ainsi l'ordre politique moderne, censé remplacer le sacrifice archaïque, repose sur une économie de la violence de même nature, mais beaucoup moins efficace. Les sacrifices à la nation, à la cause ouvrière ou à toute cause transcendant l'individu sont, eux aussi, devenus inutiles. La violence politique s'avère incapable de donner naissance à un ordre stable. Cette autodestruction du politique est l'un des signes les plus inquiétants de notre temps.
 >
Recension de Paul Valadier. Etudes - mai 2011.
Il n’est guère étrange qu’en un siècle où les violences les plus impres­sionnantes se déchaînent, la réflexion se porte sur les sources de tels phéno­mènes (génocides, terrorismes, menaces diverses). Ce livre apporte sa contribution dans la ligne des thèses de René Girard, tout en prenant aussi ses distances. A lui seul le titre en témoignerait : si le sacrifice est devenu inutile, alors qu’il a jusqu’ici permis aux sociétés de repousser la violence, c’est que l’indifférenciation mondiali­sée domine. L’Etat moderne s’est imposé par son monopole de la vio­lence légitime en éradiquant l’« ennemi » intérieur par uniformisa­tion des citoyens sous le règne de la loi, mais il est lui-même débordé par un monde en réseaux devenu sans extérieur. « Le délitement actuel du politique comme autorité morale capable de dire la différence entre la bonne et la mauvaise violence résulte de la même transformation qui a rendu possible le politique : l’abandon des liens réciproques de solidarité permis par la révélation chrétienne. » Car « le rôle fondamental » de ce « délitement » est attribué au christianisme, nommé­ment à la charité et au pardon qui auraient brisé les solidarités tradition­nelles. Jugement assez léger, aussi bien au niveau d’une lecture honnête du Nouveau Testament qu’au niveau des réalités historiques, puisqu’on reproche plutôt au christianisme d’avoir maintenu en place les struc­tures traditionnelles (ainsi l’escla­vage). Mais il faut bien toujours et partout trouver un bouc émissaire.
   
Critique de Gérard Leclerc. Royaliste n° 990 du 25 avril 2011.  
La violence inexpugnable du monde. Nous aimerions nous raconter des histoires, rêver d'un monde pacifié et fraternel, d'où tout rapport de force et tout passage à l'acte violent seraient bannis. N'est-ce pas le fond de la croyance aux droits de l'homme, cette idéologie qui laisse espérer une sortie des conflits, dès lors qu'une justice supérieure ferait régner la fraternité toujours et partout ? Malheureusement, l'expérience la plus immédiate montre que nos sympathiques militants droits de l'hommistes n'ont de cesse de réclamer l'intervention des bombardiers et le pilonnage des positions de l'ennemi. Ils ont beau anathématiser l'insupportable Realpolitik, ils en deviennent les plus zélés auxiliaires dès lors qu'il s'agit d'affronter l'injustice très concrète et la puissance de feu de l'adversaire. Il vaut mieux que l'armée des Nations Unies ne soit pas battue, l'hypothèse de sa défaite n'est pas inimaginable. Mais il est très difficile de penser le mal, et plus encore de l'intégrer dans la philosophie politique. Cela nous donnerait une trop triste idée de l'humanité et risquerait de déstabiliser notre projection d'une paix perpétuelle. Pourtant, si l'on se réfère aux origines mêmes de la pensée moderne, on bute sur le caractère massif, incontournable d'une violence, dont la première fonction de la politique est de nous protéger. Qu'est-ce que le Léviathan de Hobbes, sinon la construction du mythe de la souveraineté, destinéà épargner les hommes dont la condition naturelle est d'être livré à « l'exacerbation mortelle de leurs passions » ?
L'essai que vient de publier Paul Dumouchel se situe dans la stricte ligne de Hobbes, enrichi par une problématique girardienne, qui lui permet de creuser plus profond encore les ressorts de l'inimitié et la logique de guerre des États. Voilà plus de trente ans déjà que nous le rencontrions, avec Jean-Pierre Dupuy à l'occasion de la publication d'un premier essai intitulé l'enfer des choses (2). Leur objectif était alors de prolonger les analyses de René Girard au cœur de la modernité, afin de découvrir comment elle permettait une intelligence aiguë des mécanismes de l'économie. En choisissant de réfléchir à la violence la plus évidente de notre début de siècle, Dumouchel ressaisit le dispositif central de la pensée de René Girard, en montrant que, loin de ne concerner que l 'âge archaïque des études ethnologiques, il touche au plus vif, au plus crucial, au plus douloureux de notre époque. L'intéressé lui-même, d'ailleurs, avait anticipé cette réflexion avec son Achever Clausewitz, dont le sens est, ici, souligné avec une puissance d'argumentation remarquable : « Le monde global est un monde de la violence globale (…) c'est un monde de violence sans frontières, c'est aussi un monde où la violence politique échoue à nous protéger et devient elle-même la plus grande violence. » Cette seule affirmation ne se soutient qu'avec la démonstration qui la précède et consiste dans une analyse très précise des processus qui ont conduit à la formation de l'État moderne. Celui-ci, en effet, s'est caractérisé par l'appropriation exclusive de la violence légitime sur un territoire circonscrit.
La segmentation des sociétés anciennes s'est trouvée progressivement abolie, avec la suppression des communautés intermédiaires, jusqu'au face-à-face des seuls individus avec l'État, consommé avec la Révolution française. La violence captée par la seule puissance publique est tournée vers l'ennemi de l'intérieur, puis l'ennemi de l'extérieur. On peut juger que c'est un progrès indéniable, mais l'histoire des deux derniers siècles nous apprend aussi, selon la leçon de Clausewitz, que les conflits des nations vont jusqu'à l'anéantissement de l'adversaire et que ce sont « des nations et des peuples qui s'opposent. La lutte mobilise dorénavant les populations entières. » La politique post-hobbesienne a redéfini les acteurs et les frontières de la violence. Elle est structurée par l'opposition à l'ennemi, comme l'a souligné un Carl Schmitt, commentateur très conséquent du Léviathan. Certes, le même Schmitt avait remarqué qu'entre la naissance de l'État moderne et 1914, les guerres européennes avaient été limitées, mais c'était au moyen d'un exutoire extérieur, d'un espace libre où pouvait s'exercer une violence que « ne bornaient ni le droit de la guerre ni le respect des lois internationales ». Il parlait en fait des conquêtes coloniales. On peut être en désaccord philosophique avec l'auteur du Nomos de la terre, tout en admettant le constat qu'il établit quant aux guerres idéologiques qui suppriment les limites anciennes de la guerre.
Ce n'est là qu'un des parcours où nous invite Paul Dumouchel pour mieux nous initier à la généalogie de la violence. Il nous offre aussi, par exemple, un aperçu très suggestif sur la transformation des sociétés traditionnelles avec la fin des solidarités immédiates. Celles-ci n'étaient pas indemnes de conflits et elles s'opposaient à la grande ouverture des marchés qui suppose le relâchement des liens communautaires au profit d'un échange qui s'épanouit à partir de l'indifférence des sujets économiques pour leurs appartenances. D'une façon très neuve, l'analyse s'attarde aussi à montrer comment le christianisme a concrètement transformé les relations sociales à partir de la charité et du pardon. L'une et l'autre ont fait accéder le lointain au statut du prochain, à l'encontre des obligations immédiates des sociétés segmentées. Mais le système de l'échange généralisé produit des effets de « violence par omission » avec tous ceux que la chute des structures traditionnelles a laissé sans défense.
Pourtant, l'attention se concentre finalement sur les mutations ultimes des rapports de violence, avec les phénomènes de globalisation. Il faudrait sans doute que Paul Dumouchel consacre un nouveau livre pour développer les remarques qu'il esquisse à propos de la nature non territoriale des formes d'agression, qui rendrait obsolète la stratégie nucléaire, cette dernière étant étroitement associée à l'immunité d'un territoire particulier : « L'ordre politique moderne est né de la territorialisation des relations de solidarité et d'hostilité (…) L'impossibilité dorénavant de reterritorialiser ces relations nous menace comme jamais auparavant. » A l'heure du terrorisme international et des mafias transnationales, la violence redessine un autre espace, ce qui montre bien qu'elle est, hélas, inexpugnable.

Partager cet article
Repost0
11 septembre 2011 7 11 /09 /septembre /2011 10:25
Le jardin français
 
En 1912, la petite revue Les Guêpes, fondée par Jean-Marc Bernard, Raoul Monier, René Dumaine et Louis du Charmeil, consacrait une de ses livraisons à "la renaissance du jardin français", c'est à dire au retour de l'esprit classique dans les lettres et dans la pensée. Pas moins d'une trentaine d'écrivains et de poètes, parmi lesquels Barrès, Bainville, Boulenger, Boylesve, Carco, Willy, Mme de Noailles, Henri de Régnier répondirent à l'appel, confirmant la vivacité de cette nouvelle école classique française, dont Moréas fut un des précurseurs, et qui entraînait déjà dans son sillage Valéry, Péguy, Gide, Claudel, Alain-Fournier et bien d'autres. 
Un siècle plus tard, et par un curieux retour de l'histoire, le besoin d'une littérature plus claire, d'une pensée plus nette, de formes artistiques plus épurées s'exprime à nouveau. On croyait en avoir fini avec le style, la beauté, la légèreté et la douceur de vivre et une jeune phalange d'écrivains, derrière Sollers, Matzneff, Rouart, Besson, Duteurtre et d'Ormesson, remettent ces vertus à la mode. Pour ce qui est de l'esprit, voilà que Manent, Gauchet, Nora, Julliard, Debray et quelques autres nous servent, dans une langue claire et limpide, des idées qui ne s'encombrent plus des cuistreries anglo-saxonnes ni des difficiles digestions allemandes. La peinture française reprend des couleurs. La musique elle-même, sous l'impulsion de créateurs comme Dusapin ou Beffa, retrouve le chemin du rythme et de l'harmonie. La poésie, seule, semble rester à l'écart de cette révolte calme et tranquille contre la pseudo-modernité.
Et pourtant nos lecteurs aiment la poésie. Nous en voulons pour preuve leur attachement à la rubrique du "poète du dimanche" qui réalise chaque semaine des records de connexion. Il nous a semblé que la Revue critique pouvait faire plus et mieux au service de Calliope. Que nous pouvons mieux faire connaître encore nos "grands Renaissants", selon l'expression chère à Thierry Maulnier, ceux du XVIe et du XVIIe siècle français. Que nous pouvons aussi faire découvrir ou redécouvrir ceux, qui à l'orée du siècle dernier, débarrassés des brumes du romantisme et du symbolisme, ont renoué avec la tradition d'une poésie pure, simple et sans apprêts. Que nous pouvons enfin donner la parole à des poètes d'aujourd'hui, jeunes ou moins jeunes, qui forment l'avant-garde encore discrète de ce retour aux formes classiques.
Nous placerons désormais ce billet poétique sous le signe du Jardin français. Mais que nos lecteurs se rassurent ! Il n'est pas question de bouleverser leur rendez-vous du dimanche soir. Notre chronique sera plus riche. Nous donnerons des éléments biographiques et bibliographiques sur chacun des auteurs. Nous présenterons plusieurs de leurs oeuvres afin d'illustrer la richesse de leur palette et la diversité des thèmes qu'ils ont traités.Nous envisageons également de publier, chaque année, sous forme de recueil les plus beaux poèmes, ceux que vous aurez aimé.
Roger Frêne est le premier de notre liste. Ce ruthenois, injustement oublié, fut pourtant un des artisans de la renaissance du Midi. Chez lui, les étés sont énormes, les fruits juteux et sucrés, l'air de la montagne donne aux hommes le goût de la liberté et les villages respirent la fraternité. On pense à Francis Jammes, à Ernest Gaubert et ses Vendanges de Vénus, à Maurice Magre et sa Chanson des hommes. Roger Frêne fut aussi un militant infatigable de la cause régionale.  Il aimait sa petite patrie, le Rouergue, comme il aimait la grande.
Nous lançons pour finir un appel aux jeunes poètes. Certains nous ont déjà donné les preuves de leur lyrisme et de leur talent et nous les publierons prochainement. D'autres, beaucoup d'autres sont à venir. Ces pages sont aussi pour eux et nous leur donnons carte blanche, pour peu qu'ils acceptent de sacrifier à l'harmonie des vers et aux belles sonorités, seules disciplines que nous leur imposeront. Alors, à vos rondeaux, à vos sonnets, à vos discours, à vos lais et à vos ballades et songez que chez nous le sévère Boileau vous regarde d'un air indulgent et fraternel.
La Revue Critique. 
 
Roger Frêne
(1878-1940)
 
Issu d'une famille de fonctionnaires, Roger Frêne (de son vrai nom Roger Fraysse), est né à Rodez et a vécu presque exclusivement dans son pays natal, collaborant à de nombreuses revues locales et régionalistes. D’inspiration symboliste, Roger Frêne est un bucolique doublé d'un visionnaire. Les airs qu'il tire de ses pipeaux n'évoquent pas seulement l'horizon étroit de sa petite patrie, mais célèbrent le domaine illimité du rêve. Son plus beau recueil, Les Sèves originaires (1908), évoque en quelques pages la puissance voluptueuse et lourde d'un bel automne.  Roger Frêne a collaboré à La Revue Provinciale - dont il fut le secrétaire de rédaction à partir de 1900 - au Beffroi, au Mercure de France, à La Phalange de Jean Royère, aux Guêpes de Jean-Marc Bernard, à Pan, à l'Ile sonnante, à La Nouvelle Athènes, au Journal de l'Aveyron, à Clavellina... 
 
Œuvres principales. - Paysages de l'âme et de la terre (Toulouse, Société provinciale d'édition, 1904). – (avec Henri Bourjade) La Cathédrale, pièce en deux actes. (Rodez, Carrère, 1907). - Les Sèves originaires, suivies de Nocturnes (Paris, Perrin, 1908). – Les Nymphes, suivies de Rubens et Gorgone, poème illustré par Modigliani (Ronald Davis, 1921). - Guy Lavaud. (Les Marges, 1928).
Bibliographie. - Michel Puy, « Roger Frêne », La Revue Provinciale (Toulouse), oct. 1908. — Francis Carco, « Roger Frêne », Le Feu (Marseille), août 1908. – Adolphe Van Bever, Les poètes du terroir. (Delagrave, 4 vol., 1909-1918). - Florian-Parmentier, Toutes les lyres. (Gastein-Serge Ed., 1911). - Jean Digot, Trois du Rouergue : Clary, Frêne, d’Orfer. (Jacques Brémond, 1995).
  
 
Le Causse
 
Tu étouffes dans la vallée,
Il faut à tes libres poumons
L'infinité des horizons
Et de la campagne étalée ;

Tu aimes la neige, le vent,
Et les chaumières accroupies
Sous les orageuses furies,
Près du front lourd des bois mouvants;

Il te faut des midis énormes
Qui font les épis crépiter
Au souffle infime de l'été
Et les landes aux larges formes...

Comme là-haut hurlent les vents
Sur les villages de tristesse,
L'âpre goût des départs t'oppresse
Au calme du val étouffant ;

Tu regrettes les noirs orages
Sous quoi les pays sont courbés,
Les cris des rouliers embourbés
Et la tempête des feuillages.
 
Ton cœur roule un flot de désirs
Tumultueux, vagues et vastes,
Et les monts que l'autan dévaste
Les pourraient peut-être assouvir !
 
 
     
 
Roger Frêne,   Revue Le Cahier des poètes. (1912)
 
 
Le fruitier
 
L'odeur des fruits coupés sature l'ombre fraîche
Et le vol d'une guêpe, autour de leur charnier
Où l'automne passé lentement se dessèche,
Frémit dans les étais de l'antique grenier.

La clarté des raisins, rayonnant dans leurs grappes,
Va remplir d'un lointain et d'un chaud souvenir
Les repas hivernaux dont ils chargent les nappes ;
La main qui les soupèse ennoblit son désir.

Tel abricot fiévreux exhale une odeur rêche ;
Une poire paisible évoque un vieux jardin ;
Par espaces vermeils, la duveteuse pêche
Verse à la prune bleue un jour incarnadin.

Vous répandez, fruits mûrs, le composite arôme
De votre groupe où songe un soleil d'autrefois.
Pompant le jus doré qui suinte de vos gommes
Des abeilles tournoient sur les crèches de bois.

Votre peau comme un sein de femme est lumineuse
Et parfois votre chair, sous son poids mollissant,
Se tend jusqu'à crever cette enveloppe heureuse,
Tel un beau buste plein, solide et fléchissant.

Nés du travail de l'homme adjoint à la nature,
Vous enchaînez, ô fruits, le rythme des saisons ;
Vous êtes le seul but des existences pures.
— Vos chères voluptés renferment la raison.

Du vaste effort humain prix splendide et palpable :
Fruits de la terre !
                            Et vous, âpres fruits de l'esprit,
Pendant que l'heure passe au fil des grains de sable,
L'Apollon désiré rarement vous sourit. 
 
     
 
Roger Frêne ,  Les Sèves originaires. (1908).
 
  
 

soleil 2-copie-1

 
 
Partager cet article
Repost0
30 août 2011 2 30 /08 /août /2011 10:53
 
 
mare caeruleum
 
 
 
Ramenez-moi, disais-je, aux bords où Terracine,
Descendue à demi sur son golfe argenté,
Regarde, avec un air d'indolence divine,
La grève déclinante et la vague marine
Faire à sa rêverie un rivage enchanté,

Et, ces jardins peuplés d'une ombre rougissante
Où, chargeant de langueurs la mer qui lui sourit
L'orange à ses rameaux pressée et mûrissante,
Près d'éclore toujours et toujours florissante,
Rend au ciel les senteurs dont le ciel la nourrit,

Que je voudrais encore, à l'heure où le jour baisse
Et cherche pas à pas le silence et le frais,
L'âme pleine d'amour et de tendre paresse,
Goûter secrètement l'odorante jeunesse
Et la sombre verdeur de leur feuillage épais,

Et dans l'herbe où partout nageait en abondance,
Il flotte à chaque branche un songe printanier,
Sentir, sur la lenteur d’une molle cadence,
A ma bouche exprimant leur plus suave essence,
Toutes seules venir des fleurs de citronnier.

Maintenant c’est la fin d’une heureuse journée,
Lorsque, au rythme accouplé de leurs souples rameurs,
Laissant pendre sur l’eau leur voile retournée,
Comme une aile qui traîne au soir abandonnée,
Commencent de rentrer les barques des pécheurs.

C'est l’heure complaisante aux rumeurs coutumières,
Déjà l’air qui fraichit prend la couleur du lin,
Et, de la rue obscure et tintant sur ses pierres,
Entends-tu ces enfants dont les voix familières
S’en vont frapper l’azur sonore et cristallin ?

Puis, dans l’ombre bientôt phosphorescente et pâle,
La luciole au vol innombrable et léger,
Ivre de flamme errante et d'ardeur nuptiale,
Danse sans se lasser sa danse triomphale
Sous la nuit qui se meurt d'un parfum d'oranger,

Jusqu’à ce qu’au matin, sur la mer blanchissante
Dont l’écume invisible expire faiblement
La lune vers Circé confuse et décroissante
S’efface devant l’aube à peine bleuissante,
Et semble avec le ciel se fondre en s'endormant.

Si tu passes jamais par la roche sublime
Où ce temple, élevant son front chauve et fendu,
Couronne au pied des dieux la pointe de l'abîme,
Arrête au moins un jour et monte vers la cime
Qui tient à sa hauteur le monde suspendu.

Là, tout en gravissant la pente élyséenne,
Tu verras, à travers des branches d'olivier,
Se jouer dans sa fleur l'onde céruléenne
Qui, sur son étendue ineffable et sereine,
Passe et vient au soleil transparaître et briller,

Ici tu connaîtras la douceur de la terre,
L'air qu'ici l'on respire a le goût du lotus,
Et l'on y sent toujours couler dans la lumière,
Comme au printemps doré de sa splendeur première,
Le souffle ambroisien de l'antique Vénus.

Alors, au plus profond de la vie éternelle,
Tu pourras absorber, sans l'épuiser jamais,
La coupe de saphir inextinguible et belle
Où la force et l'esprit de la mer éternelle
Te verseront sans fin l'universelle paix.
 
 
 
françois-paul alibert (1873-1953). La Revue hebdomadaire (mai 1925).
 
 
ainsi tombent les feuilles
 
 
 
Nulle feuille, au même rameau,
Ne subsiste, une fois fanée,
Et, soit de saule, ou bien d’ormeau
Chacune, un peu moins d’une année
Ne connait qu’un seul temps nouveau.

Mais, à la branche verdissante
D'une printanière foison,
Après l'autre une autre naissante
Montre sa tendre feuillaison
Au même point recommençante.

Ainsi tout arbre aux justes lois
Du déclin ne se subordonne
Que pour renaître, et, chaque fois,
D'une intime et neuve couronne.
Ceindre le front des jeunes mois.

Et nous, aussitôt terminée
Notre florissante saison.
Jamais de l'humaine journée
Ne revient la germinaison
Nous faire une autre matinée.

Ni jamais le même berceau
Nous faire goûter d’âge en âge
Le retour d’un printemps plus beau,
Et, comme un annuel feuillage,
Remonter du même tombeau.

Or, avant la chute prochaine,
Toute feuille, à I’ arbre natal,
Desséchée ou naissante à peine,
Ne subit qu’un sort inégal
Et qu’une durée incertaine.

L'une, dans sa faible primeur.
Au gel attardé s'abandonne ;
L’autre, ayant fini sa verdeur,
Jusqu’au bout, de l’extrême automne
Eprouve l’exact longueur.

Mais le vent non plus, ni l'orage,
N'épargne, au plus fort de l'été,
A celle qu'un superbe ombrage
Préservait du ciel irrité,
La rigueur du commun naufrage.

Et, froissée au rude élément
Où sa maturité succombe,
Sous le coup d'un souffle inclément
Elle meurt, se détache et tombe.
Et s'abîme en un seul moment.
 
 
 
françois-paul alibert (1873-1953). Odes (1922).
 
 
l’heure virgilienne
 
 
 
Le crépuscule traîne au bas de l'horizon
Un règne finissant de lumière déclive,
Et délaisse la grève où cette molle rive
Nous offre plus d'un siège incliné de gazon.

Les collines glissant du ciel tout d'une chute
Dépouillent la ferveur accablante du jour,
Et vers l'azur candide expriment leur contour
Sur un mode alangui comme un souffle de flûte.

Par les chaumes encore assoupis de chaleur,
Vois les meules tourner longuement par la plaine,
Et leur ombre, toujours plus étroite et lointaine,
Poursuivre une fuyante et suprême lueur.

Le soir avec amour à nos têtes s'abaisse,
Et ta première étoile hésite à s' allumer :
Voici l'heure indistincte et lente où va fumer
La verte humidité de ta prairie épaisse.

L'air passe et, d'un frisson faiblement agité,
Parmi la chevelure ineffable du saule,
Dévoile une fluide et frémissante épaule
Que trahit le soupir d'un sommeil argenté.

Un reste décroissant d'obscures transparences
Lutte contre la brume à la cime des bois,
Et la terre qui tremble évapore à la fois
Un bruit mystérieux fait de mille silences.

Une rougeur dorée afflue au firmament
Où la nuit, par degrés confuse et blanchissante,
Annonce que déjà la lune, même absente,
Sur la campagne verse un tendre enchantement.

Ne parle pas plus haut que l'air et le feuillage.
Ecoute dans nos cœurs marcher un pas divin.
Puis tais-toi, voici l'heure où je puis voir enfin
Ton âme affleurer toute à ton calme visage.
 
 
 
françois-paul alibert (1873-1953). Le Buisson ardent (1912).
 
 

 
Partager cet article
Repost0
5 août 2011 5 05 /08 /août /2011 23:59

 

Zig-et-Puce-copie-3.jpg

En vacances

 

La Revue critique des idées et des livres prend ses quartiers d'été à partir d'aujourd'hui. Bonnes vacances à tous nos lecteurs et au 10 Septembre pour de nouveaux articles, chroniques, billets et ... quelques nouvelles surprises.

 

 

Partager cet article
Repost0
5 août 2011 5 05 /08 /août /2011 18:25

Appel à la raison

Il y a des limites à l'indécence et à l'aveuglement. Alors que l'Europe est en pleine crise, alors que l'euro nous prive de toute marge de manoeuvre et que les économistes du monde entier nous recommandent de nous débarrasser au plus vite de ce carcan, des voix s'élèvent encore - singulièrement en France - pour demander "plus d'Europe", "plus de fédéralisme", davantage d'intégration monétaire et de transferts de souveraineté. Mais qui sont ces gens ? Quelle folie les frappe et comment faut-il faire pour qu'ils voient enfin les choses telles qu'elles sont ? Mettons Baverez à part, et Minc, et Fitoussi, et tous les scribouillards du Monde, tous ceux de Libération et du reste de la presse bourgeoise. L'Europe fédérale est leur petit fond de commerce et on sait qui les paye. Mais Barnier, mais Lagarde, mais le petit Baroin, mais Borloo, mais Bayrou, mais Hollande, mais Aubry... Sont-ils aveugles ? sont-ils sourds ? daltoniens ? Ou faut-il que nous les rangions définitivement dans la catégorie des imbéciles ?

Dans une tribune donné cette semaine au Monde, que nous reproduisons ci-dessous, Hubert Védrine enfonce le clou. Si la monnaie unique est au plus mal, si l'Europe semble impuissante à conjurer cette crise, à qui la faute, sinon à ceux, qui sous prétexte de "convergence",  "d'intégration" et de "fédéralisme", ont privé les Etats de leurs moyens d'agir et de se défendre. Quant à ceux qui proposent la nomination d'un "ministre des finances européen", M. Védrine signale qu'il est bien trop tard, et qu'il s'agit d'ailleurs moins de trouver les bons remèdes - à supposer qu'ils existent - que de les faire accepter par les peuples qui devront payer la note. L'heure n'est plus au enième rafistolage des institutions européennes. Le temps presse. Les décisions sont urgentes et elles sont politiques. Seuls les Etats sont en mesure de les prendre, en tenant compte de la situation et des intérêts propres à chacun des peuples de l'Union. C'est à eux, c'est aux nations, maintenant, de reprendre la main.

Il y a quelques années, de tels propos seraient tombés dans l'indifférence la plus totale. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le visage de l'Europe fait peur à voir. Les opinions publiques, inquiètes, commencent à descendre dans la rue, comme à Athènes, à Rome, à Lisbonne ou à Madrid. Des troubles sont à prévoir et les milieux patronaux et syndicaux s'en inquiètent. M. Thibault de la CGT, faisait, il y a dix jours, le même constat que M. Védrine et appelait de ses voeux les mêmes solutions. Au sein de la classe politique - y compris au PS, y compris même à l'UMP et au gouvernement -  les plus lucides se rendent compte que la situation est explosive et qu'il faudra tôt ou tard reprendre les choses en main. L'Allemagne s'y prépare. On sait que pour elle, la survie de l'euro n'est plus une priorité et que ses meilleurs esprits cogitent déjà à la mise en place d'un plan B. Les échéances risquent d'ailleurs d'être assez proches : si les attaques contre l'Espagne et contre l'Italie devaient se poursuivre, l'Europe n'aura pas les moyens de venir au secours de ces pays et Berlin sifflera assez vite la fin de la partie. C'en sera alors fini de la zone euro. La France a-t-elle anticipé ce risque ? Qui prépare chez nous le Plan B? Quelle est notre stratégie de repli ? Avons nous les dirigeants qu'il faut pour prendre de telles décisions ? Autant de questions angoissantes qui restent aujourd'hui sans réponse.

François Renié.

 

 

Le fédéralisme n'est pas la solution miracle à la crise

Les sempiternelles lamentations sur les "égoïsmes nationaux" et les appels, pendant les semaines qui ont précédé l'accord de Bruxelles du 21 juillet - le meilleur possible -, à plus de fédéralisme, présenté comme la panacée, comme à de nouveaux transferts de souveraineté sont paradoxaux.

A-t-on déjà oublié que l'aggravation dramatique de la dette publique européenne ne résulte pas seulement de la gestion irresponsable de l'Etat-providence et des décennies de budgets en déficit, mais aussi de l'effet sur le système financier européen de l'implosion de la finance américaine, devenue un "danger public", selon le banquier et ancien ambassadeur de Bill Clinton à Paris, Felix Rohatyn ? Et celle-ci n'a-t-elle pas été provoquée par la dérégulation, c'est-à-dire... les abandons massifs de souveraineté effectués pendant plus de vingt ans par plusieurs administrations américaines au profit des marchés ? Que faut-il abandonner ou transférer en plus?

Il faudrait être plus "fédéraliste" parce que les marchés l'exigent (sans distinguer entre les opérateurs sincèrement inquiets des capacités des Etats emprunteurs à rembourser, les purs spéculateurs et ceux qui s'acharnent à fragiliser l'euro) ? Et être tétanisés par trois agences de notation, au pouvoir extravagant, qui sous-cotent aujourd'hui pour faire oublier qu'elles ont surcoté, par connivence aveugle, jusqu'en 2007 ?

Le "fédéralisme" est présenté comme allant seul dans le sens de l'histoire. Mais qu'entend-t-on par là ? Ce mot-valise, au sens des linguistes, peut vouloir dire la plus décourageante des choses (nous sommes trop petits, dépassés, fatigués, nous devons nous en remettre à l'Europe) ou la plus mobilisatrice (l'union fait la force, soyons plus solidaires).

Si fédéralisme veut dire subsidiarité claire, pas de problème. Si c'est une harmonisation réelle entre Etats membres de la zone euro dont il s'agit, très bien, c'était déjà dans Maastricht. Faisons-le, enfin.

Si cela signifie plus de solidarité entre Européens, fort bien. Mais Mme Merkel, premier contributeur potentiel (coût pour la France de l'accord de Bruxelles, 15 milliards), était fondée à exiger que celle-ci ne soit ni illimitée ni automatique. A-t-elle exigé les bonnes contreparties ? C'est autre chose. On peut débattre. En tout cas, il était normal que les institutions financières qui ont pris des risques qui font partie de leur métier "portent leur part de fardeau" (Jacques Delors), quoi qu'en pense la Banque centrale européenne (BCE). Fardeau d'ailleurs bien léger.

Mais si cela veut dire transfert supplémentaire de souveraineté, en quoi serait-ce automatiquement un progrès ? Après tant d'abandons, si peu convaincants, ou de transferts à des organes incontrôlés ? Certes, il faudrait "un chef des forces économiques de la zone euro" (Jean-Hervé Lorenzi, Christian de Boissieu), mandaté par le Conseil, pour réagir aux attaques. Mais les nouveaux fédéralistes proposent plus : qu'un "ministre des finances", ou de "l'économie", puisse arbitrer le cas échéant contre un gouvernement ou un Parlement national. Franchir ce pas, ce serait ouvrir un nouveau chapitre de l'histoire européenne, celui de l'Europe post-démocratique, tentation perceptible dans les milieux économiques, européistes, technocratiques ou médiatiques.

Croit-on qu'un tel "ministre" aurait plus de poids qu'un courageux Papandréou pour faire accepter par son peuple les douloureuses mais inévitables mesures d'assainissement ? Quel gouvernement européen lui transmettrait ses pouvoirs, alors même que le consentement à l'impôt est à l'origine même du processus démocratique ?

Ne faut-il pas, au contraire, combler le fossé déjà béant élites-populations, en re-responsabilisant les gouvernements nationaux, au lieu de l'approfondir avec une désinvolture périlleuse envers la démocratie ? De surcroît, ceux qui exigent ce saut dans l'inconnu ne contestent pas l'imposition à toute la zone euro (devenue un espace disciplinaire de surveillance et de sanctions), l'unidimensionnelle politique de rigueur à l'allemande, là où il faudrait une policy mix (c'est-à-dire l'alliage des politiques budgétaire et monétaire) d'assainissement et de croissance.

De toute façon, même si c'était une bonne idée, une révision majeure du traité de Lisbonne, avec des années de controverses, est hors de portée. Quel gouvernement voudra relancer l'Union dans un tel parcours du combattant, sous l'épée de Damoclès des ratifications ? De toute façon, l'Allemagne, qui conteste (via la Cour de Karlsruhe) la légitimité démocratique des institutions européennes, n'en voudra pas.

Alors pourquoi relancer cette controverse, et perdre temps et énergie ? Il faut absolument réunifier les solutions économiques et politiques des crises européennes, ainsi que le court et le long terme.

Appliquons d'abord au mieux et au plus vite l'accord du 21 juillet ; mettons en oeuvre les mesures concrètes proposées pour le rachat des dettes souveraines les plus décotées ; creusons l'idée des euro-obligations (contre les spéculateurs, mais aussi pour des projets), et même celle de l'intervention de l'Union européenne en tant que telle sur le marché des CDS (Credit Default Swaps, l'instrument des spéculateurs) ; délégitimons les notations d'agences sur les dettes souveraines des pays aidés et mettons ces agences sous la pression de la concurrence ; accélérons la mise en place des textes de "responsabilisation" des banques dans la zone euro ; adoptons une taxe (modeste) sur les transactions financières ; obligeons l'Allemagne à un débat sur la politique économique de croissance saine dans la zone euro, et l'élargissement du mandat de la BCE.

Mettons en oeuvre, avec tout son potentiel, le "semestre européen" d'évaluation des projets de budget, sans que la Commission seule ait le dernier mot. Sans oublier que ce sont des moyens et non des fins.

Quand viendra, à l'automne, le moment de clarifier "qui" décide dans la zone euro, c'est-à-dire en quoi consiste le gouvernement économique souhaité par la France depuis l'origine, ne rompons pas le fil ténu qui subsiste entre "l'Europe" et la légitimité démocratique.

Hubert Védrine.
Le Monde du 2 août 2011.


Partager cet article
Repost0
31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 23:57
Les ancres dans le ciel      
 
de Rémi Brague
Mis en ligne : [1-08-2011]
Domaine :  Idées  

Remi-Brague.gif 

 
Rémi Brague, né en 1947, est philosophe et historien de la philosophie. Il enseigne la philosophie grecque, romaine et arabe à la Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Il est membre de l'Institut. Il a récemment publié: Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres. (Flammarion, 2008),  Image vagabonde. Essai sur l'imaginaire baudelairien. (Éditions de La Transparence, 2008),  Pour une métaphysique de base  in Regards sur la crise. Réflexions pour comprendre la crise… et en sortir. (ouvrage collectif dirigé par Antoine Mercier, Éditions Hermann, 2010).
 

Rémi Brague, Les ancres dans le ciel. Paris, Seuil, mars 2011, 135 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
"On n'a pas besoin de métaphysique, et encore moins de sa version populaire, la religion. Il suffit d'une bonne morale pour savoir quoi faire, d'un droit et d'une politique efficaces pour la faire respecter. ". C'est faux. Cela a pu être vrai. Cela reste vrai là où il s'agit de fournir des règles pour que les hommes vivent en paix les uns avec les autres. Seulement, aujourd'hui, l'homme a réalisé le projet moderne et pris son destin en main. Il peut décider librement d'être ou de ne pas être. Pourquoi y aurait-il de l'être et pas plutôt rien ? Désormais, une nouvelle question se pose, celle de la légitimité de l'humain. Pour lui donner une réponse positive, il faut que la vie soit un bien. Il ne suffit pas qu'elle soit agréable ou intéressante pour ceux qui sont déjà vivants-ce que nul ne nie. Il faut encore que la vie soit un bien tellement grand qu'on ait le droit d'y appeler d'autres. Et affirmer que l'être vaut toujours mieux que le néant, c'est une décision métaphysique.Pour que la vie humaine reste possible, il faut une métaphysique forte. La métaphysique n'est pas, ou plus, un édifice dans les nuages. Elle est devenue l'infrastructure même de la vie humaine. " Animal métaphysique ", l'homme est en train de le devenir le plus littéralement du monde.
 
Recension de Paul Valadier. Etudes - juillet-août 2011.
Ces pages denses et fermes posent un problème souvent écarté de nos jours : peut-on se dispenser de parler de métaphysique et tenir pour acquis que nous sommes dans une situation indépassable, dite « post-métaphysique ». S’appuyant sur Avicenne, auteur de la première tentative de « réduction de l’Être à l’existence », existence dépouillée de toute lumière qui vient du bien, Rémi Brague montre que loin d’être une « superstructure » inutile ou vague, la métaphysique est essentielle pour que les hommes trouvent que la vie est un bien et désirent non seulement la vivre mais la transmettre. D’où une analyse originale du suicide collectif toujours possible, et une critique non moins vive de l’athéisme estimé incapable de justifier la survie de l’espèce humaine. Or « nous avons besoin de raisons pour donner la vie ». Ce livre incisif et bref en dit plus que de longs pavés bavards et vains. Il suscite la réflexion ; il a peut-être surtout le mérite de ne pas laisser indifférent.
 
Critique de Jean Montenot. Lire - juillet-août 2011.
Rémi Brague réaffirme le besoin métaphysique de l'homme. N'en déplaise à Camus ou à Cioran. Camus ou Cioran avaient fait du suicide la question cardinale de l'existence humaine. Celle qui est à l'horizon des Ancres dans le ciel n'est pas : "Pourquoi continuer à vivre ?" - l'inertie et l'habitude sont des motifs suffisants puisque de toute façon "nous sommes embarqués" (Pascal) - mais plus originalement et non moins concrètement : "Au nom de quoi s'arrogerait-on le droit de transmettre la vie ?" Pourquoi continuer l'aventure humaine en y embarquant d'autres êtres sans de solides raisons ? Cela exige des repères, ces fameuses "ancres dans le ciel" dont Rémi Brague emprunte à Rivarol l'image paradoxale. Ceux-là ne seraient pas à chercher ailleurs que dans la métaphysique, cette science vénérable qu'Aristote qualifia de "science recherchée", puis qui fut reléguée au magasin des accessoires de l'impossible salut. L'ouvrage commence par tordre le cou à ce préjugé moderne : la métaphysique serait une affaire périmée, oiseuse, nuageuse et ne concernerait plus guère l'homme moderne qui, pour vivre, peut s'orienter à la lumière immanente des sciences de la nature et de l'homme. Pour vivre peut-être, mais pour donner la vie ? Le "besoin métaphysique" s'est exprimé dans les philosophies de l'existence sous la forme d'une expérience radicale de la finitude et de la limitation de l'homme. En rappelant que la "thèse" de "l'identification de l'Etre et du Bien" condense une tendance séculaire de la métaphysique qui trouve son origine chez Platon, Brague apparie la métaphysique déchue aux problématiques contemporaines. Ainsi réaccordée à "l'animal métaphysique", la vénérable discipline apparaît devoir porter en elle l'antidote aux nihilismes et aux pessimismes qui fermentent dans le monde moderne. Selon Rémi Brague, seule la reprise pensante de cette thèse séculaire permettrait de savoir pourquoi on peut en conscience "transmettre à [quelqu'un] les embêtements et les ignominies de l'existence" (Flaubert, Lettre à Louise Colet, 1852). Brague suggère que, si le XIXe siècle a été celui du Vrai et le XXe siècle celui du Bien, notre siècle pourrait bien être dominé par le troisième transcendantal majeur : celui de l'Etre. Le temps serait à nouveau venu d'"une métaphysique forte" qui puisse être "l'infrastructure indispensable de la continuation de la vie des hommes".
 
A lire également : la belle critique de notre ami Gérard Leclerc :"Retour de la métaphysique". - Royaliste n° 989 du 11 avril 2011.  
 
Partager cet article
Repost0
28 juillet 2011 4 28 /07 /juillet /2011 23:21
La France qui se bat
 
Mercredi 1er juin
- L’arrêt prématuré de la fabrication du nouveau sèche-linge Whirlpool suscite de vives inquiétudes chez les 370 salariés employés par le groupe dans son usine d’Amiens. Devant "l’absence de réponses sur les raisons de cette décision", les syndicats de salariés annoncent leur volonté de déclencher un droit d’alerte lors du prochain comité d’entreprise de fin juin.
Vendredi 3 juin
- La direction de l'équipementier automobile MBF Technologies, basé à Saint-Claude (Jura), annonce 199 suppressions de poste sur 450 salariés. Les employés du site, très en colère, ont occupé l'usine et retenu le directeur et plusieurs cadres.
- Le groupe GPV, un des principaux fabricants européens d'enveloppes et d'emballages postaux, situé en Ardèche, est placé en redressement judiciaire. Confronté à la concurrence d'Internet, GPV enregistre des pertes depuis plusieurs années. Le groupe emploie 640 salariés en France.
- Le dernier fabricant français de batteries, Steco Power, installé à Outarville (Loiret), est placé en redressement judiciaire. L'entreprise, qui emploie 193 salariés, est dans une phase critique (forte concurrence étrangère, carnet de commande vide).
Lundi 6 juin
- 176 ex-salariés précaires de la Sofres, licenciés du jour au lendemain, sans indemnités, engage un contentieux contre leur ancien employeur. L'intersyndicale, qui soutient le mouvement, demande la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi que la direction refuse.
- La papeterie Grégoire de Saint-Nabord (Vosges), spécialisée dans la production de papier graphique, est mise en liquidation judiciaire. Elle employait 84 salariés. 
Mardi 7 juin 
- L'usine Arjowiggins de Rives (Isère), spécialisée dans la fabrication de papier technique, fermera ses portes fin 2011. Un tiers de la production sera réparti entre les usines d'Ecosse et d'Espagne et le reste sera relocalisé sur le site proche de Charavines. 47 postes de travail, sur 220 dans les deux sites français, seront supprimés. 
- La fonderie LF Tech située à proximité de Bayonne (Pyrenées Atlantiques) est mise en liquidation judiciaire. Elle employait encore une quinzaine de salariés.
L'entrepreneur voyou Philippe Jarlot a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 90 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Charleville-Mézières, pour banqueroute, détournements et abus de biens sociaux. Une peine insuffisante aux yeux des 130 anciens salariés du fabricant de boulons Lenoir-et-Mernier, qui avaient entamé une action en justice contre leur ex-PDG à la suite de la mise en liquidation de l’usine de Bogny-sur-Meuse en 2008.
Mercredi 8 juin
- L'entreprise Mémométal Technologies, spécialiste des implants chirurgicaux, installée à Bruz (Ille et Vilaine) est reprise par le groupe de santé nord-américain Stryker Corp. La société, qui emploie 120 personnes, connaît une croissance très rapide mais manque de capitaux, d'où le choix fait par les actionnaires de s'adosser à un  groupe international important.
Vendredi 10 Juin
- Un note interne de la direction du groupe PSA suggère la fermeture de l'usine d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) qui emploie 3600 salariés. Le site Sevel Nord de Hordain (Nord) qui regroupe 2800 emplois serait également menacé à terme. 
Mardi 14 juin
- Des débrayages importants ont lieu au sein du groupe de distribution Carrefour. La CGT, qui est à l'origine du mouvement, considère que 300 à 350 supermarchés sur 540 sont touchés. Les salariés demandent des hausses de salaire.
Jeudi 16 juin
- Le tribunal de commerce de Marseille prononce la liquidation judiciaire de la chocolaterie NetCacao et rejette le plan de reprise proposé par les salariés. Les 188 employés ont immédiatement occupé le site et les syndicats poursuivent les discussions avec des repreneurs pour une poursuite de l'activité.
Mardi 21 juin
- la CGT annonce son intention d'organiser fin septembre ou début octobre une journée d'action interprofessionnelle unitaire "pour un nouveau partage des richesses" avec des revendications axées sur les salaires et le pouvoir d'achat. Elle lance le mot d'ordre d'un SMIC à 1700 euros. Le prochain congrès de la centrale est prévu au printemps 2013.
- Le tribunal de commerce d'Epinal prononce la mise en liquidation de la société papetière Novacare-Riboth de Laval-sur-Vologne (Vosges). L'entreprise, qui comptait 105 salariés, était spécialisée dans la production de changes pour bébés et de culottes hygiéniques.
-  Le fabricant de linge de maison D. Porthault France (SNDPF) de Fontaine-Notre-Dame (Nord) est menacé d'expulsion par le bailleur de son site. L'entreprise venait de rembourser ses dernières créances, après une longue pérode de redressement judiciaire. Elle emploie 65 salariés sur le site. Les élus et les syndicats sont très mobilisés
Jeudi 23 juin
- La société de vente à distance Quelle, reprise par le groupe 3 Suisses en 2010, subit un nouveau plan social. L'effectif passera de 124 à 48 salariés et le site d'Orléans sera fermé au début de l'année 2012.
Vendredi 24 juin 
- L'intersyndicale de l'usine PSA d'Aulnay exige de la direction du groupe automobile un engagement écrit sur l'avenir  du site de Seine-Saint-Denis. L'option de fermeture envisagée par PSA soulèvent de vives inquiétudes chez les partenaires sociaux et dans la classe politique.
Lundi 27 juin
- Le groupe pharmaceutique américain Abbott lance un plan social sur son site dijonnais (ex Laboratoires Fournier). 64 postes seraient supprimés et une vingtaine d'emplois transférés à Bâle, en Suisse. Cette décision s'inscrit dans un plan de restructuration mondial du groupe qui envisage 3000 suppressions d'emplois dans le monde d'ici à 2012.
Henri Valois.
 
Partager cet article
Repost0
28 juillet 2011 4 28 /07 /juillet /2011 18:35

Orwell et la question de la liberté

En me plongeant à nouveau dans l’excellent livre de Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste-tory [1], je trouve ce passage plein d'intelligence sur la liberté chez l’auteur de 1984. Tout y est dit, ou presque, en quelques paragraphes. D’abord ce que n’était pas la liberté pour Orwell : cette petite révolte sèche, immature, adolescente, pleine de ressentiment, cette stérile poussée de l’ego qui sent son Sartre, son Gide, et avant eux, son Kant et son Rousseau. Le rappel de Goethe (« l’esprit qui toujours nie ») est particulièrement bien vu (il est vrai qu’il y avait un peu de Méphistophélès chez Sartre, un côté pion diabolique !). Face à cette liberté racornie, presque mort-née, on trouve d’emblée le concept orwellien sympathique. On devine qu’il émane d’un homme qui a vécu ailleurs que dans les livres, au contact du peuple et des combattants, et qui a eu l’occasion de s’interroger à de multiples reprises sur l’utilité de la liberté. La liberté, pourquoi faire ? Pour vivre, simplement, à son gré, à son aise, répond Orwell. Vivre debout, parmi les siens, au sein d’un peuple libre.
Paul Gilbert.

 

Animal Farm et 1984 (les deux romans qui ont valu à Orwell sa célébrité internationale) doivent naturellement être lus comme une défense intransigeante de la liberté individuelle et une exhortation à refuser toutes les formes de l’oppression totalitaire. C’est là leur sens premier et le plus évident. Il y a cependant, dans ce constat indiscutable, l’origine d’une partie des malentendus dont l’œuvre d’Orwell continue à être l’objet. Nous avons tendance, en effet, probablement sous l’influence plus ou moins consciente de Sartre, à nous représenter la liberté comme ce pouvoir métaphysique qu’aurait l’homme de « nier » toute situation constituée, de « transcender » le donné, en un mot, de « s’arracher » à tout ce qui est. Ce pouvoir est généralement présenté comme le fondement de la dignité de l’homme (en le séparant par exemple du monde animal) et comme la source de ses droits politiques. Dans cette optique, qui remonte en fait à Rousseau et à Kant, le combat pour la liberté a donc pour socle, plus ou moins bien explicité, l’aptitude de l’homme à se déraciner perpétuellement.

Chez Orwell, l’intuition ordinaire qui supporte son concept de liberté est d’un ordre passablement différent. Avec lui, nous n’avons plus affaire à un imaginaire de « l’arrachement », à une figure quelconque du combat héroïque du sujet contre lui-même et contre les pesanteurs du donné ; ce qui est en jeu tout au contraire, c’est une problématique du « lien » et de « l’attachement ».

Ainsi, dans The Lion and the Unicorn [2], après avoir pris soin de distinguer la liberté qu’il faut défendre de cette « liberté économique qui est le droit d’exploiter les autres à son profit », il en décrit quelques formes typiquement anglaises de la manière suivante : « C’est la liberté d’avoir un intérieur à soi (a home of your own), de faire ce que vous voulez du temps libre, de choisir vos distractions au lieu qu’elles soient choisies pour vous d’en haut. » Et les horizons concrets de cette liberté incarnée, ce sont, par exemple, « le pub, le match de football, le jardinet derrière la maison, le coin de la cheminée et the nice cup of tea [3] ». Ainsi définie, la liberté n’est nullement le fait de « l’esprit qui toujours nie » (selon la formule de Goethe reprise par Hegel). Elle est d’abord, pour chaque individu comme pour chaque communauté, une somme de fidélités et d’habitudes composant un univers personnel qu’il s’agit à la fois de protéger et de partager. Son principe n’a donc rien à voir avec la révolte orgueilleuse de celui qui s’insurge contre la totalité de l’existant. Le désir d’être libre ne procède pas de l’insatisfaction ni du ressentiment mais d’abord de la capacité d’affirmer et d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre.

Tout cela explique pourquoi, chez Orwell, l’expérience de la liberté n’est pas séparable de la common decency, c’est-à-dire de ce jeu d’échanges subtil et compliqué qui fonde à la fois nos relations bienveillantes à autrui, notre respect de la nature et, d’une manière générale, notre sens intuitif de ce qui est dû à chacun. C’est en somme la même réalité substantielle mais exprimée sous deux attributs différents en une infinité de modes. Et le creuset où toutes ces institutions de base viennent se fondre, c’est « la sociabilité primaire », cette instance de la civilité quotidienne dont l’univers des travailleurs et des humbles est apparu à Orwell comme le support privilégié au sein du monde moderne.

Jean-Claude Michea.



[1]. Jean-Claude Michéa, Orwell Anarchiste-Tory (Climats, 1995).
[2]. George Orwell, Le Lion et la Licorne, in Chroniques du temps de la guerre 1941, 1943 (Editions Gérard Lebovici, 1988).  
[3]. Le Lion et la Licorne. On notera que pour Orwell la liberté ne peut donc jamais être décrite indépendamment de ses formes d’inscription dans une culture donnée.
 
Partager cet article
Repost0

 
Revue trimestrielle
N°1 - 2009/01
 
Présentation
 

Accueil

Présentation

Manifeste

Historique

Rédaction

Nous contacter

Recherche