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10 octobre 2011 1 10 /10 /octobre /2011 22:41
Boileau gourmet
 
Boileau avait tous les talents. Poète, grand érudit, défenseur de la langue et de la grammaire mais aussi sujet loyal, bon vivant, ami fidèle et gourmet. La cuisine française lui doit beaucoup. Il nous a débarrassé du goût espagnol et du goût italien, celui des plats magnifiques mais sans saveur, celui de l'innovation où l'on reste sur sa faim. Il employa pour la gastronomie tous les préceptes de son art poétique, la simplicité, la vérité et l'imitation de la nature. Toute chose qui distingue encore la cuisine française de ses copies pour l'exportation, des outrances qu'on nous sert pour de l'authentique, des fragiles constructions de la mode. Chaque plat est d'abord pour Boileau la saveur, le goût, la fraîcheur du fruit, du produit, de la chair qui le composent. Chaque vin raconte une histoire de chez nous, un coteau au soleil, des grammes embrumées de rosée, un château perdu dans les vignes, une noce, la chanson des vendangeurs. Chaque repas est une fête de l'amitié et l'on ne saurait imaginer Boileau assis à table sans trouver à ses côtés et Molière et Racine et La Fontaine et d'autres bons esprits. Boileau gastronome,régent des cuisines et des tables bien mises, voilà une autre figure du poète que nous retrace Jacques Cise dans un bel article publié en 1927 par Une Semaine à Paris et que nous redonnons ci-dessous.
E.C.
 
  Peu de gens savent, on, plutôt, l'on ignore généralement que Boileau a exercé une très réelle influence sur la cuisine française. Il ne tient qu'à vous de vous en convaincre en lisant la docte et charmante plaquette de Maurice des Ombiaux[1], L'Esthétique de la Table. Mais oui, l'auteur de L’Art poétique était un fin gourmet, et, soit à la Bonne Foi couronnée, soit à la Pomme de Pin, soit à la Croix Blanche, soit au Petit Bacchus, soit au Mouton Blanc, soit au Vieux Colombier, Maître Nicolas ne détestait pas de humer le pot à lu condition que le vin fut loyal, en savante et souriante et bien disante compagnie de ses amis Molière, La Fontaine, Racine, Chapelle et Bernier, sans compter les autres. Boileau ne méritait point du tout son nom, et, d'ailleurs, n’écrivait-il pas dès ses jeunes ans une chanson à boire qu'il ne désavouait pas dans son âge mûr.
L’importance qu'il accordait aux choses de la table, nous en avons la preuve dans sa fameuse satire, Le Repas ridicule. Vous vous rappelez, évidemment, la description de ce funeste déjeuner. Au potage de chapon, lequel chapon était un vieux coq, succède une langue en ragoût couronnée de persil, puis un godiveau brûlé et inondé de beurre gluant, puis un lièvre flanqué de poulets étiques, d'alouettes, de maigres pigeons, et couronné de trois lapins nourris de choux dans quelque clapier parisien, puis encore un jambon de pauvre mine, servi sous le nom de .jambon de Maxence, et enfin deux plats portés par des marmitons crasseux, l'un de ris de veau et de champignons, l'autre de pois verts noyés dans un jus saumâtre. Les vins ne valaient pas mieux. Le soi-disant Hermitage, fade et doucereux, révélait un mélange d’Auvernat et de Lignage, deux crus médiocres de l'Orléanais, et pour comble, la glace manquait alors que la chaleur régnait, accablante dans la trop étroite salle à manger encombrée de convives.
La satire de Boileau obtint un prodigieux succès. Elle n'était pas imprimée qu'on la lisait dans le salon de Mme de Guénégaud et chez le duc de Brancas. Le Repas ridicule avait déjà triomphé chez M. de Lamoignon et chez Ninon de Lenclos. On le réclama chez Gourville, chez Segrais, chez le cardinal de Retz, et chez Mme de Montespan. Un jour que du Ranché était de service à Versailles, Vivienne l'appela pour réciter la satire au roi qu'on voulait divertir. Louis XIV, qui avait reçu des remontrances sévères de M. Colbert, était assez morose ce jour-là; les traits de Despréaux le déridèrent. Tout l'intéressa. Comme il était doué d'un appétit qui le fit comparer à un Gargantua couronné, la description de ces mets, aussi prétentieux que mauvais, le ravit.
Mais, si le Repas ridicule avait diverti Paris lorsqu’il n’en circulait encore que des copies, ce fut bien autre chose lorsqu'il parut en .recueil chez Thierry, libraire du Palais. Il y eut une levée de poêles, de casseroles,' de marmites et d’écumoires contre ce railleur qui se mêlait de tout critiquer, prétendait régenter à la fois la poésie et la cuisine. Les auteurs déconfits insinuaient que Despréaux ferait mieux de ne s'occuper que de la table, les taverniers, rôtisseurs et autres pâtissiers, qui se sentaient atteints, allaient disant qu'il ne connaissait rien aux fourneaux, à la gastronomie, et n'était pas capable, de distinguer un Hermitage d'un vin de Beaune ou d’un crû de l'Orléanais. Mais bientôt ils se mirent tous d'accord pour prétendre .que Maître Nicolas, ce bourgeois de basoche, n’entendait rien en rien, pas plus en littérature que dans l’art de bien manger et de la dégustation.
Jacques Mignot, le pâtissier-traiteur de la rue de la Harpe, que Boileau avait traité d'empoisonneur, ne décolérait pas de se voir attribuer un godiveau brulé et la façon de ces plats ridiculisés par le satirique. Il intenta à l’auteur une action en calomnie, inutilement, du reste, M. de Lamoignon ayant estimé qu'il n'y avait pas lieu d'occuper la justice d'un débat qui ne relevait que, de l'opinion publique, et l'affaire n'arriva pas jusqu'au prétoire dont elle eût fait la risée. Mignot y gagna la clientèle des auteurs étrillés par Despréaux. On le disait fort ami de Quinault. Il vit arriver chez lui l'abbé Cotin et sa suite, et sans doute eut-il à cœur de prouver qu'il faisait mieux que ce que Boileau lui attribuait, car sa clientèle ne .cessa de s'accroître. Néanmoins, rancunier, il fil imprimer les invectives de. Colin sur du papier qui servait à envelopper des biscuits qu'il avait la réputation de faire délicieux. Du Vieux Colombier, où il dînait périodiquement avec ses amis, Maître Nicolas envoyait chercher.de ces biscuits, rue de la Harpe, et, tout en les trempant dans le vin, le comique, le tragique, le fabuliste et le satirique, riaient à gorge déployée de la vengeance conjuguée de Cotin et de Mignot, de la collaboration symbolique de l'empoisonneur et du folliculaire.
Eh bien, ce petit scandale eut de très heureux résultats. La cuisine, à cette époque, ne satisfaisait que la goinfrerie et la vanité du décor. Edifier des plats comme des cathédrales, voilà surtout par quoi se distinguaient ceux qui voulaient atteindre à la hauteur du Parnasse gastronomique ; la table fastueuse des ducs de Bourgogne n'avait laissé d'autre souvenir que celui d'un spectacle magnifique ; elle n’intéressait que les yeux ; on admirait l'ingéniosité de certaines pièces montées et des surprises qu'elles contenaient, mais elle ne touchait en rien le sens du goût, et l'on ne parlait pas de sa succulence. En ridiculisant les plats emphatiques, l'abus des épices et autres hérésies dans lesquelles versait le comte de Broussain, l'arbitre gastronomique de la fin du XVIIe siècle, en prêchant lui-même d'exemple dans ses dîners d’Auteuil d’une exquise perfection, et que les grands seigneurs ne dédaignaient pas de savourer, Boileau exerça une réaction salutaire, et nous avons la preuve de son autorité dans L'Art de bien traiter, qui parut en 1674 et qui réprouve tout ce que le satirique avait condamné dans Le Repas ridicule.
Désormais, la cuisine va marcher de pair avec les autres arts pour la gloire du siècle de Louis XIV. Elle s'est fixée un idéal de perfectionnement qu'elle n’atteindra pas tout de suite, mais qui retranche de l’art de bien manger la voracité, l’hétéroclite et vaniteux amas de nourriture ; elle ne se satisfera plus de la seule ordonnance pompeuse de la table, mais cherchera dans la délicatesse et la présentation des mets, le choix des convives et la conversation, l'agrément complet de nos sens et de notre esprit. On peut donc dire que Boileau fut un novateur, et, pour son temps, presque un révolutionnaire dans le domaine culinaire. Ce qu'il avait commencé trouva son expression définitive, un siècle plus tard, sous la plume de Brillat-Savarin dont le livre est la somme de tout ce que le goût français raffina au cours des XVIIe' et XVIIIe siècles.
Jacques Cise.
Une Semaine de Paris. – 27 décembre 1927


[1]. Maurice des Ombiaux, L'Esthétique de la table ou la troisième "Satire" de Boileau (Edition La Vie Intellectuelle, 1927).

 

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9 octobre 2011 7 09 /10 /octobre /2011 23:57
Bergson
Mystique et philosophe
 
de Anthony Feneuil
Mis en ligne : [10-11-2011]
Domaine :  Idées  

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Anthony Feneuil, ancien élève de l'ENS Lyon, est assistant en philosophie à l'Institut roman de systématique et d'éthique (Université de Genève - Faculté de théologie). Il travaille sur la notion d'expérience religieuse dans la philosophie et la théologie au XXe siècle. Auteur d'articles et de travaux de recherche sur Bergson et sur la philosophie des religions, Bergson, mystique et philosophe est son premier livre


Anthony Feneuil, Bergson. Mystique et Philosophe. Paris, PUF, janvier 2011, 176 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
Dans son dernier livre, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson fait une proposition décisive : « introduire la mystique en philosophie, comme procédé de recherche philosophique ». Mais comment la philosophie peut-elle s’approprier le discours mystique sans le dénaturer ni se perdre en lui ? Pour le comprendre, cet ouvrage déploie la philosophie bergsonienne de la religion et surtout la manière dont l’introduction de la mystique en philosophie travaille les concepts philosophiques, et change la nature de la philosophie. C’est qu’une connaissance de Dieu via la mystique ne saurait être qu’une connaissance personnelle. Et au prix de quels remaniements du concept de personne une philosophie digne de ce nom pourrait-elle en même temps être personnelle ?
  
Recension de Chantal Amiot. Etudes - octobre 2011.
Comment réduire l’écart entre philosophie et théologie ? En introduisant une méthode philosophique qui s’appuie sur l’expérience et permet l’approche non seulement de l’existence de Dieu mais aussi de ce qui est l’objet par excellence de la théologie, à savoir sa nature. Cette méthode, pour le Bergson des Deux sources de la morale et de la religion, consiste à « formuler » l’expérience mystique, à en saisir l’essentiel. Expliciter cette formule revient à introduire le concept de personne défini à l’ultime par la relation, cette relation qu’est l’émotion, l’émotion d’amour. Dieu est Amour et il est objet d’amour car cette relation est de réciprocité. L’enthousiasme qui embrase l’âme des mystiques, et qui est appel communicatif à tous, leur fait reprendre le mouvement créateur qui les soutient en deçà de leur moi profond et qui les conforte dans leur effort épuisant pour reprendre – au-delà de leur simple personne humaine définie comme continuité de changement – la création de soi. Seul Dieu est personne au sens strict. De la sorte, sans anthropomorphisme (la notion de personne se situe au-delà du moi profond), sans agnosticisme (nous entrons dans le mouvement d’amour de Dieu en le lui rendant et ainsi en le connaissant), sans la théorie intellectuelle de l’analogie (l’intuition philosophique entre dans la direction indiquée où l’on n’aime pas Dieu parce qu’on le connaît mais on le connaît en l’aimant), la philosophie étend son champ d’analyse. Mais en s’appropriant l’expérience mystique, peut-elle rejoindre la foi chrétienne ? Quel est le Christ de Bergson ? Il est le vrai mystique, l’émotion inaccessible, les autres n’en étant que des imitateurs originaux et incomplets. Mais la philosophie, dans sa visée d’universalité, ne l’atteint que comme le Christ des Béatitudes. D’où l’affirmation étrange dans Les Deux Sources : « Du point de vue où nous nous plaçons, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne s’appelle pas un homme… » La philosophie de Bergson semble donc buter sur le mystère du « Vrai Dieu et vrai homme » et pratiquer un docétisme méthodologique. Seule la foi témoigne, selon Bergson, d’un Dieu fait chair, et il appartient alors à la théologie de le conceptualiser.
   
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7 octobre 2011 5 07 /10 /octobre /2011 19:19
Les blancs et les rouges
 
Jean-Claude Michéa a de la suite dans les idées. Nos lecteurs se souviennent du double combat qu’il a engagé dans ses précédents essais – Impasse Adam Smith en 2006, L’Empire du moindre mal en 2007 et La Double Pensée en 2008 [1] -  contre les ravages du libéralisme et contre ceux qui, à gauche, se sont ralliés à l’idéologie du marché, du progrès et de la croissance sans limite. Ils ont également en mémoire les deux petits livres consacrés à George Orwell (Orwell, anarchiste tory en 1995 et Orwell éducateur en 2003 [2]) qui ressuscitaient la belle figure et la pensée attachante du socialiste anglais.
Michéa nous revient et il nous revient en force. Son dernier essai, le complexe d’Orphée [3], est une sorte de synthèse de ses travaux antérieurs. Une synthèse puissante, documentée, argumentée, écrite dans une langue simple et limpide, et qui se lit avec beaucoup de plaisir. L’auteur répond à dix questions posées par Stéphane Vibert, professeur au département de sociologie et d’anthropologie de l’université d’Ottawa. La plupart de ces interrogations relèvent de la philosophie, de la critique ou de l’histoire des idées politiques. C’est l’occasion pour Michéa de développer et de préciser les intuitions qui étaient présentes dans ses précédents ouvrages. Il montre comment l’idéologie du progrès, qui est au cœur du projet capitaliste et libéral, a fini par contaminer l’ensemble du champ politique, par quelle ruse historique elle a su neutraliser et phagocyter les idées socialistes, comment le libéralisme et le socialisme sont devenus les deux formes d’une même vision du monde, censée fermer l’histoire. A l’image d’Orphée dans le mythe antique, l’homme moderne n’a qu’un choix, celui d’avancer. Toute rétrospection, tout coup d’œil dans le rétroviseur lui est interdit. 
Mais Michéa n’instruit pas seulement le procès des idées du XIXe et du XXe siècle. Le monde présent lui donne aussi matière à questions : Si tant de gens modestes en viennent à placer leurs espérances dans les mouvements populistes, dans un retour au protectionnisme, à l’intervention de l’Etat ou dans un nouvel ordre moral, à qui la faute sinon -  comme le disait Orwell [4] - « aux socialistes eux-mêmes » qui ont baissé les bras devant les ravages de la soi-disant « modernité » ? Si la social-démocratie européenne est en crise, si elle connaît depuis vingt ans un cycle d’échecs historiques, si elle a perdu les suffrages de la jeunesse et des milieux populaires, à qui doit-elle cette désaffection, sinon à l’oligarchie mondialisée qui la dirige et aux programmes indigents qu’elle propose ? Comment expliquer l’essor du mouvement des « indignés », le succès des partis verts, l’adhésion de plus en plus massive des jeunes  aux thèses de l’altermondialisme ou de la décroissance, sinon à la capitulation des gauches vis-à-vis de l’idéologie libérale ? Sur toutes ces questions, les longs développements de Michéa sont d’une brulante actualité.
Le complexe d’Orphée n’est pas seulement un essai critique. C’est aussi un livre qui prend parti et qui offre des options. L’auteur oppose, de façon radicale, la richesse de la pensée socialiste originelle et la triste pâture que nous propose la gauche moderne. Si Jean-Claude Michéa n’hésite pas à dire que le peuple a parfois raison d’être conservateur, s’il est plus que sévère pour le libéralisme « culturel » et le triste hédonisme de la gauche style Libé, notre auteur n’est pas à proprement parler un réactionnaire. Ses affinités sont clairement du côté de Proudhon, de Camus, de Castoriadis ou d’Orwell qu’il cite abondamment, de Georges Sorel [5] et de Charles Péguy [6], qu’il ne cite pas mais dont l’influence est ici plus que visible. S’agit-il de troquer une idéologie contre une autre ? En aucune façon. Michéa et les penseurs auxquels il se réfère se sont toujours tenus loin des chaires et loin des écoles. Leurs idées sont plus simples, plus modestes, leur « socialisme » se fonde d’abord sur une expérience des relations humaines, sur le service désintéressé du peuple, sur une morale aussi, ce qu’Orwell appelait la « commune décence », qui est la façon d’être des gens simples.
Nous reviendrons dans les prochaines semaines sur l’essai de Jean-Claude Michéa. Notons qu’il reçoit un accueil enthousiaste sur la Toile et dans le petit monde des médias et des revues libres, ce qui confirme que les lignes bougent et qu’elles vont continuer à bouger. Citons pour terminer un extrait d’un entretien que l’auteur vient de donner au Nouvel Observateur et qui illustre la finesse de ses analyses :
 
La gauche a-t-elle abandonné l'ambition première du socialisme, mot forgé par Pierre Leroux en 1834?  
Je dirais plutôt qu'elle est redevenue ce qu'elle était avant l'affaire Dreyfus. Jusqu'à cette époque, la gauche - nom sous lequel on regroupait alors les différents courants libéraux et républicains - avait toujours combattu sur deux fronts. D'un côté, contre le «péril clérical et monarchiste» - incarné par les «blancs» de la droite conservatrice et réactionnaire - de l'autre, contre le «danger collectiviste» - symbolisé par les «rouges» du camp socialiste fermement attachés, quant à eux, à l'indépendance politique du prolétariat (c'est pourquoi on ne trouvera jamais un seul texte de Marx où il se réclamerait de la gauche ou, a fortiori, de son union). Ce n'est qu'en 1899 - face à l'imminence d'un coup d'Etat de la droite d'Ancien Régime et de ses nouveaux alliés «nationalistes» - que la gauche moderne va véritablement prendre naissance, sur la base d'un compromis - au départ purement défensif - entre les «bleus» de la gauche originelle et les «rouges» du mouvement ouvrier (et cela malgré l'opposition farouche des anarcho-syndicalistes). C'est donc ce compromis historique ambigu entre libéraux, républicains et socialistes - compromis scellé contre la seule «réaction» et qui allait donner à la gauche du XXe siècle sa mystique particulière - qui s'est trouvé progressivement remis en cause, au début des années 1980, à mesure que s'imposait partout l'idée que toute tentative de rompre avec le capitalisme (c'est-à-dire avec un système qui soumet la vie des gens ordinaires au bon vouloir des minorités privilégiées qui contrôlent le capital et l'information) ne pouvait conduire qu'au totalitarisme et au goulag. C'est avant tout dans ce nouveau contexte que la gauche officielle en est venue à renouer - sous un habillage antiraciste et citoyen - avec ses vieux démons modernistes du XIXe siècle, lorsque sous le nom de «parti du mouvement» elle avait déjà pour mot d'ordre «ni réaction ni révolution». Et comme la droite d'Ancien Régime a elle-même cédé la place à celle des adeptes du libéralisme économique de Tocqueville et de Bastiat (qui, on l'oublie trop souvent, siégeaient tous les deux à gauche), on peut donc dire que l'opposition de la droite et de la gauche, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, ne constitue plus, pour l'essentiel, qu'une réactualisation de certains clivages qui, à la fin du XIXe siècle, divisaient déjà le vieux «parti du mouvement» (on dirait maintenant le parti de la croissance et de la mondialisation). Cette disparition progressive des anciens partis blanc et rouge au profit d'un antagonisme électoral intérieur au seul parti bleu explique bien des choses.
 
Faut-il en conclure que le renouveau du débat et des idées politiques passent par la résurrection des vieux partis blancs et rouges ? Jean-Claude Michéa ne dit rien de tel. Irions nous jusqu’à penser que ces blancs et que ces rouges ont des choses à se dire et qu’ils pourraient même faire un bout de chemin ensemble ? Pourquoi pas. Nous fêterons l’an prochain le centenaire du Cercle Proudhon, qui rassembla - de façon certes éphémère – la fine fleur du syndicalisme révolutionnaire et de «la droite d’Ancien Régime» [7]. Si de telles rencontres devaient se reproduire, gageons qu’il s’y glisserait quelques lecteurs de Michéa.
Paul Gilbert.
 
NB. Un supplétif. – Dans le supplément « littéraire » de notre quotidien helvétique de langue française, M. Luc Boltanski, sociologue de son état, signe un article au vitriol sur Michéa et sur son livre (« Michéa, c’est tout bête », Le Monde littéraire du 7 octobre 2011). Après deux paragraphes de « gonflette » intellectuelle, notre sociologue lance quatre commentaires faiblards, fait trois cabrioles, jette deux ou trois cris d’orfraie et tire sa révérence, ce qui est évidemment un peu court. M. Boltanski a visiblement été commis d'office pour règler des comptes qui ne sont pas les siens. Son article est d'ailleurs bourré d'erreurs ou d'approximations [8]. Que Le Monde n’apprécie pas Jean-Claude Michéa, c’est son droit le plus strict et on imagine assez bien pourquoi. Mais il aurait pu trouver une plume un peu plus affinée pour rédiger ce genre de réquisitoire ! P.G.


[1]. Ces trois essais ont été publiés aux Editions Climats.
[2]. Les deux livres sur Georges Orwell ont été publiés aux Editions Climats.
[3]. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée (Climats, 2011)
[4]. «Le fascisme est dépeint comme une manœuvre de la classe dirigeante, ce qu’il est effectivement en substance. Mais ceci explique uniquement l’attirance que le fascisme peut exercer sur les capitalistes. Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matériel, n’ont rien à attendre du fascisme, qui bien souvent s’en rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes ? De toute évidence, leur choix est purement idéologique. S’ils se sont jetés dans les bras du fascisme, c’est uniquement parce que le communisme s’est attaqué ou a paru s’attaquer à des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison économique. En ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme.» Orwell, Le Quai de Wigan, cité par Jean-Claude Michéa.
[5]. On trouve chez Sorel des développements très proches de ceux de Michéa sur le ralliement des socialistes à la démocratie bourgeoise au moment de l’Affaire Dreyfus et sur l’idéologie « progressiste » de la bourgeoisie. On lira avec profit La Révolution dreyfusienne (Marcel Rivière, 1911), Les Illusions du Progrès (Marcel Rivière, 1908).
[6]. En particulier, le Péguy des Cahiers n’est pas tendre avec Jaurès, qui symbolise à ses yeux le politicien  opportuniste, prêt à toutes les compromissions avec la bourgeoisie.  
[7]. Selon l’expression assez imagée de Jean-Claude Michéa. Il s’agit bien évidemment des royalistes de l’Action française et des jeunes rédacteurs de notre Revue Critique. Le Cercle Proudhon publia en 1912 une série de Cahiers qui reflètent assez bien les ambitions et les limites de cette entreprise.
[8]. M. Boltanski écrit sans aucune précaution que les "non conformistes des années 30" finirent pour certains chez les gaullistes et pour le plus grand nombre à Vichy. Nos confrères d'Esprit, les descendants ou les ayant-droits d'Alexandre Marc, de Robert Aron ou de Denis de Rougemont seront ravis de l'apprendre !! Quant aux écrivains d'Action française, où notre sociologue a-t-il pris qu'ils récusaient en bloc tout universalisme ? Ils se décrivaient  pour la plupart comme "hellénistes", "latins", "romains" et catholiques !! Mais il est vrai que Maurras et ses amis ont bons dos !

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2 octobre 2011 7 02 /10 /octobre /2011 23:57
Le monstre doux
L'Occident vire-t-il à droite ?    
 
de Raffaelle Simone
Mis en ligne : [3-10-2011]
DomaineIdées

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Raffaelle Simone, né en 1944, est philosophe et linguiste. De nationalité canadienne, il enseigne actuellement à l'université de Rome. Auteur de nombreux essais et pamphlets, il a récemment publié en français L'Esprit et le Temps (présenté par Jean-Marc Mandasio, Climats, 2004). 


Raffaelle Simone, Le Monstre doux. L'occident vire-t-il à droite? Paris, Gallimard, septembre 2010, 180 pages.


 
Présentation de l'éditeur.
Quelles peuvent bien être les causes de la crise profonde qui frappe la gauche européenne ? se demande Raffaele Simone. En partant de l'exemple italien et des ressorts du phénomène Berlusconi pour élargir l'analyse au continent dans son ensemble, il attribue le recul et la décomposition des idéaux de gauche principalement à l'essor rapide d'une "droite nouvelle", lié aux transformations actuelles de la société et à sa culture de masse. La société nouvelle, globalisée, est en effet dominée par ce que Tocqueville aurait pu appeler le "Monstre doux", le modèle tentaculaire et diffus d'une culture puissamment attirante, au visage à la fois souriant et sinistre, qui promet satisfaction et bien-être à tous en s'assurant de l'endormissement des consciences par la possession et la consommation tout en entretenant la confusion entre fiction et réalité.
 
Article de Régis Soubrouillard. Marianne - 29 septembre 2010.
No future à gauche. Le déclin de la gauche occidental est-il irrémédiable ? C'est la question que pose le linguiste et philosophe italien Raffaele Simone dans "Le Monstre Doux". Partant de l'exemple Berlusconi, il attribue le recul et la décomposition des idéaux de gauche principalement à l'essor d'une "droite nouvelle", un système global de gouvernement, politique mais aussi médiatique, culturel et idéologique. Priorité à droite ! C’est le code de la route politique qu'aurait adopté le monde occidental, selon le linguiste et phiosophe italien Raffaelle Simone.  Une droite nouvelle, un Monstre doux, incarné par Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy: un système global de gouvernement, politique mais aussi médiatique, culturel et idéologique. Soutenu, en plus, par les milieux financiers internationaux,  principalement anglo-saxons.
  Le constat est cruel pour la gauche. Intégration européenne, unification allemande, immigration de masse, islamisme radical, catastrophe écologique et démographique, révolution numérique, mondialisation, réveil de la Chine et de l’Inde. Elle n’a rien vu venir, que du feu, « glissant dans un pragmatisme politique privé de principes, de valeurs, de motivations éthiques, dans ce désert culturel et moral qu’est la politique pure. Ses principes se sont faits au fur et à mesure de plus en plus light : génériques, accommodants, prêts à des compromis divers et n ‘excluant en rien d’autres propositions » écrit le philosophe
  Un boulevard politique pour la droite qui finira par l’emporter sur tous les terrains, sondant les âmes, ralliant les cœurs et les esprits. Mondialisation, consommation, sécurité, loisirs, divertissement, « carnavalisation », autant de caractéristiques d’un égoïsme joyeux, puissant tropisme régressif qui habiterait nos contemporains. Moins conservatrice, sans idéologie, pragmatique, la droite s’est donc forgée ainsi, en Europe, une rente de situation politique.
  Côté socialistes, le livre suscite la curiosité, même si la thèse d'une défaite « historique » de la gauche déstabilise quand même. S'il juge le livre « stimulant », Christian Paul, responsable socialiste du Laboratoire des idées souligne « que tout ce qui s’est passé depuis 2008 n’est pas dans le logiciel de Raffaele Simone. Il décrit une crise de la gauche européenne qui pourrait lui être mortelle. C’est l’idée-force du livre, la gauche aurait pu mourir mais je le trouve assez imprévoyant sur l’effondrement idéologique de la droite et ambigu sur les directions qu’il veut prendre. Si on considère que la crise de 2008, a des allures de crise de 1929, on ne peut pas l’enjamber et considérer qu’il y a une sorte de boulevard victorieux des droites européennes. Là, il manque un maillon important au raisonnement » analyse le député de la Nièvre.
  Récemment interviewée par Le Monde Magazine, le chercheur estime, lui, que  « La crise économique, la spéculation financière, les plans de rigueur, les atteintes aux libertés et les collusions entre hommes politiques et milieux d'affaires – comme nous l'observons en France et en Italie – sont des épisodes vite oubliés d'un grand « reality show ».
  Autre  critique du responsable de la boîte à idées du PS : « il y a un côté no future qui me paraît faire l’impasse sur ce qu’il passe à gauche, en France, en Grande Bretagne et en Allemagne. Il reproche à la gauche de nombreux retards à l’allumage. Mais, on ne sait pas toujours lui-même comment le situer. Sur la mondialisation par exemple, à gauche, il y a deux options, s’y adapter ou la réguler. Il demande à la gauche un effort d’adaptation considérable. Mais lequel ? ». En Grande-Bretagne, le nouveau chef des Travaillistes a déjà choisi son camp. Présenté comme plus à gauche que son frère, Ed Milliband, s'est empressé d'opérer un recentrage rapide sitôt la victoire acquise...
  A bien des égards, Raffaele Simone retient ses coups lorsqu’il s’agit de la gauche française, lui reconnaissant une certaine « capacité d’intervention stratégique » pour autant, le dernier concept sorti du chapeau de Martine Aubry ne trouve guère grâce à ses yeux  :
« depuis des années, beaucoup plus idéologique et fermée que la droite, elle n'a rien proposé de neuf et d'adapté à la modernité, elle s'est contentée de répéter des formules toutes faites – je pense par exemple au «  care » de Martine Aubry qui ressemble fort à l'assistanat des années 1970 –, tout en échouant à faire aboutir ses derniers grands projets… ».

Une critique qui fait bondir Christian Paul  : « c’est extraordinaire, je le trouve bourré de contradictions, parce que dans la même interview, il insiste sur le mot entraide, cela va au-delà du care qui est une façon, pour nous de refonder des politiques sociales. Il finit ultra-care, si j’ose dire ».
  Mais l’essentiel est ailleurs. Métaphore d’un égoïsme joyeux, Le monstre doux symbolise surtout la victoire d’une droite sur le terrain des valeurs, quand bien même la gauche retrouverait ses électeurs dans les urnes: « il a raison, là on est en plein dans la bataille. La gauche avait un peu déserté le terrain des valeurs, y compris les principes républicains. Je crois que la gauche en a pris conscience. Personnellement, je plaide plutôt pour un réarmement idéologique, intellectuel et politique et je pense que pas mal de gens à gauche sont favorables à cette démarche ».
Le pessimiste historique et culturel qui accable Raffaele Simone n’aurait donc pas lieu d’être. Certes, de nombreux signaux démontrent qu’au delà du simple confort personnel, la crise financière a fait émerger de nouvelles priorités, telles qu’une répartition plus équitable des revenus. Et la situation économique créée par la crise entraîne une délégitimation de la promesse capitaliste formulée par Nicolas Sarkozy « travailler plus pour gagner plus ».
  Pour profiter de cette fenêtre de tir politique, reste à la gauche d’opposition à dépasser le stade protestataire, condamné à décevoir, pour s’attaquer à l’économisme ambiant, apporter une réponse consistante à la mondialisation, échafauder un projet de société alternatif crédible qui saura répondre à des demandes et des évolutions de société souvent contradictoires. Une tâche qui s’annonce… monstrueuse.
   
Entretien avec Frédéric Joignot. Le Monde Magazine du 25 octobre 2010.
Pourquoi l'Europe s'enracine à droite. Comment expliquer l'effondrement de la gauche européenne, alors que le continent souffre des contrecoups de la crise financière née des excès du libéralisme ? L'essai de l'Italien Raffaele Simone Le Monstre doux. L'Occident vire-t-il à droite? qui sort enfin en France (Gallimard) aide à comprendre.
Linguiste de renommée internationale, philosophe sympathisant à gauche, Raffaele Simone a publié en Italie plusieurs ouvrages et articles critiques – Il Paese del Pressappoco " Le pays de l'à-peu-près " (Garzanti Libri, 2005).Son constat est sévère. Selon lui, la gauche n'est plus porteuse d'un grand projet "à la hauteur de [son] temps". Face à elle, la droite nouvelle l'emporte parce qu'elle a compris notre époque consommatrice, individualiste, pressée et médiatique, et sait se montrer pragmatique et sans idéologie. Cette droite conquérante s'est associée aux chefs d'entreprise comme aux hommes des médias pour promouvoir une société de divertissement et de défense des intérêts de court terme, tout en promettant la sécurité et la lutte contre l'immigration.Un projet que Raffaele Simone appelle "le monstre doux".Son essai a fait couler beaucoup d'encre en Europe dans les milieux de gauche dès sa sortie en Italie, début 2009.
La revue Le Débat lui a alors consacré cinq articles importants dans son dossier "Déclin de la gauche occidentale ?". En janvier 2010, Laurent Fabius et la Fondation Jean Jaurès l'invitaient au colloque "La gauche à l'heure de la mondialisation". En France, on pourrait s'étonner d'une telle critique de la gauche quand le gouvernement semble empêtré dans l'affaire Woerth-Bettencourt. A gauche, les sondages ne sont pas défavorables, mais le PS n'a toujours pas élaboré une position claire tant sur les retraites que sur les questions de sécurité et l'immigration. C'est pourtant là une problématique cruciale, sur laquelle Nicolas Sarkozy a pris cet été des positions brutales qui ne lui ont pas attiré que des inimitiés. Au contraire. Pour Raffaele Simone, cette droite nouvelle et ses dérives qu'il qualifie de "monstre doux" est en train de conquérir l'Europe. Il a répondu aux questions du Monde Magazine.

 

Qui est ce " monstre doux " dont vous parlez dans votre livre ?

Raffaele Simone : Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville décrit une nouvelle forme de domination. Elle s'ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme "plus étendu et plus doux", qui "dégraderait les hommes sans les tourmenter". Ce nouveau pouvoir, pour lequel, dit-il, "les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas", transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en "une foule innombrable d'hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée des autres". Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s'associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à "un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d'assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète."
C'était une sorte de prophétie, mais nous y sommes aujourd'hui. C'est le "monstre doux" dont l'Italie me semble être l'avant-garde, le prototype abouti. Il s'agit d'un régime global de gouvernement, mais aussi d'un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d'ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société.
Ce régime s'appuie sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu'industriels, puissante dans les médias, intéressée à l'expansion de la consommation et du divertissement qui lui semblent la véritable mission de la modernité, décidée à réduire le contrôle de l'Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l'égard des minorités, populiste au sens où elle contourne la démocratie au nom de ce que "veut le peuple".
En Italie, l'administration Berlusconi incarne cette droite jusqu'à la caricature. En France, depuis le fameux dîner du Fouquet's [au soir de l'élection de Nicolas Sarkozy], et aujourd'hui avec l'affaire Bettencourt, le gouvernement a montré plusieurs fois ses accointances avec le monde des affaires et des médias, le président Sarkozy a fait scandale par son omniprésence à la télévision et son train de vie de star. Sa politique me semble exemplaire de cette droite nouvelle refusant d'imposer comme d'effrayer les plus riches, voulant diminuer les services publics et flirtant avec le populisme et certaines thèses d'extrême droite.

 

Dans votre essai, le "monstre doux " s'impose à la modernité à travers trois commandements. Quels sont-ils ?

Le premier commandement est consommer. C'est la clef du système. Le premier devoir citoyen. Le bonheur réside dans la consommation, le shopping, l'argent facile, on préfère le gaspillage à l'épargne, l'achat à la sobriété, le maintien de son style de vie au respect de l'environnement. Le deuxième commandement est s'amuser. Le travail, de plus en plus dévalorisé, devient secondaire dans l'empire de la distraction et du fun. L'important, c'est le temps libre, les week-ends, les ponts, les vacances, les sorties, les chaînes câblées, les présentatrices dénudées (et pas que dans la télé de Berlusconi), les jeux vidéo, les émissions people, les écrans partout.
Le divertissement scande chaque moment de la vie, rythme le calendrier jusque chez soi, où la télévision, la console de jeu et l'ordinateur occupent une place centrale. Le divertissement remplit tout l'espace, reformate les villes historiques, quadrille les lieux naturels, construit des hôtels géants et des centres commerciaux le long des plus belles plages, crée des villages touristiques dans les plus infâmes dictatures.
Même les actualités les plus graves se transforment en divertissement. La première guerre d'Irak, le tsunami, les catastrophes naturelles, les drames humains deviennent spectacles, jeux vidéo en temps réel ou feuilletons émotionnels. Les débats politiques se font guerre de petites phrases, parade de people, quand les ministres ne sont pas d'anciens mannequins qui ont posé nus, à la "une " de tous les tabloïds – comme en Italie Mara Carfagna, ministre de l'égalité des chances, ou Daniela Santanché, sous-secrétaire à je-ne-sais-quoi.
La démultiplication des gadgets, des portables, des tablettes fait que nous sommes encerclés, noyés, dissous dans les écrans. Sous le régime du "monstre doux", la réalité s'efface derrière un rideau de fun. Plus rien n'est grave, important. Après le travail, la vie devient un vrai carnaval, les grandes décisions sont prises par les "beautiful people" que sont les politiques et les grands patrons, tout devient pixel, virtuel, irréel, vie de stars.
La crise économique, la spéculation financière, les plans de rigueur, les atteintes aux libertés et les collusions entre hommes politiques et milieux d'affaires – comme nous l'observons en France et en Italie – sont des épisodes vite oubliés d'un grand "reality show".

 

Et le troisième commandement ?

C'est le culte du corps jeune. De la jeunesse. De la vitalité. L'infantilisation des adultes. Ici le "monstre doux" se manifeste de mille manières, terrorise tous ceux qui grossissent, se rident et vieillissent, complexe les gens naturellement enrobés, exclut les personnes âgées.
Le rajeunissement est devenu une industrie lourde. Partout, on pousse à faire des régimes, à dépenser des fortunes en cosmétiques pour paraître lisse, svelte, adolescent, à investir dans la chirurgie esthétique, le lifting, le Botox, comme Silvio Berlusconi, le bronzé perpétuel.
Je ne crois pas qu'une société soumise à une telle tyrannie du corps et de la jeunesse ait jamais existé. Elle a de graves conséquences morales. Partout se répand un égoïsme arrogant, jeuniste, survitaminé, affichant un mépris ouvert de la fatigue, du corps souffrant, des vieux, des laids, des handicapés, de tous ceux qui démentent le mythe de la jeunesse éternelle. Pendant ce temps, les enfants refusent de vieillir, deviennent anorexiques ou boulimiques, quittent leurs parents à 30 ans.
Partout on rejette toute posture adulte, réflexive, intellectuelle, jugée "out", inutile, triste. On a l'obligation d'être " branché ", tout doit aller vite, le succès, l'argent, les amours. Dans ses essais, le sociologue polonais Zygmunt Bauman se demande, désemparé : "Où est la compassion?" Voilà le "monstre doux", un monde d'amusement sans compassion.

 

Mais comment le "monstre doux" et la droite nouvelle se confondent ? Et pourquoi l'emportent-ils dans toute l'Europe ?

Un monde où le consommateur a remplacé le citoyen, où le divertissement supplante le réalisme et la réflexion, où l'égoïsme règne me semble favorable à la droite nouvelle, qui d'ailleurs le facilite et l'entretient, car ses valeurs comme ses intérêts sont associés à la réussite de la consommation et de la mondialisation de l'économie, pleine de promesses.
En ce sens, j'avance l'idée que cette droite nouvelle, consommatrice, people, médiatique, liftée, acoquinée aux chaînes de télévision, appelant à gagner plus d'argent, défendant les petits propriétaires, décrétant comme ringardes les idées d'égalité et de solidarité, méfiante envers les pauvres et les immigrés, est plus proche des intérêts immédiats des gens, plus adaptée à l'ambiance générale de l'époque, plus " naturelle " en quelque sorte. Et c'est pourquoi elle gagne.
Face à elle, la gauche semble n'avoir rien compris au véritable bouleversement "civilisationnel" de la victoire de l'individualisme et de la consommation, s'accrochant à ses seules idées sociales.Il faut ajouter que défendre les idées de justice, de solidarité, d'aide aux démunis et se préoccuper du long terme et de l'avenir de la planète apparaît aujourd'hui comme une attitude difficile, courageuse, mais hélas contraire à l'intérêt égoïste de court terme. Cela coûte, exige des efforts. C'est pourquoi la gauche perd.

 

La gauche, dites-vous, ne comprend plus notre temps. Pourriez-vous nous donner des exemples de cette incompréhension ?

Depuis les années 1980 et les débuts de la mondialisation, la liste des changements radicaux que les dirigeants de gauche n'ont pas compris donne véritablement le tournis. Beaucoup d'entre eux ont résisté à l'idée de l'unification européenne – un grand projet pourtant né de leurs rangs –, puis critiqué la réunification allemande après la chute du Mur. Ils se sont opposés longtemps, avec force, à la critique écologique du productivisme sans frein, qui aurait pu les ressourcer. Ils ont dénié l'apparition d'un facteur ethnique dans la sphère politique. Jusque récemment, ils ont refusé de discuter de l'immigration de masse et des clandestins, se montrant laxistes sur ces questions.
Eux, les défenseurs de la laïcité, n'ont pas été clairs dans leur critique de l'islam radical, sur les questions du port du voile et de la visibilité des signes religieux. Ils ont montré le même aveuglement face aux violences urbaines et à l'insécurité, ne considérant que leurs causes et pas leurs effets.
Ils s'obstinent à ne pas voir le vieillissement de la population et, comme en France, à ne pas évoluer sur les retraites. Ils ont abandonné la défense des ouvriers et des salariés aux syndicats et n'ont plus rien de partis populaires. Ils n'ont pas compris la montée en puissance des pays émergents, la Chine, l'Inde, le Brésil, qui s'apprêtent à dominer le monde. Ils n'ont pas saisi grand-chose aux nouvelles cultures jeunes, hédonistes, individualistes, alternatives ni à la croissance formidable des médias de masse, au pouvoir de la télévision, d'Internet et du numérique. Cela fait beaucoup.
Et si on additionne ces bévues, on voit alors qu'ils ont ignoré comment, dans les populations européennes vieillissantes, la modernité a généré un agrégat inquiétant et chaotique de menaces et de peurs auxquelles seules la droite et l'extrême droite semblent aujourd'hui pouvoir répondre. Alors que la gauche, si elle avait été à l'écoute des milieux populaires, aurait dû en faire une de ses missions.

 

Vous dites encore que plus personne ne connaît les grands apports de la gauche en Europe. Expliquez-nous...

En effet, aujourd'hui plus grand monde ne sait ce que l'Europe moderne doit aux luttes des partis de gauche, les combats douloureux et sanglants qu'ils ont mené pour les droits des travailleurs, la liberté d'association, les libertés publiques, les congés payés, l'assurance-maladie, les retraites, l'enseignement obligatoire, la laïcité républicaine, le suffrage universel, les droits des femmes, les services publics, l'égalité devant la loi, la régulation étatique des excès des puissants, etc.
La gauche, idéologiquement, a dilapidé ce qui constituait son patrimoine, elle ne le revendique plus, elle a même peur de le revendiquer, elle l'a laissé sans paternité, celui-ci est devenu comme inhérent à l'identité européenne.
Voyez par exemple comment, après la terrible crise financière de 2008, la droite libérale, pragmatique et sans états d'âme, a allègrement pioché en Europe et ailleurs dans le catalogue des idées classiques de gauche, nationalisant les banques et se montrant interventionniste. La gauche n'y a pas gagné en force et en crédibilité, au contraire, elle s'est fait voler le peu qu'il lui restait de son réservoir d'idées.
Et pourquoi ? Parce que depuis des années, beaucoup plus idéologique et fermée que la droite, elle n'a rien proposé de neuf et d'adapté à la modernité, elle s'est contentée de répéter des formules toutes faites – je pense par exemple au " care " de Martine Aubry qui ressemble fort à l'assistanat des années 1970 –, tout en échouant à faire aboutir ses derniers grands projets…

 

Lesquels ?

La liste des échecs patents de la gauche apparaît aussi longue que ses conquêtes. Elle n'a pas réussi à réduire les inégalités, qui vont s'aggravant entre les pauvres, les classes moyennes et les très riches ; elle a échoué à réguler le capitalisme financier, laissant la droite le faire à sa manière, c'est-à-dire à moitié ; elle n'a pas su mettre en place des mesures de solidarité qui aideraient véritablement les plus démunis à s'en sortir ; elle n'a pas relevé le niveau moyen d'instruction et de culture ; elle n'a pas mis fin à l'exploitation méthodique des travailleurs et des employés ; elle n'a pas su imposer l'égalité ni la parité des hommes et des femmes ; elle a laissé les écoles publiques devenir moins attractives que les écoles privées ; elle n'a pas aidé à la formation d'une conscience citoyenne ; elle n'est pas arrivée à réduire l'impact de la croissance sur l'environnement, etc.

 

Comment expliquer ces spectaculaires revers ?

 J'y vois des raisons tant propres à la gauche qu'extérieures à elle. D'abord, il y a les effets de l'espèce de secousse sismique qui a eu lieu depuis les années 1980 avec le développement vertigineux de la consommation, la montée en force de l'individualisme, la toute-puissance de la télévision et des écrans, autant de phénomènes qui ont profondément bouleversé "l'esprit du temps".
Face à ces mouvements, les propositions sociales de la gauche – égalité, solidarité et redistribution – apparaissent dépassées à l'individu comme au consommateur contemporain, et ce d'autant que ces idées semblent appartenir à une idéologie associée à une histoire effrayante: le passé communiste.

 

Vous pensez que la gauche conserve encore pour les citoyens une couleur communiste, même après l'effondrement des partis communistes européens ?

L'ombre historique du communisme pèse encore sur la gauche, et comment ! Le fait que le socialisme au pouvoir ait pris une forme communiste, c'est-à-dire une succession de régimes tyranniques, misérables et criminels, reste dans toutes les mémoires. Surtout en Europe, où ce passé terrifiant ressurgit régulièrement au fur et à mesure que nous découvrons de nouveaux documents accablants sur cette époque, les agissements criminels des nomenklaturas, les mea culpa contraints des plus grands intellectuels.
En même temps, l'effondrement brutal et grotesque du communisme a signifié l'écroulement de quelques-uns des grands mythes de la gauche tout entière. L'idée qu'elle allait changer le monde par la "révolution", que celle-ci fût violente, comme le voulaient les bolcheviques, ou graduelle, comme l'entendaient les sociaux-démocrates, a fait long feu.
Qui veut encore la révolution aujourd'hui, et pour mettre en place quel régime ? Quant aux grands discours sur "la lutte des classes", ou même "la haine de classe", nous savons bien qu'ils mènent à la guerre civile et au despotisme.
La notion de "progrès" et de "progressisme", qui veut que la gauche défende un futur meilleur, aille dans le sens de l'histoire et de la libération de l'homme, vacille aujourd'hui après les révélations des livres noirs du communisme comme suite aux effets désastreux de nos industries et du progrès technique sur l'écologie de notre planète.
De même, l'incapacité intrinsèque de la planification socialiste à développer une économie prospère et éviter la paupérisation générale, son dirigisme rétif à tout esprit d'initiative ont ruiné les rêves d'une économie tout étatique et redistributrice, et montré les avantages du libre-échange et du marché, en dépit de ses crises et de sa brutalité.
Malgré cela, il reste encore des "intellectuels de gauche" pour justifier l'époque socialiste et l'étatisme forcené. Des hommes de gauche ou de l'ultra-gauche qui persistent à diaboliser le marché et se définissent comme "anticapitalistes" ou "antiaméricanistes", montrent des sympathies dangereuses envers des régimes dictatoriaux comme le Cuba de Fidel Castro ou le Venezuela d'Hugo Chavez, font preuve d'une négligence coupable envers l'islamisme ou le terrorisme, qu'ils "comprennent" ou "excusent".
Bien des élections perdues par la gauche non communiste le furent parce qu'elle n'a pas su clarifier ses différences de fond avec les errements sanglants d'hier, et que leurs adversaires de droite la mettent dans le même sac, à la manière de Berlusconi qui ne parle jamais de "la gauche" mais des "communisti".

 

Après l'échec du communisme et sa mythologie, vous voyez venir l'échec du socialisme et des idées sociales, pourquoi ?

Au final, que reste-t-il dans le réservoir d'idées de la gauche européenne non communiste ? Plus grand-chose. Le volet social, le réformisme, la régulation des excès du libéralisme… Mais là encore, le discours apparaît faible, minimaliste, sans véritable vision d'ensemble. Beaucoup des propositions avancées me semblent en décalage avec la réalité, hésitant entre l'assistanat de l'Etat-providence et une politique de centre gauche, édulcorée, proche de celle de la droite centriste ou chrétienne. En Italie par exemple, la gauche a cherché à s'allier aux démocrates-chrétiens, jusqu'à former un parti de coalition, le Parti démocrate. Sans identité politique, cette gauche light, centriste, qui a peur d'apparaître de gauche, dans laquelle personne ne se retrouve, ni les gens de gauche ni les catholiques, a subi une défaite sévère face aux hommes de Berlusconi aux élections législatives [en 2008]. Résultat, son premier chef Walter Veltroni, un ancien communiste, a dû démissionner [en 2009].
De fait, de nombreux engagements de la gauche édulcorée ressemblent à ceux des chrétiens sociaux, notamment l'assistanat, l'étatisme, la tolérance envers la délinquance sociale et l'immigration clandestine, le tout emballé avec des airs confessionnels. C'est là une façon de remplir le "réservoir" des idées que j'appelle le "fusionisme" qui est plutôt un "confusionisme". Il en existe d'autres.
En Grande-Bretagne, la "troisième voie" promue par le New Labour laisse un pays où les disparités sociales n'ont jamais été aussi grandes, sans avoir fini de reconstruire des services publics rendus exsangues par Margaret Thatcher. En France comme en Italie, des hommes de gauche suggèrent que les socialistes devraient se concentrer sur la défense des droits des minorités, des femmes, des homosexuels, des immigrés, des sans-papiers, des détenus… une politique qui se veut radicale, mais qui mène à réclamer la gratuité totale des services publics, une politique laxiste en matière de sécurité.
D'autres proposent de s'orienter vers la solidarité, le fameux "care", considérant d'abord les gens comme des victimes, montrant une philanthropie et une condescendance qui ne me semblent pas conformes aux idées de gauche. Tous ces tâtonnements manquent de rigueur, n'aident pas à définir une grande politique, ne font pas avancer la réflexion sur un véritable réformisme de gauche, à la hauteur du monde moderne consommateur et mondialisé. Voilà pourquoi il me semble qu'en ce début du xxie siècle le réservoir d'idées de la gauche frôle la banqueroute.

 

Vous n'imaginez pas une gauche nouvelle, à la hauteur de son temps ?

Une nouvelle gauche, me semble-t-il, aura beaucoup à faire, si jamais elle doit encore exister sous ce nom. A mon sens, elle devrait rompre avec la vieille gauche, sans renier les valeurs historiques constitutives de la gauche non communiste. Elle devrait réaffirmer ses valeurs, sans les édulcorer, les adapter à notre époque, réparer les méfaits culturels profonds du "monstre doux". Vaste, immense programme !
Affirmer le rôle de l'Etat dans la régulation des excès du marché et du capitalisme financier. Mettre en place des services publics forts. Investir dans des universités et des écoles de haut niveau. Défendre radicalement la laïcité contre les intrusions religieuses. Assurer durablement et sans laxisme la sécurité des citoyens. Soutenir puissamment la recherche. Appuyer la création de médias et de télévisions de qualité.
La nouvelle gauche devrait s'inspirer des expériences de la social-démocratie des pays du Nord de l'Europe qui a rompu avec le vieux paradigme de l'assistanat et de l'Etat-providence, pour promouvoir l'émancipation de chaque individu, sans en abandonner aucun, en corrigeant l'inégalité sociale par l'entraide. L'entraide, c'est un mot qui semble en effet inaudible à l'époque du "monstre doux", un mot de gauche.
 
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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 22:29

Automne 2011
Capitalisme
et barbarie
 

- Sous l'oeil des barbares, par François Renié.  [lire]

Les idées et les livres

- Capitalisme et barbarie, par Henri Valois.  [lire]
Insensiblement, l'Asie se transforme en atelier du monde. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants y travaillent dans des conditions souvent terribles et pour des salaires de misère. Sans syndicats, sans protection, encadrés, surveillés par des régimes, qui se disent, pour certains, socialistes et, pour d'autres, libéraux.  Cette nouvelle division du travail est-elle une étape incontournable du développement de ces pays ? Ou n'est-elle pas plutôt l'ultime ruse du capitalisme mondialisé pour maintenir son emprise sur l'économie mondiale ? Et que penser des mouvement sociaux qui commencent à agiter l'Orient ? 

- La démocratie désenchantée (2).  - Textes présentés par Paul Gilbert.
Scepticisme démocratique. Les idées démocratiques font-elles encore recette ? N'assiste-t-on plutôt à un remise en cause de ces idées parce qu'elles symbolisent, dans les pays en développement,  le mode de domination de l'Occident ? Les récentes révoltes arabes n'ont pas porté au pouvoir les régimes libéraux et laïques que l'Europe et les Etats Unis appellaient de leurs voeux. En Amérique du sud comme en Asie, les peuples, lorsqu'ils peuvent s'exprimer, aspirent à des modèles plus traditionalistes, plus autoritaires. Le XXIe siècle sera-t-il post-démocratique ? 

- La pensée Védrine, par François Renié.  [lire]
Hubert Védrine vient de regrouper ses articles des années 2003-2009, dans un gros ouvrage, Le Temps des Chimères. On est une nouvelle fois frappé par la justesse des vues du diplomate et de l'homme d'Etat. Védrine nous oblige à regarder le monde en face, tel qu'il est en train de se recomposer, et d'oublier les fantasmes du XXe siècle. Parmi ceux-ci, l'illusion d'une diffusion irrésistible de la démocratie et du modèle occidental à toute la planète et l'illusion de l'Européisme. Il donne les clés de ce que pourrait être une politique étrangère pour notre temps. Un ouvrage que nos candidats à la présidentielle devraient lire et méditer d'urgence !

- Libye, bilan d'une guerre, par Claude Arès.  [lire]
La guerre de Libye ne se termine pas comme les medias occidentaux l'imaginaient. C'est une victoire pour la coalition franco-britannique qui a démontré qu'elle pouvait se passer de l'Otan et de l'assentiment des autres pays européens pour agir librement. La chute de Khadafi ne se traduit pas par l'avènement d'une démocratie à l'occidental mais par le retour aux formes politiques traditionnelles d'un pays musulman. La révolution libyenne prend le même chemin que les autres révoltes arabes. 

- Maurras, de l'ombre à la lumière, par Eugène Charles.  [lire]
Le 150e anniversaire de l'unité italienne devait être une commémoration comme une autre. Et pourtant, elle provoque un choc de conscience chez nos amis transalpins. Chacune des manifestations - et encore cet été la série de concerts consacrés à Verdi - est l'occasion pour le peuple italien d'exprimer son profond patriotisme, sa cohésion et son dégout d'une classe politique qui se complait, plus encore qu'hier, dans les divisions, l'incurie et la corruption. 

Le testament politique de Richelieu, par Jacques Darence. [lire]
Que dire du testament de Richelieu, sinon qu'il devrait être sur la table de chevet de tous nos dirigeants ? Dans ce texte, publié pour la première fois en 1688, le cardinal tire les leçons de plus de 25 ans d'action politique. Les vues sur le pouvoir et l'Etat dépassent largement les contingences de l'époque et sont d'une grande modernité. Pour autant, la pensée politique de Richelieu s'inscrit dans une tradition, celle d'Aristote, des légistes capétiens, de la res publica de Jean Bodin.Tout bon gouvernement recherche le bien public et la politique vise à maitriser les faiblesses humaines pour le faire prévaloir. Un programme que nos oligarques devraient méditer...

Taormine, un récit d'Albert Thibaudet. [lire]
René Boylesve et l'automobile ! Voilà un curieux rapprochement! Comment imaginer que le charmant auteur de la Leçon d'amour dans un parc ou du Parfum des Iles Borromées ait pu s'intéresser à cet objet sans âme ! Et pourtant le monstre d'acier revient régulièrement dans l'oeuvre de notre Tourangeau. Il commença par en trouver l'invention plaisante, à une époque où elle n'était encore qu'un moyen d'agrément. Et puis il assista à la glorification saugrenue de la vitesse pour la vitesse, à l'enlaidissement de nos villes et de nos campagnes, et il déchanta. Mais restons sur la première impression de Boylesve et suivons-le avec des amis choisis sur les routes encore désertes de l'Ile de France, de la Bourgogne et du Lyonnais. En voiture à pétrole...

- Le jardin français, poèmes de F. Eon, A. Foulon de Vaulx, D. Thaly.  [lire]

Chroniques

- Notes politiques, par Hubert de Marans.
Sarkozy et ses dindons. - Hollande, gagné par le doute ? - Le programme du Front national.

- Chronique internationale, par Jacques Darence.
Euro, l'ombre de l'Allemagne. - L'Italie change ses voyous. - Les Wallons jouent et gagnent.

- Chronique sociale, par Henri Valois.
En attendant les urnes. - Universités, liberté sous caution. - De Fralib à Arcelor.

- La vie littéraire, par Eugène Charles.
Besson. - Vialatte. - Perret. - Tesson. - Maulin. - Rouvillois. - Cadou.

- Idées et histoire, par François Renié et Paul Gilbert.
Saint-Simon. - Taine. - Mona Ozouf. - Castoriadis.

- Revue des revues, par Paul Gilbert.
Refaire l'Etat. - Fin des empires. - L'Histoire est-elle toujours française ? - 300 ans de rousseauisme.

- Les livres, par Paul Gilbert, Eugène Charles, François Renié.
Qu'est-ce que la philosophie islamique? (Christian Jambet). - La subsistance de l'Homme (Karl Polanyi). - Le Hussard rouge (Patrick Besson). - La puissance au XXIe siècle (Pierre Buhler). - Après la crise (Alain Touraine). - Les Lumières du ciel (Olivier Maulin). - Condé (Simone Bertière). - Petite sélection stendhalienne.  - Livres reçus.

 

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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 10:25
 
 
palma de mallorca
 
 
 
J'habite dans Palma la fonda de Majorque
Où je m'endors dans un grand lit à baldaquin,
D'héraldiques dessins ornent les hautes portes,
L'air bleu fait palpiter les palmiers du jardin.

La demeure est immense où chaque pas éveille
L'écho des longs couloirs dallés, puis brusquement
C'est la terrasse avec des pigeons et des treilles
Et l'enfilade encor de clairs appartements.

La vie est alentour large et patriarcale,
Avec les mœurs, avec les meubles de jadis,
Et chaque jour ramène à la table frugale
Les faïences à fleurs et les fruits du pays.

Je voudrais vivre là, par les chaudes journées
Où brûle le soleil comme un morne brasier,
Ou la mer est en feu, où de rares bouffées
Viennent avec le soir; j'y ferais disposer,

Au fond des corridors sonores et pleins d'ombre
Où la fenêtre ouverte éblouit de soleil,
Quelque fauteuil léger qui me berce et m'endorme
Par les après-midi de flamme et de sommeil.
 
 
 
henry muchart (1873-1954). Les Balcons sur la mer (1901).
 
 
en l'honneur de la vigne
 
 
 
La Muse doit chanter dans les temps où nous sommes
Les lourds muscats gonflés de soleil et d'arômes,
Le Banyuls parfumé comme un rayon de miel,
Les vignobles puissants de la plaine et des côtes
Et les grenaches noirs de nos collines hautes
Que le vent de la mer givre d'un peu de sel.

Tant que l'âme de notre race n'est pas morte,
La treille hospitalière, au-devant de la porte,
Doit balancer son ombre heureuse et ses fruits mûrs,
Enguirlander les puits où l'eau s'égoutte et chante
Et festonner les toits dont la tuile éclatante
Fait de roses lueurs sur le revers des murs.

De la riche Salanque aux plateaux de Cerdagne,
Les grands mulets, le long des routes de montagne,
Sous les pompons de laine et les grelots tintants,
Doivent porter, comme autrefois, aux flancs des outres,
Vers les mas aux plafonds blanchis barrés de poutres,
Les vins rouges et les rancios étincelants.

Et les fils de nos fils doivent goûter encore,
Quand l'automne rougit les pampres ou les dore,
L'Ivresse de septembre et ces immenses soirs
Qui teignent de reflets les montagnes neigeuses,
Ces soirs hâtifs, emplis de voix de vendangeuses,
De parfums de raisins et de bruits, de pressoirs.

Chaude liqueur, sang de la terre catalane,
Gloire du vigneron que le soleil basane,
Réconfort des blessés, Banyuls, présent des dieux,
Dore-toi lentement dans les caves profondes,
Allume tes rubis et tes topazes blondes
Et rends-nous l'âme forte et grave des aïeux !
 
 
 
henry muchart (1873-1954). Les Fleurs de l'arbre de science (1913).
 
 
l'âme catalane
 
 
 
A mon cousin Pierre Camo.
 
Nous sommes, tous les deux, fils d'une race ancienne
Et les mêmes aïeux lointains nous ont transmis
Ce goût de la lumière et cette âme païenne
Que l'ombre des faux dieux n'aura pas obscurcis.

Avec l'hérédité des ancêtres nomades
Qui se guidaient, la nuit, aux étoiles du ciel,
Il te faut — balancés dans la courbe des rades
Des vaisseaux étrangers partant pour l’Archipel.

Tu mêles au souci de la pureté grecque,
Cet éclat sarrasin qui te demeure cher
Et, dans les chauds vergers, tu cueilles la pastèque
Dont l'écorce est brûlante et si fraîche la chair.

Tu te promènes « Au jardin de la sagesse »
Avec le cœur voluptueux et sans ennuis,
Avec l'esprit ingénieux et la mollesse
Des califes persans des mille et une nuits.

Puis, dans le magnifique exil de l’île australe,
Pareil à du Bellay sur le Tibre latin,
Tu regrettes le toit de la maison natale,
Et son accent n'est pas plus touchant que le tien.

— Je sens qu'en moi l'âme autochtone prédomine,
Romarin des coteaux au parfum sensuel
Qui pousse, entre les rocs, sa vivace racine
Et donne un goût sauvage à la douceur du miel.

Il me faut le détail exact et réaliste,
Les horizons étroits que la mer élargit
Et que, flore d'Afrique entre des caps de schiste,
Décorent des cactus ouvrant leur fruit rougi.

Mon art, que je ne veux ni trop pur ni trop rare,
Se satisfait des bigarrures de couleurs,
De la verroterie et du clinquant des fleurs,
Et des autels dorés, lourds d'un faste barbare.

- Ainsi nous chanterons le pays catalan,
Sa volupté candide et sa rudesse ardente,
Ses maigres tamaris que l'ouragan tourmente,
Le beau repli qu'y fait la vague en s'en allant,

Son double aspect de force et de grâce sereine ;
Et nous boirons de vieux « Cosprons » étincelant
En écoutant —- au pied d'un ermitage blanc —
Chanter - sous le platane — une fraîche fontaine.
 
 
 
henry muchart (1873-1954). Les Balcons sur la mer (1901).
 
 

 
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28 septembre 2011 3 28 /09 /septembre /2011 17:46
Les démocraties et la Palestine 
 
M. Obama a fait un discours sans surprise, mercredi dernier, devant l’Assemblée générale des Nations-Unies. On savait que l’Amérique n’accepterait pas la reconnaissance d’un Etat palestinien. On savait même qu’elle y opposerait son veto au Conseil de sécurité. Seul fait nouveau : M. Obama a avoué ne plus croire au rôle des grandes puissances pour imposer la paix au Proche-Orient. Cette paix - si elle doit se faire un jour - ne peut être, selon lui, que le résultat d’une négociation directe entre les deux parties. Traduisez : une négociation entre Israël, que l’Amérique protège, et les Palestiniens, à qui tout est refusé.
On a bien compris que ce n’était pas seulement le président des Etats-Unis qui s’exprimait à la tribune de l’ONU. C’était aussi le candidat à sa propre succession qui parlait pour ses électeurs et pour ses commanditaires. L’Amérique moyenne, qu’il représente, est toujours sous le choc du 11 septembre et elle n’a aucune indulgence pour une cause palestinienne qu’elle assimile facilement au terrorisme. Quant à ceux qui financeront la campagne de M. Obama - grandes banques, pétroliers,  multinationales – ils n’ont aucune envie de voir le paysage du Proche-Orient se compliquer davantage. Les évènements d’Egypte et de Syrie les inquiètent suffisamment pour qu’on ne fragilise pas l’allié israélien. Voilà sans doute les vraies raisons du refus américain.
Au début de son mandat, M. Obama s’était pourtant montré attentif au dossier israélo-arabe. Il déclarait vouloir s’affranchir du jeu des lobbies et des préjugés du passé. Il diagnostiquait -  et son analyse était assez juste – que le monde ne serait pas en paix tant que ce conflit archaïque et absurde perdurerait, tant que ces deux peuples, victimes de l’histoire, n’auraient ni patrie ni frontières reconnues. M. Obama, plutôt bien élu, pensait pouvoir réussir là où ses prédécesseurs – Carter, Bush senior et junior – avaient échoué. Il lui fallait pour cela du temps et un allié compréhensif en Israël. Il n’eut, malheureusement, ni l’un ni l’autre.
Il fallait aussi que l’Amérique change. Qu’elle accepte de regarder l’Orient avec d’autres lunettes. M. Obama n’a pas su imposer une révolution culturelle à laquelle il ne croyait pas lui-même. Son discours du Caire, chef œuvre de néo-wilsonisme diplomatique, a pu séduire les bobos français, les verts allemands et les gazettes suisses, il n’a convaincu ni Jérusalem, ni Ramallah, ni Beyrouth, encore moins Gaza et Damas. L’Amérique a gesticulé pendant trois ans, jusqu’à ce que le monde comprenne qu’elle n’avait ni vision, ni doctrine au Proche-Orient. Et qu’au fond d’elle-même, elle n’avait rien envie de changer : ni sa façon de voir la réalité, ni sa façon d’agir.
Le printemps arabe et l’initiative de M. Abbas font aujourd’hui tomber les masques. L’Amérique a montré son vrai visage, mercredi soir à New -York. Celui d’un pays crispé, esseulé, empêtré dans ses débats internes et ses difficultés économiques. Le temps de la grande diplomatie, du dialogue avec la Chine, de l’élargissement de l’OTAN, du projet d’un nouveau Moyen-Orient est terminé. L’heure est au décrochage d’Irak et d’Afghanistan, à la remise en ordre des finances et aux premiers bilans. Et puis viendra vite, très vite le moment des élections. L’Amérique a perdu pied au Levant, elle sait que cet échec est durable, sinon définitif, mais ce n’est pas son souci du moment. Si elle garde un pouvoir de nuisance, elle n’est plus en situation de jouer un rôle moteur en Palestine.
L’initiative peut-elle venir d’ailleurs ? De la France et de ses partenaires européens ? M. Sarkozy a tenté de nous le faire croire. Il est monté à la tribune des Nations-Unies muni d’un plan et d’un processus de transition. Ses méthodes expéditives ont malheureusement tout gâché. Le plan, mal étudié, ultime avatar des accords d’Oslo, n’a pas suscité d’intérêt. Pour soutenir son plan, le chef de l’Etat s’est réclamé d’un groupe de contact qui n’existait que sur le papier, d’appuis européens qui n’ont jamais été donné et d’engagements israéliens que Tel-Aviv s’est ingénié le jour même à démentir. Quand au processus de transition, il a provoqué plus de sourires que d’approbation : le statut d’Etat observateur proposé par M. Sarkozy fait partie des lots de consolation que M. Abbas est sûr d’obtenir de l’assemblée générale de l’ONU, à défaut de la reconnaissance pleine et entière de la Palestine ! Pourquoi négocier quelque chose que l’on a déjà en main ?
La presse internationale a sévèrement accueilli l’initiative du président français. Elle a souligné son amateurisme. Elle a mis aussi en évidence les considérations de politique intérieure qui l’ont motivée. M. Sarkozy vient d’apprendre à ses dépens qu’il ne suffit pas d’envoyer des avions en Libye et de prendre des bains de foule à Tripoli pour avoir une politique arabe. Si ses propositions n’ont pas été bien reçues par M. Abbas, c’est qu’on soupçonne aussi Paris de pêcher en eau trouble : les connivences du pouvoir avec les exaltés du CRIF, les liens d'amitié entre MM Sarkozy et Nétanyaou, l'influence de la droite israélienne au sein du gouvernement et de l’UMP, sont bien connus des dirigeants palestiniens qui n’accordent au chef de l’Etat qu’un crédit limité.
C’est dommage. La France disposait de quelques bonnes cartes que des dirigeants plus habiles auraient pu faire fructifier. Elle aurait pu fédérer autour d’elle l’ensemble des pays européens favorables à la reconnaissance d’un Etat palestinien, elle aurait pu faire rentrer dans son jeu le Royaume uni, la Russie, la Chine, voire d’autres grands pays comme le Brésil ou l’Argentine. L’Amérique n’en serait apparue que plus isolée. Les Palestiniens auraient gagné l’appui d’un groupe d’Etats puissants, déterminés à faire valoir leurs intérêts vis-à-vis d’Israël. Autant d’occasions gâchées, par absence de volonté et de vision de l’avenir. Et parce que chez nous aussi, comme aux Etats-Unis, le bonneteau électoral s’invite au programme des réjouissances de 2012.
Le 23 septembre, M. Abbas a déposé sur la table de l’ONU la demande officielle de reconnaissance d’un Etat palestinien. Il a décidé de ne pas dévier de ses objectifs, malgré le veto américain, malgré les menaces israéliennes, malgré les sollicitations françaises. Même si sa démarche ne débouche que sur un statut d’Etat observateur, la cause de la Palestine aura progressé et elle aura gagné en visibilité aux yeux du monde. M. Abbas regrettera sans doute le peu de soutien qu’il a reçu des pays européens mais il mesure mieux leurs contraintes, leurs divisions et leur relative paralysie diplomatique. L’Occident a-t-il toujours les moyens d’imposer ses vues en Palestine ? Rien n’est moins sûr. Voilà une réalité qui n’échappera pas longtemps aux dirigeants du printemps arabe.
François Renié.
 
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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 21:49
Voyage en Amérique
Un prince français dans
la guerre de sécession
 
de Philippe d'Orléans
Mis en ligne : [26-09-2011]
Domaine : Histoire
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Louis Philippe Albert d'Orléans (1838-1894). Petit-fils de Louis-Philippe, il devint le chef de la Maison de France à la mort du Comte de Chambord en 1883. Principales œuvres politiques: Les associations ouvrières en Angleterre. (1869), De la situation des ouvriers en Angleterre. (1873), Histoire de la Guerre civile en Amérique. (1874-1896), Discours de monseigneur le comte de Paris. (1891), Lettres et documents politiques. (1844-1907).
 

Philippe d'Orléans, comte de Paris, Voyage en Amérique. Un prince français dans la guerre de sécession. (Texte établi, annoté et présenté par Farid Ameur). Paris, Perrin, mars 2011, 655 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Sous le second Empire, les jeunes princes d'Orléans, subissant la loi d'exil, sont désoeuvrés. Le comte de Paris, 23 ans, et son frère le duc de Chartres, 21 ans, petits-fils de Louis-Philippe, décident d'aller s'informer sur place de l'état de la démocratie américaine, sous la houlette de leur oncle le prince de Joinville. Arrivés à New York en septembre 1861, six mois après le déclenchement de la guerre de Sécession, ils sont aussitôt reçus par le président Lincoln et le secrétaire d'Etat Seward. Désireux d'aller sur le terrain servir la bonne cause et d'y trouver la gloire, ils revêtent l'uniforme bleu des soldats de l'Union fédérale et sont affectés comme capitaines à l'état-major du général McClellan, chef de l'armée du Potomac. Souvent en première ligne, ils participent pleinement aux opérations, d'ailleurs sans succès, contre les Confédérés. En juillet 1862, ils quittent l'Amérique riches d'une expérience multiple. De ce poste d'observation exceptionnel, le comte de Paris, doté d'une remarquable maturité d'esprit et d'une jolie plume, a rapporté un journal dense, varié, précis, véritable mine jusqu'à présent inexploitée pour les historiens des Etats-Unis, et aussi de la politique française, car ces princes sont les plus démocrates des monarchistes. L'ouvrage est publié en partenariat avec la Fondation Saint-Louis, détentrice des papiers de la Maison de France.
 
La critique de Emmanuel Hecht. - L'Express, 24 février 2011.
Philippe d'Orléans chez les Yankees. La guerre de Sécession, dont on va célébrer le 150e anniversaire du début des hostilités, est pour beaucoup un sujet de film, où les sudistes, aristocrates pleins de panache, résistent vaille que vaille aux coups de boutoir de nordistes brutaux et cyniques. Et où la ségrégation raciale est hors sujet. Naissance d'une nation (1915), chef-d'oeuvre de David W. Griffith, précurseur du western - un genre bien disposé à l'égard des confédérés - n'exalte-t-il pas les cavaliers du Ku Klux Klan rétablissant l'ordre dans un Sud miné par les soudards nordistes et les anciens esclaves noirs se livrant au pillage et au viol ? Le célèbre Autant en emporte le vent (1939), de Victor Fleming, ne vante-il pas l'héroïsme de Scarlett O'Hara (Vivien Leigh) et la bravoure de Rhett Butler (Clark Gable) dans Atlanta mise à sac par les colonnes du général Sherman ? 
  Le Voyage en Amérique, de Philippe d'Orléans, remarquable chronique de deux années de guerre, publié pour la première fois, n'est pas du même tonneau. Le jeune comte de Paris (23 ans), petit-fils de Louis-Philippe, a choisi sans barguigner le Nord, Lincoln, les abolitionnistes et l'Union : "Comme Français, nous sommes attristés de voir le déchirement d'un grand peuple qui n'a jamais fait la guerre à la France, qui est son allié naturel ; comme libéraux, de l'argument que ces événements donnent aux ennemis des peuples libres et de leurs institutions." 
  Lorsqu'il quitte son exil londonien, en août 1861, à l'invitation de son oncle le prince de Joinville, en compagnie de son frère, le duc de Chartres, et de ses deux cousins, c'est avec la ferme intention de "voir la bagarre de près". Celle-ci a été déclenchée quatre mois plus tôt, lorsque le général confédéré (sudiste) Pierre de Beauregard fit donner l'artillerie contre Fort Sumter, un bastion fédéral (nordiste), rapidement contraint à la reddition. La Civil War, la guerre civile américaine, venait d'éclater. Elle durera quatre ans : une guerre terrible, la première "guerre moderne" par son ampleur (voir page plus bas) et l'expérience de la mort de masse (620 000 morts, soit 2 % de la population des Etats-Unis, qui comptent alors 31 millions d'habitants). 
  Moins d'un mois après leur arrivée, le comte de Paris et le duc de Chartres sont admis dans l'armée du Potomac, comme officiers à l'état-major du général McClellan. Ils ont alors une pensée émue pour leur grand-père, qui s'était distingué dans les armées républicaines en 1792 et 1796. Mais les six premiers mois sont trop statiques à leur goût. Leur participation à une grande offensive amphibie de 120 000 hommes, en mars 1862, sonne comme une délivrance. De courte durée. Car la confusion et les hésitations de leur chef donnent l'ascendant psychologique aux sudistes, galvanisés par des raids audacieux. Trois mois plus tard, les deux frères se félicitent de se jeter à nouveau au coeur de la bataille des Sept Jours. Le général McClellan ne tarira pas d'éloges sur ses recrues françaises, "de chics types et de remarquables soldats". 
  Officier d'élite, Louis-Philippe d'Orléans est un observateur aigu de l'Amérique. Si les aspects militaires - la levée en masse de volontaires, les effets dévastateurs de nouvelles armes, le ravitaillement, l'usage de la cavalerie - retiennent d'emblée son attention, c'est souvent comme point de départ de développements plus généraux. Le débraillé des soldats qui ne savent pas tenir leur fusil, l'amateurisme folklorique des Garibaldi guards, volontaires d'origine italienne et espagnole ? On pourrait le reprocher à l'Américain, note-t-il, "mais pas moi, car c'est le produit de son indépendance, de son énergie individuelle". Le comte de Paris est bon prince. Cultivé, ouvert, c'est un authentique libéral, un Orléans pur jus. Et, lorsqu'il condamne l'esclavage, ce n'est pas tant au nom de la morale que de l'efficacité économique. 
  A la lecture de ce récit, on ne peut s'empêcher d'évoquer les deux tomes de De la démocratie en Amérique, d'Alexis de Tocqueville, parus en 1835 et 1840 : souci de la description, doute méthodique, finesse d'esprit. Dans l'entourage du jeune prince, le gentilhomme normand était d'ailleurs l'exemple à ne surtout pas suivre. Depuis son voyage outre-Atlantique, "M. de Tocqueville s'est faussé l'esprit [...] et son jugement était constamment en défaut", se lamentait le comte de Ségur, en apprenant le départ de l'héritier du trône pour le Nouveau Monde. 
  Ce brigadiste international avant l'heure n'a pas craint de déplaire, rappelle Farid Ameur, le jeune historien qui a exhumé, annoté et commenté ce témoignage majeur, avec le soutien de la fondation Saint-Louis, détentrice des archives royales. En France, les légitimistes du comte de Chambord, meilleurs ennemis des Orléans, et Napoléon III, soutiennent le Sud. Pour des raisons divergentes : les premiers veulent le maintien d'un système, tandis que l'empereur, satisfait de voir les Etats-Unis coupés en deux, rêve de vastes échanges commerciaux avec le premier producteur mondial de coton. A l'étranger, les commentaires ne sont pas plus amènes. Si la presse américaine est partagée, le roi des Belges, leur oncle, est furieux, et la reine Victoria, consternée. Même Karl Marx s'en mêle : "Tout Français qui tire l'épée pour le gouvernement national américain apparaît comme l'exécuteur testamentaire de La Fayette." 
  Lorsque le comte de Paris quitte l'Amérique, en octobre 1863, la guerre est à un tournant. Après la terrible bataille de Gettysburg (plus de 50 000 morts), les Nordistes marquent chaque jour des points. Mais les confédérés résistent et ne signeront leur reddition que le 9 avril 1865. Cinq jours avant l'assassinat du président qui avait été élu pour mener cette guerre, et qui l'a gagnée : Abraham Lincoln. 
 
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23 septembre 2011 5 23 /09 /septembre /2011 22:05
Leçons libyennes
 
Nos amis anglo-saxons ont coutume de dire qu’il n’y a plus de presse française. Ou que le peu qu’il en reste vit sur ses marottes et sur ses préjugés. Constat cruel, que l’affaire libyenne illustre, hélas, parfaitement.
Il y a six mois la résolution de l’ONU sur la Libye met la France en émoi. La plupart des gazettes parisiennes réclament à grands cris une intervention militaire. La France prend les armes, elle engage des moyens importants, elle se place même aux avant-postes du conflit. La victoire arrive, Tripoli est libéré, le peuple libyen, débarrassé d’une dictature aussi sanglante qu’imbécile, nous tresse des couronnes. Chez nos alliés anglais, les médias célèbrent bruyamment l’action des soldats de Sa Gracieuse Majesté. Chez nous, rien de tel : on chipote, on ergote, on dénigre. Les éditoriaux sur la Libye sont au vinaigre, l’avenir du pays y est présenté sous les traits les plus sombres et la part qu’a prise la France au succès de l’insurrection est minorée, quand elle n’est pas contestée.
Pourquoi tant d’aveuglement ? Pour des raisons de politique intérieure ? Parce qu’on ne veut pas donner le sentiment de servir la soupe au pouvoir en place ?  L’intention est louable mais l’essentiel est-il vraiment là ? La vraie question n’est-elle pas plutôt de savoir si la France a eu raison ou tort d’intervenir ? Son action a-t-elle permis d’éviter une guerre infiniment plus sanglante ? d’en hâter le terme ? Oui, à l’évidence. Et les journaux anglais qui félicitent, toutes sensibilités confondues, leur gouvernement et leur armée, sont-ils moins indépendants du pouvoir que leurs confrères français ? Non, non, bien au contraire. Le problème n’est donc pas là.
Faut-il incriminer la versatilité et la légèreté de nos éditorialistes ? Sans aucun doute. Les mêmes qui défendaient en mars dernier l’idée d’une action limitée, ciblée et chirurgicale jugeaient quelques semaines plus tard que les choses n’allaient pas assez vite et que l’intervention franco-anglaise était trop poussive. Nos forces étaient à peine engagées qu’on agitait déjà le spectre de la « sale guerre », du bourbier irakien et du syndrome afghan. "Qu'allons nous faire dans cette galère?" s’interrogeaient ces grands amnésiques. Un quotidien du soir allait jusqu’à titrer : "Nous n’avons pas les moyens de faire cette guerre!" et n’hésitait  pas à mettre en cause la compétence de nos chefs et la qualité de nos armements. Il a fallu attendre l’entrée des premiers rebelles dans Tripoli pour que ces voix se taisent.  Pour laisser la place d’autres commentaires, tout aussi critiques, tout aussi subjectifs, tout aussi soupçonneux.
La révolution libyenne a-t-elle trahi les espoirs de la presse française ? On peut le penser. Depuis le début du fameux « printemps arabe », on nous parle de démocratie, de droits de l’homme, de justice et de laïcité. Or, nous n’avons rien entendu de tout cela sur les fronts de Benghazi, de Brega, de Ras Lanouf, de Misurata. Ce que nous avons entendu, ce sont des prières, des louanges à Dieu, constantes, presque lancinantes. Et qu’avons-nous vu dans les villes libérées, sur les places envahies par les foules, sinon des forêts de drapeaux noirs, rouges et verts, sinon des banderoles répétant, elles aussi, de façon lancinante, le mot de « liberté » ? Pourquoi combattaient-ils, ces jeunes rebelles qui partaient, plein d’enthousiasme, à l’assaut des mercenaires du régime ? Pour la liberté précisément, car  sur la terre de Libye les hommes veulent être libres. Pour leur famille et leur terre, car sans famille et sans terre, il n'y a pas de liberté. Pour l'honneur, car il n'y a pas de liberté sans honneur. Et pour ce Dieu, qu'ils chantent comme le plus grand, parce que sans Dieu la liberté n'existe pas.
Nation, tradition, religion... Voilà ce que disaient déjà les images qui nous venaient d’Egypte, de Tunisie, du Yémen ou de Syrie et que nous avions alors du mal à décrypter. On y voyait aussi des places couvertes de drapeaux, secouées par des slogans religieux ou nationalistes, des foules pleines de ressentiment à l’égard de régimes corrompus, sans honneur, entièrement vendus à l’Occident et à sa pseudo modernité. Voilà ce que la révolution libyenne met aujourd’hui en pleine lumière et qui suscite réserves et suspicions au sein de l’intelligentsia française. Il suffit que le nouveau pouvoir libyen annonce que la future législation respectera les principes de l’islam pour qu’on soupçonne le CNT d’être noyauté par Al-Qaïda ! Il suffit que le gouverneur de Tripoli affirme ses convictions religieuses pour qu’on soupçonne les islamistes de préparer un coup d’Etat ! Il faudra pourtant bien s’y faire : les combattants du printemps arabe, ceux de la révolution libyenne, n’ont rien de sans-culottes laïques. Ils veulent être maîtres chez eux, comme leurs pères, dans le pays qui est le leur, dans le respect de la religion et des coutumes qui sont les leurs. L’avenir qu’ils imaginent est différent du nôtre. Ils ne veulent plus qu’on leur impose le nôtre. Ont-ils réellement tort ?
Les retombées internationales du printemps libyen troublent également les certitudes de nos éditorialistes. Car ce qui vient de se passer à Tripoli, ce n’est pas seulement la chute d’une dictature corrompue et sanguinaire. C’est aussi le retour sur la scène mondiale d’une Europe dégagée de la tutelle des Etats Unis. La France et la Grande Bretagne ont très vite pris conscience de leurs responsabilités dans l’affaire libyenne. C’est pourquoi elles ont réussi à imposer, malgré les réserves américaines, le vote d’une résolution au conseil de sécurité des Nations Unies, obtenant au passage – ce qui est loin d’être négligeable – la neutralité bienveillante des Russes et des Chinois. C’est aussi pour ces raisons que les deux puissances européennes se sont donnés les moyens d’agir par elles-mêmes, vite et fort, afin d’éliminer le risque d’une guerre longue, sanglante et inextricable.
On ne sait pas – et on ne saura peut être jamais – comment l’opération libyenne devait théoriquement se dérouler et la place que devaient y prendre les uns et les autres. Il reste que l’administration Obama a du se résoudre à jouer le rôle qu’elle réservait jusqu’à présent à ses alliés, celui de supplétif. On se souvient que la dernière intervention militaire franco-britannique, celle de Suez en 1956, s’était achevée sur une véritable humiliation des deux puissances européennes, rabaissées au rôle de figurants. C’est l’inverse qui vient de se produire. L’affaire libyenne ferme un chapitre de l’histoire du monde. Elle ouvre à l’Europe des perspectives nouvelles pour peu que celle-ci sache s’en saisir.
Mais de quelle Europe s’agit-il ? A l’évidence pas de celle de M. Barroso, de M. Van Rompuy et de Mme Ashton. Leur « Europe  diplomatique », rongée par ses dissensions et ses contradictions internes, a raté, une fois de plus, son rendez vous avec l’histoire. Absente des discussions aux Nations Unies au printemps dernier, incapable de dégager un minimum de consensus entre Etats-membres, elle s’est surtout signalée par son ressentiment et ses grincements de dent à l’égard de la France et de la Grande Bretagne. Elle fait désormais partie, comme l’Europe de la défense, de ces objets inutiles et d’un autre âge qu’il faut ranger au magasin des accessoires.
Quant à nos alliés, à nos chers voisins européens, où étaient-ils lorsque nos avions défendaient Benghazi et Misurata ? A peu près nulle part. C’est au Qatar, en Jordanie que Londres et Paris ont trouvé leurs soutiens les plus sûrs.  L’attitude de l’Allemagne donne tout particulièrement à réfléchir. Elle montre les limites et les contradictions de la puissance allemande. Elle devrait logiquement marquer un coup d’arrêt à ses prétentions hégémoniques en Europe.  Autant d’éléments nouveaux, de faits puissants qui devraient nous inciter à tourner au plus vite la page de l’Europe de Lisbonne et à avancer résolument vers une nouvelle alliance des nations européennes, autour de l’axe franco-anglais.
Ultime remarque : l’opinion publique française a massivement soutenu l’intervention en Libye et elle est légitimement fière de la part que nos forces ont prise à la victoire de la rébellion. Les images des drapeaux tricolores flottant sur Benghazi délivrée, sur Tripoli libérée ont fait le tour de la planète et elles ont mis du baume au cœur à beaucoup d’entre nous. La crise libyenne illustre à nouveau le fossé considérable qui existe entre les Français et la petite caste médiatique et politique qui prétend les informer et éclairer leur vision du monde. Avec la prise de Tripoli, ce fossé s’est encore creusé.
François Renié.
 
N.B. Nous continuons de recevoir un abondant courrier des lecteurs sur les évènements de Libye. La position que nous avons prise en faveur de l’intervention française y est discutée, contestée, souvent approuvée. Mais, comme nos lecteurs l’ont bien compris, cette position n’entraine aucune complaisance vis-à vis du chef de l’Etat et du pouvoir en place. Surtout lorsque le gouvernement s’apprête à sacrifier sur l’autel de la « rigueur », pour satisfaire les marchés et les agences de notation, les budgets consacrés à la défense et à la diplomatie. La décision d’intervenir en Libye est le résultat de multiples calculs, y compris de politique intérieure, que nous n’imaginons que trop. Mais ce pouvoir est trop décrié et les Français sont trop fines mouches pour que cette décision ait un quelconque impact sur la popularité de M. Sarkozy ou sur les échéances politiques à venir. Fruit d’une erreur, d’une intuition, de calculs, peu importe, elle sert la réputation, le rayonnement et l’intérêt bien compris de la France, et c’est pour nous l’essentiel. Continuez à nous écrire, nous publierons les contributions qui nous paraissent les plus utiles au débat. F.R.
 
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19 septembre 2011 1 19 /09 /septembre /2011 08:30
Alexandre Soljénitsyne
Le courage d'écrire
 
sous la direction de Georges Nivat
Mis en ligne : [19-09-2011]
Domaine : Lettres  
Alexandre Soljénitsyne 2

 

Alexandre Soljénitsyne (1918-2008). Oeuvres récemment publiés en français : Esquisses d'exilLe grain tombé entre les meules, tome 2, 1979-1994 (Fayard, 2005), Aime la révolution, suivi de Les yeux dessillés (Fayard, 2007), Réflexions sur la révolution de février (Fayard, 2007), Une minute par jour (Fayard, 2007), La Roue rouge - Quatrième nœud : Avril 17 (Fayard, 2009)
 

George Nivat (dir.), Alexandre Soljénitsyne. Le courage d'écrire, Paris, Editions des Syrtes, mai 2011, 530 pages.

 
Présentation de l'éditeur.
Des millions de lecteurs ont eu leur vie accompagnée par Alexandre Soljenitsyne, ont suivi avec passion sa lutte solitaire contre un empire qui semblait établi pour un bon millénium, ont eu la révélation de L'Archipel du Goulag, puis, moins nombreux, mais encore des centaines de milliers ont suivi l'aventure de La Roue rouge. On aurait pu croire que rien ne resterait de la première moitié de vie : que pouvait préserver une mère seule courbée sous la misère, marquée par la tare d'une origine sociale et d'une fidélité à la religion ? Que pouvait-il rester des années de guerre, de captivité, de bagne, des débuts littéraires dans une absolue clandestinité ? Eh bien non ! Outre l'énorme laboratoire de l'écrivain après son expulsion d'URSS quand enfin il trouve des conditions normales d'écriture, il nous reste, ô miracle !, des cahiers d'écolier, des écrits d'adolescent, des textes rédigés en secret à la prison-laboratoire. Plus quelques reliques de famille, deux albums de photos qu'il prit lui-même à Kok-Terek, pendant sa relégation au Kazakhstan. Ce livre rend compte des multiples facettes de ce géant de l'écriture : étude d'ensemble, articles ciblés sur quelques aspects (la réception de l'écrivain, les biographies qui lui ont été consacrées), des témoignages (ses deux principaux traducteurs, son éditeur en russe, son agent littéraire mondial, le compositeur Gilbert Amy, sa dernière biographe). Il compte également des inédits : plusieurs lettres dont l'émouvante lettre à Spiridon (le concierge de la charachka), une grande lettre à Lydia Tchoukovskaïa, des fragments du Journal R-17, trois textes qui sont des « lectures » faites par Soljenitsyne : « Mon Lermontov », « Ivan Chmeliov et son Soleil des morts », « Le Pétersbourg d'Andreï Biely ».
 
Critique de Véronika Dorman, Le Magazine littéraire - juillet 2011

  Le célèbre exergue de L’Archipel du goulag condense la vocation de son auteur : «À tous ceux à qui la vie a manqué pour raconter cette histoire». Contrairement aux milliers d’anonymes muets auxquels il a prêté sa voix pour crier au crime et à l’imposture, Alexandre Soljenitsyne a eu une longue, très longue vie, qu’il a presque entièrement consacrée à «raconter cette histoire» de mensonge et de violence, d’oubli forcé et de déshumanisation programmée que fut le régime soviétique. À rebours de la mythomanie totalitaire, Soljenitsyne s’est fait le chroniqueur d’un siècle mutilé, en subordonnant sa destinée à celle de son oeuvre littéraire, sans lâcher le crayon en prison ou au camp ni s’arrêter devant les périls de la clandestinité une fois libéré, convaincu qu’en dernière instance la vérité du verbe sauverait le monde. Ainsi, pour l’écrivain-lutteur, vivre et écrire ont été synonyme, relevant d’une même audace et d’un pareil impératif. En Union soviétique, entre le bagne et le bannissement, dans l’anonymat de la relégation lointaine puis la clandestinité des datchas d’amis fidèles, en exil aux États-Unis, dans l’isolement paisible de sa maison à Cavendish, de retour enfin en Russie, à l’écart du tumulte de la capitale, dans le pavillon familial construit sur mesure à Troitse-Lykovo, Alexandre Soljenitsyne n’a cessé de travailler pour restituer à la Russie son histoire et son identité, sa langue et sa mémoire.

  Entre catalogue d’exposition et petite monographie illustrée, Alexandre Soljenitsyne. Le Courage d’écrire raconte la destinée de l’écrivain à travers la matérialité de son écriture. Compilé à partir d’une exposition organisée à la Fondation Bodmer de Genève, l’album reconstitue la vie et l’oeuvre de Soljenitsyne à l’aide d’images de manuscrits, de tapuscrits, de blocs-notes de camp et de carnets de voyage, de correspondance avec ses amis et ses éditeurs, de photographies de lui et par lui, objets personnels de zek (détenu) et d’homme libre. Natalia Soljenitsyne, compagne de vie et de lutte, relectrice et rédactrice, véritable sparring partner, désormais vestale de sa mémoire et gardienne de son héritage, s’est plongée dans les colossales archives de son époux pour y puiser quelques éléments essentiels. À sa suite, guidé par ses légendes et les éclairages donnés par le slaviste Georges Nivat, le lecteur est invité à pénétrer dans le laboratoire littéraire du Prix Nobel, dans l’intimité d’un manuscrit autographe ou d’un cliché familial inédit.

   Tous les textes avant l’expatriation forcée ont une histoire propre, une destinée hasardeuse, tributaire de la fidélité des adjuvants et de la malice des opposants, de la conception à la publication, pouvant faire l’objet d’un récit en soi. L’une des pièces les plus précieuses des archives de Soljenitsyne est sans doute le manuscrit de L’Archipel du goulag, rédigé fiévreusement presque d’une seule traite, en deux hivers, dans son «repaire» estonien, une métairie non loin de Tartu. «J’avais fusionné avec mon sujet, loin du monde, et mon but ultime était que de cette fusion naquit L’Archipel, dussé-je y perdre la vie», écrira-t-il plus tard dans ses Invisibles. La liasse autographe est demeurée enfouie dans la terre, en Estonie, tout le temps de l’exil de l’écrivain, pour ne lui être restituée qu’à la fin des années 1990, tandis que l’éditeur parisien Nikita Struve avait publié dès 1973 le premier tome de la «bombe», passée en Occident sous forme microfilmée.

  Poussée à l’extrême pendant la rédaction de son essai d’investigation littéraire qui ébranla le monde, cette capacité de se fondre dans le travail, au détriment de tout ce qui l’entoure, était l’une des caractéristiques principales de Soljenitsyne, le secret de sa prodigalité. «Être avare de son temps et le rendre aussi dense que possible» (Aime la Révolution !) fut sa devise. À l’image des innombrables pages noircies d’une écriture en «graine d’oignon» recto verso, premières rédactions manuscrites de ses oeuvres. Ses petits blocs-notes qu’il emportait partout, les cahiers où il consignait ses lectures et réflexions, tout était matière première pour le travail en cours ou à venir. Même privé de la possibilité physique d’écrire, au goulag, le corps meurtri par le labeur et l’esprit affranchi du « fardeau des connaissances pétulantes et inutiles » (L’Archipel), Soljenitsyne n’a pas cessé de composer, en mémorisant par coeur les milliers de vers du poème Dorojenka ou de la pièce Le Banquet des vainqueurs qu’il n’avait pas droit de consigner sur le papier. Au camp d’Ekibastouz, le matricule CH-262 mêlait, dans un carnet, à la comptabilité des briques alignées celle des lignes « écrites », puis les récitait, encore et encore, comme les versets d’une litanie, en égrenant un chapelet de liège.

  Le Courage d’écrire révèle également les mécanismes de la conception de la pièce maîtresse de la biographie de Soljenitsyne autant que de sa bibliographie, La Roue rouge, fabriquée patiemment et méthodiquement pendant vingt ans. L’idée d’investiguer sur les causes de la révolution de 1917, d’en explorer la préhistoire, vint au jeune Soljenitsyne à l’âge de 17 ans. Depuis cet instant où le projet s’est « abattu » sur lui, il n’a cessé de rassembler les matériaux de son épopée historique : cahiers de notes de « La Russie dans l’avant-garde » sur la Première Guerre mondiale, en 1937-1939 ; chapitres rédigés en secret dans la prison spéciale Marfino en 1948 ; manuscrits-fleuves écrits au Vermont ; cartothèque au classement rigoureux selon un système d’enveloppes ramifiées (plus de 250 pochettes), triant tous les matériaux et documents collectés par thèmes, questions ou personnages.

  Alexandre Soljenitsyne. Le Courage d’écrire dévoile l’arsenal de l’écrivain et permet de nouer un rapport plus personnel avec l’homme inaccessible dont la parole nous est si familière, de lire entre ses propres lignes, de regarder par-dessus son épaule. Ses immenses archives, dont l’inventaire reste à faire, passeront à la postérité. Aux futurs chercheurs reviendra la tâche de mettre en perspective Soljenitsyne écrivant et Soljenitsyne écrivain. En attendant, cet échantillon permet de passer encore un moment en compagnie de celui à qui le courage de vivre et d’écrire n’a jamais manqué.

 

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