Au retour du voyage qu'il fit en Grèce au printemps de 1900, Barrès ne consacra que quelques articles à son périple égéen. Il mûrit cinq ans ses impressions de voyage, qu'il rassembla finalement dans un de ses livres les plus forts, le Voyage de Sparte, publié en 1906. Si, comme on le sait, Barrès ne trouva pas dans Athènes les lumières qui avaient ébloui dix ans plus tôt son ami Maurras, Daphné, Sparte, Mistra, Olympie, le Péloponnèse l'enchantèrent et le séduisirent immédiatement. C'est que le mystère y règne, que les antiques croyances mêlent encore leurs effluves et leurs chants à ceux du christianisme, que la nature sauvage porte toujours la trace des héros. Héros grecs mais aussi héros français, ces ducs d'Athènes, ces chevaliers francs qui édifièrent ici palais, forteresses ou burgs dorés. Mais laissons Barrès nous raconter son arrivée, un matin, à dos de mulet, devant la belle figure du temple d'Apollon à Bassae.
rémi clouard.
L'aurore à Bassae
J'ai fait deux longs jours de mulet depuis les ruines de Phigalie, qu'on nomme encore Bassae, jusqu'aux fouilles d'Olympie.
Quelle misère ! Quelle splendeur ! Quelle divine vie primitive ! Nous suivions les mêmes sentiers et le même régime frugal dont s'accommodèrent, d'âge en âge, les gens de ce fameux pays. Les images de cette course se sont dissipées aussi vite que les cris gutturaux de l'agoyate qui, derrière ma bête, criait : « Hourri... oxo... ». Mais il me reste de ce petit effort animal la sensation d'un bain, d'une plongée dans la plus vieille civilisation.
Pour la visite du temple d'Apollon secourable à Bassae, le mieux est de dormir dans le village d'Andrissena, dont les approches, quand j'y vins par les pentes du Lycée, me rappelèrent les environs de la Bourboule en Auvergne, vaste paysage rond et verdoyant, des rochers, des prairies, des vaches et leurs sonneries le soir.
La nuit passée dans un pauvre logis, nous partîmes à la première heure vers les ruines du temple. Depuis longtemps, déjà, il faisait petit jour, quand deux doigts de couleur rose vinrent se poser sur la pointe extrême des sommets ; c'était le reflet des feux du soleil, cachés à notre vallon par les montagnes. Ce rose inimaginable, ce rose franc sur un petit espace de neige fut le brusque signal de la pleine lumière. Une fois de plus, l'antique Aurore venait d'ouvrir les portes de l'Orient. La monotonie du voyage, dans ces premières heures du jour, est d'une douceur incomparable. Sous nos climats, avec nos moeurs, nous voyons mal le vêtement de la nature. Quand je montais les pentes de Bassae, depuis une semaine, je n'avais reçu ni lettre ni journal. Ainsi délivré du monde, l'esprit se donne tout aux sensations immédiates. Une eau qu'on traverse à gué, un arbre sous lequel on se courbe, un parfum fait une délectation. Je me rappelle la branche d'aubépine humide dont était orné mon mulet. Nous allions de colline en colline, à travers les sentiers sauvages et parfois dans des lits de torrents. Des vallons de genêts jaunes succédaient à des forêts de ronces violettes. Bientôt nous eûmes, au-dessous de nous, un silencieux pays bleu de montagnes. A huit heures, la chaleur commence et les fulgurations. On avance au milieu des poussières concassées, brûlées, de quarante hauts fourneaux qui, pendant des siècles, auraient, ici, entassé leurs scories. Soudain voici Bassae.
Bassae, petit temple dorien, bijou parfait que l'on découvre, à l'imprévu, dans un vallon des sommets. Trente-six colonnes surmontées de l'architrave demeurent debout. Elles sont en pierres bleuâtres, teintées de rose par un lichen. Des chênes clairsemés les entourent, et puis, c'est la solitude lumineuse aux horizons indéfinis sur les montagnes, les forêts et les golfes. Désert qui rend plus émouvante cette petite ordonnance humaine.
Auprès des ruines de Bassae, comme dans les paysages à fabrique de Nicolas Poussin, quelques figures de chevriers donnent les proportions. Sont-ils éloignés ou proches ? Ils sont mangés, vaporisés par l'ardente lumière, fondus dans l'argent liquide de cette atmosphère où leur forme fait seulement un petit brouillard qui tremble. Notre agoyate les appela. Ils m'apportèrent une jatte de quatre ou cinq litres de lait avec une louche en bois...
Aujourd'hui encore, dans mon souvenir, le plus ordinaire des chênes de Phigalie demeure une personne glorieuse de qui je voudrais m'informer auprès de tous les voyageurs. Les chèvres l'ont-elles épargné ? Les pierres du temple ne meurtrissent-elles pas ses rejets ?
Il serait absurde que nos idées modernes et nos sentiments propres voulussent se loger dans la maison d'Apollon. Mais elle nous donne une leçon de goût qui nous contraint à rougir de notre âme encombrée par tant d'images vulgaires, luxueuses ou incohérentes. C'est sur les ruines de Bassae que j'ai compris un mot de Taine (que m'avait transmis Paul Bourget). Taine disait avec indignation : « M. Hugo est un malhonnête homme. Il raconte qu'un lion furieux a broyé entre ses dents les portes d'une ville. Les félins ne peuvent pas broyer ; on ne broie qu'avec des molaires, et les molaires du lion ont évolué en canines, pointues, tout en crochets, sans surface masticatrice. » Excessive boutade, peut-être, mais sa rigueur invite heureusement l'artiste à se régler. Mon ami, le pauvre Guigou, se fâchait contre Taine, il disait que le poète a des droits... Mais un passant, fût-il poète, qui respira la vertu d'un matin grec aux vallons de Phigalie, ne veut plus subir l'attrait des imaginations monstrueuses.
Il y avait trois heures, peut-être, que nous avions quitté le temple. Nous cheminions... Nos muletiers, d'un geste, appellent, à soixante mètres, un paysan, qui accourt avec une petite outre. Il la soulève ; ils boivent une lampée chacun, puis ils tirent de leur gousset, celui-ci une pincée de tabac blond, et celui-là quelques feuilles de papier qu'ils lui remettent. C'est l'antique simplicité des échanges pastoraux. A toutes ses étapes, ce brûlant voyage du Péloponnèse nous offre des images familières et nobles comme elles abondent dans l'Odyssée. Je me rappelle nos haltes brèves aux fontaines. Le muletier fait boire sa bête, puis la chassant d'une tape sur le mufle, il met sa bouche dans la même eau. Après cette fraternité, la caravane reprend sa marche sous le soleil.
Au milieu de ces friches interminables, où nul sentier n'est dessiné, nous traversions des buissons d'arbres et d'arbustes, qu'à ma grande surprise je reconnaissais. Vigoureux, en plein air, voici les jolis seigneurs si frêles que ma mère cultivait en caisses, avec tant de plaisir, dans la maison de mon enfance. C'est bien sûr qu'ils vivent ici leur véritable destin. Mais à mon sentiment, dans cette liberté, ce sont des réfractaires, des esclaves marrons !
Interminables journées ! On rêve d'un chapitre où l'on noterait le cri, l'odeur, les sensations indéterminées qui flottent sur chacun des grands pays romanesques du monde... J'ai dans l'oreille le cri fou des femmes liguriennes, vendeuses de poisson, et de qui la voix se brise en sanglots, en rires, je ne sais, vers neuf heures, par un clair de soleil, au fond des basses rues du Vieux-Nice... Les appels variés des marchands qui poussent leurs charrettes dans la boue du Paris matinal remuent et raniment les sensations fortes et vagues que j'avais, il y a vingt ans, jeune provincial fraîchement débarqué de Lorraine... Et comme l'avertissement mélancolique des gondoliers de Venise s'accorde au clapotis des noirs petits canaux, les deux, trois cris de l'agoyate poussant sa bête, s'associent étroitement avec le soleil, le cailloutis et les yeux brûlés du Péloponnèse. Hourri... oxo... Ce sont justes les syllabes gutturales que Wagner prête aux Walkyries.
J'arrivai vite à regretter les pâturages de France. Dans les misérables khani ou bien sur le dos de ma bête, je rêvais, il m'en souvient, de la vallée, si drue de verdure, où des peupliers, des platanes et des tilleuls fraîchissent autour de Nogent-sur-Seine. Parmi ses grandes prairies et annoncée vers Paris par une allée couverte, que Nogent-sur-Seine est aimable, d'agrément naturel, avec son fleuve et ses canaux, où transparaît une forêt d'algues éternellement peignée par le courant ! Le bruit des vannes, l'odeur saine des joncs et des arbres, les glycines qui pendent de modestes maisons, toute cette atmosphère de nos campagnes françaises que nous avons parfois méconnue, mais où notre énergie peut travailler, comme une roue de moulin clapote dans la rivière, ah ! que nous la regrettions, sur l'échine de la bête, qui nous menait, avec trente siècles de retard, aux jeux olympiques, c'est-à-dire en face du secret essentiel de la Grèce.
maurice barrès.