La rédaction de la Revue critique des idées et des livres souhaite à Monseigneur le Comte de Paris, à la Famille de France et à tous ses lecteurs un joyeux Noël.
Les Rois
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Un conte de Noël
'est demain la fête des Rois Si vous voulez les voir arriver, allez vite à leur rencontre, enfants, et portez-leur quelques présents.
Voilà, de notre temps, ce que disaient les mères, la veille du jour des Rois.
Et en avant toute la marmaille, les enfants du village ; nous partions enthousiastes à la rencontre des rois Mages, qui venaient à Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite, pour adorer l'Enfant Jésus.
- Où allez-vous, enfants ?
- Nous allons au-devant des Rois !
Ainsi, tous ensemble, beaux gars ébouriffés et petites blondinettes, avec nos calottes et nos petits sabots, nous filions sur le chemin d'Arles, le cœur tressaillant de joie, les yeux remplis de visions.
Et nous portions à la main, comme on nous l'avait recommandé, des fouaces pour les Rois, des figues sèches pour les pages et du foin pour les chameaux.
C'était au commencement de janvier et la bise soufflait : c'est vous dire qu'il faisait froid. Le soleil descendait, tout pâle, vers le Rhône. Les ruisseaux étaient glacés, l'herbe était flétrie. Des saules dépouillés, les branches rougeoyaient. Le rouge-gorge et le roitelet sautaient, frétillants, de branche en branche, et l'on ne voyait personne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui mettait sur sa tête son tablier rempli de souches, ou quelque vieillard en haillons qui cherchait des escargots au pied d'une haie.
– Où allez-vous si tard, petits ?
– Nous allons au-devant des Rois !
Et la tête en arrière, fiers comme Artaban, en riant, en chantant, en courant à cloche-pied, ou en faisant des glissades, nous cheminions sur la route crayeuse, balayée par le vent.
Puis le jour baissait. Le clocher de Maillane disparaissait derrière les arbres, derrière les grands cyprès noirs; et la campagne s'étendait tout là-bas, vaste et nue. Nous portions nos regards aussi loin que possible, à perte de vue, mais en vain ! Rien ne paraissait, si ce n'est quelques fagots d'épines emportés par le vent dans les chaumes. Comme cela a lieu dans les soirées d'hiver, tout était triste et muet.
Parfois, cependant, nous rencontrions un berger, pelotonné dans sa limousine, qui venait de garder ses brebis.
- Mais, où allez-vous, enfants, si tard ?
- Nous allons au-devant des Rois… Ne pourriez-vous pas nous dire s'ils sont encore bien éloignés ?
- Ah! les Rois ?... C'est vrai… Ils arrivent là-derrière. Vous allez bientôt les voir.
Et de courir, et de courir au-devant des Rois, avec nos gâteaux, nos petites fouaces et des poignées de foin pour les chameaux.
Puis le jour tombait. Le soleil, noyé dans un gros nuage, s'évanouissait peu à peu. Les babils folâtres se calmaient un brin. Le vent devenait plus froid. Et les plus courageux marchaient avec retenue.
Tout d'un coup : - Les voilà !
Un cri de joie folle partait de toutes les bouches. Et la magnificence de la pompe royale illuminait nos yeux. Un rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides embrasait le couchant. D'énormes lambeaux de pourpre flambaient ; une demi-couronne d'or et de rubis, lançant dans le ciel un cercle de longs rayons, rendait l'horizon éblouissant.
- Les Rois les Rois !... Voyez leur couronne! voyez leurs manteaux, leurs drapeaux, leur cavalerie et leurs chameaux !
Et nous restions tout ébaubis !... Mais bientôt cette splendeur, cette gloire, dernière flambée du soleil couchant, se fondait, s'éteignait peu à peu dans les nuages ; et, stupéfaits, bouche béante, dans la campagne sombre, terrifiante, nous nous trouvions tout seulets.
- Où donc ont passé les Rois ?
- Derrière la montagne.
La chouette miaulait. La peur nous saisissait; et, dans le crépuscule, nous nous en retournions penauds, en grignotant les gâteaux, les fouaces et les figues que nous avions apportés pour les Rois.
Et quand enfin nous arrivions à nos maisons :
- Eh bien les avez-vous vus ? - nous disaient nos mères.
- Non !Ils ont passé d'un autre côté, derrière la montagne.
- Mais quel chemin avez-vous donc pris ?
- Le chemin d'Arles.
- Ah mes pauvres enfants, les Rois ne viennent pas de ce côté. C'est du Levant qu'ils viennent. Il vous fallait prendre le chemin de Saint-Rémy… Ah! comme c'était beau, si vous aviez vu !... si vous aviez vu, quand ils sont entrés dans Maillane ! Les tambours, les trompettes, les pages, les chameaux, quel brouhaha ! mon Dieu !... Maintenant ils sont à l'église, en adoration. Après dîner, vous irez les voir.
Nous dînions vite ; puis, nous courions à l'église. Et dans l'église comble, dès notre entrée, l'orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, commençait lentement, puis continuait d'une voix formidable le superbe Noël :
Ce matin
J'ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage
Ce matin J'ai rencontré le train
De trois grands rois dessus le grand chemin.
Nous autres, affolés par la curiosité, nous nous faufilions entre les jupons des femmes, jusqu'à la chapelle de la Nativité ; et là, sur l'autel, nous voyions la belle Etoile! Nous voyions les trois rois Mages en manteaux rouge, jaune et bleu, qui saluaient l'enfant Jésus : le roi Gaspard avec sa cassolette d'or ; le roi Melchior avec son encensoir, et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe ! Nous admirions les galants pages qui portaient la queue des manteaux traînants ; les chameaux bossus qui élevaient la tête sur l'Ane et le Bœuf; la sainte Vierge et saint Joseph ; puis, tout alentour, sur une petite montagne de papier barbouillé, les bergers, les bergères, qui portaient des fouaces, des paniers d'œufs et des langes ; le Meunier, qui tenait un sac de farine; la Fileuse, qui filait ; l'Ebahi qui s'émerveillait; le Rémouleur, qui remoulait ; l'Hôtelier ahuri qui, réveillé en sursaut, ouvrait sa fenêtre, et tous les santons qui figurent à la Crèche ; mais celui que nous regardions le plus, c'était le roi Maure.
Parfois, depuis lors, quand viennent les Rois, je vais me promener, à la chute du jour, sur le chemin d'Arles.
Le rouge-gorge et le roitelet y voltigent toujours le long des haies ; toujours quelque vieux cherche, comme jadis, des escargots dans l'herbe, et la chouette miaule toujours. Mais dans les nuages du couchant, je ne vois plus les illusions, je ne vois plus la gloire ni la couronne des vieux Rois.
- Où ont passé les Rois ?
- Derrière la montagne.
frédéric mistral.
Almanach provençal, 1886