Perspectives pour l’Europe
La crise de l’euro est entrée dans une nouvelle phase. On le sent aux commentaires désabusés des médias ainsi qu’à la fébrilité des dirigeants européens, qui voient s’approcher le moment de vérité. On parle de plus en plus ouvertement de la disparition de la monnaie unique, voire même de l’explosion de l’Union européenne. Aucune de ces perspectives n’est désormais taboue. L’heure n’est plus aux grandes déclarations, ni aux grands sommets destinés à sauver l’unité de l’Europe face à l’adversité. Elle n’est pas encore complètement au « sauve qui peut » mais chacun prend conscience du tournant qui vient de s’amorcer et les plus sages songent d’abord à défendre leurs intérêts dans la tourmente qui s’annonce.
C’est le cas du Royaume Uni. L’attitude de M. Cameron lors du dernier sommet européen était parfaitement prévisible. Les Anglais, en gens pragmatiques, n’ont jamais cru à la chimère de l’euro. Ces libre-échangistes sentent souvent mieux que nous ce qu'est la souveraineté et ils savent en particulier que la monnaie ne se partage pas. Le spectacle d’une Europe au bord de la faillite, remettant son sort entre les mains de l’Allemagne, n’a pu que les conforter dans leurs vues. Lors des précédents sommets, M. Cameron avait tenté de mettre en garde ses partenaires sur les dangers d’une union monétaire mal conçue, qui pouvait s’achever dans le chaos. Il n’a pas été écouté. A Bruxelles, le 9 décembre, il s’est contenté de s’assurer que les mesures prises entre les 17 n’auraient aucune incidence sur l’économie britannique. Il est reparti, à peu près rassuré.
Les Allemands n’ont sans doute pas plus d’illusions que les Anglais sur la survie de l’euro. Mais ils jouent depuis l’origine un autre jeu qu’ils espèrent plus payant à long terme. Première puissance économique du continent, longtemps relégué au rôle de banquier et d’atelier de l’Europe, l’Allemagne a senti dès le début des années 2000 l’avantage qu’elle pourrait tirer de l’euro pour remettre de l’ordre au sein de l’Union et y imposer ses vues La suspicion qu’elle suscite encore, notamment à Londres et dans les capitales du sud de l’Europe, l’avait contrainte jusqu’à présent à finasser et à jouer une sorte de double jeu. Elle se devait d’apparaitre comme le bon élève de l’union monétaire à 17 et comme le meilleur garant de l’avenir de l’euro. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler en sous main à un Plan B, plus réaliste et plus conforme à ses intérêts, celui d’une zone euro-mark réduite aux quelques pays – Autriche, Benelux – qui partagent avec elle une même culture de la stabilité économique.
La pression des marchés étant ce qu’elle est, Mme Merkel n’a plus besoin aujourd’hui de cacher son jeu. Le scénario d’éclatement de l’euro étant sur la table, autant en profiter. Lors du dernier sommet européen, elle a attendu l’annonce du retrait britannique, puis elle a parlé en maître à des pays qu’elle considère désormais comme ses vassaux ou ses obligés. Berlin l’a dit haut et fort : plus question de nouvelle débauche d’argent public pour soutenir les pays de l’Europe du sud. Qu’ils fassent avec ce qui existe, qu’ils se disciplinent ou qu’ils sortent de l’euro ! Quant aux autres Etats, on les a sommés de ratifier sous quelques semaines un nouveau traité marquant leur soumission aux règles d’or allemandes : rigueur, stabilité et discipline. Là encore, on n’attendra pas les retardataires. S’ils ont des états d’âme ou des échéances politiques à gérer, tant pis pour eux. Au mieux, ils monteront en marche, sinon ils resteront sur le quai !
La France apparait comme la grande perdante de ce jeu des puissances. Avec le retrait de Londres, l’ascendant grandissant de Berlin, la mise sous tutelle de l’Europe du sud et la volonté de prise de distance qu’expriment ouvertement la Suède, la Hongrie ou la Tchéquie, c’est le vieux rêve européiste caressé par Giscard, par Mitterrand, crédibilisé à un moment par Delors, celui d’une organisation collégiale, démocratique du continent, qui est à terre. C’est la fin de la chimère des Etats-Unis d’Europe chère à nos élites. Et, dans le même temps, c’est un retour brutal à la réalité. Celle des rapports de force, des jeux d’influence, des stratégies de domination et des intérêts nationaux. Dans ce jeu là, l’Allemagne est incontestablement la plus forte, parce qu’elle n’a pas de modèle à défendre, qu’elle pousse à fond ses avantages et qu’elle à su anticiper.
La France, elle, ne s’y est pas préparée. Sa diplomatie européenne est en ruine. Elle se résume à une présence, essentiellement politique, auprès de la Commission. Or la Commission s’est volatilisée – c’est là l’autre grand changement de cette dernière période. MM. Barroso et Van Rompuy ne sont plus que les fidèles exécutants de la puissance tutélaire germanique. Leur rôle, subalterne, se réduit à la rédaction du nouveau traité, à la mise sous contrôle des budgets nationaux et à l’organisation, sous l’égide de Berlin et selon un ordre du jour dicté par Berlin, des prochains sommets européens. Le grand jeu de la France en Europe, ses initiatives politiques intempestives, ses relations parfois orageuse, souvent complice avec une Commission, dont elle avait codifié tous les principes et qui partageait les mêmes visions que l’élite française, tout cela aussi est fini, bien fini. En jouant à fond la complicité avec l’Allemagne, en laissant les pleins pouvoirs à Bruxelles à une équipe de seconds rôles ou de sous traitants sous influence allemande, le gouvernement français a ruiné en quelques mois les moyens d’action et le pouvoir d’influence que nous avions au sein de l’Union.
M. Sarkozy est le principal, sinon l’unique responsable, de cette situation. Il paye à la fois son activisme brouillon et son manque de vision et de doctrine. Le premier a clairement fait le jeu de l’Allemagne, qui a désormais les mains libres en Europe, le second a laissé la France en situation d’impréparation et d’impuissance, au moment même où les vents des marchés vont souffler en rafale. L'image de la France a également beaucoup souffert de l'inconstance et de la légèreté du Chef de l'Etat. Avec l’intervention libyenne et la négociation, pour une fois plutôt habile, d’accords de défense avec Londres, on a pu croire à un moment qu’il se rapprochait de la Grande Bretagne et qu’il cherchait à prendre ses distance avec l’envahissante marâtre allemande. Il n’en est rien sorti sinon une fâcherie inutile avec nos amis anglais qui avait pris ce début de flirt très au sérieux. Inconsistance, ignorance, légèreté vis-à-vis de tout ce qui touche à la grande politique et à la vie des nations : ces jugements pèseront lourd dans le bilan du sarkozysme que les Français vont faire d'ici peu. Jamais président n’aura été aussi indigne de l’héritage du Général de Gaulle, sans parler de celui des rois de France.
L’opposition socialiste est-elle capable de faire mieux ? Saura-t-elle profiter de cette accumulation d’erreurs ? Rien n’est encore acquis de ce côté. Certes M. Hollande a annoncé, qu’en cas de victoire, il renégocierait le nouveau traité européen. Mais que vaut une telle promesse, si le traité en question a déjà été ratifié par la moitié de l’Europe ? On a vu ce qu’il en a été en 2008 avec le traité de Lisbonne, censé corriger les errements chiraquiens de 2005. Pourquoi d’ailleurs attendre l’élection présidentielle ? On attend le candidat Hollande à une échéance beaucoup plus rapprochée. A défaut de référendum, la ratification du traité par la France suppose en effet une approbation par le Congrès. On se souvient qu’en 2008, la gauche socialiste, qui disposait d’une courte minorité de blocage au Congrès, ne s’est pas opposée au traité de Lisbonne, malgré les promesses faites par la candidate Ségolène Royal quelques mois plus tôt. Il est vrai que c’était M. Hollande et non plus Mme Royal qui était alors à la manœuvre ! Que fera en 2012 le candidat Hollande, lui qui dispose aujourd’hui, avec le Sénat passé à gauche, d’une minorité de blocage beaucoup plus nette ? Donnera-t-il la consigne de « laisser faire », au nom des chimères européistes qu’il partage avec une partie de la droite ? Avec le risque de voir une partie sensible de son électorat – celui de la France du Non – s’éloigner de lui ? Saisira-t-il sa chance en imposant un vote négatif au Congrès et en renvoyant le sujet à un référendum, comme le suggère M. Chevènement ? En prenant, dans ce cas de figure, le risque, assez probable, d’un rejet français ? On comprend que le choix ne soit pas facile pour M. Hollande, pour le candidat Hollande, pour l’européiste Hollande qui pèse sans doute encore le pour et le contre.
Avec une ratification rapide de la France, c’est le schéma voulu par l’Allemagne qui se mettra en place. Inexorablement. D’ici la fin du mois de mars, la pression des marchés s’intensifiera sur la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, conduisant tout ou partie de ces Etats-membres à quitter l’Eurozone. C’est en tous cas la première partie du scénario imaginé par Berlin. L’Irlande, promise aux mêmes difficultés et en proie à une montée de l’euroscepticisme, anticipera sans doute le mouvement en sortant volontairement de l’union monétaire et en se rapprochant de la Grande Bretagne. On peut penser que les pays scandinaves et ceux d’Europe orientale – qui n’ont pas encore choisi l’euro – adopteront une attitude prudente voire attentiste. Leur calendrier de ratification est traditionnellement long et ils en profiteront pour rester à distance de l’Eurozone, tout en adoptant formellement ses principes. A l’inverse, l’Autriche, les Pays Bas, le Luxembourg et sans doute la Belgique se mettront dans la roue de l’Allemagne. Ils n’ont pas d’échéances électorales lourdes à court terme et leurs populations adhèrent volontiers au modèle d’union proposé par Berlin. Reste la France, qui n’aura sans doute pas d’autres choix que de rallier la nouvelle zone euro-mark et d’y dissoudre ses derniers restes de souveraineté.
On voit a contrario les conséquences d’un rejet français. En barrant la route au plan allemand, il ouvrirait une autre perspective, plus durable, plus respectueuse de la liberté des peuples : celle d’une renégociation de l’ensemble des traités, celle d’une nouvelle organisation de l’Europe. La sortie probable des pays du sud de la zone euro pourrait conduire d’autres Etats-membres, comme l’Irlande, la France et la Belgique, à suivre le mouvement, à retrouver des marges de manœuvre et à s’extraire de la pression des marchés. Cette clarification conduirait sans doute à revenir à la conception d’une Europe des nations, d’une confédération d’Etats libres, œuvrant de conserve dans un monde à nouveau dominé par le fait national. La France y serait parfaitement à l’aise, l’Allemagne y perdrait tous ses rêves de domination. On voit la responsabilité qui pèse sur les épaules de nos grands élus dans les semaines et mois qui viennent. S’en saisiront-ils ?
François Renié.
La série d’articles que nous avons ouverte en novembre 2010, sous le titre générique « sur le front de l’euro », se termine avec cette dernière chronique. Le sommet du 9 décembre dernier marque en effet – comme nous l’annonçons plus haut – une nouvelle phase dans l’évolution des rapports au sein du continent. L’Europe est à la croisée des chemins. Chacun sent bien que le vieux rêve fédéraliste est mort dans les faits, sinon encore dans tous les esprits. Des deux voies qui s’ouvrent, celle que propose l’Allemagne, et qui sera au cœur du traité en préparation, a pour elle le poids des habitudes : elle mène tout droit à l’éclatement de l’Europe, à sa marginalisation, au profit d’un ensemble plus réduit, fortement structuré autour de la puissance allemande, qui trouvera là les moyens d’action et d’influence que sa démographie ne lui permet plus. La France, sans perspective, s’y ralliera par défaut. L’autre voie peut être une voie française, surtout si elle s’ouvre sur un refus français du nouveau traité. Cette voie, aux contours moins nets, est évidemment moins confortable mais c’est la seule qui offre à notre pays et à l’Europe les chances d’un renouveau. Dans tous les cas de figure, l’euro est condamné dans sa forme actuelle et il ne sera plus qu’incidemment concerné par le débat qui s’ouvre et qui sera éminemment politique. C’est ce grand débat européen que nous commenterons à partir de la semaine prochaine dans une nouvelle série d’articles intitulée « Face à l’Allemagne ».<
La Revue Critique.